2.4

Représentation / répétition substitution


« Un signifiant est d’entrée de jeu la possibilité de sa propre répétition, de sa propre image ou ressemblance. »

JACQUES DERRIDA,

De la grammatologie, p. 138-139.

2.4.1. Décors

La Vierge de saint Sixte, substitut d’un tableau vivant ; la Dispute, construite sur le mode d’une représentation conventionnelle : ces affirmations demanderaient à être étayées. On se bornera à rappeler ici quelques faits qui autorisent un rapprochement entre la « série » picturale et la « série » théâtrale, en même temps qu’ils éclairent la fortune singulière de l’élément « nuage » dans le contexte de la représentation spectaculaire. Les ordonnateurs des paraliturgies médiévales — ces représentations dramatiques de la légende chrétienne qui se déroulaient dans l’église ou sur son parvis, et dont la tradition s’est maintenue jusqu’au Quattrocento, dans le temps même où les artistes instauraient un ordre figuratif nouveau1 — disposaient souvent une « gloire » ou un trône céleste au-dessus du portail devant lequel se déroulait le spectacle. Longtemps avant que ne soient apparus les premiers théâtres de rue, les monuments de la cité, et d’abord la façade de l’église ou les portes de la ville, auront servi de toile de fond sinon de cadre pour de telles représentations : et c’était alors pratique courante que d’utiliser la partie supérieure des constructions pour y loger des personnages célestes et en faire descendre à point nommé l’ange annonciateur2. Le Triomphe de Venise de Véronèse apparaît à cet égard comme l’aboutissement profane et somptueux d’une formule dont l’art du Quattrocento fournit de nombreuses illustrations — l’une des plus caractéristiques étant sans doute la Mort de la Vierge, mosaïque souvent attribuée à Mantegna et qui orne la voûte de la chapelle dei Mascoli, à Saint-Marc de Venise : la Vierge est étendue parmi les Apôtres sous un arc de triomphe à travers lequel se découvre une rue en perspective et dont le Christ, assis dans une mandorle sur un siège de nuages, occupe le tympan3.

On retrouve des montages de ce type dans le spectacle profane des XVIe et XVIIe siècles, et en particulier dans les « tableaux vivants » qui constituaient l’élément essentiel des parades de rue données en l’honneur d’un souverain ou d’un visiteur important : ces « entrées » ressortissaient à une structure de redoublement caractéristique, le cortège officiel auquel le spectacle était offert étant lui-même en représentation et tenant sa partie, sous le regard du public, dans un jeu d’ensemble (encore que l’élément processionnel ait longtemps été tenu pour secondaire dans l’aire principale de diffusion de ce genre de spectacles de rue : France du Nord, Pays-Bas, Angleterre). Les édicules érigés à cette occasion, et qui abritaient dans des niches souvent fermées de rideaux des groupes d’acteurs ou des allégories peintes, ces édicules présentaient généralement une ordonnance à plusieurs registres, tandis que des éléments à la fois symboliques et emblématiques, comme l’arbre ou la colonne, supportaient souvent un étage supérieur entouré de nuées. L’Apothéose de saint Thomas d’Aquin de Zurbaran répond en tous points à ce programme : on y voit, se faisant face de part et d’autre d’une colonne, Charles Quint en manteau d’hermine et portant la tiare et l’archevêque Deza, fondateur du collège de Saint-Thomas, à Séville, agenouillés avec leur suite sous une nuée où se perd le fût ; nuée dont saint Thomas, en robe de dominicain, occupe le centre, entouré par les Pères de l’Eglise et, à l’étage supérieur, par le Christ, la Vierge, saint Paul et saint Dominique4. Si les décors de rue, les tableaux vivants et les entrées n’ont été introduits qu’assez tardivement dans la péninsule ibérique, les artistes n’en étaient pas moins familiarisés de longue date avec le principe des compositions à étages qu’illustraient les retables de pierre et de bois et les façades de scène du théâtre espagnol. Mais l’Apothéose, quant à elle, doit être rapprochée des décors provisoires conçus par les décorateurs du temps et dont l’un des plus remarquables fut dressé à Lisbonne, en 1619, pour l’entrée de Philippe II5. Cette façade à trois étages réunissait des motifs construits, peints ou sculptés, empruntés au répertoire traditionnel. La structure en était décorée et mise en valeur par des éléments architectoniques, architraves, corniches et colonnes — dont certaines se terminaient « en manière de nuées ». Au centre de l’arc principal se dressait un pilastre qui s’élevait jusqu’au troisième étage et se perdait dans une nuée supportant une Gloire céleste. Celle-ci abritait une croix qui se détachait sur un fond de tissu bleu semé de nuages d’or et d’argent et était surmontée d’autres nuées où se tenaient des figurants qui semblaient la soutenir. De là descendait sur la scène un messager porté par un nuage. Dans les diverses niches de la façade étaient disposés des accessoires symboliques (trônes, rochers, etc.), tandis que d’autres objets (monstres, chariots, bateaux) étaient successivement apportés sur la scène.

