Dimanche 8 avril, Hans Rattenhuber sortit du bunker de Hitler, pour prendre un peu l’air. Il déverrouilla trois portails en fer forgé, grimpa douze marches en spirale, et ouvrit une porte en acier à l’épreuve des gaz. Elle donnait sur les ruines des jardins de la chancellerie. S’avançant avec précaution entre les statues fracassées, il croisa Ernst Kaltenbrunner, chef de l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA). Ce dernier, sorti fumer une cigarette, avait une histoire à lui raconter1.
Durant près de neuf mois, il avait enquêté sur les complots visant à attenter à la vie du Führer. Rattenhuber ayant mission de protéger son maître, il écouta ces révélations, aussi captivé que mortifié. Au cours de la dernière semaine, ajouta Kaltenbrunner, l’histoire avait connu un rebondissement invraisemblable. La découverte des journaux personnels de Canaris, à Zossen, avait confirmé ce que Hitler soupçonnait de longue date : que nombre des menaces qui pesaient sur sa vie et son pouvoir avaient leurs sources au « Vatican, que Hitler […] considérait comme le plus grand centre d’espionnage de l’univers2 ».
Ces éléments de preuve incriminaient Canaris et six de ses collègues. Leur dossier, ouvert à l’origine par Heydrich, comportait encore le nom de code de l’Orchestre noir. Ils finiraient pendus par la SS, en grand secret. D’autres conspirateurs avaient dû subir des simulacres de procès, mais les comploteurs de l’Orchestre noir disparaîtraient dans la nuit et le brouillard. Personne ne saurait rien de leurs châtiments, de leurs crimes ou de leurs noms. Hitler imposa le silence absolu sur cette affaire. Les sources véritables du complot, rapporta Kaltenbrunner, ne pouvaient être révélées3.
Rattenhuber le prit par le bras.
« Mais vous avez rayé mon ami Josef Müller de la liste, n’est-ce pas ? » Le chef du RSHA lui avoua être incapable de s’en souvenir. Dans le « sabbat de sorcières » de ces derniers jours, une vie de plus ou de moins ne comptait guère. Les SS décidaient de qui mourait, d’un revers de main4.
Toutefois, le jeu politique des intrigues de cour nazies fournit une couverture à Rattenhuber. Il savait que Kaltenbrunner considérait Himmler comme un fanatique et un couard et qu’il convoitait son poste de chef de la SS. Jouant sur ces sentiments, Rattenhuber se souvint de ce qu’Ochsensepp avait déclaré à la Gestapo en 1934, qu’il voulait voir Himmler fusillé. Le Führer avait juré de ne pas laisser les ennemis de l’intérieur de l’Allemagne survivre à cette guerre, comme ils avaient survécu à la précédente. Mais Jo le Bœuf, qui avait même osé défier Himmler, ne méritait-il pas de survivre, afin de reconstruire sur les cendres de la guerre5 ?
Kaltenbrunner n’y opposant pas d’objection, Rattenhuber enfonça le clou. Au lieu de tuer Müller, les nazis pourraient s’en servir comme d’un appât. Par son intermédiaire, ils pourraient demander à Pie XII de rechercher les voies d’une paix séparées avec l’Ouest. Himmler aurait, dit-on, déjà posé quelques jalons en ce sens grâce à l’entregent d’un moine bénédictin, Hermann Keller. Une initiative par le canal de Müller n’aurait-elle pas de meilleures chances ? D’autant plus, comme Kaltenbrunner en avait déjà informé le Führer, que « le pape avait personnellement » marié l’intéressé dans la crypte de Saint-Pierre6 ?
Le chef du RSHA lui répliqua qu’il allait y réfléchir. Il demanderait à son aide de camp de téléphoner à Flossenbürg, afin de savoir si « le prisonnier Müller était désormais en sûreté, suivant les instructions ». Rattenhuber regagna le bunker et descendit les marches de l’escalier en colimaçon7.
