Charmes (C’est-à-dire : Poèmes)1
Tandis qu’il travaillait à La Jeune Parque, il est arrivé que Valéry jette sur le papier quelques vers qui seront le germe d’un poème futur – c’est le cas du « Cimetière marin » dont la toute première ébauche date de la fin de 1916 –, voire qu’il écrive les premiers états d’une future pièce, comme il advint en 1915 pour l’« Ébauche d’un serpent ». Mais tout commence vraiment sur la lancée de la Parque au printemps de 1917, lorsqu’il compose « Aurore » et « Palme » qui ne sont d’abord qu’une même pièce et vont devenir le premier et le dernier poèmes de Charmes. Ces nouveaux vers, pourtant, il ne sait rien de leur avenir : à cette date, son projet est toujours de réunir ses pièces de jeunesse que Gide lui a demandées pour les Éditions de La NRF, et il ne songe nullement à un autre recueil. Le 20 août 1917, d’ailleurs, quand il fait parvenir à Gaston Gallimard, qui patiente – ou plutôt s’impatiente – depuis cinq ans, une table de ses poèmes, à côté de la plupart des pièces du futur Album de vers anciens, il fait figurer La Jeune Parque qui vient de paraître au mois de mai, ainsi que les vers déjà écrits : « L’heure » (qui sera plus tard écarté2), « Intérieur », l’« Ébauche d’un serpent » et « Aurore » dans une version longue dont « Palme » se trouvera ensuite distingué. Mais, à la réception de cet envoi, Gallimard, qui s’apprête à rejoindre aux États-Unis la troupe du Vieux-Colombier, rétorque vivement qu’il n’entend pas se contenter d’une maquette et désire les textes eux-mêmes avant son départ.
Sous le coup de cette assez rude sommation, Valéry se remet au travail, et c’est une heureuse période de création qui s’ouvre. Reprenant le « Narcisse parle » de 1891, il ébauche une trentaine de vers qui appartiendront aux « Fragments de Narcisse » – qui s’intituleront par la suite « Fragments du Narcisse » –, développe le « Serpent », retravaille un ancien sonnet à peine ébauché à l’époque du ministère, « Profusion du soir », qui figurera dans l’Album, et jette sur le papier les premières strophes de « L’insinuant » et de « Poésie ». Le soir du 14 septembre, lorsqu’il retrouve Gide au théâtre du Vieux-Colombier, il lui remet le manuscrit des vers anciens et des nouveaux, mais ces poèmes rapidement venus, il n’est pas loin de secrètement s’offusquer de la facilité avec laquelle il les a écrits et, le jour même, il confie à sa femme : « Je pense que le volume ne vaudra pas La Jeune Parque3. » C’est déjà le début d’un remords…
S’il envisage pourtant de donner « Aurore » au Mercure – où il paraît en effet le 16 octobre –, c’est que la santé chancelante de son patron le pousse à profiter de cette nouvelle carrière que le succès de la Parque vient de lui ouvrir, et toute une stratégie se met en place qui va le conduire à donner aux revues plus d’une vingtaine de pièces avant la publication du recueil4. Et cependant, comme autrefois, la perspective de monter ainsi sur la scène littéraire ne va pas sans soulever en lui quelque réticence et, en septembre, il confie à sa femme : « On va me croire déchaîné –, rabique ! La Parque en mai ; l’ode [c’est-à-dire “Aurore”] en octobre. Le volume en novembre (?) – C’est impressionnant. Je vais me faire abîmer d’urgence. » Il songe alors aussi à un long poème inspiré d’un tableau de Delacroix, Ovide chez les Scythes, qui vient de s’esquisser mais ne s’achèvera pas5, et ce projet est l’occasion pour lui de dresser une manière de bilan : « C’est une montagne devant moi ; et j’ai peur, après avoir tant fait depuis trois ans, de n’être pas assez reconstitué, assez regarni de vues et de maladresse riche ; il me semble que je ferais maigre et… clair – et avec trop de trucs acquis. D’ailleurs je ne possède pas l’instrument que je voudrais maintenant essayer (si je poursuis jamais cette carrière bébête) c’est-à-dire la strophe lyrique et ses modulations possibles. Faire des vers sans faire des expériences est évidemment nauséeux. Et puis, au fond, tout cela n’est pas mon affaire. Je ne me sens qu’à demi chez moi dans la poësie. Puisqu’il faut écrire je voudrais écrire dans le moderne, quelque chose qui ait la substance, la figure, la limpidité profonde, la rigueur et le charme de certaines choses des anciens. Du moins telles qu’elles devaient être à ceux qui les comprenaient6. »
Cette strophe lyrique va cependant se mettre en place et ce seront les nombreux dizains qui se découvrent dans Charmes. Quant à l’alliance du moderne et de l’ancien, qui était déjà à ses yeux un des caractères de la Parque7, elle suppose la préservation du travail, donc une longue reprise des poèmes – et c’est précisément ce qui va différer le projet puisque, à la fin de septembre 1917, lorsqu’il reçoit le dossier des poèmes que Gallimard a fait dactylographier sur-le-champ, il commence à les surcharger de corrections, et bien que l’éditeur lui adresse également des pages de spécimens pour qu’il choisisse le caractère qui le séduit le plus, il demande qu’on sursoie. Dans ce coup d’arrêt, l’imperfection de ses vers, bien sûr, entre en compte, et l’insatisfaction qu’il manifeste toujours devant ce qu’il vient d’écrire ; mais, voyant que d’autres poèmes maintenant s’ébauchent, sans doute commence-t-il aussi à songer que, dans quelques mois, ces vers nouveaux, peut-être, pourraient à eux seuls constituer un livre. Plusieurs poèmes viennent en effet de s’esquisser depuis le début d’octobre : une petite pièce en pentasyllabes, « À Gênes », mais aussi « Colloque » et « La caresse » – tous les trois seront écartés par la suite8 –, ainsi que l’« Ode secrète », et bientôt va s’écrire « Les grenades ». Il ne sait encore trop ce que deviendront ces pièces, mais un fécond chantier poétique, en tout cas, vient de se rouvrir et, reprenant aussi de plus anciens feuillets, il s’attarde à deux strophes où lui était revenu le souvenir du cimetière de Sète, au flanc du mont Saint-Clair qui offre une vue admirable sur la mer –, deux strophes dont l’incipit : « Ce toit tranquille où marchent les colombes », est appelé à devenir célèbre.
« La pythie » s’ébauche également et, d’un geste où s’affirme le prélude à un livre futur, Valéry recopie ces pièces inédites dans un cahier où il écrit : « P. V. Petits Poëmes. MCMXVII9 », et il en dresse parallèlement la liste qui devient une sorte de sommaire de ce livre possible. Voilà l’ancien projet remis en question : pour la première fois se fait jour la possibilité de séparer les vers nouveaux des vers anciens, et de donner deux recueils plutôt qu’un. Désormais, il délaisse le dossier de ce qui deviendra l’Album, et c’est le futur Charmes qui le requiert. Après un hiver stérile et un début de printemps 1918 qu’assombrissent les avancées de l’armée allemande vers Paris, il reprend un peu « La pythie » vers la fin du mois de mai et, en souvenir d’un tableau de Degas, Sémiramis construisant Babylone, il ébauche l’« Air de Sémiramis10 » – ainsi que deux autres poèmes, « Le rameur » et « La ceinture ». L’embellie créatrice ne revient ensuite qu’à l’été lorsque, à la demande de son patron et afin d’échapper aux bombardements dont Paris se trouve menacé, il s’installe pour plus de trois mois – du 25 juin au 8 octobre – au château de L’Isle-Manière, près d’Avranches.
