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Une mine de renseignements


Radio Berlin diffusa le message de Hitler, prononcé d’une voix éraillée, à 1 heure du matin, le 21 juillet. « Mes camarades allemands, dit-il,

si je m’adresse à vous aujourd’hui, c’est d’abord pour que vous puissiez entendre ma voix et sachiez que je suis indemne, que je vais bien, et ensuite pour que vous soyez informés d’un crime sans précédent dans l’histoire de l’Allemagne. Une toute petite clique d’officiers ambitieux et irresponsables, mais non moins stupides et insensés, ont échafaudé un complot pour m’éliminer et, avec moi, l’état-major du Haut Commandement de la Wehrmacht. La bombe, placée par le colonel comte Stauffenberg, a explosé à deux mètres de moi, sur ma droite. Elle a grièvement blessé un certain nombre de mes fidèles et loyaux collaborateurs, et l’un d’entre eux est mort. Je suis moi-même complètement indemne, hormis quelques égratignures, quelques contusions et brûlures. Je considère cela comme une confirmation de la tâche qui m’a été assignée par la Providence. Le cercle de ces usurpateurs est très limité et n’a rien de commun avec l’esprit qui anime la Wehrmacht allemande et, surtout, rien de commun avec le peuple allemand. C’est une bande d’éléments criminels, qui sera anéantie sans merci. Le devoir incombe à chaque Allemand, quel qu’il soit, d’affronter ces éléments sans pitié aucune, et soit de les arrêter immédiatement ou – s’ils devaient résister à leur arrestation – de les éliminer sans plus réfléchir. Cet ordre a été adressé à l’ensemble de nos troupes. Vous devez exécuter [cet ordre] aveuglément, en conformité avec l’esprit d’obéissance auquel l’armée allemande est accoutumée1.

Quand le père König entendit le discours de Hitler, raconta un témoin, il pâlit. Il savait que le père Delp avait rencontré Stauffenberg quelques semaines auparavant. Les deux prêtres connaissaient les plans de l’officier d’état-major catholique. König demanda à l’un de ses homologues jésuites, le père Franz von Tattenbach, d’avertir Delp de se cacher2.

Tattenbach enfourcha sa bicyclette et, dans l’obscurité, se rendit au presbytère de Bogenhausen. Il appuya son engin contre un arbre, lança des cailloux contre le carreau de Delp, qui apparut à une fenêtre, en survêtement. Tattenbach attrapa une échelle, grimpa tout en haut et l’informa. « Ah, mais quelle horreur », s’écria spontanément le prêtre3.

Pour éviter de prêter le flanc à la moindre suspicion de culpabilité, il resterait à St. Georg et dirait la messe. S’il était contraint de s’enfuir, assura-t-il à Tattenbach, il pourrait s’éclipser par une porte dérobée, dans le mur d’enceinte du presbytère. Elle donnait sur le parc Herzog, où il retrouverait des contacts, qui l’achemineraient discrètement jusqu’à une maison de fermier4.

 

Des gardes SS pleins de morgue arpentaient les couloirs de la prison de la Lehrterstrasse. Durant les heures précédant l’aube du 21 juillet, ils accablèrent les prisonniers de quolibets et de sarcasmes, leur hurlant que le Führer était vivant. Un soldat de deuxième classe dont la cellule jouxtait celle de Müller éructa qu’il aurait préféré que Hitler meure. Un gardien l’entendit et le tira hors de sa cellule, en lui hurlant qu’il allait payer pour ses paroles5.

Ochsensepp et d’autres conjurés incarcérés s’interrogeaient sur ce qui avait pu mal tourner. Ils savaient que les deux contingents de conspirateurs, en Prusse orientale et à Berlin, n’avaient pu communiquer correctement entre eux. Personne ne savait pourquoi. Mais quand Stauffenberg avait rallié Berlin, croyant toujours avoir tué le dictateur, il s’était presque écoulé quatre heures cruciales. Lorsque les conjurés mirent enfin leurs troupes en mouvement, certains dirigeants nazis avaient repris le dessus et alerté des commandants d’unités restés loyaux envers le régime. Le coup d’État se délita avant même d’avoir débuté.

La Lehrterstrasse accueillit un défilé de généraux menottés. Échangeant un bref regard avec le général Stieff qui portait monocle, Müller leva à son tour ses mains entravées, en signe de solidarité, comme pour indiquer à l’officier supérieur qu’ils devaient rester unis, en assumant jusqu’aux conséquences ultimes6.