2.4.2. La Nuvola

ENGINS

Francastel a démontré l’existence, dans le répertoire figuratif du Quattrocento, d’un ensemble de « signes » qui répondent terme à terme au matériel mis en œuvre par les ordonnateurs des paraliturgies et des parades populaires. Et de fait, là même où le nuage est utilisé à des fins descriptives et illusionnistes, il est également figuré, dans nombre de fresques ou de panneaux, sous les apparences d’un accessoire de mise en scène. S’il est vrai que l’imagerie pieuse du Quattrocento aura moins visé à illustrer les textes sacrés qu’à fixer des spectacles familiers6, c’est peut-être dans l’œuvre de Mantegna que les emprunts sont les mieux avérés, pour autant qu’on puisse parler d’emprunt — au sens que le mot prend dans un discours ordonné à la recherche des sources — là où la référence à la série théâtrale est manifeste, voire délibérément soulignée, l’élément figuratif n’ayant alors d’autre valeur signalétique et symbolique que celle qui lui est assignée dans le contexte de la représentation spectaculaire. Il ne suffit donc pas de dire que l’œuvre figurative signifie dans la proportion où elle emprunte ses signes à un niveau de réalité institutionnel et à des ordres de signification déjà constitués (encore que la remarque soit importante dans la mesure où elle éclaire le côté « bricoleur » — pour parler comme Lévi-Strauss — de la production artistique). L’emprunt a lui-même, en tant précisément qu’emprunt, une fonction signifiante : il constitue le signe dans sa valeur de représentation et l’image, à son tour, comme représentation d’une représentation.

Dans le volet droit du triptyque des Offices, Mantegna a figuré l’Ascension du Christ (planche III) sous des espèces sans équivoque : celles d’une « volerie », au sens très précis que ce terme avait dans le théâtre du Moyen Age. Sur un fond de ciel nuageux, traité de façon illusionniste, le Christ s’élève, porté par une machine enrobée de nuées de théâtre et de têtes de chérubins. S’il est sans intérêt de multiplier les exemples, on remarquera combien les peintres — au moins à ce stade — se sont montrés respectueux de l’aspect matériel de l’accessoire de théâtre. Les rochers qui abritent les dragons d’Uccello sont rochers de carton, les nuées de Mantegna, celles aussi bien de Signorelli, dans ses compositions à étages du musée de Cortone, ont l’aspect du bois ou de la toile peinte, voire du coton qui recouvrait les membres des machines. Mantegna ne cherche aucunement à dissimuler l’emprunt qu’il fait du nuage au spectacle contemporain : bien mieux, la présence simultanée, dans l’Ascension des Offices, et sous des espèces telles qu’aucune confusion n’est permise entre les deux modalités du signe, de nuages atmosphériques et de nuées de théâtre signale explicitement l’opposition (elle-même signifiante) entre les deux valeurs d’emploi d’un élément où l’on doit peut-être reconnaître deux signes distincts selon qu’il se réfère à un phénomène naturel ou à un objet culturel ressortissant à un ordre de signification différent de celui de la peinture. Et quant au panneau central de ce même triptyque, l’Adoration des mages, il offre, comme l’a démontré Francastel7, une image remarquable d’un engin couramment utilisé dans les spectacles de rue du Quattrocento : la nuvola, dont Cecca était tenu pour l’inventeur — Vasari conservait dans son recueil de dessins plusieurs modèles de sa main8 —, était une sorte de portemanteau devant lequel se tenait un figurant, et qui supportait divers accessoires symboliques. Avec une précision d’ethnographe, Mantegna a pris soin de représenter la tige de fer verticale qui porte à son sommet une étoile et un quatuor d’anges dans une nuée de coton, comme s’il avait entendu souligner par là l’ambiguïté du statut de l’image de peinture : l’illusion jouant ici à la jointure du réel et de l’imaginaire et par référence à une représentation spectaculaire plutôt qu’à une réalité naturelle ou à une notion d’ordre intellectuel.