Il a emporté son dictionnaire de rimes, ainsi que le Dictionnaire étymologique de Léon Clédat auquel il avait souvent recouru à l’époque de la Parque, et le début du séjour, jusqu’aux premiers jours d’août, marque une féconde reprise : il écrit un nouvel état de « La pythie », achève « Le rameur », reprend « La ceinture » et développe longuement l’« Air de Sémiramis ». De nouveaux poèmes apparaissent aussi : « Équinoxe », « La fausse morte », et surtout « Au platane », qui paraîtra dans le numéro d’août-septembre d’une jeune revue, Les Trois Roses. Puis autre chose importe durant ce séjour : c’est qu’il lit beaucoup La Fontaine – Les Amours de Psyché et de Cupidon, Clymène et surtout Adonis – et les « Fragments du Narcisse » vont se trouver marqués de ces lectures classiques ; mais il revient aussi probablement aux fables si l’on songe que deux poèmes de cet été, « Au platane » et « La fausse morte » – ainsi que certains passages du « Narcisse » – recourent à cette variation du mètre qu’il admire chez La Fontaine11 et qu’il n’a jusqu’ici pratiquée, semble-t-il, qu’une seule fois dans « Le vieil homme »12.
Lorsque la secrétaire de Gallimard, à la fin de juillet 1918, lui adresse, comme son patron un an plus tôt, des spécimens d’impression, il résiste encore : ses poèmes sont loin d’être achevés et, selon la stratégie décidée l’année précédente, il voudrait en faire paraître quelques-uns en revue avant la sortie du volume. S’il hésite encore sur le contenu du livre à venir, en revanche le titre est maintenant trouvé puisqu’il écrit sur une chemise d’épais papier bleu : « P. V. / CHARMES / c-à-d / (ou POÈMES)13. » Aussitôt rentré à Paris le 8 octobre, il se remet au travail et, en un mois, bien des poèmes progressent : il renoue avec le nouveau « Narcisse » qu’il avait ébauché l’année précédente et qu’il regarde avec une tendresse toute particulière, développe « Poésie » et « Équinoxe », porte à dix strophes « Le cimetière marin », retouche l’« Air de Sémiramis » et « La jeune fille » qui sera ensuite écarté14. Puis, sur le motif de l’abeille, il songe à composer un sonnet qui finalement deviendra la suite de quatrains que propose « Abeille spirituelle15 ». Le 20 octobre, enfin, il ébauche « Les pas » et, une semaine plus tard, presque au fil de la plume, écrit le « Cantique des colonnes ».
Au début du mois de mars 1919, Gallimard, rentré des États-Unis, exprime une fois de plus le désir qu’enfin Valéry lui adresse le manuscrit de Charmes. Comme lui aussi aimerait bien en finir, il rouvre le chantier, développe longuement le « Narcisse », remanie plusieurs pièces, fait de nouvelles dactylographies – et surtout il dresse un sommaire de vingt-six poèmes et esquisse des maquettes ; tout semble prêt, et parmi les amis, le bruit se répand que le volume va paraître, mais ce n’est qu’un bruit. Dans ce nouveau recul entre bien sûr encore l’infinie réticence qu’il ressent à laisser s’éloigner de lui l’œuvre qui pourrait encore être reprise, et souvent à ses yeux le devrait ; mais si la sortie du recueil est différée une fois de plus, c’est qu’au moment où il allait peut-être vraiment mettre la dernière main à ses poèmes, d’autres travaux l’appellent, en particulier « La crise de l’esprit », ainsi que « Note et digressions » qui paraît en novembre.
Durant cette année 1919, néanmoins, il prélève de nouveau de son dossier d’assez nombreuses pièces qu’il fait paraître en revue et, en juillet 1920, sous le titre d’Odes, « Aurore », « La pythie » et « Palme » se trouveront réunis aux Éditions de La NRF. Pendant l’hiver, ses deux textes en prose achevés, il s’est remis à Charmes et a repris « Équinoxe », « Sémiramis » et « La dormeuse », mais aussi « Au platane » dont la première version le laissait insatisfait, et surtout beaucoup avancé « Le cimetière marin » qui paraît dans La NRF du mois de juin 1920. S’il resonge un peu au « Narcisse » en Dordogne, chez Catherine Pozzi qui l’accueille du 15 septembre au 6 octobre 1920, Charmes est retombé en déshérence, et d’ailleurs il passe une nouvelle fois à d’autres travaux : la préface aux poèmes de Fabre16, par exemple, et puis surtout, plus tard, Eupalinos.
