Qu’est-ce que le vivant1 ?

1. À qui peuvent bien appartenir les plaisirs et les douleurs, les peurs ainsi que les audaces, les désirs, les aversions et les souffrances2 ? Soit à l’âme, soit à l’âme qui fait usage d’un corps3, soit à une troisième réalité qui serait issue des deux (et cela peut se comprendre de deux manières, selon qu’elle est un mélange, [5] ou bien qu’elle est quelque chose d’autre, qui résulterait du mélange)4. Il en va de même de tout ce qui résulte de ces affections, qu’il s’agisse d’actions ou d’opinions. Aussi faut-il examiner la pensée et l’opinion, pour voir si elles appartiennent au même sujet que les affections5, ou bien s’il en va ainsi dans certains cas, mais pas dans d’autres. Et il faut encore considérer les intellections, comment elles sont et à qui elles sont, [10] tout comme il faut considérer ce que peut bien être ce qui observe, conduit l’examen et forme un jugement6. Et tout d’abord, à qui appartient la sensation ? Car c’est bien par là qu’il convient de commencer, dans la mesure où les affections sont des sortes de sensations ou bien n’ont pas lieu sans la sensation7.

 

2. En premier lieu, il faut s’intéresser à l’âme. L’âme et l’être de l’âme, sont-ce là deux choses distinctes8 ? Car s’il en va ainsi, l’âme sera un composé, et il ne sera alors en rien absurde de dire, si le raisonnement en vient à le requérir, que l’âme reçoit ou qu’elle possède de telles affections, [5] et de manière générale des dispositions et des états meilleurs ou pires9. Mais si l’âme et l’être de l’âme sont au contraire une seule et même chose, alors l’âme est une forme qui ne reçoit pas toutes ces activités qu’elle confère à un autre qu’elle, mais qui possède en elle-même une activité qui lui appartient par nature, quelle qu’elle soit et selon ce que nous enseignera le raisonnement10. S’il en va bien ainsi, [10] on pourra dire en toute vérité que l’âme est immortelle, s’il est vrai que ce qui est immortel et incorruptible doit être impassible11, donnant quelque chose de lui-même à un autre être sans rien recevoir d’autre en retour de cet autre, si ce n’est ce qu’elle a reçu des réalités qui le précèdent, ces réalités qui lui sont supérieures mais dont il n’est pas coupé12. De quoi une telle réalité pourrait-elle avoir peur puisqu’elle ne reçoit rien qui vienne de l’extérieur ? [15] Il n’y a que ce qui est affecté qui est susceptible d’avoir peur. Et pour la même raison, elle ne montrera pas d’audace13, car comment pourrait-il y avoir de l’audace chez ceux qui ne se trouvent jamais devant des choses effrayantes ? Comment encore pourrait-il y avoir des désirs, alors que les désirs sont satisfaits par le corps, selon qu’il se vide ou se remplit, et que ce qui se remplit ou se vide est une autre chose que l’âme14 ?

– Et comment aurait lieu le mélange ?

– Ce qui existe réellement n’est pas mélangé15.

– [20] Comment un quelconque ajout se produirait-il ?

– Si un ajout avait lieu, c’est que l’âme chercherait à n’être pas ce qu’elle est16. Souffrir lui est également étranger ; et comment pourrait-elle éprouver de la douleur, ou de quoi pourrait-elle souffrir ? Car ce qui est simple dans sa réalité se suffit à soi-même17, tout comme il demeure dans sa réalité identique à soi-même. Éprouvera-t-il du plaisir à ce que quelque chose lui soit ajouté, alors que rien, pas même le bien, ne peut lui être adjoint ? [25] Car ce qu’il est, il l’est toujours. En outre, ce qui est simple n’aura pas de sensation, et la pensée comme l’opinion lui resteront étrangères. Car la sensation est la réception d’une forme ou bien d’une affection du corps18, et la pensée comme l’opinion résultent de la sensation. Il faut examiner comment il en va avec l’intellection, pour savoir si on l’accorde à l’âme ; et de même avec le plaisir pur, [30] pour savoir s’il se produit dans l’âme lorsqu’elle est seule19.