 

Les prêtres de l’entourage du père Delp le supplièrent de prendre la fuite. Fin juillet, l’enquête des inspecteurs de la SS avait porté ses premiers coups de sonde à la périphérie du cercle clandestin des jésuites. Mais l’ecclésiastique répéta qu’il refusait de délaisser ses paroissiens en « ces temps difficiles de bombardements aériens de nuit ». Il ne voulait pas non plus compromettre sa profession de foi finale, prévue pour la mi-août. Mais sa plus vive préoccupation restait sans doute d’éviter les soupçons qui se porteraient sur lui ou sur d’autres s’il s’enfuyait, ainsi qu’il l’avait confié au père Tattenbach la nuit de l’échec du coup de force. Il resta donc à St Georg, visiblement inquiet. Le père Braun, qui rendit visite à Delp et Rösch « immédiatement après » le 20 juillet, s’en souvenait encore : « Nous sentions tous une forme de prémonition menaçante peser sur nous. Personne ne savait l’ampleur du danger ou son degré de proximité. Mais nous n’en parlions pas. En revanche, à plusieurs reprises, lorsque nous avions la certitude de ne pas être observés, il [Delp] m’a adressé un clin d’œil. Son regard résumait tout, avec cette question : que va-t-il arriver ? » Le 27 juillet, un ami de Delp, Georg Smolka, lui conseillait instamment d’aller se cacher dans une ferme de Bavière. Avec un sourire, le prêtre ouvrit un tiroir, révélant un revolver, « pour se défendre ». Si le danger se précisait, des contacts berlinois l’avertiraient par un message codé, en recourant à des « coupe-circuits », des intermédiaires de confiance7.

Le 28 juillet, cette mise en garde lui parvint en effet. Le Dr Ernst Kessler, chef du département juridique de Bayerische Motoren Werke (BMW), recevait un télex adressé à Delp, de la part de « nos amis de la résistance à Berlin ». Le message d’alerte au contenu convenu d’avance signalait, se rappelait Kessler, que « la discussion secrète entre le père Delp et ses amis sociaux-démocrates avait été annulée pour des raisons de sécurité ». Kessler monta dans sa voiture et fonça à St. Georg, à l’heure de la première messe, pour remettre cet avertissement8.

À l’arrivée de Kessler, le service religieux avait déjà débuté. Delp lut l’évangile du jour : « Vous serez livrés même par vos parents, par vos frères, par vos proches et par vos amis, et ils feront mourir plusieurs d’entre vous9*1. »

Kessler quitta l’église et entra dans la sacristie par la porte latérale. Dans les termes les plus pressants, il demanda à la sœur de Saint-Vincent-de-Paul qui servait la messe avec le père Delp d’aller à l’autel lui remettre un bout de papier. Alors que le père jésuite prononçait la prière du Suscipe, la porte de la sacristie s’entrouvrit et se referma en douceur. Le sacristain n’osait interrompre l’offertoire, au moment où le prêtre présentait la patène et le pain de la communion, en déclarant : « Prends, Seigneur, et reçois toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté. » Kessler avança plus tard qu’un « ange gardien […] impressionné par cette action secrète » incita le sacristain à reculer, épargnant ainsi sans doute la potence à Kessler et à la sœur de Saint-Vincent-de-Paul. En effet, sans que personne n’en sache encore rien, deux agents en civil de la Gestapo étaient déjà entrés dans l’église10.

Après la messe, le sacristain remit le mot de Kessler à Delp, dans la sacristie. Il le lut, puis il l’avala. Il quitta l’église par la porte de la sacristie, sortit dans le jardin, et alluma un mégot de cigare. Le soleil perçait les ramures des chênes de ses rayons obliques, illuminant les nuages de fumée qu’il recrachait. Il décida de se comporter comme si de rien n’était. Deux hommes en imperméable et chapeau s’approchèrent de lui11.