SPECTACLES

Il importe assez peu que Cecca ait été ou non l’inventeur de ces engins, qui pouvaient affecter la forme d’un lys ou d’un arbre, aussi bien que celle d’un nuage, et dont il était fait grand étalage devant le baptistère de Florence lors de la fête de la Saint-Jean, mais dont l’usage s’était à peu près perdu à l’époque où écrivait Vasari, les spectacles de rue s’étant entre-temps considérablement transformés, comme l’observe celui-ci, dans leur nature autant que dans leurs moyens. L’auteur des Vite tenait à donner de ces engins une description aussi précise que possible, dans l’espoir que le souvenir ne s’en perdrait pas. Mais il en fait autant s’agissant de machines autrement considérables, dont l’invention était également attribuée à Cecca, et d’où celui-ci aurait tiré l’idée des nuvole. Pour la fête de l’Ascension, donnée en l’église du Carmine, Cecca avait en effet conçu une montagne de bois où demeuraient les Apôtres, tandis que le Christ était enlevé dans les airs sur une nuvola peuplée d’angelots et porté jusqu’en un « ciel » fixé à la voûte, en même temps que deux anges descendaient sur le théâtre où se « récitait9 » la fête (dove se recitava la festa). « Le tout était couvert d’une abondance de coton arrangé de telle façon qu’il figurait une nuée pleine de chérubins, de séraphins et d’autres anges, de couleurs différentes et fort bien disposés10. » On ne saurait imaginer une meilleure description de l’Ascension de Mantegna, laquelle renvoie de toute évidence à un spectacle de ce genre.

Cette machine, de dimensions considérables, Cecca en était dit l’inventeur pour l’avoir portée à une perfection jusque-là inconnue. Mais déjà Brunelleschi en avait conçu de semblables, dont on lui attribuait également la paternité (encore, note Vasari, que certains aient prétendu qu’il ne s’agissait pas là d’une nouveauté). Le « Paradis » qu’il avait construit à San Felice in Piazza pour servir à la représentation de la fête de l’Annonciation, dans le lieu et sur le mode où l’on avait coutume de la célébrer depuis une époque lointaine (anticamente), ce paradis dont Vasari, dans sa « Vie de Brunelleschi », donne une description étonnante11, associait à une machine conçue comme une calotte céleste un dispositif complexe qui autorisait tout un jeu de voleries, transports, descentes et ascensions. L’architecte avait disposé entre deux des poutres qui supportaient le toit de l’édifice une demi-sphère en forme de plat à barbe renversé (c’est Vasari qui parle ainsi), dont les parties étaient assujetties par le moyen d’une étoile de fer elle-même suspendue à un anneau autour duquel elle pouvait tourner. Cette demi-sphère était de dimensions telles qu’elle pouvait accueillir, outre un triple rang de guirlandes lumineuses, une douzaine d’enfants, équipés d’ailes et de chevelures dorées, figurant des anges, et qui paraissaient danser quand un mouvement de rotation était imprimé à la machine. Vue du sol, cette manière de coupole, dont les consoles étaient garnies de coton à l’imitation de nuées (che parevano nuvole), ressemblait à un « ciel » : un ciel dont les portes s’ouvraient et se refermaient à volonté, dans un grand bruit de tonnerre, et auquel était encore fixé un appareil constitué de huit branches dont chacune supportait un enfant et que manœuvrait un treuil. Ce « bouquet d’anges » entourait une mandorle de cuivre, vide à l’intérieur et décorée de petites lanternes qui apparaissaient et disparaissaient par le moyen d’un ressort. Quand le bouquet était parvenu à la hauteur convenable, la mandorle se déplaçait à l’horizontale pour venir sur l’estrade (palco) où l’on « récitait » la fête, et où était aménagée une structure à quatre étages, faite pour loger des figurants (a uso di residenza), où elle venait s’insérer. Un enfant en descendait alors, qui s’avançait sur le théâtre, saluait la Vierge, lui transmettait le message dont il était porteur, et remontait ensuite dans la mandorle, tandis que s’élevaient les voix des anges et que le « ciel » prenait réellement figure de paradis (che quello pareva propriamente un paradiso). D’autant, ajoute Vasari, qu’à côté de la demi-sphère, se tenait encore Dieu le Père, entouré d’anges et accommodé de la même façon.