Il se tenait debout devant la potence depuis près de deux heures. Des avions survolèrent Flossenbürg, des bombardiers, dans un ronronnement sourd. Il entendit une série de détonations au loin. Enfin, l’un des gardes s’approcha de lui. « Un imprévu » s’était produit. Ils l’assirent dans une casemate entre le bâtiment principal et le portail du camp8.
Un groupe de prisonniers squelettiques arriva. Le policier du convoi se disputa avec un officier du camp. Müller entendit quelqu’un beugler : « Les noms, ça ne les intéresse plus, rien que les chiffres ! » Le SS se mit à frapper un détenu près de l’entrée. Stawitzki pénétra dans la casemate à grands pas. Voyant le Bavarois, il vociféra : « Ce criminel est encore en circulation9 ? »
Les gardes le reconduisirent dans la cour où se dressaient les potences. Il attendit l’ordre de monter les marches qui le conduiraient jusque sous la corde. Rien ne se produisit. Peu à peu, il finit par se demander si les SS n’avaient pas simplement l’intention de le soumettre à un jeu. Peut-être voulaient-ils susciter des « aveux au gibet ». Il se raccrocha à ce fétu de paille, y puisant un nouvel espoir de survivre, sans savoir du tout comment il y parviendrait10.
Le crépuscule descendait. Le commandant hurla qu’ils allaient devoir continuer « demain ». L’un des gardes de Jo le Bœuf s’approcha et fit : « C’est terminé pour aujourd’hui. » Ils le reconduisirent à son cachot et l’enchaînèrent à son grabat11.
Cette nuit-là, il fut incapable de trouver le sommeil. Quelqu’un ouvrit brutalement la porte de sa cellule et brailla : « C’est toi, Bonhoeffer ? » Il espérait que Dietrich soit sain et sauf, qu’ils n’aient pu le trouver, au milieu de ce chaos. Une lumière violente emplit le bloc cellulaire. Il régnait une agitation étrange. Des chiens ne cessaient d’aboyer. À l’approche de l’aube, le couloir débordait d’activité. Des gardes appelèrent les numéros des cellules, deux à la fois, et l’ordre suivait : « Dehors, en vitesse. » Müller entendit la voix familière de l’amiral Canaris. Les bourreaux ordonnèrent à nouveau : « Dehors ! » Le Bavarois s’attendait ensuite à entendre appeler son numéro, le sept. Au lieu de quoi, le silence s’abattit12.
Un garde lui retira les chaînes qui lui entravaient les chevilles. « Je ne sais pas ce qui se passe », soupira le garde. Berlin avait qualifié Müller de « vil criminel », et pourtant, à présent, les SS donnaient l’impression d’ignorer quoi faire de lui. Le garde lui tendit un bol de bouillon et un morceau de pain. Le détenu fit les cent pas pour que son sang circule mieux13.
Vers 10 heures, des flocons blancs flottèrent entre les barreaux de la fenêtre. Cela ressemblait à de la neige, mais sentait le brûlé. Subitement, le judas de la porte de sa cellule s’ouvrit. Un agent secret britannique fait prisonnier, Peter Churchill, lui dit : « Vos amis ont déjà été pendus et maintenant ils les incinèrent derrière la crête. » Il en trembla de chagrin, il sanglota, en se rendant compte que ce qu’il avait vu tourbillonner et senti pénétrer dans son nez et sa bouche étaient tout ce qui restait de ses amis14.
Le 11 avril, Müller entendit au loin le grondement sourd du front qui se rapprochait. Dès que le Sturmführer Stawitzki entra dans sa cellule, il s’attendait à ce que les coups pleuvent à nouveau. Au lieu de quoi, le SS invita « Herr Doktor » à venir écouter les nouvelles de la guerre à la radio du bureau du camp. Apprenant que les Américains avaient franchi l’Elbe, le Bavarois demanda ce qu’il allait advenir de lui à présent. « On va vous emmener loin d’ici, et ensuite on décidera de votre sort, lui répliqua l’autre. » Le SS ajouta qu’il s’inquiétait pour sa propre famille. Le détenu lui confia qu’il avait une famille, lui aussi, et qu’il n’avait plus eu de nouvelles d’aucun des siens depuis des mois. Pourtant, se souvint-il, « je n’eus pas le courage de lui cracher dessus, ce qui était ma première impulsion ». Stawitzki s’occupa du contenu d’un sac à dos. Il en retira un piolet, comme ceux dont usaient les alpinistes. Il en conclut que le SS entendait livrer un ultime combat dans les Alpes15.