Devant l’église, des habitués de la paroisse étaient occupés à dégager les décombres d’un bombardement. « C’était une journée radieuse d’un bleu d’acier, et tout semblait si irréel, personne n’aurait pu en mesurer la portée », se remémorait la secrétaire de la paroisse, Luise Oestreicher. Le père Delp ressortit du presbytère avec les deux hommes, vêtu d’un pardessus dans la chaleur de l’été. Le teint soudain devenu gris, il paraissait malade. « Je suis en état d’arrestation, dit-il à voix basse, sur un ton oppressé. Dieu soit avec vous. Au revoir12. »

 

Le 24 juillet, une jeep militaire s’immobilisait sur la place Saint-Pierre. Raymond G. Rocca, un officier américain du X-2 (le contre-renseignement) rattaché à l’Office des services stratégiques (OSS), entra dans les bureaux de la secrétairerie d’État. Il avait rendez-vous avec un jésuite américain, le père Vincent McCormick. Rocca s’était acquis la coopération de McCormick en lui faisant part du contenu d’un dossier sur la pénétration de la Gestapo au sein de la grégorienne, l’université pontificale jésuite dont McCormick était le recteur. Ce dernier conduisit Rocca au bout d’un couloir dérobé, ils traversèrent la basilique et descendirent un escalier menant à la crypte. Là, Rocca rencontra Mgr Kaas, qui semblait très absorbé par ses excavations. Rocca savait que l’émigré allemand lunetté avait jadis présidé le très catholique Parti du centre, et qu’il conseillait encore Pie XII sur les affaires allemandes13.

Rocca expliqua ce qui l’amenait. Succinctement résumé, le X-2 souhaitait avoir confirmation de la bonne foi de certains Allemands incarcérés qui se présentaient comme des antinazis. Rocca cherchait en particulier à vérifier les affirmations d’un certain Albrecht von Kessel, ambassadeur adjoint du Reich auprès du Saint-Siège, qui soutenait que l’ambassade tout entière avait été partie prenante du complot contre Hitler. En effet, s’ils étaient déportés vers l’Allemagne, ils seraient « pour ainsi dire morts dès leur retour sur le territoire du Reich14 ».

Kaas appuya Kessel, puis il ajouta un mot à Rocca, qui resta interloqué. Monsignor était informé de deux précédentes tentatives de coups de force. L’Américain ne saisissait pas comment un haut dignitaire de l’Église avait pu tremper dans des affaires aussi dangereuses. Lorsque Rocca tenta d’en savoir davantage, Kaas l’adressa à un autre émigré allemand – le père Leiber15.

Dans les locaux de l’OSS, via Sicilia, Rocca échangea des télégrammes avec le X-2/Londres. Ayant besoin d’antinazis pour reconstruire l’Allemagne après la défaite, les supérieurs de l’officier américain lui avaient demandé d’exploiter les pistes de Kaas. Mais quand il essaya de rencontrer le père Leiber, des intermédiaires lui conseillèrent de patienter. Le père McCormick lui laissa entendre qu’une personnalité située au plus haut niveau, peut-être même le pape en personne, devait approuver ce contact. Entre-temps, Rocca câblait à la division Recherche et Analyse de l’OSS à Washington pour réclamer des éléments d’information sur la résistance catholique16.

Cette piste permit de recueillir quelques informations surprenantes. Aux yeux de Rocca, la plus surprenante de toutes concernait un émigré allemand, Willy Brandt, le futur chancelier de l’Allemagne de l’Ouest. Quoique résolument protestant et socialiste, Brandt écrivait froidement ceci : « L’Église catholique constitue la force d’opposition la plus ample et la mieux organisée d’Allemagne. » Les ecclésiastiques entretenant des relations avec toutes les couches sociales, rien ne leur interdisait de maintenir des contacts, y compris dans les milieux militaires, sans éveiller les soupçons de la Gestapo. Ce fut surtout en Bavière, où les jésuites munichois mirent en œuvre « un appareil organisationnel solide » que l’Église put opposer une résistance farouche. Les syndicats interdits liés au Parti du centre catholique étaient « aussi engagés, depuis des années, dans des activités clandestines17 ».

Or, cette résistance catholique opérant dans le plus grand secret, l’OSS était peu informé des opérations spécifiques qu’elle menait et encore moins de son mode de coordination et de contrôle. « L’opposition au sein de l’Église allemande dispose de quelques représentants à l’étranger, observait Willy Brandt, mais ils opèrent avec une extrême prudence. » Les réticences du père Leiber à rencontrer des agents de l’OSS semblaient illustrer cette circonspection. Rocca fut donc honoré et reconnaissant de ce que Leiber ait finalement accepté de le recevoir, le 18 août18.