2.4.3. La fonction représentative du signe

L’ACCESSOIRE DUNE MISE EN SCÈNE

Cette description témoigne de l’existence, au Quattrocento, d’une forme de spectacle à « machines » que Brunelleschi et Cecca après lui n’auront peut-être fait que perfectionner et systématiser, associant à un « paradis », à une coupole céleste (où l’image de Dieu, il faut le noter, ne trouvait pas sa place), un jeu d’appareils destiné à permettre des effets de transports. Les éléments d’un pareil spectacle formaient un tout dont on ne saurait détacher tel accessoire ou engin pour le considérer isolément. Mais la remarque vaut pour la peinture comme pour le théâtre : la mandorle où prend place le Christ de Mantegna s’enlève elle-même sur le fond d’un ciel ; et le temps viendra où le Corrège, dans les coupoles de Parme, réunira dans l’unité d’une même structure les éléments jusque-là disjoints du système. C’est assez dire que le nuage, dans le contexte de la représentation, n’a pas seulement une valeur symbolique ou discursive : loin de servir seulement à désigner le ciel, les nuées de toile ou de coton permettaient encore de dissimuler les ressorts d’une machinerie qui aura été mise au point longtemps avant que n’apparaissent les premiers décors de théâtre au sens strict. Et si l’on trouve mention de ces nuées dans la plupart des inventaires du matériel des confréries, dans les pays du Nord aussi bien qu’à Florence ou à Sienne12, c’est qu’elles n’étaient pas tellement le moyen d’une hiérophanie que l’accessoire indispensable d’une mise en scène qui pouvait revêtir des formes très différentes, et dont l’Italie du Quattrocento n’aura pas eu l’exclusivité (encore qu’elle ait désigné d’un même mot, de façon combien significative, et l’accessoire et la machine elle-même).

La représentation d’une ascension ou d’une descente du Christ ou de tout autre personnage, celle-là d’une Gloire ou d’un Paradis, posait au théâtre comme en peinture de multiples problèmes. Les ordonnateurs des Mystères à la française n’y auront pas répondu de la même façon que ceux de la sacra rappresentazione à l’italienne : et cependant, dans un cas comme dans l’autre, les nuées auront satisfait à une même fonction, selon des modalités dont l’écho se retrouve dans la peinture du temps. Dans le Mystère des Actes des Apôtres — qui constitue selon Gustave Cohen l’apogée du genre, où les traits spécifiques du drame religieux prennent leur plein relief13 —, les Apôtres disséminés en divers lieux (les loci deputati, caractéristiques de l’espace fragmenté de la représentation médiévale) étaient transportés jusqu’à la mansion où gisait la Vierge, dont le corps était ensuite enlevé sur une nuée14. Et le manuscrit de la Résurrection décrit d’amusante façon l’ascension de Jésus et des âmes délivrées des limbes. Celles-ci grimpent au ciel par une voie dérobée, tandis qu’un appareil saisit le Christ à la taille, de sorte que « luy doit on veoir les jambes par dessoulz l’engin…, les cordes qui tireront l’instrument ou Jhesus sera [devant] être mussées (cachées) de toile en matière de nue15 ». Or c’est sous ces espèces au moins surprenantes, et fort éloignées en tout cas de la mandorle florentine, que l’ascension du Christ est régulièrement représentée dans l’art des pays du Nord, depuis le cycle de la Passion de Martin Schongauer (au musée de Colmar) jusqu’à la petite Passion sur bois d’Albert Dürer, et de telle tapisserie flamande conservée à La Chaise-Dieu jusqu’à un petit panneau de Juan de Flandres récemment entré au musée du Prado16 : du Christ, on n’aperçoit que les pieds qui viennent de quitter un monticule où leur empreinte est bien visible et autour duquel sont répartis les Apôtres, le reste de son corps étant masqué par une nuée bientôt interrompue par le cadre de la composition.

