Histoire

Grec d’Antioche, militaire de carrière, Ammien Marcellin fit ses premières armes sous le commandement d’Ursicin, maître de la cavalerie, sans doute un ami de la famille, qu’il accompagna constamment jusqu’à sa destitution après la défaite d’Amida en 359 apr. J.-C. Ammien poursuivit malgré tout sa carrière, assista aux derniers moments de Julien et accompagna le court règne de Jovien (363-364 apr. J.-C.). Il entreprit alors d’écrire l’histoire de Rome, du règne de Nerva (96 apr. J.-C.) à la mort de Valens (378 apr. J.-C.). Il ne nous reste qu’une partie de son œuvre, les livres XIV à XXXI ; tout le début, jusqu’à l’usurpation de Magnence en 350, est perdu.

Ammien s’inscrit dans la continuité de Tacite en prenant la suite de son récit. D’une vaste curiosité, ayant beaucoup lu et beaucoup voyagé, il ne néglige pas les intrigues de cour, les digressions savantes, auxquelles s’ajoutent les souvenirs personnels. Son récit constitue une somme irremplaçable pour la connaissance du Bas-Empire. Suivant l’usage, l’auteur donna des lectures partielles de ses livres au fur et à mesure de leur composition ; nous savons par le témoignage formel de son ami Libanius qu’elles rencontraient un grand succès à Rome, où Ammien vécut de la fin de sa période active à sa mort. Il vivait encore lorsque les fils de Théodose Ier se partagèrent l’Orient et l’Occident, et mourut sans doute aux environs de 400. Il avait peut-être songé d’abord à arrêter son récit à la fin de sa carrière militaire, en 364, et aurait écrit les livres XXVI à XXXI à la demande de ses auditeurs et de ses lecteurs. Il abandonna alors le plan strictement annalistique pour aborder les problèmes de fond : la crise dans laquelle la puissance romaine s’enfonçait inexorablement, l’abandon de la politique orientale, le progrès des invasions barbares.

Rappel des événements1

Du règne de Constantin à la mort de Valens

324 : Constantin (306-337), fils de Constance Chlore (305-306), rétablit à son profit l’unité de l’empire. Pour assurer sa succession, il partage le pouvoir entre ses trois fils qui prennent le titre de Césars : Constantin II (317), Constance II (324), Constant (333).

331 : naissance de Julien, petit-fils de Constance Chlore ; il est le fils de Jules Constance (tué en 337) et de Basiline ; éloigné de la cour par Constance II, il vit à Nicomédie et à Antioche.

337 : 22 mai : mort de Constantin à Nicomédie. 9 sept. : les trois frères prennent le titre d’Augustes qu’ils font ratifier par le sénat de Rome ; Constantin II conserve l’Occident, Constance II l’Orient, Constant est cantonné en Illyrie.

339 : Constantin II envahit l’Italie qui reste fidèle à Constant ; il est vaincu et tué à Aquilée.

339-350 : guerres contre Sapor II, roi des Perses (310-379) ; victoires de Constance II.

350 : attentat contre Constant, tué à Elne ; Constance II est seul Auguste.

350-353 : 18 janv. 350 : usurpation de Magnence. 15 mars 351 : à Sirmium, Constance II désigne Gallus (demi-frère de Julien) comme César, le marie à Constantia, fille de Constantin, et lui confie l’Orient. 28 sept. 351 : bataille de Mursa ; lutte de Constance II contre Magnence, qui se donne la mort à Lyon le 10 août 353 ; la Gaule est ouverte aux invasions germaniques. – LIVRE XIV (début du récit conservé d’Ammien Marcellin).

354 : mort de César Gallus (jugé et décapité à la fin de l’année) ; Ursicin, chef de l’armée d’Orient, est appelé par Constance II à la cour de Milan, accompagné d’Ammien.

355 : usurpation de Silvanus, maître de l’infanterie alors en Alsace ; Constance II fait appel à Ursicin : entrevue de Strasbourg, mort de l’usurpateur. 6 nov. : à Milan, Constance II octroie à son cousin Julien le titre de César et le marie à sa sœur Hélène, en présence d’Ursicin qu’accompagne Ammien. – LIVRE XV.

356 : après avoir passé l’hiver à Vienne, l’armée, sous les ordres d’Ursicin, libère Cologne : conclusion de la paix avec les Francs ; assiégé à Sens, Julien obtient le droit de commander l’armée ; Ursicin est rappelé en Orient, Ammien l’accompagne. – LIVRE XVI.

357 : 28 avril-29 mai : Constance II visite Rome. Trente mille Barbares franchissent le Rhin à la hauteur de Strasbourg. 25 août : victoire de Julien sur les Alamans ; son armée tente en vain de le proclamer Auguste. – LIVRE XVII.

357-359 : campagnes de Constance II sur le front danubien.

358-359 : Sapor II reprend les hostilités et réclame toutes les possessions romaines jusqu’au Strymon ; il franchit le Tigre et met le siège devant Amida d’où Ammien, qui accompagne toujours Ursicin, s’échappe à grand-peine. – LIVRES XVIII-XX.

358 : Julien passe un second hiver ad Parisos (« chez les Parisiens »).

359 : Constance II, parti sur le front perse, apprend en Cappadoce l’usurpation de Julien (printemps) ; destitution d’Ursicin.

360 : févr. : Julien est proclamé Auguste à Paris ; il franchit une nouvelle fois le Rhin qu’il remonte jusqu’à Bâle et passe l’hiver à Vienne.

361 : 8 nov. : Constance II meurt subitement près de Tarse après avoir reçu le baptême. 11 déc. : Julien entre à Constantinople. – LIVRE XXI.

362 : Julien est mal reçu par la population d’Antioche où il retrouve son maître le rhéteur Libanius ; il écrit en grec le pamphlet Misopogon ou l’Ennemi de la barbe. Persécutions contre le culte chrétien ; Julien reprend la guerre contre la Perse et veut remplacer Sapor II par son frère Hormisdas, transfuge dans l’Empire romain depuis 324. – LIVRES XXII-XXIII.

363 : 5 mars : Julien quitte Antioche, accompagné de son médecin Oribase et des philosophes Maxime et Priscus ; Ammien fait toujours partie de son état-major ; l’armée traverse le Tigre en juin, arrive en vue de Ctésiphon. 26 juin : mort de Julien.

363-364 : Jovien, fils d’un notable pannonien, est proclamé Auguste par les Illyriens ; il capitule devant la Perse, abandonne la rive gauche du Tigre occupée depuis 298, arrive à Antioche en octobre. 17 févr. 364 : Jovien meurt subitement ; fin de la carrière militaire d’Ammien. – LIVRES XXIV-XXV.

364 : 26 févr. : Valentinien Ier, un officier pannonien, est proclamé à Nicée. 28 mars : partage de l’empire ; se réservant l’Occident (Milan), il confie l’Orient à son frère Valens. Les Goths, ne se sentant plus liés par le traité passé avec la dynastie constantinienne, se rebellent.

365-366 : usurpation de Procope, apparenté à Basiline, à qui Julien avait promis la pourpre avant la bataille de Ctésiphon. 27 mai 366 : mort de Procope ; répression à Antioche ; le philosophe Maxime est mis à mort, le médecin Oribase est banni chez les Goths. Ammien quitte définitivement la ville.

367-383 : Gratien, fils de Valentinien Ier, est désigné troisième Auguste (Trèves). LIVRE XXVI.

368-369 : Les Scots et les Saxons qui avaient envahi la Bretagne sont repoussés par Théodose, originaire d’Espagne (père du futur empereur).

372-373 : guerre contre les Perses.

375-392 : Valentinien II, empereur d’Occident.

374-375 : les Quades et les Sarmates sont vaincus par Valens et Théodose (le futur empereur). – LIVRES XXVII-XXX.