Il admit entretenir des liens avec les conjurés. Ils l’avaient « presque constamment tenu informé de leurs activités », relevait Rocca. Le jésuite lui exposa par le menu trois complots antérieurs au 20 juillet. Parmi les conspirateurs, il mentionna les noms du général Franz Halder, ancien chef d’état-major de la Wehrmacht, réputé au sein de l’OSS pour être « une éminente personnalité des milieux catholiques ». Leiber laissa entendre, sans le déclarer formellement, qu’il avait fait part au pape des informations qu’il détenait au sujet de ces conspirations19.

Rocca croyait que son interlocuteur en savait beaucoup plus qu’il ne voulait bien en dire. Comment s’était-il tenu au fait de ces complots ? se demandait-il. Le Vatican comptait-il un messager ou un intermédiaire secret dans les rangs de la résistance allemande ? Si tel était le cas, l’OSS réussirait-elle à remonter jusqu’à lui ? Autre question plus fondamentale : pourquoi les conspirateurs s’étaient-ils donné tant de mal pour tenir le plus proche conseiller du pape informé de leurs desseins20 ?

 

En août, le gouvernement du Reich lançait l’Operation Thunderstorm, un vaste coup de filet contre les suspects de trahison. La Wehrmacht limogea les principaux protagonistes survivants du coup de force, de sorte qu’au lieu d’être traduits en cour martiale, ils comparurent devant le juge Roland Freisler et le Tribunal du peuple (Volksgerichthof). La fureur de Hitler s’abattit aussi sur les comploteurs de l’Église21.

Les SS torturèrent Delp, et émirent des mandats d’arrêt contre König et Rösch.

Le premier se cacha dans une cave à charbon, à Pullach. Le second se terra dans un silo à grain de la campagne bavaroise, puis dans la ferme d’une famille dont le fils jésuite était mort sur le front de l’Est.

La chasse aux prêtres du Comité des Ordres lancée par Himmler s’étendit aux dominicains. Dans la nuit du 16 au 17 septembre, vers 1 heure du matin, le père provincial Laurentius Siemer fut réveillé par un coup de téléphone du gardien du couvent de Schwichteler. Deux hommes voulaient lui parler. Siemer répondit qu’ils devraient revenir le lendemain et se recoucha. Les deux hommes tentèrent alors de grimper par la fenêtre, et le gardien réveilla de nouveau Siemer, qui comprit alors que ces visiteurs étaient de la Gestapo. Il consulta le père dominicain Otmar Decker, et ils conçurent une manœuvre de diversion. Pendant que Siemer sortait du couvent par la porte du jardin, Decker approcha les deux séides de la police secrète, qui se précipitèrent sur lui, comme prévu. Il les conduisit à la chambre du père provincial, au deuxième étage, de manière à donner le temps à Siemer d’atteindre la forêt. Profitant de l’obscurité, il gagna en catimini le village voisin de Schwichteler, se cacha d’abord dans un bûcher, et plus tard dans une porcherie.

La Gestapo tenta de remonter jusqu’à lui par l’intermédiaire de son second, le père Odilo Braun. Le 7 octobre, une femme agent de la Gestapo, Dagmar Imgart, plus connue sous le surnom de « Babbs » ou « Babsy », se présenta au bureau de Braun à Berlin. Quelques jours plus tôt, elle lui avait demandé d’intercéder en faveur d’un prêtre catholique pacifiste incarcéré, Max Josef Metzger. Il avait trouvé cette requête suspecte, les nazis ayant exécuté Metzger par décapitation, six mois plus tôt. De l’autre côté de la rue se tenait un homme qui surveillait les lieux. Braun demanda à sa secrétaire de faire patienter la femme à la porte. Aussitôt, il se rua à l’étage supérieur, sortit par une lucarne, et s’enfuit vers le cloître dominicain mitoyen en sautant du toit22.

 

Le 22 septembre, les SS fouillèrent une annexe de l’Abwehr à Zossen. Ils percèrent un coffre et y découvrirent des preuves du rôle du Vatican dans ces complots. Cette mine de renseignements comprenait une note sur papier à en-tête pontificale, précisant les clauses imposées par les Britanniques en vue d’un armistice avec l’Allemagne – stipulant « l’élimination de Hitler » parmi les conditions sine qua non23.

Quatre jours plus tard, les gardes se retiraient soudainement du couloir de la cellule où était enfermé Müller. Le commandant Maas vint s’entretenir avec lui seul à seul. À Zossen, les SS avaient découvert des pièces compromettantes, lui apprit-il à voix basse. Tant qu’ils n’auraient pas taillé Ochsensepp en pièces, ils ne s’arrêteraient pas là. Mais l’un des gardes, Milkau, pouvait conduire le Bavarois dans un quartier ouvrier de la ville. D’anciens membres du Parti social-démocrate le cacheraient. Les SS penseraient éventuellement à le traquer dans un monastère bavarois, mais jamais dans un quartier rouge de Berlin24.