Emile Mâle croyait pouvoir rattacher ce type iconographique d’apparence incongrue, et qui apparaît au XIVe siècle dans quantité d’ivoires et d’enluminures, au jeu de scène dont fait état le manuscrit de la Résurrection, allant jusqu’à écrire que « c’est presque toujours le théâtre qu’il faut accuser de ce réalisme un peu terre à terre qui nous choque parfois dans l’iconographie du XVe siècle17 ». Dans un essai aux allures érudites, mais où la question du nuage est posée dans toute son étendue, théologique et théorique, sémiotique et/ou illusionniste, Meyer Schapiro a démontré que cette représentation, qualifiée à tort de « gothique », ne pouvait être regardée comme la simple traduction plastique d’une mise en scène, dès lors qu’on l’observe, dès le Xe siècle, dans un bon nombre de manuscrits anglais, et qu’elle se laisse rattacher en l’occurrence à toute une tradition vernaculaire qui, de la description des lieux saints rédigée dans l’île d’Iona, au VIIe siècle, par l’abbé Adamnanus sur le rapport du moine Arculfe, jusqu’aux Blickling Homilies, texte anglo-saxon du Xe siècle, aura constamment mis l’accent sur l’aspect subjectif, phénoménal, de la vision du Christ disparaissant dans le ciel18. La description de l’église bâtie sur le site du mont des Oliviers, cette rotonde à ciel ouvert établie autour du lieu où la trace des pieds du Christ demeurait imprimée dans le sol, insiste sur le fait que les pèlerins étaient admis à occuper la place qui avait été celle des Apôtres et à diriger comme ceux-ci leurs regards vers le ciel19 ; le ciel où le Christ s’était élevé et où il avait disparu dans un nuage dont l’homélie sur l’Ascension (datée 971) refusait d’admettre qu’il lui ait servi de support ou de véhicule : c’est de son propre mouvement, par son seul pouvoir, que le Seigneur, maître de toutes choses, s’est élevé pour disparaître dans le nuage dont il s’était préalablement entouré20 ; le texte manifestant ainsi l’existence d’une question théologique portant sur le processus de l’Ascension et donc — indirectement — sur sa visualisation, question dont on a noté l’écho dans la peinture des XVe et XVIe siècles (cf. II.2.1). Meyer Schapiro insiste à juste titre sur la relation à l’observateur terrestre, figurativement marquée dans l’image, et sur la représentation du phénomène de la disparition du Christ telle que les Apôtres en furent les témoins oculaires, qui fait selon lui l’originalité de l’invention anglaise et la distingue des solutions traditionnelles qui présentent le Christ dans une mandorle, ou faisant l’escalade du ciel21. L’idée n’en a pas été empruntée au théâtre : elle n’en était pas moins fondée, dès le principe, sur une structure représentative, sur une notion de la visualisation des scènes de l’Ecriture, de la répétition des moments du drame sacré, d’un dramatic reenactment, comme l’écrit excellemment Meyer Schapiro, auquel l’imagerie emprunte sa norme, et qui devait trouver son aboutissement le plus spectaculaire dans le théâtre religieux de la fin du Moyen Age.

RÉALITÉ SPECTACULAIRE ET RÉALITÉ FIGURATIVE : LA PEINTURE COMME REPRÉSENTATION

L’utilisation du nuage à des fins représentatives doit ainsi s’entendre au sens non seulement symbolique ou discursif, mais spectaculaire. Cet élément intervient, sur le plan figuratif, comme l’un des termes, parmi d’autres, d’un vocabulaire qui se réfère pour partie à un ordre de signification distinct de celui de la peinture : son apparence, sa valeur d’emploi dans le contexte pictural sont fonction de celles qui lui sont affectées dans le texte de la représentation à laquelle l’image renvoie, fût-ce sur le mode imaginaire. Mais ce n’est pas à dire que, même dans le cas où la source théâtrale serait attestée, l’image serve seulement à fixer un spectacle fugitif. Ce serait accorder là au référent de la peinture — comme le veut le préjugé réaliste — un primat qui conduirait à ignorer le ressort véritable de ce qui apparaît comme la transposition, dans l’ordre pictural, d’éléments empruntés au spectacle. La communication entre les deux séries n’est d’ailleurs pas à sens unique : contrairement à l’opinion d’Emile Mâle qui voyait dans le théâtre sacré de la fin du Moyen Age la source d’un grand nombre de schèmes iconographiques, on peut penser, avec George Kernodle, qu’en l’absence d’une tradition continue l’art du Moyen Age aura légué au théâtre de la Renaissance nombre des conventions de la scène antique, et que l’élaboration des formes théâtrales modernes aura été de pair avec celle d’un nouvel ordre figuratif, les mêmes individus étant souvent engagés simultanément dans l’une et l’autre entreprise. Mais les divers modes d’expression, s’ils interfèrent sans cesse, n’en constituent pas moins autant d’ordres distincts, et qui ne communiquent pas entre eux à la façon des vases communicants. Le peintre peut bien recourir à des éléments de signification, voire à des principes de montage qui ont été élaborés en dehors du règne de la peinture. Dès lors que l’objet est soustrait à l’ordre du spectacle pour être introduit, sous l’espèce picturale, dans un système de signification sui generis, il passe d’un plan de réalité à un autre : du plan de la réalité spectaculaire, où il est défini en termes opératoires, à celui de la réalité figurative où il satisfait à des fonctions d’une nature différente22. La fortune du nuage dans la peinture des XVIe et XVIIe siècles témoigne d’une extension des fonctions, de la valeur proprement plastique assignée à cet élément, dont la recherche des « sources » ne saurait rendre compte. En sorte que la question pourrait à présent être formulée comme suit : qu’en est-il de la peinture quand celle-ci se donne pour une représentation, et pour l’équivalent ou le substitut d’un spectacle auquel elle emprunte éventuellement partie de son vocabulaire, sans rien dissimuler de cette dette, mais la faisant au contraire apparaître comme telle, et jusqu’à tirer de cette production des effets signifiants spécifiques ?