 

3. Mais il faut de toute façon examiner l’âme se tenant dans le corps (qu’elle existe avant lui ou bien qu’elle soit en lui), puisque c’est de l’union de l’âme et du corps que résulte « ce que l’on appelle le vivant20 ».

Si l’âme se sert du corps comme d’un instrument, il n’est pas nécessaire qu’elle reçoive les affections qui viennent à travers le corps, [5] pas plus que les artisans ne ressentent les affections qu’éprouvent leurs instruments21. Si toutefois pour se servir du corps comme instrument il fallait que l’âme connaisse au moyen de la sensation la manière dont cet instrument est affecté par l’extérieur, alors il serait nécessaire qu’elle reçoive ces affections : car se servir des yeux, c’est voir. Mais la vision peut subir des dommages, et pour cette raison elle peut subir des douleurs et des souffrances, et en général tout ce qui est susceptible d’arriver à un corps ; [10] par exemple, l’âme éprouve des désirs, lorsqu’elle cherche à prendre soin de son instrument22.

– Mais comment les affections qui viennent du corps parviennent-elles à atteindre l’âme ? Un corps peut donner quelque chose de lui-même à un autre corps, mais comment un corps peut-il donner quelque chose à l’âme ?

– Ce serait en effet comme si, alors que quelqu’un éprouvait une affection, un autre que lui l’éprouvait également23. [15] Car dans la mesure où ce qui se sert et ce dont on se sert sont distincts, ils sont séparés l’un de l’autre. Quoi qu’il en soit, celui qui affirme que l’âme est ce qui se sert la sépare de ce dont elle se sert.

– Mais avant que la philosophie ne la sépare, quelle était sa manière d’être ?

– Elle était mélangée.

– Mais si elle était mélangée, c’est qu’il y avait soit un mélange, soit un entrelacement24, ou bien encore que l’âme était une forme non séparée, [20] ou une forme en contact25, comme le pilote du navire, soit qu’elle avait une partie disposée de telle façon, et une autre partie disposée autrement : je veux dire par là qu’une partie serait séparée, celle qui se sert de l’autre, et que l’autre serait d’une façon ou d’une autre mélangée et se trouverait au même niveau que ce dont elle se sert26. Aussi la philosophie peut-elle faire que la partie mélangée se retourne vers celle qui se sert d’elle et que cette partie qui se sert s’éloigne de ce dont elle se sert, pour autant que cela ne soit pas entièrement nécessaire, de sorte qu’elle n’ait pas toujours à s’en servir.

 

4. Admettons donc qu’il y ait un mélange. Mais s’il en va ainsi, alors la partie la pire, le corps, s’en trouvera améliorée, tandis que la meilleure, l’âme, empirera : le corps s’améliorera en recevant la vie, l’âme empirera en recevant la mort et la déraison27 ?

– Mais alors, comment ce à quoi la vie est en quelque façon retranchée [5] arrivera à recevoir de surcroît la perception sensible ?

– C’est au contraire le corps qui, si la vie lui est donnée, va recevoir la sensation et les affections qui en résultent. Et c’est donc également le corps qui va éprouver des désirs (car c’est lui qui va se réjouir de ce qu’il désire), et c’est lui qui va avoir peur pour lui-même, [10] parce que c’est lui qui ne parviendra pas à atteindre ses plaisirs et c’est lui qui sera détruit. Et nous devons examiner comment ce mélange se produit, en se demandant s’il n’est pas tout simplement impossible, comme si quelqu’un parlait d’une ligne mélangée à du blanc, d’une nature mélangée à une autre28. Cet « entrelacement » n’implique pas que les choses ainsi entrelacées éprouvent les mêmes affections, mais il est possible que ce qui est entrelacé soit impassible, et il est possible que l’âme [15] aille et vienne dans le corps sans avoir à pâtir de ses affections, tout comme le fait la lumière, mais plus encore, si l’âme est entrelacée à lui tout entier29. Entrelacée de cette manière, l’âme ne subira donc pas les affections du corps.