Au printemps de 1921, pourtant, il aimerait pouvoir en finir. Il travaille au « Narcisse » dont il donne des fragments à La Revue universelle du 1er mai, reprend également « Silence » et « Neige17 » qu’il avait esquissés en novembre 1919, mais aussi « Poésie », qui paraîtra le 15 juillet dans La Revue de France ; il revoit également « La ceinture » et « Le vin perdu ». Enfin, bien qu’elle ait été publiée dans Littérature, il retouche l’« Ode secrète » et surtout achève son « Ébauche d’un serpent ». Mais L’Âme et la Danse le distrait de nouveau, et c’est la mort de son patron qui relance le projet au mois de février 1922. Valéry cette fois le pressent, quoiqu’il cherche un nouvel emploi qu’il ne trouvera pas, il va devoir vivre de sa plume, et dès le début du mois de mars, il met la dernière main à Charmes : en avril, tandis qu’il séjourne à Grasse chez Catherine Pozzi, il corrige les épreuves du recueil et, une fois de plus, revoit le « Narcisse » en même temps qu’il travaille à compléter l’« Ode secrète » dont deux quatrains restent à écrire, pour lesquels on a ménagé un blanc.
À la mi-avril, il renvoie les épreuves corrigées et, dans la lettre qu’il joint pour Gallimard, s’étonne que l’ordre des poèmes ait été, plus encore que modifié, totalement bouleversé18. Si néanmoins il ne s’en irrite pas et se contente de dire : « J’avais laissé toute latitude, et après tout, je n’y attache qu’une importance minime19 », c’est à dire vrai qu’il sort meurtri de la plus grave crise que ses relations avec Catherine Pozzi aient jamais connue – et il lui suffit que le livre paraisse. Cet ordre, d’ailleurs, il ne demande pas qu’on le modifie – bien qu’il soit en particulier absurde de ne pas placer en ouverture « Aurore », qui est un poème de l’éveil et se trouve composé des mêmes heptasyllabes que « Palme » sur quoi se referme le recueil – et lorsqu’il regagne Paris le 10 mai, il corrige les secondes épreuves : il retouche le finale du « Serpent » qu’il vient de modifier, et songe encore à achever malgré tout le « Narcisse » dont on ferait une plaquette séparée –, puis finalement renonce.
Le volume – quatre-vingts pages de grand format – est achevé d’imprimer le 25 juin et, le 28 juillet, Gide adresse à son ami une lettre si pleine de franchise qu’il l’écartera plus tard de la Correspondance éditée par Robert Mallet : « Je compare à ma première surprise devant tes vers, mon émotion d’aujourd’hui, comme assagie, mais non moins vive. Des vers eux-mêmes je ne trouve rien de bien neuf à te dire ; mon admiration reste la même – et telle que je ne l’accorde à rien d’autre de ce qui se fait aujourd’hui. C’est du volume lui-même que je voudrais te parler – et je me sens un peu gêné pour le faire, ne sachant trop si mes critiques doivent s’adresser à toi ou à Gallimard… » Car c’est la structure du recueil qu’il conteste : « Je ne puis approuver, comprendre même, l’ordre des poëmes et cet entrelardement des grandes odes et des courtes poésies – non plus que ce mélange de romaines et d’italiques » ; « l’intention de cet ordre m’échappe et je ne parviens à y voir qu’un désir de diversifier. Du moment que cet ordre n’était pas préconçu (je veux dire ne précédait pas l’élaboration des poèmes) je ne vois d’hésitation possible qu’entre l’ordre chronologique, ou la disposition par genres. / Il n’en reste pas moins que ce livre est admirable et remet à leur place tous les balbutiements poétiques d’aujourd’hui. »
À quoi Valéry, dans sa réponse du 31, ne peut rien rétorquer, sinon que cet ordre où la négligence et le hasard ont aussi fait leur œuvre, cet ordre est bien, en effet, « insensé » ; quant aux caractères, l’alternance était bien de son fait et il tente de se justifier : « Je crois que, dans l’architecture que j’avais établie, italiques et romains eussent fait leur effet. » Mais Valéry, en fait, reste plus incertain qu’il n’y paraît, comme l’avenir va le montrer : car si l’alternance disparaît dès la première réédition de février 1926, elle reparaît dans les éditions de 1929 et 1938 avant de disparaître à nouveau ; et pour le reste, il ne cessera de se montrer indécis quant à l’architecture du livre : pour cette réédition de février 1926, il ne revient pas à la table initialement transmise à Gallimard, et si des majuscules mettent en évidence les pièces majeures et, par un décrochement de l’alinéa, en quelque sorte ouvrent à des sections, ces majuscules seront abandonnées en 1929 dans l’édition des Poésies où l’architecture du recueil sera de nouveau modifiée20, de manière cette fois définitive. Mais à vrai dire, à l’exception de quelques recueils magistralement structurés comme Les Fleurs du Mal, les poètes, le plus souvent, rencontrent des difficultés mal surmontables lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas ici, d’ordonner des pièces d’époque, de longueur, de forme et de thématique diverses.