Le 15 avril, les SS l’embarquèrent, avec d’autres prisonniers au statut spécial, à bord d’un camion. Des avions volant bas les frôlèrent quand ils traversèrent un long pont. Un raid aérien les contraignit à faire halte à la cathédrale de Munich-Freising pour s’y réfugier, et il eut envie de laisser tomber une carte de visite, pour que des amis du chapitre de la cathédrale puissent être informés de ce qu’il vivait encore. Mais les gardes lui paraissaient nerveux, et il n’avait pas envie de se faire tirer dessus, au cas où ils se méprendraient sur son geste. Le camion reprit sa progression bruyante à travers la lande16.
Le lendemain, leur convoi arriva à Dachau. Les gardes lui firent franchir un pont qui enjambait un fossé large de quatre mètres, rempli d’eau et bordé de chevaux de frise, jusque dans un bunker spécial réservé aux ennemis du régime. Il ne pouvait sortir de sa cellule, excepté en cas de raid aérien. Mais un officier SS d’âge mûr, Edgar Stiller, lui dit : « Fräulein Anni Haaser sera heureuse maintenant de savoir que vous êtes arrivé ! » Peu après, Anni se présentait au portail du camp avec une valise. « Ce furent des retrouvailles émouvantes assombries par l’idée que ce puissent être les dernières », un moment resté gravé dans la mémoire du Bavarois. En route pour aller à sa rencontre, il avait vu des wagons chargés de cadavres17.
Vassili Kokorine restait près de lui, le traitant presque comme un totem vivant. Le 20 avril, lorsque le Bavarois craignit de ne pas réussir à rentrer chez lui au milieu du chaos, Kokorine lui rédigea une lettre en russe. Il voulait que son ami catholique reçoive un sauf-conduit émis par les communistes. « L’Armée rouge contrôle toute la région ! Si quelqu’un te parle russe, montre-lui cette lettre et on te libérera aussitôt18 ! »
Hitler misait tous ses espoirs sur une dernière manœuvre, visant à combler les brèches sur ses lignes de front. Le 21 avril, il ordonna au général SS Felix Steiner de lancer une poussée au sud avec ses troupes à la faveur de la nuit. Si la manœuvre de Steiner était couronnée de succès, il couperait l’Armée rouge de ses arrières, au nord de Berlin, et s’il échouait, le Reich s’effondrerait19.
Steiner esquiva. Il ne disposait plus de troupes avec lesquelles lancer l’assaut, mais n’avait pas latitude de désobéir à un ordre qui lui avait été signifié en personne. Le lendemain, quand Hitler apprit que la contre-attaque n’avait pas débuté, son visage « prit une couleur violacée », les yeux exorbités. « C’est terminé, hurla-t-il. La guerre est perdue ! Mais si vous vous figurez, messieurs, que je vais quitter Berlin, maintenant, eh bien, je vous réserve une surprise. Je préférerais me brûler la cervelle20 ! »
Le 23 avril, le lieutenant-général de Himmler, Gottlob Berger, arriva. Le tyran lui ordonna de regrouper les personnalités prisonnières à Dachau et de les acheminer vers les Alpes par camion. Les mains, les jambes, la tête de Hitler tremblaient, et il se bornait à répéter ces ordres, que Berger gardait en mémoire : « Fusillez-les tous ! Fusillez-les tous21 ! »
À Dachau, les gardes firent monter les prisonniers de marque dans des autobus. Lorsqu’ils traversèrent Munich, ce fut à peine si Josef Müller reconnut la ville rasée par les bombes. Un impact direct avait démoli la statue du Christ sauveur de la cathédrale St Michael. Il ne voyait guère de chance que sa maison de la Gedonstraße en ait réchappé22.