Il remercia Maas, mais déclina son offre. Cela mènerait son épouse tout droit derrière les barreaux et attirerait les soupçons sur ses amis. Le commandant acquiesça, comme s’il s’était attendu à cette réponse. Il lui souffla qu’il lui laisserait son Lüger sur sa couchette. Mais de nouveau le Bavarois protesta. En catholique pratiquant, il considérait le suicide comme un péché mortel25.

 

Le matin du 27 septembre, Hitler refusa de sortir de son lit. Il rejeta toute nourriture et n’exprima aucun intérêt pour la conduite de la guerre. Ses aides de camp, très inquiets, ne l’avaient jamais vu aussi privé de ressort. « Il me semble me souvenir, se rappelait Traudl Junge, qu’il était resté allongé, en disant : “Je ne ferai plus rien26.” »

Six jours d’affilée, le dictateur resta au lit, poussant parfois des cris, souffrant apparemment le martyre. Le Dr Morrell l’examina et en conclut qu’aucune cause physique n’était à l’origine de sa douleur. Il paraissait seulement déprimé27.

Morrell demanda au proche entourage du Führer ce qui avait pu ainsi lui briser le moral. On lui confia un secret. La Gestapo avait récemment découvert les archives secrètes des conspirateurs dans un coffre-fort, à Zossen. Depuis qu’il avait appris le contenu de ces dossiers, le 26 septembre, il avait changé. Quel que fût la teneur de ces documents (personne ne la révéla au médecin), Hitler avait interdit qu’on la transmette au Tribunal du peuple. Il déciderait personnellement de l’issue de cette affaire28.

Tandis que le Führer se morfondait dans son lit, les armées alliées se rapprochaient du Rhin. Les hauts dirigeants du Reich avaient besoin que l’on remette leur maître sur pied. Morrell convoqua le Dr Erwin Giesing, oto-rhino-laryngologiste, afin qu’il l’examine29.

Giesing vit un homme brisé, allongé dans son lit, en robe de chambre. Le dictateur releva la tête pour le saluer, puis la laissa retomber sur son oreiller. Il avait le regard vide et se plaignait d’une sensation de pression à l’intérieur du crâne. Il évoqua « la tension nerveuse du mois passé ». En fin de compte, il allait de soi que, tôt ou tard, les événements du 20 juillet finissent par l’affecter. « Jusqu’à présent, j’ai eu la volonté de cacher tout cela, mais maintenant, je ne peux plus30. »

Giesing sortit une ampoule de sa mallette. Elle contenait une solution de cocaïne diluée à 10 %, qu’il lui administrait depuis le mois d’août. Le praticien plongea l’extrémité d’un coton-tige dans l’ampoule et le lui appliqua ensuite autour des narines. Son patient se sentit vite mieux, se leva de son lit, arpenta la pièce et se lança dans un monologue. Il avait lu les dernières lettres que les comploteurs avaient envoyées à leurs épouses, avant leur exécution par pendaison. Le général Stieff, par exemple, écrivait s’être converti au catholicisme. Hitler s’esclaffa, se disant « ravi d’avoir rendu au pape l’âme noire de cet individu démoniaque, mais seulement après l’avoir pendu31 ».

Au bout d’une demi-heure de diatribe, en proie à l’euphorie, sa voix devint pâteuse. Il cligna des yeux. Il prit les mains de Giesing, les serra fort, et réclama encore de « ce remède à la cocaïne ». Le médecin lui prit le pouls, qu’il jugea rapide, mais faible. Le Führer était retombé sur son lit, inconscient. Giesing le laissa dormir. Il referma sa trousse et repartit à Berlin, en laissant un Morrell perplexe s’interroger sur le contenu de ces documents de Zossen, qui bouleversaient tant le Führer. Ce fut seulement après la guerre que des survivants, membres du sérail, apprirent ce que révélaient ces dossiers. Depuis le premier mois de la guerre, selon un résumé final des documents saisis dans ce coffre-fort, les assassins potentiels du maître du Reich « avaient entretenu des relations avec le pape32 ».


*1. Évangile selon saint Matthieu, 10:21, saint Luc, 21:16-17. (N.d.T.)