375 : les Huns franchissent la Volga, poussant devant eux les Alains, se heurtent au royaume ostrogoth (Ukraine) puis aux Wisigoths.

376-378 : les Wisigoths obtiennent de Valens l’autorisation de se fixer définitivement en Thrace ; troubles dans toute la région. 9 août 378 : désastre d’Andrinople ; mort de Valens. LIVRE XXXI.

I. Tableau des mœurs romaines
(IV e siècle apr. J.-C.)

La décadence des mœurs que l’on faisait remonter à la conquête de la Grèce ou à Sulla était devenue un lieu commun au moins depuis Salluste (voir p. 114). Le pamphlet d’Ammien Marcellin est nourri de souvenirs personnels, et il est possible que le mauvais accueil réservé aux étrangers reflète les déboires du jeune Grec d’Antioche à son arrivée à Rome. L’expulsion des étrangers pour des raisons économiques, à laquelle Ammien fait allusion, fut pratiquée par Symmaque, préfet de la Ville en 384 ; Orfitus, lors de sa première préfecture (353-356), avait procédé de même (XIV, 6).

 

6. Orfitus administrait la Ville éternelle en qualité de préfet : ses attributions le gonflaient d’un orgueil démesuré ; c’était par ailleurs un homme intelligent, connaissant bien les questions de procédure, mais il lui manquait la culture générale qui donne vraiment la grande classe. Il y eut sous sa gestion deux soulèvements importants provoqués par la pénurie de vin : le peuple, qui en consommait beaucoup, exprima plusieurs fois son mécontentement par de violentes manifestations. Si j’ai la chance d’être lu par des étrangers, j’imagine qu’ils pourront se demander pourquoi, chaque fois que j’aborde la chronique de Rome, je ne parle que d’émeutes, de tavernes et d’autres platitudes de ce genre : je vais m’expliquer rapidement sur ce point en évitant toujours de m’éloigner de la vérité. Au temps où Rome, destinée à vivre tant qu’il y aura des hommes, commença à sortir de terre pour apporter au monde les bienfaits de la civilisation, la Vertu et la Fortune, si souvent en désaccord, conclurent un traité de paix perpétuelle : jamais Rome ne serait parvenue au faîte de sa puissance en l’absence de l’une d’entre elles. Du berceau à la fin de son enfance, sur une période de près de trois cents ans, elle combattit constamment devant ses murs ; à l’adolescence, après avoir subi tous les malheurs liés à la guerre, elle franchit les Alpes et la mer ; parvenue à l’âge adulte et à la maturité, elle rapporta des lauriers et des triomphes de tous les pays que contient l’univers ; vieillissante aujourd’hui, devant parfois la victoire au seul bruit de son nom, elle se retire, aspirant à la tranquillité. Entourée de respect, après avoir contraint l’orgueil des peuplades sauvages à courber la tête et avoir imposé des lois qui fondent et maintiennent durablement la liberté, Rome, comme ferait un bon père de famille, avisé et riche, a confié à ses enfants, les Césars, le soin de gérer son patrimoine. Depuis longtemps les luttes de classes sont terminées, les centuries vivent en paix, il n’y a plus de batailles électorales et on se croit revenu au bon vieux temps de Numa Pompilius. Pourtant, Rome est reçue en maîtresse et en souveraine dans toutes les régions et toutes les parties du monde ; partout où l’on respecte les cheveux blancs des sénateurs, la puissance du peuple romain est reconnue et respectée. Mais l’éclat magnifique de cette assemblée est terni par les désordres de quelques irresponsables qui, sans souci de leur origine, sombrent dans le vice et la débauche comme s’il n’y avait rien pour retenir leurs mauvais penchants. Le poète lyrique Simonide disait que la première condition pour être heureux et mener une vie conforme à la raison, c’était d’avoir une patrie glorieuse. Certains, espérant immortaliser leur nom par des statues, font tout pour en obtenir, comme si des sculptures de bronze sans vie devaient mieux les récompenser que la conscience d’avoir bien agi et d’avoir fait leur devoir ; ils les font même dorer à la feuille : on prête cette innovation à Acilius Glabrio, après sa victoire diplomatique et militaire sur le roi Antiochus. Comme il est beau de gravir lentement et avec effort les marches qui conduisent à la vraie gloire, selon l’expression du poète d’Ascra, sans attacher d’importance à ces détails ridicules à l’exemple de Caton le Censeur ! À ceux qui s’étonnaient qu’il n’ait pas de statues comme tout le monde, il répondit : « J’aime mieux que les bons citoyens se demandent pourquoi je n’en ai pas que les entendre murmurer, et c’est plus grave : pourquoi en a-t-il ? » Avoir une voiture plus belle que les autres ou des vêtements plus coûteux est pour certains ce qu’il y a de mieux au monde ; ils transpirent sous de lourds manteaux qui leur serrent le cou, ils les agitent constamment ou encore ils montrent la finesse des tissus qui volent au gré du vent en écartant les pans de la main gauche pour qu’on aperçoive les franges et les chemises qui dépassent avec leurs dessins d’animaux de différentes couleurs. D’autres, sans attendre qu’on leur pose des questions, prennent un air important pour vanter leur fortune, exagèrent le produit de leurs terres d’une fertilité exceptionnelle à les croire, et ne cessent d’en parler fièrement depuis les premières lueurs du jour jusqu’au coucher du soleil. Ils ignorent sans doute que leurs ancêtres, qui ont porté si loin la grandeur de Rome, ne doivent pas leur célébrité à leur fortune, et qu’au cours de guerres très dures, partageant les ressources, le genre de vie et la tenue des simples soldats, ils ont triomphé par leur bravoure de tous les obstacles. C’est ce qui explique que Valérius Publicola ait été enterré aux frais de l’État ; que la veuve de Régulus, restée seule avec ses enfants, ait été prise en charge par ses amis ; que la dot de la fille de Scipion ait été payée par le trésor public : les nobles avaient honte de voir la jeune fille se morfondre à cause de l’absence prolongée d’un père qui n’avait pas de fortune personnelle.