Ils pénétrèrent en Autriche. Les autobus s’acheminèrent par les cols en direction de Reichenau, un camp de concentration près d’Innsbruck. Sur les lieux, le tableau ne suggérait guère que leur chemin de douleur ait pris fin. Espérant une aide extérieure, le Bavarois remit l’une de ses cartes de visite à un garde et lui demanda de la porter à Josef Rubner, directeur général du Tiroler Graphik, à Innsbruck, qu’il avait lui-même nommé administrateur fiduciaire du journal. À son retour, le garde l’informa de la réponse de Rubner : « Je ne connais pas cet homme23. »
Le père Rösch alla voir le directeur de la prison de la Lehrterstrasse. Après un moment de réflexion, il choisit de s’y rendre à 4 heures de l’après-midi, le 25 avril, le huitième jour, ou « octave », de la fête tutélaire de Saint-Joseph et Saint-Marc, moment sacramentel du plus bel augure. L’autorité du directeur émanait d’un régime défunt, argumenta Rösch, et personne ne se souciait plus de ses décisions, excepté les Russes, qui apprendraient bientôt tout le mal qu’il avait commis. S’il voulait avoir la vie sauve, il devrait libérer les détenus et s’enfuir. Après quelques minutes d’atermoiements, le directeur acquiesça. Rösch descendit en courant l’escalier en métal menant au sous-sol, en hurlant la nouvelle24.
Les derniers prisonniers de Berlin franchirent le portail de la prison comme des spectres. Dans la rue, ils se retournèrent et virent l’édifice comme ils avaient espéré le voir, tout au fond de leur âme : de l’extérieur. « Subitement, des tirs d’artillerie extrêmement violents se sont abattus sur nous », se rappelait Rösch. Il fonça entre les impacts d’obus, s’engouffrant sous un pas de porte dès que le sifflement d’un projectile se rapprochait un peu trop. Juste à l’instant où les Russes arrivèrent, il trouva refuge dans le monastère de Saint-Paul, où l’un de ses homologues dans la conspiration, le père Odilo Braun, avait aménagé une cache du Comité des Ordres25.
À bord de leurs véhicules, les SS firent franchir le col du Brenner à leurs prisonniers de marque. Le 28 avril, ils traversèrent les Alpes et entrèrent en Italie. « On nous a évacués avec un groupe d’à peu près cent cinquante autres prisonniers, dans six ou sept bus escortés de motards SS, et un véhicule de type Kübelwagen qui fermait la marche, chargé de grenades et de fusils, rapporterait Jimmy James, un prisonnier britannique. Nous avons abouti au [col du] Brenner, où nous nous sommes arrêtés pour la nuit. Nous nous sommes simplement immobilisés dans la pénombre, sans savoir ce qui se passait. Les SS avaient disparu et nous nous demandions de quoi il retournait. » Müller suspectait les nazis de vouloir les retenir en otage dans un château. Selon d’autres rumeurs, après la « victoire finale », Himmler les ferait tous condamner à l’issue d’une parodie de procès. « Des années plus tard, déclarera James, j’ai découvert que les SS comptaient nous mitrailler tous autant que nous étions, et raconteraient ensuite que nous avions péri sous les bombes26. »
Mais leurs cerbères SS s’étaient scindés en deux factions. L’Obersturmführer Edgar Stiller était à la tête d’une trentaine de conscrits plus âgés. Ils se « comportaient décemment », se souvenait Müller. Le pasteur protestant emprisonné Martin Niemöller s’était accroché avec Stiller, en tentant de savoir ce qu’il adviendrait d’eux. « Nous avions l’impression que Niemöller traitait l’officier SS comme son aide de camp et, en outre, que Stiller s’y résignait tacitement. » Une attitude moins compréhensive prévalait au sein de leur escorte : « vingt personnages sinistres, armés jusqu’aux dents ». Le chef de ce groupe, l’Unterstrurmführer Bader, avait dirigé un escadron de la mort à Buchenwald27.