RÉPÉTITION, SUBSTITUTION

On commence peut-être d’entrevoir le lien qui peut exister, sur le plan figuratif, entre les deux modes, discursif et spectaculaire, de la représentation. L’espace logique de la représentation est ainsi constitué que, du signifié au signifiant, les positions sont strictement réversibles. Et, de fait, la fonction représentative du signe s’affirme sans équivoque dès lors que le signifié de la peinture apparaît sous les espèces signifiantes qui sont les siennes dans le contexte du spectacle, et comme la représentation d’une représentation : le signe pictural reproduit (représente) un signe de nature spectaculaire (et le nuage peint un nuage de théâtre), à la façon dont l’image reproduit (représente) un spectacle lui-même ordonné sur le mode de la re-présentation, de la répétition d’une scène primitive. Mais la représentation peut, aussi bien, jouer sur la substitution. Dans le régime figuratif institué lors de la Renaissance, la représentativité du signe iconique, comme celle de la représentation elle-même, est commandée par une structure caractéristique où s’articulent les différents sens qui entrent dans la définition du mot représentation : (re)production, évocation, substitution, etc. Cette structure se dénonce clairement dans nombre d’œuvres au statut indécis. C’est ainsi qu’on peut voir au musée de Reims une importante série de toiles peintes du XVe siècle, où sont brossés à grands traits les Mystères de l’Ancien Testament, de la Passion, de l’Ascension, de la Résurrection, et de la Vengeance du Christ23. Ces compositions étaient-elles utilisées comme toiles de fond lors de la représentation des Mystères ? Servaient-elles à pallier le manque de tapisseries pour décorer l’édifice sacré, lors de certaines fêtes ou cérémonies ? S’agissait-il seulement de bannières processionnelles, faites pour être exhibées (produites) dans les rues à dates fixes ? Quelle que soit l’hypothèse retenue, la question signale la possibilité d’une substitution d’un ordre de représentation à un autre, voire (dans le cas où l’on aurait affaire à un décor) d’un redoublement de la représentation elle-même, les scènes peintes l’étant sur le mode spectaculaire, et l’ascension du Christ, pour prendre ce seul exemple, obéissant au principe que reprendra Dürer dans sa petite Passion de 1511, ouvrage dont le caractère « populaire » a été maintes fois souligné24 : celui même sur lequel était fondée la représentation décrite dans le manuscrit de la Résurrection.

LE SYSTÈME ET LES EMPRUNTS

Tout se passe comme si, à une époque où, après avoir atteint à son apogée, le drame liturgique allait céder le pas à des formes nouvelles de spectacle, la peinture en avait recueilli l’héritage en même temps qu’elle renvoyait l’image de cortèges et de parades de rue d’un type « moderne ». Ce n’est pas ici le lieu de montrer comment les deux systèmes ont pu coexister dans le cadre plus général de l’ordre figuratif du Quattrocento, comme l’illustre assez bien le partage de l’œuvre d’un Mantegna entre les deux versants du drame chrétien (le triptyque des Offices) et du triomphe à l’antique (les panneaux de Hampton Court). Il reste que la recherche des sources ne saurait suffire pour rendre compte des prétendus emprunts et archaïsmes et moins encore de la fortune que certains d’entre eux connurent dans la peinture de ce temps. Le nuage qui n’aura joué qu’un rôle accessoire dans l’art du XVe siècle envahira, au XVIe et surtout au XVIIe siècle, coupoles, voûtes et plafonds, assumant des fonctions illusionnistes et picturales toujours plus étendues. Avant que de rechercher les éventuelles motivations idéologiques d’une semblable évolution, il importe d’en mesurer précisément les implications, la portée dans l’ordre systématique, conformément à la formule de Saussure selon laquelle « est interne tout ce qui change le système à un degré quelconque25 ». (Et, de même, au théâtre, le goût des effets aériens, des transports et des paradis, ne disparaîtra pas avec l’avènement de la scène cubique et unitaire à l’italienne.) Le problème de l’aménagement des parties supérieures de la scène continuera d’occuper l’imagination des décorateurs et des metteurs en scène, et les voleries du théâtre et de l’opéra baroque feront écho aux descentes et ascensions du drame médiéval. Mais c’est s’abuser que de qualifier ces effets de survivances26 et, remontant dans le passé, d’en rechercher les sources à l’intérieur de la série théâtrale : les « emprunts » autant que les « archaïsmes » ont valeur de moyens stylistiques, dont on ne saurait juger que par rapport au système où ils trouvent à la fois leur principe et leur justification27.