– Est-ce alors que l’âme sera dans le corps comme la forme est dans la matière30 ?

– D’abord, elle y sera comme une forme séparée, puisqu’elle est une réalité, et ainsi elle sera encore davantage du côté de ce qui se sert d’autre chose. [20] Mais ensuite, si elle est comme la figure de la hache que l’on donne au fer (c’est alors le composé des deux, la hache, qui réalise sa fonction, la fonction du fer ainsi forgé, et cela du fait de sa figure)31, alors c’est bien au corps qu’il nous faudra attribuer toutes les affections communes, mais à ce corps particulier toutefois : un « corps naturel », [25] « pourvu d’organes », « qui a potentiellement la vie »32. Car il dit bien qu’il est absurde de parler de « l’âme qui tisse »33. Et il s’ensuit qu’il est également absurde de parler d’une âme qui désire ou qui éprouve de la douleur : voilà qui convient bien plutôt au vivant.

 

5. Mais il faut définir le vivant soit comme étant ce corps particulier, soit comme la communauté du corps et de l’âme34, soit comme une troisième chose différente, qui serait le résultat des deux premières. Quoi qu’il en soit, il faut ou bien que l’âme impassible reste la cause de ces affections dans le corps, [5] ou bien qu’elle éprouve elle aussi ces affections.

Et si elle est affectée, elle doit éprouver soit la même affection, soit une autre : comme le vivant qui, par exemple, peut désirer d’une certaine façon, alors que la faculté désirante agit ou pâtit d’une autre façon. Ce corps qualifié sera examiné ultérieurement35.

– Mais, par exemple, que le composé puisse éprouver de la douleur, comment est-ce possible ? Est-ce parce que le corps est disposé d’une certaine façon que l’affection atteint la sensation [10] et que la sensation parvient jusqu’à l’âme36 ? Mais alors, on ne voit pas du tout comment la sensation survient37. N’est-ce pas plutôt que la douleur a pour point de départ une opinion, c’est-à-dire un jugement relatif à un mal qu’il y aurait pour quelqu’un ou pour quelque chose qui lui appartient, et qu’alors il en résulte pour le corps [15] et en général pour la totalité du vivant une transformation douloureuse38 ? Mais s’il en va ainsi, on ne voit pas du tout à qui appartient l’opinion, si c’est à l’âme ou bien au composé. En outre, l’opinion relative à un mal ne contient pas en elle l’affection de la douleur39 ; il est donc possible que l’opinion soit présente sans que l’on en vienne aucunement à éprouver de la douleur, ou aussi bien que l’on ne soit pas en colère [20] alors qu’on a l’opinion d’avoir été méprisé, ou encore que notre désir ne soit pas suscité lorsque nous avons l’opinion d’un bien. Comment alors des affections peuvent-elles être communes ? Est-ce parce que le désir appartient à la faculté désirante de l’âme, l’irascibilité à la faculté irascible et en général l’élan vers quelque chose à la faculté désirante40 ? Mais s’il en va ainsi, ces affections ne seront plus communes : [25] elles appartiendront à l’âme seule.

– Non, elles appartiennent également au corps, car le sang et la bile doivent bouillir et le corps doit être dans un certain état pour que le désir soit mis en mouvement41, tout comme il en va pour les plaisirs sexuels. Il faut admettre toutefois que le désir du bien n’est pas une affection commune, mais qu’il est propre à l’âme et qu’il en va ainsi d’autres affections, car il n’existe pas de théorie qui attribue à la communauté du corps et de l’âme la totalité des affections. Mais lorsque l’homme est porté vers les plaisirs sexuels, [30] c’est bien l’homme qui désire, mais d’une autre manière c’est aussi la faculté désirante qui désire.