Voici ce qui se passe aujourd’hui : la première fois que tu viens saluer chez lui un homme riche et gonflé de son importance, si tu es un étranger honorablement connu, on t’accueille comme si tu tombais du ciel. Assommé de questions et forcé de mentir, tu seras surpris qu’un homme si haut placé, qui ne t’a jamais vu auparavant, s’intéresse si vivement à ta modeste personne : cette amabilité en apparence exceptionnelle te fera regretter de n’être pas venu à Rome dix ans plus tôt. Enhardi par cet accueil, tu reviens le lendemain : on te fera attendre comme un nouveau venu que l’on ne connaît pas tandis que celui qui t’encourageait la veille, passant ses clients en revue, se demande longtemps qui tu es et d’où tu viens. Quand tu es enfin reconnu et admis dans son amitié, si tu viens le saluer pendant trois ans de suite mais que tu manques à tes obligations ne serait-ce que trois jours, tu t’exposes à la même mésaventure : il ne te demandera pas où tu étais, et tu passeras toute ta vie à essayer vainement d’apprivoiser ce malotru à moins de partir comme un malpropre. Quand on prépare un de ces banquets agrémentés de divertissements d’un ennui mortel, ou quand on fixe la distribution de la sportule pour l’année, on discute anxieusement pour savoir s’il y a un étranger à part ceux à qui on doit rendre une politesse qui mérite l’invitation ; une fois qu’on a bien pesé le pour et le contre, si on décide de l’inviter, l’heureux élu est un homme qui passe ses nuits dans le vestibule des cochers, qui est champion au jeu de dés ou encore qui prétend être initié à des pratiques secrètes. Les intellectuels et les gens comme il faut sont écartés comme des convives indésirables et sans intérêt ; les nomenclateurs, habitués à faire argent de tout, se font payer pour inviter clandestinement aux repas ou aux distributions gratuites des individus vulgaires et sans valeur. Pour ne pas trop m’éloigner de mon sujet, je ne parle pas des tables qui engloutissent une fortune et des autres incitations au plaisir ; venons-en à ceux qui poussent leurs chevaux à travers les larges avenues de la ville ou sur les chaussées défoncées, inconscients du danger, qui se prennent pour un équipage officiel et brûlent le pavé comme on dit ; des armées de domestiques les suivent comme des bandits de grand chemin, sans même laisser Sannio garder la maison comme dit le Comique. Beaucoup de dames les imitent et sillonnent la ville en tous sens, la tête couverte, dans des voitures fermées. À la guerre, on envoie d’abord les bonnes troupes en rangs serrés, puis les unités mobiles, et pour finir les lanceurs de javelots et les troupes de réserve, prêtes à intervenir si les circonstances l’exigent : les intendants, reconnaissables à la baguette qu’ils tiennent à la main droite, s’acquittent de leur tâche avec autant de conscience. Comme si la consigne venait du camp, la compagnie des tisserands marche tout près de la voiture, ensuite c’est le personnel des cuisines noir de fumée, puis vient le reste des effectifs sans distinction, suivi des badauds du voisinage. La foule des eunuques ferme la marche : jeunes et vieux, ils ont le teint blême et sont affreux à voir avec leurs visages empâtés ; impossible de croiser ce cortège de sous-hommes sans maudire la mémoire de la reine Sémiramis qui fut la première à castrer les jeunes garçons, interrompant le cours normal de leur croissance et violant la nature qui, par une sorte de loi tacite, signale dès le berceau le moyen de propager l’espèce par les premiers écoulements de sperme. Dans un tel climat, les rares maisons qui se distinguaient autrefois par le goût des études sérieuses sont inondées aujourd’hui de distractions pour oisifs et paresseux : ce ne sont que vocalises, concerts avec instruments à vent ou à cordes. Le chanteur remplace le philosophe et, au lieu d’un orateur, on va chercher un imprésario ; les bibliothèques, constamment fermées, ressemblent à des caveaux, on construit des orgues hydrauliques et d’immenses lyres grandes comme des voitures, des flûtes et de lourds décors pour les mimes. Il y a pire encore : tout récemment, alors qu’on chassait brutalement les étrangers de Rome parce qu’on redoutait des difficultés de ravitaillement, on n’a pas laissé aux intellectuels, pourtant excessivement peu nombreux, le temps de souffler, mais on a gardé les professionnels du spectacle, authentiques ou prétendus tels : trois mille danseurs restèrent sans être inquiétés, avec leur troupe et autant de maîtres à danser. Tu peux voir à perte de vue des femmes aux cheveux bouclés à qui leur âge aurait permis d’être trois fois mères si elles s’étaient mariées, astiquer le dallage jusqu’à ce que leurs pieds n’en puissent plus et traduire par de rapides évolutions toutes les figures imposées par le scénario. Une chose est sûre : quand Rome était le temple de toutes les vertus, les nobles mettaient leur point d’honneur à recevoir les étrangers de naissance libre et les attiraient comme faisaient les Lotophages d’Homère avec des fruits délicieux. Aujourd’hui, l’orgueil injustifié de certains personnages considère tout ce qui est né en dehors de l’enceinte de Rome comme dénué de valeur, sauf s’il s’agit de familles sans descendance ou de célibataires : c’est fou comme on est l’objet d’attentions à Rome quand on n’a pas d’enfants. Les maladies, comme il faut s’y attendre dans la capitale du monde, sont si graves à Rome que la médecine doit avouer son impuissance ; pour éviter les risques de contagion, on s’est avisé de refuser toute visite à un ami présentant ces symptômes et certains, par mesure de précaution, forcent leurs domestiques partis prendre des nouvelles des malades à se baigner avant de rentrer à la maison, tellement ils craignent la contagion même par personne interposée. Malgré ces règles que l’on respecte scrupuleusement, on est capable d’aller bravement jusqu’à Spolète même si on a du mal à se déplacer, pour peu qu’on soit invité à un mariage où l’or est répandu à pleines mains. Voilà comment vivent les nobles. Parmi les défavorisés et les pauvres, certains passent la nuit dans des dépôts de vin ou se cachent dans les voiles qu’on tend au-dessus des théâtres pour faire de l’ombre, une innovation de Catulus pendant son édilité, inspirée des délices de Capoue ; ils font des parties de dés acharnées et soufflent avec le nez avec un bruit répugnant ; ou encore, et c’est leur principale occupation, du lever du jour à la tombée de la nuit, au soleil ou sous la pluie, ils s’épuisent à éplucher dans les moindres détails les défauts et les qualités des cochers et des chevaux. C’est un spectacle étonnant de voir une énorme foule attendant fiévreusement le résultat d’une course de chevaux.

II. Séjour de l’empereur Constance à Rome
(28 avril-29 mai 357 apr. J.-C.)

Le culte qu’Ammien vouait à l’empereur Julien risquait de le rendre sévère, voire injuste à l’égard de Constance qu’il dépeint sous des traits ridicules, comme dans l’extrait suivant, ou plus souvent odieux : les deux cousins ne s’aimaient guère. En 357 apr. J.-C., Constance vint célébrer son triomphe sur l’usurpateur Magnence, mort quatre ans plus tôt. L’attitude de cet empereur, divinisé de son vivant, devait choquer les vieux Romains. La population, avide de distractions, recevait comme une sorte de bête curieuse cet empereur qui ne répondait pas à l’idée qu’elle s’en faisait. Cette parodie de triomphe, tandis que la Gaule est le théâtre de violents affrontements et que des tractations sont menées en Perse pour obtenir la fin des hostilités, est l’occasion pour l’empereur de découvrir la Ville ; on notera qu’il n’est fait aucune allusion à la visite des lieux saints (XVI, 10).

 