Telle est l’insuffisance de la recherche des sources qu’elle interdit de voir dans le procès de production artistique — et qu’il s’agisse de la série théâtrale aussi bien que de la série picturale — autre chose qu’une suite plus ou moins fortuite et aléatoire d’emprunts et de survivances, voire d’innovations, mais toujours ponctuelles et dont la finalité échappe, suite qui laisse tout ignorer des véritables ressorts de la communication entre les différentes séries. Les relations, les échanges entre la peinture et le spectacle ne se seront pas limités au vocabulaire et l’élaboration d’une syntaxe de la représentation aura été l’affaire des peintres autant et plus peut-être que celle des hommes de théâtre ; et c’est par rapport à cette syntaxe, on va le voir, que la fortune du nuage dans l’art et le spectacle modernes se laisse le mieux expliquer, en même temps qu’elle manifeste les structures profondes d’un ordre où, paradoxalement, ce “signe” n’avait peut-être pas sa place.


1.

Francastel, op. cit., p. 72.

2.

Kernodle, op. cit., p. 70-72.

3.

Renato Cipriani, Tutta la pittura del Mantegna, Milan, 1956, pl. 165. Le rapprochement s’impose avec un panneau de Mantegna sur le même thème, conservé au Prado et tronqué dans sa partie supérieure, mais qui appelle comme son complément naturel un Christ dans une mandorle que Roberto Longhi a retrouvé dans une collection privée de Ferrare (ibid., pl. 77-79).

4.

Soria, op. cit., catal. no 41, pl. 27.

5.

On en trouvera la description détaillée dans Kernodle, op. cit., p. 102.

6.

Francastel, op. cit., p. 82.

7.

Pierre Francastel, « Imagination plastique, vision théâtrale et signification humaine », in La Réalité figurative, p. 211-238.

8.

Vasari, « Vie de Cecca », Vite, t. III, p. 199-201.

9.

Recitare a le sens de jouer une pièce. Mais, par une ambiguïté sans doute calculée, Vasari l’emploie ici pour signifier la narration qui redoublait la représentation, récit repris année après année à date fixe.

10.

Vasari, « Vie de Cecca », op. cit., p. 198.

11.

Id., « Vie de Brunelleschi », Vite, t. II, p. 375-378.

12.

Cf. le Livre de conduite du régisseur et le compte des dépenses pour le mystère de la Passion joué à Mons en 1501, publié par Gustave Cohen, Strasbourg, 1925, p. 473 : « Autre pièce de toille ainsi que nuées. »

13.

Gustave Cohen, Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français au Moyen Age, 2éd., Paris, 1926.

14.

Ibid., p. 153 : « Icy doit descendre une nuée ronde en forme de couronne ou doivent estres plusieurs anges faincts tenant espées nues. »

15.

B.N., ms. fr. 972, cit. par G. Cohen, op. cit., p. 153-154 ; attribué à un certain Jean Michel, il s’agit sans doute d’un livre de scène ayant appartenu à une confrérie.

16.

Francisco Javier Sanchez Canton, Las adquisiciones del museo del Prado en los años 1952 y 1953, Madrid, 1954, pl. II. Ce mode de représentation n’est cependant pas l’apanage des pays du nord (cf. la Pala di San Marco d’Angelico, etc.).

17.

Cf. Emile Mâle, L’Art religieux de la fin du Moyen Age en France, étude sur l’iconographie du Moyen Age, Paris, 1908, p. 53.

18.

Meyer Schapiro, « The Image of the disappearing Christ. The Ascension in English Art around the Year 1000 », loc. cit.

19.