– Comment cela ? Est-ce parce que c’est à l’homme qu’appartient le désir avant que la faculté désirante ne prenne la suite ? Mais comment l’homme pourrait-il en aucune façon désirer si la faculté désirante n’était pas mise en œuvre ? Et où est-ce que la faculté désirante trouvera son point de départ ; [35] et comment le fera-t-elle si le corps n’est pas d’abord dans la disposition appropriée ?

 

6. Mais peut-être est-il mieux de dire qu’en général, du fait de la présence des puissances psychiques42, ce sont ceux qui les possèdent qui agissent grâce à elles, alors qu’elles restent elles-mêmes immobiles et ne font que procurer la puissance d’agir à ceux qui les possèdent. Mais s’il en va ainsi, lorsque le vivant est affecté, [5] il se peut que la cause de sa vie43 reste impassible alors même qu’elle s’est donnée au composé, et que les affections et les activités sont le fait de ce qui la reçoit44. En réalité, s’il en va ainsi, c’est le fait de vivre dans son ensemble qui n’appartiendra pas à l’âme mais au composé. La vie du composé ne sera certes pas celle de l’âme, pas plus qu’il ne reviendra à la faculté de sentir d’avoir une sensation, mais bien à ce qui possède cette faculté45.

– [10] Mais si la sensation est un mouvement qui se transmet à travers le corps jusqu’à l’âme, comment se fait-il que celle-ci n’exerce pas la sensation46 ?

– C’est la faculté de sentir qui l’exerce, lorsqu’elle est présente en tant que telle.

– Qu’est-ce qui sent ?

– C’est le composé47.

– Mais si la faculté ne se meut pas48, [15] comment est-ce que le composé pourra encore sentir49, s’il n’inclut ni l’âme ni cette puissance de l’âme ?

 

7. – Admettons que ce soit le composé qui sente50, du fait de la présence de l’âme : non pas parce que l’âme se donne elle-même au composé ou à l’autre élément du composé51, mais parce que c’est elle qui, à partir du corps qualifié52 et d’une sorte de lumière venue d’elle-même, [5] produit le vivant comme une chose distincte53 ; et c’est à cette chose distincte qu’appartiennent la faculté de sentir et toutes les affections dont nous avons dit qu’elles appartenaient au vivant54.

– Mais alors, comment se fait-il que ce soit « nous » qui sentons55 ?

– C’est parce que nous ne sommes pas encore libérés de ce vivant qualifié56, et cela même si des éléments de plus grande valeur entrent dans la totalité de la réalité de l’homme, qui est formée de multiples éléments57. Aussi n’est-il pas nécessaire que la faculté de sentir de l’âme perçoive les sensibles ; [10] ce sont plutôt les impressions que la sensation a laissées dans le vivant qu’elle est capable de percevoir. Car ces impressions sont déjà intelligibles58, de telle sorte que la sensation de ce qui est extérieur est l’image de cette perception : celle-ci, qui est plus vérace sous le rapport de la réalité, est une contemplation impassible des seules formes. De ces formes, [15] dont l’âme seule tire sa souveraineté sur le vivant, proviennent aussi bien les pensées que les opinions et les intellections59. Et c’est là avant tout que se tient notre « nous ». Ce qui vient avant est certes à nous, mais « nous » se tient au-delà et domine le vivant60. Mais on n’objectera pas au fait d’appeler la totalité du composé61 « vivant », qui est un mixte dans ses éléments inférieurs, [20] quand ce qui est au-delà correspond à peu près à l’homme véritable. Ces éléments inférieurs sont l’élément « léonin » puis la « bête sauvage multiple »62. Dans la mesure où l’homme véritable coïncide avec l’âme rationnelle, tant que nous raisonnons c’est « nous » qui raisonnons, car les raisonnements sont les activités de l’âme63.

 

8. – Et comment sommes-nous disposés par rapport à l’Intellect ? Je ne parle pas de cet état que possède l’âme et qui est l’une des choses qui proviennent de l’Intellect, mais bien de l’Intellect lui-même64.