10. Tandis qu’on prenait les mesures nécessaires en Orient et en Gaule, Constance n’avait qu’un désir : visiter Rome, comme si les portes de Janus étaient fermées et qu’on n’avait plus d’ennemis ; son intention était de célébrer sans aucun droit son triomphe sur les Romains après la mort de Magnence. Il n’avait gagné personnellement aucune guerre, on ne lui avait signalé aucune victoire remportée par la bravoure de ses généraux, il n’avait ajouté aucun territoire à l’empire, on ne l’avait jamais vu combattre devant les lignes ou au premier rang dans les moments difficiles, mais il voulait montrer à une population paisible, qui ne s’attendait pas à un tel spectacle et n’y tenait pas, un cortège magnifique, des enseignes bardées d’or et sa garde personnelle dans toute sa splendeur. Les anciens empereurs, il l’ignorait sans doute, ne disposaient que de licteurs en temps de paix, mais en cas d’urgence ou dans le feu de l’action, l’un s’était aventuré sur une barque de pêcheur alors que les vents soufflaient en tempête, un autre avait offert sa vie pour l’État à l’exemple de Décius Mus, un troisième avait fait une reconnaissance dans le camp ennemi, seul avec de simples soldats, d’autres enfin s’étaient fait connaître par de brillants exploits pour que leur gloire survive dans la mémoire des hommes1. On dépensa donc beaucoup pour le cortège royal et on distribua les récompenses en fonction des mérites individuels ; sous la seconde préfecture d’Orfitus, ivre d’orgueil, il traversa Ocriculum, avec un appareil militaire terrifiant ; l’armée était en formation de combat comme pour lui ouvrir la voie : tout le monde regardait, fasciné par le spectacle. À l’approche de Rome, insensible aux hommages du sénat et aux vénérables portraits des familles patriciennes, il ne croyait pas contempler comme Cinéas, l’ambassadeur de Pyrrhus, un parterre de rois, mais un refuge ouvert au monde entier2. Quand il regardait la foule, il était surpris de voir à quel point toutes les races s’étaient donné rendez-vous à Rome. Et, comme s’il voulait faire trembler l’Euphrate ou le Rhin à la vue de ses armes, précédé d’une double rangée d’enseignes, il était assis, seul, sur un char en or serti de pierreries qui mêlaient leurs feux dans une explosion de couleurs. Derrière ce cortège bariolé, il apparaissait au milieu de dragons brodés en fils pourpres, fixés en haut des hampes au pommeau d’or incrusté de pierres précieuses ; l’air s’engouffrait dans leurs gueules largement ouvertes et produisait des sifflements comme s’ils écumaient de colère, tandis que leurs queues flottaient au vent. Une double rangée de soldats l’encadrait, avec leurs boucliers et leurs casques à aigrettes : l’éclat éblouissant des armures était aveuglant. Les cavaliers entièrement cuirassés, appelés clibanaires, attiraient les regards : avec leur visière, leur cotte de mailles et leur ceinture de fer, on aurait cru des statues sorties de l’atelier de Praxitèle et non des hommes ; ils étaient couverts de fines plaques de métal qui épousaient si bien les mouvements du corps que leur armure, par son ajustage parfait, les laissait libres de leurs mouvements. L’empereur, sous les acclamations de la foule, indifférent au tonnerre d’applaudissements parti des collines et des berges, gardait l’attitude hiératique qu’il avait adoptée dans les visites officielles. Il s’inclinait pourtant au passage des hautes portes malgré sa petite taille, raide comme s’il portait un carcan, sans un regard ni à droite ni à gauche : imperturbable malgré les cahots, il s’abstenait de cracher, de s’essuyer, de se gratter la figure ou le nez, de faire un geste de la main. Il est évident que son attitude était étudiée, il fit preuve en tout cas de l’endurance incroyable qu’on lui connaissait déjà : il entendait rester tenant du titre. Tant qu’il fut empereur, il ne fit jamais asseoir personne dans sa voiture et, à la différence des empereurs divinisés, n’admit personne à partager le consulat avec lui – mais je ne dirai rien de plus de ses autres manies érigées en principes absolus, car je me rappelle l’avoir fait à l’occasion.

Une fois entré à Rome, foyer de l’empire et de toutes les valeurs, il se rendit aux Rostres, contemplant avec stupeur le Forum si représentatif de l’ancienne puissance romaine, ébloui par le nombre des chefs-d’œuvre qui attiraient son regard de tous côtés ; après s’être adressé aux nobles à la curie et au peuple des Rostres, il fut reçu au palais au milieu des acclamations, savourant pleinement cette popularité qui le comblait ; aux courses, amusé par les reparties de la foule qui savait se montrer facétieuse sans céder à l’impertinence, l’empereur garda soigneusement les distances nécessaires. Il ne voulut pas imposer arbitrairement la fin du spectacle comme il le faisait ailleurs et accepta qu’il se déroule sans interruption suivant l’usage. Du panorama des sept collines, regardant la ville étagée sur les pentes ou construite en plaine ainsi que les environs immédiats, il croyait toujours que le dernier édifice qu’il voyait était le plus beau de tous : le sanctuaire de Jupiter Tarpéien, dominant la ville comme le ciel domine la terre ; des thermes vastes comme des provinces ; la masse de l’amphithéâtre avec son appareil en pierre de Tibur et sa hauteur vertigineuse ; la rotonde du Panthéon et son audacieuse coupole, les niches accessibles par les nefs où se trouvait la statue des premiers empereurs3 ; le temple de la Ville, le forum de la Paix, le théâtre de Pompée, l’Odéon, le Stade et tous les autres monuments de la Ville éternelle. Parvenu au forum de Trajan, il demeura stupéfait devant ce chef-d’œuvre unique au monde, qu’à notre avis même les puissances supérieures doivent admirer : il contempla attentivement cette réalisation grandiose, impossible à décrire et jamais égalée. Désespérant de pouvoir jamais réussir une telle prouesse, il dit en voyant le cheval de la statue de Trajan au milieu de la cour d’entrée qu’il voulait et pouvait en réaliser une réplique. Hormisdas, un prince perse en exil comme nous l’avons dit, se trouvait à côté de lui ; il s’écria avec l’humour qui caractérise ce peuple : « Maître, si possible, fais d’abord construire l’écurie ; puisse le cheval que tu veux fabriquer être logé aussi fastueusement que celui que nous voyons ! » Quand on lui demanda quelle impression il retirait de sa visite de Rome, il répondit que la seule chose qui lui ait plu était de savoir que les hommes y mouraient aussi. Après avoir regardé toutes ces merveilles avec un mélange d’admiration et d’effroi, l’empereur se plaignit que la Renommée, si souvent dithyrambique, se soit montrée inférieure à sa tâche envers Rome par mesquinerie ou par jalousie ; après avoir longtemps cherché quel souvenir il pourrait laisser de sa visite, il décida de doter la Ville d’un obélisque dressé au milieu du grand Cirque pour contribuer à son embellissement : j’indiquerai sa provenance et le décrirai le moment venu4. Là-dessus, Hélène, sœur de Constance et femme de Julien, fut appelée à Rome en signe d’amitié : c’était un piège de la reine Eusébie qui, ne pouvant avoir d’enfants, lui avait fait boire à son insu une drogue qui la faisait avorter. Hélène accoucha en Gaule d’un garçon qu’elle perdit de la façon suivante : la sage-femme avait été payée pour tuer le bébé à sa naissance en coupant trop court le cordon ombilical. L’empereur souhaitait prolonger son séjour dans la plus belle ville du monde, pour jouir pleinement de ses vacances et de son plaisir, mais de mauvaises nouvelles ne cessaient de lui parvenir de source sûre : les Suèves attaquaient les Réties ; les Quades, la Valérie ; les Sarmates, les pires des brigands, dévastaient la Mésie supérieure et la Pannonie seconde ; alarmé par ces rumeurs, il quitta Rome un mois après son arrivée, le 29 mai, pour regagner l’Illyrie au plus vite. À la place de Marcellus, il nomma Sévérus que désignaient son âge et son expérience de la guerre ; et Ursicin reçut l’ordre de le rejoindre. Tout heureux à la lecture de la lettre, il se rendit à Sirmium avec ses amis. Après de longues discussions sur les chances de paix avec les Perses d’après le rapport de Musionianus, Ursicin repartit en Orient avec le titre de général en chef : les plus âgés reçurent de l’avancement ; quant à nous, jeunes officiers, nous avions ordre de le suivre, prêts à remplir toutes les missions qui nous seraient confiées dans l’intérêt de l’État.

III. Julien est proclamé Auguste à Paris
(printemps 360 apr. J.-C.)

C’est le second hiver que Julien passe dans son palais de l’île de la Cité. Constance II avait décidé d’expédier en Orient les meilleures troupes de Julien (Bataves, Celtes, Pétulants) pour renforcer la frontière de l’Euphrate, menacée par les Perses ; c’était aussi un moyen de contrecarrer les ambitions de son cousin Julien dont il se méfiait. Pour avoir toute liberté d’action, celui-ci avait envoyé son maître de la cavalerie Lupicin repousser une invasion des Scots en Bretagne ; son préfet Florentius se trouvait à Vienne et refusait de répondre à sa convocation. À la nouvelle de la mutinerie des soldats, qui campaient dans la plaine de Grenelle, la garde personnelle de l’empereur, déjà en route pour l’Orient sous la conduite de Sintula, fit demi-tour et rejoignit Paris. Julien resta en Gaule tout l’été, passa l’hiver suivant à Vienne et se dirigea vers l’Illyrie après avoir divisé ses troupes en trois corps. Constance le traita en usurpateur et ne lui reconnut le titre d’Auguste qu’au moment de mourir, le 8 novembre 361. Ammien Marcellin, solidaire de la disgrâce d’Ursicin après la défaite d’Amida, ne se trouvait pas sur place (XX, 4-5).