Ochsensepp sentait que Bader nourrissait un grief à son endroit. Stiller avait fait allusion à un ordre venu d’en haut : « L’avocat ne doit pas tomber vivant entre les mains de l’ennemi. » Stawitzki avait-il envoyé Bader de Buchenwald, se demandait le Bavarois, pour le reconduire à la potence ? Il décida de rester près du colonel Bogislav von Bonin qui, bien qu’ayant battu en retraite à Varsovie, contrevenant ainsi aux ordres de Hitler, restait un « prisonnier sur l’honneur », gardant le droit de conserver son arme de poing28.
Les SS furent de retour très tôt le matin. Ils descendirent avec les prisonniers par le versant est du col du Brenner, vers la vallée du Tyrol. À un passage à niveau, à l’entrée de la petite ville de Villabassa, la caravane s’arrêta subitement. Les gardes paraissaient hésiter sur la suite des opérations, mais laissèrent les captifs se dégourdir les jambes. L’un des autobus avait un pneu crevé, les réserves de carburant baissaient, et aucun ordre n’était arrivé de Berlin. Le détachement de SS se saoula29.
Certains des prisonniers se réunirent sous l’abri du chemin de fer pour organiser une évasion. Deux officiers de commandos d’opérations spéciales britanniques élaborèrent un plan avec le général Sante Garibaldi, chef des partisans, également captif, un descendant du héros du Risorgimento, qui avait présidé à l’unification italienne. Cette nuit-là, avec l’aide de quelques Italiens de la région acquis à leur cause, Garibaldi et son chef d’état-major, le lieutenant-colonel Ferrero, se faufilèrent hors de Villabassa, dans le but d’établir le contact avec leurs compatriotes dans les montagnes environnantes. Ils promirent de revenir avec des partisans s’attaquer aux gardes SS30.
« Dans l’intervalle, les SS responsables du groupe s’étaient tous copieusement saoulés au schnaps, rapporta James. L’un d’eux perdit plus ou moins connaissance, et l’un de nos gars a dit : “Bon, écoutez, filons-lui encore un peu de schnaps et ensuite on lui prend son livret militaire.” Ce qui fut fait, et on a trouvé dedans un ordre leur interdisant de laisser les officiers alliés et divers autres tomber entre les mains des Alliés. » Bader avait alors signalé à l’un des prisonniers que les SS avaient aménagé une « chambre spéciale31 ».
Les otages décidèrent de ne pas attendre le retour des partisans de Garibaldi. Quelques prisonniers britanniques entreprenants connectèrent les fils de contact d’une vieille Volkswagen et se dirigèrent vers les montagnes, en espérant atteindre le quartier général américain et revenir avec un détachement de sauvetage. Le colonel Bonin trouva un téléphone à la mairie et demanda au général commandant la Xe armée allemande à Bolzano, retranchée à une centaine de kilomètres au sud-ouest, de prendre les prisonniers sous sa garde, à titre préventif. Le chef d’état-major du général promit qu’une compagnie bien armée s’y rendrait par la route, dans la nuit, et arriverait à l’aube du lendemain. « Nous allions et venions dans ces ruelles avec une certaine appréhension, parce que dès le départ les SS avaient prévu de nous liquider dans ce coin isolé du Tyrol », se rappelait Müller. Personne ne connaissait la teneur des ordres ultimes qu’avait pu donner Himmler, ou ne savait sous quel délai les forces alliées seraient en mesure d’atteindre la région. Des membres des familles Stauffenberg et Goerdeler cherchèrent refuge auprès du prêtre de leur paroisse locale, qui les cacha dans son presbytère32.