– Eh bien, nous le possédons également, comme quelque chose qui est au-dessus de nous : c’est ou bien comme quelque chose de commun, ou bien comme quelque chose de propre que nous le possédons ; soit encore comme quelque chose qui est à la fois commun à tous et propre à chacun65. L’Intellect est en effet commun, puisqu’il est [5] indivisible et qu’il est un et le même en toutes choses ; et il est propre à chacun, parce que chacun le possède tout entier dans son âme première66. C’est également de cette double façon que nous possédons les formes : dans l’âme, d’une part, où elles sont comme déroulées67 et comme séparées les unes des autres, et dans l’Intellect d’autre part, où elles sont toutes ensemble68.

– Et le dieu, comment le possédons-nous69 ?

– Comme s’il était transporté par la nature intelligible et la réalité véritable. [10] Et nous, il nous possède au troisième rang à partir de lui, composés que nous sommes, dit-il, de « ce qui est indivisible » et se trouve là-haut, et de « ce qui est divisible dans les corps »70 et dont il faut comprendre que c’est là une réalité qui est divisible dans les corps dans la mesure où elle se donne aux grandeurs des corps, à chaque corps particulier quelle que soit sa grandeur71, comme à l’univers dans sa totalité, [15] tout en restant unique72. Ou bien encore, dans la mesure où elle nous paraît être présente dans les corps, parce qu’elle les illumine et les fait être des vivants, non pas à partir d’elle-même et du corps, mais en demeurant ce qu’elle est et en donnant des images d’elle-même, comme un visage se réfléchit dans de multiples miroirs. La première image est la sensation, qui se trouve dans le composé ; puis vient ensuite tout ce que l’on appelle « une autre espèce d’âme73 », [20] chacune étant à son tour issue de la précédente, jusqu’à l’espèce d’âme dont dépendent la génération et la croissance, et en règle générale jusqu’à l’espèce d’âme qui produit et accomplit quelque chose de différent de l’âme, quand l’espèce qui produit reste tournée vers ce qu’elle accomplit74.

 

9. Cette âme qui est à nous restera ainsi préservée de la responsabilité des maux que l’homme commet ou qu’il subit75. Car ces maux sont le propre du vivant, de ce qui est composé, c’est-à-dire composé au sens où on l’a dit76.

– Mais si l’opinion et la pensée appartiennent à l’âme, comment peut-elle être infaillible77 ? [5] Car l’opinion est fausse, et par sa faute nous faisons beaucoup de mal78.

– Nous faisons le mal lorsque nous sommes vaincus par ce qu’il y a de pire en nous, car nous sommes multiples79. Nous sommes alors vaincus soit par le désir, soit par la colère, soit par une mauvaise image80 (ce que nous appelons des faussetés de la pensée, ce sont des représentations qui n’ont pas attendu l’examen critique de la pensée) ; [10] en réalité, nous accomplissons de mauvaises actions parce que nous cédons aux parties les pires81, tout comme en matière de sensation, le sens commun peut percevoir quelque chose de faux avant que la raison n’ait conduit son examen82. L’intellect pour sa part, soit est en contact, soit ne l’est pas, de sorte qu’il est infaillible83. Il faut plutôt dire que c’est nous qui touchons l’intelligible qui se trouve dans l’Intellect. Ou mieux, non pas l’intelligible qui se trouve dans l’Intellect, mais celui qui se trouve en nous [15] car il est possible que nous l’ayons ou pas sous la main84.

Nous avons donc distingué les choses qui appartiennent au composé85 de celles qui nous sont propres, c’est-à-dire celles qui sont corporelles et ne peuvent exister sans le corps de toutes celles qui n’ont pas besoin du corps pour exercer leur activité et qui sont pour leur part propres à l’âme. La pensée, lorsqu’elle mène son examen critique sur les impressions laissées par la sensation, est déjà en train de contempler les formes, [20] et de les contempler au moyen d’une sorte de perception de soi86, qui est la pensée à titre premier, celle qui est véritablement le propre de l’âme. La pensée véritable est en effet une actualisation des intellections87 : elle est l’assimilation et elle fait le lien des choses extérieures avec ce qui est à l’intérieur de nous. Aussi, en dépit de tout, l’âme restera-t-elle apaisée par rapport à elle-même et en elle-même, sans s’affaiblir, [25] alors que les modifications et le tumulte en nous résultent, comme nous l’avons dit, des choses qui nous sont attachées et des affections du composé, quel qu’il puisse être88.