 

4. […] La situation paraissait bloquée : l’éloignement de Lupicin et du préfet qui redoutait des mutineries privait Julien de leurs précieux conseils ; après bien des hésitations, il se décida pour la solution qui lui paraissait la meilleure : il ordonna à tous les soldats de quitter leurs quartiers d’hiver et de se mettre en route sans tarder comme chaque année. Quand la nouvelle fut connue, une pétition fut déposée en secret devant les enseignes des Pétulants, on y lisait notamment : « On nous exile au bout du monde comme des coupables, des condamnés ; les femmes que nous aimons retomberont sous la domination des Alamans alors que nous avons livré de sanglantes batailles pour les libérer une première fois. » Le texte fut apporté au quartier général, on en donna lecture. Julien considérait que leurs plaintes étaient justifiées : il ordonna que leur famille les accompagne en Orient et mit à leur disposition des fourgons de la poste. On discuta longtemps pour savoir par où on passerait. Le notaire Décentius proposa de les faire tous passer par Paris d’où Julien n’avait pas bougé. C’est ce qu’on fit. Le prince vint à la rencontre des troupes dans les faubourgs suivant la coutume. Il avait une parole aimable pour ceux qu’il connaissait, leur rappelait leurs actes de bravoure, trouvait les mots qu’il fallait pour les encourager à rejoindre l’empereur sans se faire prier : ils seraient bien accueillis, généreusement traités, récompensés suivant leurs mérites. En l’honneur de ceux qui devaient partir au loin, il invita les officiers à un grand repas et les autorisa à présenter les requêtes qu’il serait en mesure de satisfaire. Après avoir été si bien reçus, ils furent deux fois plus mécontents et plus tristes de partir puisque, par une fâcheuse fatalité, ils quittaient à la fois un chef plein d’humanité et leur pays natal. Ils étaient en proie à cet accablement quand on donna le signal du couvre-feu de rigueur dans les camps permanents. Le mouvement de protestation éclata au milieu de la nuit, les esprits s’échauffèrent, chacun manifestant à sa façon le mécontentement que lui causait ce départ inattendu. Ils prirent leurs armes et passèrent à l’action ; ensemble, ils se dirigèrent vers le palais en hurlant et l’occupèrent de façon que personne ne puisse sortir, tout en scandant « Julien Auguste » au milieu du vacarme. Ils insistaient pour forcer leur général à se montrer mais il fallut attendre que le jour se lève. Ils réussirent enfin à le voir. Le vacarme redoubla quand il apparut et, d’une seule voix, ils le proclamèrent Auguste avec détermination. Fermement décidé à repousser leur requête aussi bien collective qu’individuelle, il protesta avec indignation ; les mains levées au ciel, il les priait et les conjurait de ne pas manquer à leur devoir après avoir remporté tant de magnifiques victoires et de ne pas semer la discorde dans l’armée sur un coup de tête et un malentendu. Ils finirent par se calmer ; Julien leur adressa quelques paroles d’apaisement : « S’il vous plaît, faites taire votre colère pour un temps. Vous obtiendrez facilement satisfaction sans vous fâcher et sans semer la révolte. Si la douceur du pays natal vous retient et si partir à l’étranger sur des terres inconnues vous fait peur, rentrez tout de suite chez vous ; si c’est là ce que vous voulez, je vous assure que vous ne dépasserez pas les Alpes. Je compte sur la compréhension d’Auguste et sa bienveillance, je saurai trouver les mots qu’il faut pour obtenir votre pardon. »

Les cris continuaient à fuser de toutes parts : tous brûlaient d’obtenir ce qu’ils voulaient ; comme le ton montait et que de graves insultes s’ajoutaient au vacarme, César fut obligé de céder. Juché sur un bouclier de fantassin, dominant la foule, il fut déclaré Auguste au milieu des acclamations générales. On voulait un diadème, il répondit qu’il n’en avait pas ; on lui dit alors de demander un collier ou un bandeau à sa femme, mais il ne trouvait pas correct de porter un accessoire de femme le jour de sa consécration ; quelqu’un voulut prendre les phalères d’un cavalier comme symbole du pouvoir suprême même si ce n’était pas très ressemblant, Julien trouvait que c’était au moins aussi déshonorant. Un certain Maurus, qui devait devenir comte et subir une défaite au pas de Sucques, pour l’instant soldat de troisième ligne dans l’unité des Pétulants, ôta un collier qu’il portait comme insigne de porte-dragon et le plaça d’autorité sur la tête de Julien. Il n’y avait plus moyen de reculer ; Julien constatait qu’il n’avait aucune chance de mettre fin à la mutinerie s’il persistait dans son refus : il annonça donc une distribution de cinq pièces d’or et une livre d’argent par personne. Bien que tout fût rentré dans l’ordre, il continuait à se tourmenter car il avait l’intuition de ce qui allait se passer : il refusait de porter le diadème, n’osait ni se montrer en public ni même régler les affaires en attente. Il s’était donc mis à l’écart, troublé par tout ce qui lui arrivait, quand un décurion (c’est le nom d’un dignitaire du palais) se rendit à toute vitesse au camp des Pétulants et des Celtes et cria d’un air égaré que celui qu’ils avaient voulu proclamer empereur la veille venait d’être assassiné secrètement. À cette annonce, les soldats, alarmés par cette nouvelle vraie ou fausse, brandirent leur javelot, tirèrent l’épée du fourreau d’un air farouche, sortirent en désordre sans savoir où ils allaient, comme il arrive souvent quand on part brusquement, et investirent le palais sans tarder. Les sentinelles furent effrayées par ce vacarme épouvantable ; les tribuns et le grand chambellan qui s’appelait précisément Excubitor, craignant que les soldats, dans un moment d’égarement, ne trahissent leur devoir, disparurent pour échapper à une mort soudaine et se dispersèrent dans le palais. S’apercevant que tout était parfaitement normal, les soldats se calmèrent progressivement et, quand on leur demanda pourquoi ils s’étaient révoltés sans réfléchir, ils répondirent qu’ils ne répondraient pas tant qu’ils ne seraient pas sûrs que le prince était en vie : ils ne partirent qu’après avoir été convoqués au consistoire et l’avoir vu resplendissant dans son costume d’empereur.

5. Le bruit se répandit et les soldats qu’emmenait Sintula comme nous l’avons dit, une fois rassurés, revinrent avec lui à Paris. Tous furent convoqués sur le champ de manœuvres pour le lendemain. Le prince s’avança d’un air plus majestueux qu’à l’accoutumée, monta à la tribune entourée d’enseignes, d’aigles, d’étendards ; des cohortes en armes assuraient sa sécurité. Il attendit un moment pour observer l’expression des visages : voyant que tout le monde était détendu et bien disposé, usant de mots simples pour se faire comprendre, il magnétisa son auditoire comme à l’appel des trompettes :