Les autres prisonniers couchèrent sur de la paille, à l’hôtel de ville. Après minuit, la porte s’ouvrit d’un coup. Un officier SS pointa Müller du doigt : « Toi, tu sors d’ici ! » Le colonel Bonin se leva d’un bond et ordonna au SS d’arrêter. L’homme à la chemise noire se campa fermement sur le seuil et répéta : « Toi, dehors ! » Bonin sortit son Luger et l’avertit : « Je compte jusqu’à trois. À deux, tu es mort ! » L’officier SS tourna les talons et s’enfuit.
Mais personne ne dormit tranquille. James se souvenait qu’ils avaient tous une conscience aiguë de « la présence des SS aux deux extrémités de la salle, avec leurs [pistolets-mitrailleurs] Schmeisser prêts à tirer. Cette nuit-là, c’était littéralement la nuit des Longs Couteaux, parce que les SS s’attendaient à quelque chose, le cas échéant à une attaque de partisans [italiens33] ».
Le 29 avril, Adolf Hitler convoqua ses commandants en conférence de situation. Ils lui signalèrent que les troupes russes avaient atteint la gare voisine de Potsdam. La Wehrmacht était à court de bazookas et n’avait plus de quoi réparer ses chars. Les combats cesseraient dans les vingt-quatre heures. Un long silence s’ensuivit. Au prix d’un grand effort, le Führer se leva de son siège et se retourna, prêt à sortir de la pièce. Ses commandants lui demandèrent ce que ses troupes devraient faire quand elles auraient épuisé leurs munitions. Il répondit qu’il ne saurait autoriser la reddition de Berlin. Mais ceux qui le « veulent peuvent s’en aller ! » par petits groupes34.
Le lendemain, à 15 heures, le cercle rapproché du maître du Reich se réunit à l’étage inférieur du bunker. Il avait revêtu sa vareuse feuille-morte et son pantalon noir habituels. Sa maîtresse, Eva Braun, portait une robe bleue à parements blancs et son bracelet en or préféré, serti d’une émeraude. Des obus d’artillerie s’abattaient au-dessus d’eux. Les yeux injectés de sang, le dictateur serra la main de Rattenhuber, Bormann et Goebbels, et à moins d’une vingtaine d’autres personnes présentes. Il adressa quelques mots à chacun, d’une voix sourde. Ensuite, il regagna lentement son bureau, avec Eva Braun, et ferma la porte à double battant35.
Elle s’assit sur une étroite banquette. Elle retira ses chaussures et allongea les jambes sur le tissu blanc et bleu. Hitler s’assit à côté d’elle. Ils dévissèrent deux étuis en laiton, qui ressemblaient à des bâtons de rouge à lèvres, et en retirèrent deux fioles en verre très fin remplies d’un liquide ambré. Eva mordit dans le verre et reposa la tête sur l’épaule du dictateur. Ses genoux se contractèrent violemment, sous l’effet de la douleur. Contrôlant sa main tremblante, il leva son Walther, qu’il braqua contre sa tempe, serra les dents sur la fiole qu’il avait en bouche, et pressa sur la détente36.
Rattenhuber n’entendit aucun éclat de voix, et même pas de coup de feu. Le domestique personnel de Hitler, Heinz Linge, qui attendait à côté de Rattenhuber, gardera seulement le souvenir de l’odeur de poudre. Quand les membres de l’entourage du dictateur pénétrèrent dans la pièce, ils virent du sang dégouliner sur sa joue. Sa tempe droite était percée d’un trou écarlate de la taille d’une pièce d’un mark en argent. Eva Braun était en position assise, la tête contre l’épaule du Führer. En mourant, elle avait rabattu le bras sur la table et renversé un vase et son bouquet de fleurs37.