« Sur le mont des Oliviers, le point le plus élevé est celui d’où notre Seigneur s’est élevé jusqu’au ciel ; là se dresse une grande église ronde, avec trois portiques concentriques couverts. La salle intérieure de l’église ronde étant dépourvue de toit, est à ciel ouvert, mais dans sa partie orientale, il y a un autel protégé par un toit étroit. Il n’y a pas de salle au-dessus de l’espace central, si bien que du point où le Seigneur a laissé ses saintes empreintes quand il fut transporté au ciel sur un nuage, la voie est toujours ouverte et ceux qui prient en cet endroit peuvent regarder vers le haut et voir le ciel directement. » Adamnanus, De Locis Sanctis, lib. I. Pour le texte original, ici traduit d’après Schapiro (art. cit., p. 141), cf. P. Geyer, Itinera Hierosolymitana, saeculi IIII-XIII (Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, vol. 38), Vienne, 1898, p. 246-251.

20.

« Le nuage n’a pas fait ici son apparition, parce que notre Seigneur avait besoin de son aide pour l’ascension ; et pas davantage le nuage ne l’a-t-il emporté, mais il a pris le nuage devant lui, puisqu’il tient toutes les créatures dans sa main, et que par son pouvoir divin et sa sagesse éternelle, il ordonne et dispose toutes choses conformément à sa volonté. Et dans le nuage il a disparu à leur vue et est monté au ciel, comme un signe que de là, et d’une manière analogue, il reviendra sur terre, au jour du Jugement, dans un nuage, escorté par des légions d’anges. » Traduit d’après la traduction citée par Schapiro, ibid., p. 136 ; cf. The Blickling Homilies of the Tenth Century, éd. par R. Morris, Londres, 1880, p. 120-121.

21.

La solution anglaise subira à la Renaissance la même transformation que la solution traditionnelle de la mandorle : alors que celle-ci revêtira, chez Mantegna, les dehors d’une machine de théâtre, c’est toute la scène qui prendra une structure dramatique unitaire dans la solution, arbitrairement présentée comme « gothique », où le corps du Christ est dissimulé en partie par une nuée ; Meyer Schapiro observe avec beaucoup d’acuité que si la figure du Christ échappe alors à l’espace commun (dont l’horizon est défini par le regard des Apôtres), c’est dans la mesure où elle sort du champ pictural et où elle est coupée, interrompue par le cadre de l’image (art. cit., p. 151).

22.

Francastel, La Figure et le Lieu, p. 99.

23.

Toiles peintes et Tapisseries de la ville de Reims, ou la mise en scène du théâtre des Confrères de la Passion, étude et explications historiques par Louis Paris, Paris, 1849. Pour cet érudit, ces images n’étaient rien autre chose que la mise en scène des drames dont les acteurs patentés par Charles VI avaient composé leur répertoire et qui avaient été représentés à Reims de 1450 à 1496 (op. cit., p. LXI-LXVI).

24.

Karl Adolf Knappe. Dürer, gravures, œuvre complète, trad. française, Paris, 1964, p. XXXIII. Quant à l’ancienneté de ce schème de représentation et à ses origines spectaculaires ou figuratives, outre les données apportées par Meyer Schapiro, on notera que l’Ascension est représentée à peu près sur le même mode (il y manque le monticule) dans une œuvre ressortissant à la même aire de diffusion culturelle et datée de 1181, le célèbre retable de Nicolas de Verdun, conservé à l’abbaye de Klosterneuburg. Mais le panneau de l’Ascension semble avoir été refait, ou rapporté, à une époque postérieure (cf. Louis Réau, « L’iconographie du retable typologique de Nicolas de Verdun à Klosterneuburg », in L’Art mosan, éd. par Pierre Francastel, Paris, 1953, p. 812).

25.

F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, 1949, p. 43.

26.

Cf. Raymond Lebègue, « Quelques survivances de la mise en scène médiévale », in Mélanges d’histoire du Moyen Age et de la Renaissance offerts à Gustave Cohen, Paris, 1950, p. 219-228.

27.

C’est ainsi que le Theatrum sacrum de l’Autriche baroque, qui peut paraître prolonger la tradition des représentations paraliturgiques, empruntait en fait partie de ses procédés au répertoire du spectacle profane contemporain. Cf. in Alpheus Hyatt Mayor, Tempi e aspetti della scenografia, Turin, 1954, p. 52, la description d’un Theatrum sacrum donné à Vienne en 1670, probablement par l’Italien Ludovico Burnacini : « On avait imaginé le Saint Sépulcre à la lueur de la nuit, on voyait tout près les deux gardes endormis… Une lumière s’allumait au ciel et on assistait alors à l’apparition resplendissante de celui qui figurait le Père éternel. Un nuage s’ouvrait, où surgissait la Croix, soutenue par deux figurants représentant des anges. Le Père éternel disparaissait dans sa Gloire et le nuage où était la Croix se refermait. »