« Braves et fidèles défenseurs de ma personne et de la patrie, vous qui avez si souvent risqué votre vie avec moi pour maintenir le calme dans les provinces, la gravité de la situation demande et exige, puisque vous tenez absolument à donner le titre d’Auguste à votre César, que je vous explique en quelques mots comment remédier à la situation sans danger et dans le respect de la légalité. J’entrais tout juste dans l’adolescence quand je revêtis pour le principe la pourpre, comme vous savez, et fus chargé, par la volonté des dieux, de veiller sur vous. Jamais je ne me suis écarté de la ligne de conduite que je m’étais fixée ; j’ai été présent à vos côtés dans toutes les épreuves, à une époque où rien n’arrêtait l’audace des Barbares : ils détruisaient des villes, tuaient plusieurs dizaines de milliers d’hommes, et la catastrophe gagnait progressivement jusqu’aux rares provinces relativement épargnées. Je ne crois pas utile de rappeler combien de fois, par un hiver rigoureux et sous un climat glacial, en une saison où les opérations militaires sont interrompues sur terre et sur mer, nous avons chassé les Alamans qui n’avaient encore jamais été soumis et leur avons infligé des pertes considérables. Il est une chose du moins que je tiens à rappeler et à redire : quand se leva sur Strasbourg le jour béni qui apportait, si l’on peut dire, la libération perpétuelle de la Gaule, pendant que je me précipitais sur le point le plus exposé, grâce à votre vigueur et à votre longue expérience de la guerre, vous avez arrêté les ennemis qui déferlaient sur nous avec la violence de torrents impétueux, les massacrant sur le champ de bataille ou les noyant dans le fleuve ; de notre côté, nous avions peu de victimes : en honorant leurs restes, nous ressentions plus de fierté que de peine. Après tant de glorieux exploits, les générations futures, j’en suis sûr, parleront encore des services que vous avez rendus à l’État et qui sont déjà connus de la terre entière si vous défendez courageusement et fermement contre d’éventuelles attaques celui à qui vous avez accordé le plus haut degré d’honneur. Mais, pour que la hiérarchie soit respectée et que les récompenses dues aux braves échappent à la corruption, pour éviter qu’une ambition sournoise confisque les postes, je décide, en présence de votre respectable assemblée, qu’aucun officier civil ou militaire ne pourra obtenir d’avancement à la demande d’un tiers s’il ne présente pas les compétences nécessaires, et celui qui sera intervenu en faveur d’autrui encourra un blâme. » Encouragés par la perspective de nouveaux avantages, les simples soldats, privés depuis longtemps d’avancement et de primes, se levèrent, tapèrent sur leur bouclier avec leur lance en faisant un bruit épouvantable et approuvèrent d’une seule voix ses paroles et ses décisions. Sans perdre une minute, pour que la contestation n’ait pas le temps de gêner l’arrangement qu’on venait de prendre, les Pétulants et les Celtes demandèrent pour les officiers d’intendance la liberté de choisir leur affectation ; n’ayant pas obtenu satisfaction, ils ne manifestèrent aucune contrariété, aucun mécontentement. L’empereur confia à ses intimes que la nuit avant sa proclamation comme Auguste, un personnage lui était apparu pendant son sommeil, réplique exacte du Génie du peuple romain, et lui avait adressé ce reproche : « Il y a longtemps, Julien, que j’attends discrètement à l’entrée du palais, avec la ferme intention de te donner un rang plus élevé, et chaque fois je suis reparti avec le sentiment que tu ne voulais pas de moi. Si aujourd’hui encore tu refuses de me faire entrer alors que tu es si bien soutenu, je partirai déçu et découragé. Sache pourtant que nous n’avons plus longtemps à vivre ensemble. »

IV. La mort de Julien
(26 juin 363 apr. J.-C.)

D’Antioche, Julien prépara une vaste campagne contre les Perses : son objectif était d’en finir avec les combats incessants que Rome devait soutenir aux frontières de son empire et d’établir sur le trône le prince Hormisdas (frère de Sapor II), passé depuis 324 dans le camp romain. Il comptait sur l’alliance du roi d’Arménie, Arsace, mais l’armée d’Orient manquait d’enthousiasme pour se lancer dans une nouvelle aventure et les négociations entamées par la Perse échouèrent. Le 5 mars 363, il quitta précipitamment Antioche avec une armée de trente-cinq mille hommes et franchit l’Euphrate ; arrivé là, il confia la moitié des effectifs à Procope qui devait remonter vers le nord en direction de l’Arménie : mû par une sorte de pressentiment, Julien lui avait confié le manteau de pourpre qui le désignait comme son successeur. Lui-même se dirigea vers Babylone en suivant l’Euphrate ; le 6 avril, il traversa le Tigre à la hauteur de Séleucie, et tenta en vain d’opérer sa jonction avec Procope. La bataille décisive se déroula sous les murs de Ctésiphon. Julien fut mortellement blessé. Procope accompagna sa dépouille à Tarse où Julien avait demandé à être inhumé (XXV, 2-3).

 

2. Après cette bataille, on conclut une trêve de trois jours pour prendre le temps de soigner ses blessures ou celles de ses camarades ; les nôtres, qui n’avaient absolument rien à manger, souffraient terriblement de la faim : comme on avait mis le feu aux récoltes et au foin, les hommes et les bêtes se trouvaient dans un dénuement extrême et on distribua même aux simples soldats, totalement démunis, une partie des réserves destinées aux tribuns et aux comtes. On ne servait pas à l’empereur de ces plats raffinés comme on en voit à la table des rois : il s’apprêtait à dîner sous sa tente, d’une minuscule ration de polenta dont même le dernier des soldats n’aurait pas voulu ; sans penser à lui, il fit porter dans les tentes affamées tout ce qu’on avait préparé à son intention. Il avait fini par accepter de prendre un peu de repos et, comme le sommeil ne venait pas, il passa une partie de la nuit à écrire comme faisait César ou à méditer dans l’obscurité sur le sens profond de la philosophie : ainsi qu’il l’apprit à son entourage, le Génie de Rome, qu’il avait déjà vu en Gaule au moment où il avait été question de lui donner l’empire, lui était apparu en tenue de deuil et, passant à travers les toiles, s’était éloigné tristement, la tête et la corne d’abondance voilées. Il était d’abord resté muet de surprise puis, bannissant toute crainte, avait confié son sort à la volonté des dieux ; il avait quitté sa paillasse à même le sol et, ne ne dormant toujours pas, était en train de prier les dieux d’éloigner les menaces par les rites appropriés quand il vit en pleine nuit une torche sillonner le ciel comme si elle allait tomber et disparaître : il fut saisi de frayeur à la pensée que c’était la planète Mars qui le menaçait si nettement. C’était ce que nous appelons en grec une étoile filante : elle ne tombe pas et n’entre pas en contact avec la terre. Ceux qui croient que les astres peuvent tomber du ciel méritent qu’on les traite d’ignorants et de faibles d’esprit. Il me suffira de rappeler rapidement les différentes explications du phénomène. Pour certains, des particules de feu se détachent de l’éther et s’éteignent quand elles n’ont plus la force de poursuivre leur route ; pour d’autres, les rayons du soleil produisent des étincelles en heurtant les nuages épais ; d’autres encore pensent qu’un corps lumineux quelconque lance une dernière lueur sous l’effet du choc provoqué lorsqu’il entre en contact avec un nuage. Cette météorite qui ressemble à une étoile descend tant qu’elle est soutenue par le feu mais, quand elle a épuisé toute son énergie à travers l’immensité de l’espace, elle se dissout dans l’air et retrouve l’élément qui l’a enflammée par un frottement prolongé. En toute hâte, sans attendre le lever du soleil, Julien fit venir des haruspices étrusques ; à la question qu’on leur posa sur la signification du phénomène, ils répondirent qu’il fallait absolument éviter de se lancer dans une entreprise quelconque un pareil jour et lui indiquèrent une prescription figurant dans les livres de Tarquin au chapitre des choses divines : « À la vue d’une torche, il faudra s’abstenir de livrer bataille ou de se lancer dans une aventure de ce genre. » Comme Julien ne les écoutait pas plus que les autres, les haruspices le supplièrent d’attendre au moins quelques heures avant d’engager le combat. Même en utilisant tous les artifices de leur art pour le retenir, ils n’obtinrent pas ce délai. Comme il faisait déjà grand jour, on se mit en route.