 

10. – Mais si nous sommes notre âme, et si c’est nous qui pâtissons de ces affections, alors cela veut donc dire que c’est l’âme qui en pâtit, et qu’en même temps, c’est elle qui fait ce que nous faisons.

– Ce que nous avons dit, c’est que le composé nous appartient, et avant tout lorsque nous ne sommes pas encore séparés89. Voilà pourquoi nous disons que nous pâtissons [5] de ce dont notre corps pâtit. « Nous » se dit en deux sens, selon que l’on prend en compte la bête sauvage ou bien ce qui est déjà au-dessus d’elle. La bête sauvage est un corps qui a reçu la vie ; mais l’homme véritable est autre : il est pur de ces affections parce qu’il possède les vertus qui consistent dans l’intellection90, lesquelles ont leur siège dans l’âme qui se sépare, soit dans l’âme en train de se séparer, soit dans l’âme qui est déjà séparée [10] alors même qu’elle est ici-bas. Par ailleurs, une fois que l’âme supérieure s’est entièrement retirée, l’âme inférieure qui est illuminée par elle s’en va à sa suite91. Mais les vertus qui ne relèvent pas de la réflexion, parce qu’elles résultent de l’habitude et de l’exercice92, sont les vertus qui appartiennent au composé. De fait, les vices appartiennent au composé, de même que la jalousie, l’envie ou la compassion.

– Et les amitiés, à qui appartiennent-elles ?

– Les unes au composé, [15] les autres à « l’homme intérieur »93.

 

11. Lorsque nous sommes enfants, les facultés qui viennent du composé sont actives, et seuls l’éclairent quelques rayons venus des réalités supérieures. Mais lorsque ces facultés sont moins actives en nous, alors leur activité se dirige vers le haut94 ; elles sont en revanche dirigées vers nous lorsqu’elles atteignent ce qui est au milieu95.

– Mais quoi, le « nous » ne contient-il donc pas ce qui vient avant le milieu96 ?

– [5] Si, mais il faut qu’il y en ait une perception97. Car nous ne faisons pas toujours usage de tout ce que nous possédons, si ce n’est lorsque nous orientons ce qui est au milieu vers les choses d’en haut ou bien vers celles d’en bas, ou encore chaque fois que nous faisons passer nos facultés de la puissance ou de la disposition à l’acte.

– Et les bêtes sauvages, comment entrent-elles dans le genre du vivant98 ?

– Si, comme on le dit, il y a en elles des âmes humaines qui ont commis une faute99, [10] cela qui est séparé en l’âme n’appartient pas aux bêtes100, mais tout en étant présent en elles ne leur est pas vraiment présent. En réalité, leur perception de soi ne perçoit que l’image de l’âme jointe au corps101. Une bête sauvage est donc ce corps déterminé, tel qu’il est produit par une image de l’âme. Mais si aucune âme humaine n’est entrée dans la bête sauvage, alors celle-ci devient un être vivant de telle ou telle espèce selon la manière dont elle est illuminée [15] par l’âme du tout102.

 

12. – Mais si l’âme ne peut commettre de faute, comment se fait-il qu’il y ait des châtiments ? En réalité, cette doctrine est en désaccord avec toute la tradition qui affirme que l’âme commet des fautes, qu’elle est corrigée, c’est-à-dire qu’elle subit des châtiments dans l’Hadès ou qu’elle passe dans d’autres corps103.