Les gardes du corps du dictateur emportèrent les cadavres dans le jardin de la chancellerie. Son chauffeur versa dessus dix bidons d’essence. Rattenhuber craqua plusieurs allumettes et les jeta sur Hitler et Eva Braun. Les allumettes s’éteignirent l’une après l’autre. Il sortit de sa manche quelques bouts de papier qu’il torsada pour en faire une torche. Il l’alluma et lâcha cet allume-feu improvisé sur leurs dépouilles mortelles. Une langue de flamme en jaillit. Il se mit au garde-à-vous et tendit le bras, dans un salut hitlérien. Avant de tourner les talons, il vit les corps se recroqueviller et « des membres se dresser soudain au milieu des flammes38 ».
À Villabassa, lorsque les prisonniers se levèrent, le matin du 30 avril, la neige tombait. Les gardes SS postés à l’hôtel de ville avaient disparu. L’évêque français Gabriel Piquet, incarcéré pour avoir procuré des faux papiers à des juifs, prononça une messe d’action de grâces dans l’église catholique de la bourgade. « Tout le monde y est allé, se souvenait Jimmy James, le prisonnier de guerre britannique. Pas seulement les catholiques et les protestants, mais aussi les prisonniers russes, de religion orthodoxe. C’était très émouvant. » Ce fut au cours de ce service religieux que la compagnie de la Wehrmacht tant attendue arriva. Les prisonniers se rendirent sur la place du village. Brandissant une mitraillette, le colonel Bonin désarma les rares SS qui n’avaient pas déjà détalé. La compagnie de l’armée allemande intégra quelques SS dans ses rangs, qualifiés par Stiller de « dignes de confiance et corrects », et offrit aux autres une occasion de s’enfuir ou de tenter leur chance avec les Alliés. « Bader et quelques autres descendirent dans la vallée, rapporta James, et j’appris plus tard qu’ils avaient été appréhendés par les partisans [de Garibaldi] et pendus39. »
La Wehrmacht déplaça les prisonniers à l’Hotel Pragser Wildsee. Cet établissement, une adresse de choix fréquentée par l’aristocratie austro-hongroise et les riches amateurs de sports d’hiver, dressait l’alignement de ses vastes chalets au bord d’un lac couleur d’émeraude bordé de falaises blanches et de sombres forêts. La Wehrmacht déploya des mitrailleuses en batterie sur les lignes de crête, au-dessus de la route d’accès qui serpentait jusqu’en haut de la vallée de Pragser, se créant ainsi une meilleure position défensive contre d’éventuelles unités Werwolf*1. « Il neigeait continuellement et, dans l’hôtel, il faisait un froid glacial », ce dont Müller conservait un vif souvenir40.
Le général Privalov organisa dans sa chambre une petite fête pour célébrer le Premier Mai. L’alcool coulant à flots, Vassili Kokorine fondit en larmes. S’il était libéré par « l’Angleterre, cette putain », il perdrait toute la confiance de son « oncle », Staline. La police secrète soviétique soupçonnerait les services secrets de Sa Majesté de l’avoir retourné et d’en avoir fait un agent double. En conséquence, il avait décidé de prendre contact avec les partisans du groupe Garibaldi à Cortina d’Ampezzo, une quarantaine de kilomètres plus au sud. Ochsensepp tenta de l’en dissuader. Il subsistait une couche de neige épaisse d’un mètre, Kokorine avait eu les pieds endommagés par des engelures lors de son parachutage derrière les lignes allemandes, et les privations d’une longue détention l’avaient encore plus affaibli. Certes, lui rétorqua le Russe, mais en tant qu’officier d’un corps de partisans, il se devait de se joindre à « la lutte ». Après une étreinte et un échange de baisers à la russe, il s’enfonça dans la nuit41.
Hans Rattenhuber boucla la jugulaire de son casque. Au petit jour, en ce 2 mai, il se fraya un passage à coups de pied-de-biche dans le mur de briques qui barrait une fenêtre de la cave de la chancellerie du Reich. Il escalada les gravats et sortit sur le trottoir de la Wilhelmstraße, sous le balcon du Führer, pistolet au poing, cran de sûreté relevé. Il se figea, observa autour de lui, tel un éclaireur, et fit un signe de la main à une demi-douzaine d’hommes de main du dictateur défunt, qui suivaient derrière lui. Ils prévoyaient de se ruer dans les souterrains du métro et d’en sortir au nord-ouest de la ville, hors de la zone russe42.