3. Les Perses, après avoir été si souvent battus, avaient une peur terrible des batailles rangées. Ils avançaient en même temps que nous sans se faire voir, en nous tendant des embuscades le long de la route ; perchés sur de hautes collines, ils observaient de chaque côté nos déplacements pour maintenir les soldats en alerte toute la journée et les empêcher de dresser une palissade ou de se munir de pieux. La protection de la colonne était renforcée, l’armée marchait en formation de combat, laissant une certaine distance entre les rangs selon la nature du terrain, quand on prévint l’empereur que les soldats qui fermaient la marche avaient été attaqués par-derrière ; il avançait en tête pour reconnaître la route et n’avait pas encore revêtu ses armes. Sous le coup de cette mauvaise nouvelle, il ne pensa pas à mettre sa cuirasse, il prit rapidement son bouclier au milieu de la confusion et se porta précipitamment au secours de son arrière-garde, lorsqu’une nouvelle alarme le fit revenir : les premiers rangs qu’il venait de quitter connaissaient les mêmes difficultés. Il rétablit la situation en hâte sans se soucier du danger, quand un détachement de cuirassiers parthes venu d’un autre côté attaqua le milieu de la colonne, enfonça furieusement l’aile gauche qui lâchait pied, lança sur les nôtres, incommodés par l’odeur et les cris des éléphants, des quantités de piques et de traits et les fit plier. Tandis que l’empereur payait de sa personne au premier rang, nos troupes légères sortirent du rang, frappant les Perses dans le dos et sectionnant les jarrets des éléphants. Sans songer à se protéger, Julien indiquait clairement de la voix et du geste que les ennemis en pleine déconfiture avaient pris la fuite ; il excitait ses hommes à les poursuivre et s’exposait imprudemment en pleine mêlée. Les gardes blancs que l’effroi avait dispersés lui criaient de toutes parts de faire attention à la masse des fuyards comme on se méfie d’un bâtiment qui menace ruine. Soudain, un cavalier le blessa au bras avec sa lance qui lui traversa les côtes et s’enfonça dans le bas du foie. Il essayait de l’arracher de sa main droite mais s’aperçut que la lame à double tranchant lui coupait les doigts : il tomba de cheval ; transporté d’urgence au camp par les témoins du drame, il reçut les soins de la médecine. La douleur s’atténua un peu et ses craintes s’apaisèrent ; luttant héroïquement contre la mort, il demandait ses armes et son cheval pour que sa présence sur le champ de bataille réconforte les siens : ils verraient qu’il était hors de danger et se préoccupait activement du sort des autres. Sa fermeté était comparable à celle du célèbre général Épaminondas qui, mortellement blessé près de Mantinée, ramené à l’arrière des lignes, réclamait avec insistance son bouclier. Il succomba à sa blessure, heureux de l’avoir près de lui : perdre la vie ne l’effrayait pas, sa seule crainte était d’avoir égaré son bouclier. Julien était à bout de forces : épuisé par le sang qu’il avait perdu, il restait sans bouger. Il demanda le nom de l’endroit où il avait été blessé ; quand on lui dit qu’il s’appelait « Phrygie », il abandonna tout espoir de prolonger son existence : un oracle lui avait en effet prédit que ce serait le lieu de sa mort. 

[…] Pendant que la bataille se poursuivait, Julien, couché sous sa tente, s’adressa à ses amis qui l’entouraient, tristes et abattus : « Mes amis, voici venu pour moi le moment de mourir : comme un débiteur honnête, je suis heureux de rendre à la nature la vie qu’elle me réclame. Je ne suis pas dans la tristesse et l’affliction comme on dit, mais je suis fidèle à la leçon des philosophes qui s’accordent à enseigner la supériorité du bonheur moral sur le bonheur physique : je considère que le passage vers un monde meilleur doit causer plus de joie que de peine. Je remarque aussi que la mort a parfois été accordée aux justes par les dieux immortels comme une suprême récompense. J’ai une haute opinion de la tâche qui m’a été confiée : faire face aux difficultés sans jamais me soumettre ou m’avouer vaincu, sachant que la souffrance scandalise le lâche, mais qu’elle s’efface si on lui tient tête. Je n’ai aucun regret de ce que j’ai fait ; le souvenir d’aucune mauvaise action ne hante ma conscience : quand je vivais dans les affres de la clandestinité, depuis que j’ai accédé à l’empire qui me revenait de droit par ma parenté avec ceux qui ont quitté cette terre, je crois n’avoir commis aucune faute. J’ai réglé au mieux les problèmes intérieurs, j’ai toujours examiné les motifs avant de me lancer dans une guerre offensive ou défensive ; je sais pourtant que le succès et le profit ne récompensent pas toujours les décisions qu’on a prises car les puissances supérieures se réservent en dernière instance les conséquences de nos actes. Considérant que la légitimité du pouvoir a pour but le bonheur des citoyens et leur sécurité, j’ai toujours été partisan des solutions pacifiques, comme vous savez, me donnant pour règle de ne jamais outrepasser mes droits, ce qui est une faute politique et morale à la fois. Je m’en vais heureux : chaque fois que la patrie, telle une marâtre, m’a délibérément exposé aux dangers, j’ai tenu bon, habitué que j’étais à traverser les orages du sort. Je vous l’avouerai sans honte : il y a longtemps qu’une prophétie digne de foi m’a appris que je mourrais de mort violente. Je bénis la puissance éternelle de ne pas mourir victime d’un attentat, au terme d’une longue et douloureuse maladie ou à la suite d’une condamnation, mais d’avoir mérité de quitter ce monde avec éclat, à mi-parcours d’une vie comblée d’honneurs. On taxera de faiblesse et de lâcheté celui qui appelle la mort hors de propos comme celui qui la refuse quand elle vient à son heure. Je n’en dirai pas plus car mes forces m’abandonnent. Je me garde d’évoquer le choix de l’empereur, de peur d’oublier par mégarde un prétendant qui mérite ce titre ou de chagriner celui que j’en crois digne si d’aventure on lui en préfère un autre. En bon fils, je souhaite que ma patrie me trouve un successeur à la hauteur. » Après ces paroles prononcées sereinement, il partagea ses biens entre ses amis selon ses dernières volontés et demanda où était son maître des offices, Anatole. Le préfet Salutinus lui dit qu’il était heureux ; comprenant qu’il avait péri, Julien plaignit amèrement le sort de son ami alors qu’il venait de montrer son indifférence à sa propre mort. Tous ceux qui étaient présents pleuraient : il retrouva son autorité pour leur faire des reproches, disant qu’il était mesquin de pleurer un prince qui mourait en paix avec le ciel et les étoiles. Ils ne dirent plus rien. Avec les philosophes Maxime et Priscus, il se lança dans une discussion très poussée sur la nature de l’âme ; la plaie qu’il avait au côté se rouvrit, ses veines gonflées l’empêchaient de respirer ; il entra en agonie au milieu de la nuit, vida un verre d’eau glacée qu’il avait demandé, puis s’éteignit doucement, dans sa trente-troisième année. Né à Constantinople, il perdit son père, Jules Constance, qui disparut avec beaucoup d’autres dans les troubles consécutifs à la mort de son frère Constantin ; à cette date, sa mère Basiline, qui appartenait à une vieille famille, était déjà morte.

V. Désastre d’Andrinople
(9 août 378 apr. J.-C.)

Le récit d’Ammien, qui pour l’Occident s’arrête en 375 apr. J.-C., à la mort de Valentinien Ier, se poursuit pour l’empire d’Orient jusqu’à la mort de Valens, trois ans plus tard, en Thrace, à la bataille d’Andrinople. La ville, qui avait été fondée par Hadrien en 132 lors d’un de ses voyages en Grèce, fut le théâtre d’affrontements sanglants où Valens perdit la vie. Les Wisigoths, sous la conduite de Fritigern, avaient obtenu de l’empereur l’autorisation de s’installer en Thrace : affamés, ils s’organisèrent en bandes, ravageant le pays et menaçant Constantinople. Deux armées convergèrent vers Marcianopolis sur la mer Noire, l’une venue du front d’Arménie sous les ordres de Profuturus et Trajan, l’autre envoyée par Gratien avec Frigéridus (bientôt remplacé par Maurus) et Richomer. L’empereur Valens se mit en route sans attendre l’arrivée du contingent gaulois amené par Richomer : sa précipitation lui fut fatale. Le récit de sa mort, avec ses incertitudes et ses invraisemblances, atteste la haine qu’il avait suscitée, notamment à Antioche. Ammien, qui vivait à Rome depuis près de quinze ans, n’assista pas à la bataille d’Andrinople (XXXI, 13).