– [5] Chacun peut adopter l’explication qui lui convient, et sans doute découvrira-t-on comment ces explications ne s’opposent pas. Car la doctrine qui prétend que l’âme ne commet pas de faute la pose comme une et absolument simple, et tient que l’âme elle-même et l’être de l’âme sont une seule et même chose ; pour sa part, la doctrine selon laquelle l’âme commet des fautes l’entrelace à « une autre espèce d’âme », qu’elle lui ajoute et qui éprouve les « affections terribles »104. [10] De la sorte, c’est l’âme elle-même qui devient un composé, qui est le résultat de tous ses éléments et qui est affectée en son ensemble105 ; et selon lui106, c’est le composé qui commet des fautes et qui est châtié, mais non pas l’âme. C’est pourquoi il dit que « nous avons vu l’âme comme ceux qui ont vu le Glaucos marin107 ». Mais celui, dit-il, qui veut « voir sa nature » elle-même, celui-là doit, [15] l’ayant « débarrassée » de tout ce qui est accroché à elle108, « voir son amour du savoir ainsi que les réalités avec lesquelles elle est en contact109 » et auxquelles elle est apparentée de telle sorte qu’elle est ce qu’elle est.

Il y a donc une autre vie et d’autres activités, et ce qui est puni, c’est quelque chose de différent110. L’isolement et la séparation ne se font pas seulement par rapport au corps, mais aussi par rapport à tout ce qui a été ajouté111. [20] Et c’est au cours de la génération que cet ajout a lieu. Ou plutôt, la génération est tout entière le propre de cette « autre espèce d’âme112 ». Nous avons dit comment la génération avait lieu : elle a lieu lorsque l’âme descend, en ce sens que quelque chose d’autre, issu d’elle, descend alors qu’elle s’incline113.

– Mais est-ce qu’elle abandonne alors son image ? Et cette inclinaison, comment ne pas accorder qu’elle est une faute ?

– Mais si l’inclinaison [25] est une illumination dirigée vers ce qui se trouve plus bas, ce n’est pas une faute. La cause de la faute, ce n’est pas non plus l’ombre, mais c’est ce qui est illuminé114 ; car si cela n’existait pas, l’âme n’aurait rien à illuminer115. On dit de l’âme qu’elle descend ou qu’elle s’incline en ce sens que ce qui reçoit d’elle sa lumière vit avec elle116. Elle abandonne certes son image s’il n’y a rien qui soit auprès d’elle à même de la recevoir ; elle ne l’abandonne pas au sens où l’image serait détachée d’elle, mais au sens où l’image cesse d’exister. [30] Et c’est lorsque l’âme tout entière tourne ses regards vers là-bas que l’image n’existe plus. Il semble que le poète admette cette séparation lorsqu’il dit d’Héraclès qu’il a laissé son image dans l’Hadès alors qu’il se trouve en personne parmi les dieux ; comme le poète était contraint de conserver les deux récits, celui qui installe Héraclès parmi les dieux et celui qui l’installe dans l’Hadès, alors il a choisi de le dédoubler ainsi117. [35] Mais voici peut-être que l’explication vraisemblable de cette histoire est la suivante : parce que Héraclès possédait une vertu pratique118 et que sa valeur le rendait digne d’être un dieu119, et parce qu’il était un homme qui se consacrait à l’action et non pas à la contemplation (auquel cas il aurait pu être entièrement là-bas), il est bien en haut, et pourtant une partie de lui reste encore en bas120.

 

13. – Et toutes ces questions, qui les a examinées121 ? Est-ce nous ou bien l’âme ?

– C’est nous, mais au moyen de l’âme.

– Et comment faut-il comprendre ce « au moyen de l’âme » ? Est-ce que nous avons mené cette étude parce que nous possédons une âme ?

– Non, nous l’avons menée en tant qu’âme122.

– Est-ce qu’alors elle se meut ?

– Oui, il faut concéder à l’âme cette sorte de mouvement, qui n’est pas la vie qui appartient aux corps, [5] mais celle de l’âme elle-même123. Et l’intellection nous appartient également, dans la mesure où l’âme est intellective et que l’intellection est une vie supérieure, à la fois quand l’âme intellige et quand l’intellect est actif en nous. Car l’Intellect aussi est une partie de nous, et vers lui nous montons.