Rattenhuber traversa la Wilhelmsplatz, illuminée par les flammes de l’incendie. Des enfants affamés découpaient des tranches de viande fraîche dans le cadavre d’un cheval. À la station de métro Kaiserhof, il dévala la descente d’escalier encombrée de monceaux de gravats et marcha le long des rails, directement sous les lignes soviétiques. En suivant le faisceau de sa torche électrique, il se fraya un chemin en enjambant des corps à la rigidité cadavérique avancée et des escaliers à moitié éboulés, passa devant des soldats blessés et des familles sans abris blottis contre les parois des souterrains. Il refit surface à la station de la Friedrichstraße. Pendant quatre heures supplémentaires, il rampa dans un dédale de vastes caves communicantes, traversa en courant des immeubles en flammes et s’avança en titubant au milieu de rues plongées dans l’obscurité. Dans la matinée, la balle d’un tireur isolé soviétique eut finalement raison de lui, à quelques mètres à peine de la brasserie des bières Schultheiss43.
« Deux soldats ont amené ici Rattenhuber, qui est blessé », nota la secrétaire de Hitler, Traudl Junge, dans son journal. Elle s’était abritée dans les sous-sols de cette brasserie, un lieu de regroupement convenu d’avance pour les membres de l’entourage du Führer qui avaient pris la fuite. « Il a reçu une balle à la jambe, il est fiévreux et il a des hallucinations. Un médecin l’a installé sur un lit de camp et le soigne. Rattenhuber a sorti son pistolet, il a libéré le cran de sûreté et posé l’arme près de lui. Un général est descendu dans ce sous-sol. Nous apprenons que nous sommes le dernier bastion de résistance dans la capitale du Reich. Les Russes ont désormais encerclé la brasserie et appellent tout le monde à se rendre44. »
Le 4 mai, une jeep Ford enchaînait les virages sur la route de l’Hotel Pragser Wildsee. Dans une gerbe de neige, ses roues patinant sur des plaques de glace noircie, elle finit par s’immobiliser en bordure du lac d’un vert d’émeraude. Un lieutenant aux cheveux taillés en brosse en sauta et s’identifia comme l’un des officiers d’un détachement avancé sous les ordres du général Leonard T. Gerow, commandant de la 15e armée américaine. Les soldats allemands descendirent des crêtes et lui remirent leurs armes45.
Le général Gerow arriva à la tête de sept compagnies. Il avait gagné la troisième étoile qu’il arborait sur son casque après avoir commandé la première unité qui ait mis le pied sur la terre de Normandie, et les soldats allemands lui témoignaient une « déférence quasi religieuse », avait pu constater Müller. Gerow félicita les prisonniers. Ensuite, il leur annonça qu’il ne pouvait satisfaire leur souhait de rentrer chez eux. Il avait ordre de les interroger et de les « blanchir » à Naples46.
Les troupes de Gerow les transférèrent vers le sud. Le 7 mai, ils firent halte dans des baraquements, à Vérone. Le lendemain, Müller embarquait à bord d’un appareil de transport de troupes Beechcraft C-45 et parcourait les six cents derniers kilomètres jusqu’à Naples. Lorsque l’avion survola Rome, il aperçut, très loin au-dessous des ailes, le rectangle de verdure des jardins pontificaux, et le dessin des lignes convergentes de la place Saint-Pierre, blanches sur fond noir, dessinant une forme de clef47.
*1. Ces unités créées par Himmler à l’été 1944 étaient chargées de poursuivre la lutte derrière les lignes ennemies, en Allemagne et à l’extérieur du Reich. Elles menèrent quelques actions limitées d’assassinats ciblées ou de destruction à caractère terroriste. (N.d.T.)