 

13. De tous côtés s’entrechoquaient les armes et les projectiles. Bellone fit retentir les trompettes de deuil pour annoncer la défaite de Rome, avec plus de vigueur que jamais ; les nôtres, s’apostrophant mutuellement, cessèrent alors de reculer et le combat, comme un incendie, repartit de plus belle. L’effroi gagnait nos soldats, certains tombaient transpercés par les javelots et les flèches qui tourbillonnaient autour d’eux. Les rangs se disloquaient comme des navires dans une bataille navale, se bousculaient à tour de rôle, emportés par un mouvement de va-et-vient semblable à celui des vagues. Notre aile gauche s’était avancée jusqu’aux chariots et aurait poursuivi sa progression si elle avait été soutenue mais, abandonnée par le reste de la cavalerie, incapable de résister à la masse des ennemis, elle fut écrasée, broyée comme si un énorme mur s’était effondré sur elle. Nos fantassins, dont les rangs étaient si serrés qu’ils avaient du mal à tirer l’épée et à reculer le bras, n’étaient plus protégés. Un nuage de poussière cachait la vue du ciel qui renvoyait des cris affreux. Les traits meurtriers étaient sûrs d’atteindre leur but et de faire du mal car on ne pouvait ni les voir arriver ni les arrêter. Les hordes barbares écrasaient les chevaux et les hommes ; la foule était si dense qu’on ne pouvait, faute de place, ni battre en retraite ni prendre la fuite ; les nôtres, prêts au sacrifice de leur vie, reprirent leur épée, égorgeant ceux qui se jetaient sur eux, enfonçant à coups de hache casques et cuirasses. On voyait ici un Barbare se redresser fièrement, les joues contractées, pour lancer un hurlement strident ; d’autres, les genoux brisés, la main droite tranchée par une arme, les côtes enfoncées, au seuil de la mort, l’air farouche, promenaient autour d’eux un regard menaçant. Ils se poussaient mutuellement, les cadavres couvraient le sol, la plaine était remplie de morts, les cris des mourants et des blessés graves serraient les cœurs d’une angoisse affreuse. Dans le désordre et la confusion de la bataille, les fantassins, à bout de résistance et de courage, n’avaient plus assez de ressort, physiquement et moralement, pour prendre une décision. Leurs lances s’étaient brisées à la longue, il ne leur restait que leur épée dégainée pour tenter de plonger dans les rangs serrés de la cavalerie ennemie sans souci de leur vie : ils voyaient en regardant autour d’eux qu’ils n’avaient aucune chance d’échapper à la mort. Ils perdaient l’équilibre, glissaient dans les rivières de sang qui arrosaient le sol, cherchaient par tous les moyens à défendre chèrement leur vie, si désireux d’échapper à leurs adversaires qu’ils en venaient parfois à se donner la mort. Un sang noir brouillait la scène, on marchait sans ménagement sur les cadavres. Le soleil, passé du signe du Lion dans celui de la Vierge, tombait à la verticale sur les Romains, torturés par la faim et par la soif, incapables de porter leurs armes. Pour finir, nos troupes cédèrent sous la poussée des Barbares ; il ne leur restait plus, dans leur détresse extrême, qu’à s’enfuir sans savoir où, chacun pour soi. Tandis que tout le monde partait au hasard par des sentiers inconnus, l’empereur, harcelé de soucis, se réfugia auprès des Lanciers et des Mattiaires qui avaient tenu bon tant que la pression des ennemis était supportable, et qui n’avaient pas bougé de place. Trajan, devant ce spectacle, s’écria que la situation était vraiment désespérée si l’empereur, abandonné par ses écuyers, ne bénéficiait même plus de la protection des auxiliaires. Le comte Victor partit à ces mots rassembler en hâte les Bataves laissés en réserve tout près de là pour la protection de l’empereur mais, ne trouvant plus personne, revint sur ses pas et prit la fuite. Richomer et Saturninus sauvèrent leur vie de la même manière. Les Barbares, furieux, les yeux brillants de colère, se lançaient à la poursuite des nôtres, dont le sang se glaçait d’effroi dans les veines ; certains mouraient sans savoir d’où venait le coup qui les frappait, d’autres tombaient sous le poids de leurs poursuivants, parfois même, victimes de leurs camarades : on leur cédait rarement la place s’ils résistaient et, s’ils cédaient la place, ils étaient sûrs de mourir. Les routes étaient encombrées de blessés à l’article de la mort, incapables de supporter leurs atroces souffrances ; les cadavres des chevaux se mêlaient aux morts qui s’amoncelaient dans la plaine. Une nuit sans lune mit un terme à cet effroyable désastre qui coûta cher à la puissance de Rome. Le soir venu, d’après ce qu’on dit, car personne n’assure l’avoir vu ou s’être trouvé près de lui, l’empereur, entouré de simples soldats, tomba mortellement blessé par une flèche : il perdit connaissance et expira peu après ; son corps ne fut pas retrouvé. Comme les ennemis rôdaient dans les parages pour détrousser les morts, ni les fuyards ni les habitants n’osèrent s’aventurer de ce côté. D’après la tradition, l’empereur Dèce connut la même infortune : il se battait avec acharnement contre les Barbares quand son cheval s’emballa et le jeta par terre ; il ne put sortir du marais dans lequel il était tombé et ne fut pas retrouvé. D’autres disent que Valens n’est pas mort sur le coup : un petit groupe de gardes blancs et d’eunuques l’aurait transporté dans une maison à la campagne, qui avait un balcon au deuxième étage : soigné par des mains maladroites, il aurait échappé à l’humiliation de la captivité parce que les ennemis qui l’environnaient ignoraient son identité. Les poursuivants essayaient d’enfoncer la porte qu’on avait barricadée ; du balcon, on les criblait de flèches : craignant d’arriver en retard pour le pillage s’ils perdaient trop de temps devant la maison, ils entassèrent de la paille et des fagots et y mirent le feu ; la maison brûla avec ses occupants. Un des gardes blancs sauta par la fenêtre ; arrêté par les Barbares, il leur apprit ce qu’ils venaient de faire ; ils furent désolés d’avoir manqué l’occasion de se couvrir de gloire en prenant vivant le maître de l’Empire romain. Le jeune homme s’évada et c’est de lui que nous tenons cette version des faits. Un des deux Scipions connut le même malheur après avoir reconquis les Espagnes : les ennemis mirent le feu à la tour dans laquelle nous savons qu’il s’était réfugié et il brûla dans l’incendie1. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Valens et Scipion furent privés l’un et l’autre de l’honneur suprême d’une sépulture. Parmi les hommes célèbres qui perdirent la vie dans ce désastre, on remarqua surtout Trajan et Sébastianus ainsi que trente-cinq tribuns, sans affectation ou à la tête de détachements, ainsi que Valérianus et Aequitius, respectivement grand écuyer et maître du palais. Le tribun des Promoti 2, Potentius, fut également fauché à la fleur de l’âge : apprécié de tous les gens de bien, il était connu à la fois par les mérites de son père Ursicin, ancien maître des forces d’infanterie, et par les siens propres. On sait que moins du tiers de l’armée échappa au désastre. D’après les Annales, même si l’on tient compte des défaites que les Romains, victimes des caprices de la Fortune, ont subies à certains moments de leur histoire, et des oraisons funèbres que prononçaient les Grecs pour célébrer leurs morts, aucune bataille, à l’exception de celle de Cannes, ne se solda par un bilan aussi lourd.