Finalement, le parti pris par Valéry en 1929 est plutôt de faire jouer l’alternance entre pièces longues et brèves : le texte de plus grande ampleur, les « Fragments du Narcisse », est le neuvième des vingt et un poèmes que comporte le recueil et se trouve à peu près au centre ; les trois premiers sont assez longs, puis « L’abeille » et les suivants sont, jusqu’aux « Fragments », assez brefs ; « La pythie » ensuite est de nouveau un poème assez long, et de courtes pièces le suivent jusqu’à l’« Ébauche d’un serpent » qui compte trente-deux strophes ; trois petits poèmes viennent ensuite jusqu’au « Cimetière marin », après quoi l’« Ode secrète » et « Le rameur », assez brefs, précèdent les neuf dizains de « Palme ». Pour le reste, l’architecture répond aussi à une seconde alternance et Valéry s’attache à regrouper les pièces qui évoquent le monde extérieur et celles qui évoquent l’intériorité de l’esprit, même si plusieurs poèmes présentent à cet égard une certaine mixité.
Ce qui frappe en tout cas dans Charmes, c’est la grande diversité, non seulement thématique, mais également formelle. Celle des mètres d’abord : utilisé dans seulement quatre pièces, l’alexandrin de sa jeunesse et de la Parque qui était encore presque omniprésent dans l’Album ne domine maintenant plus – même si les « Fragments du Narcisse » y recourent parce qu’ils sont nés de l’ancien « Narcisse parle » ; huit poèmes sur vingt et un sont écrits en octosyllabes, trois en heptasyllabes et deux en pentasyllabes : à quoi s’ajoute le décasyllabe du « Cimetière marin », et les deux poèmes « Au platane » et « La fausse morte », qui font respectivement alterner l’alexandrin avec l’hexasyllabe et l’octosyllabe. De la même manière, le sonnet si souvent pratiqué jadis – en 1920, on se souvient que l’Album qui accueillait quinze poèmes en comportait huit – n’est retenu que pour cinq pièces, d’ailleurs irrégulières, parmi lesquelles « La dormeuse » seule est en alexandrins, et presque tous les autres poèmes sont des odes – forme très libre depuis les Odes et ballades de Hugo – le plus souvent composées de dizains. Visiblement, les contraintes formelles se sont desserrées, et Valéry, dans une causerie de 1941, ne reconnaîtra pas inutilement avoir souhaité faire de son nouveau « Narcisse » une pièce « autrement simple dans sa forme21 » que ne l’avait été naguère la Parque.
J’ai parlé de poèmes tantôt intérieurs, comme « Poésie », tantôt extérieurs, à l’instar de « La ceinture », et si Charmes vient en quelque sorte compléter le grand poème de 1917, c’est qu’un dédoublement se manifeste souvent du dedans au dehors par un mouvement d’évocation, parfois d’invocation – « Tu penches, grand Platane, et te proposes nu22 » –, où le poème se crée sa réalité propre bien plus qu’il ne dit celle des choses, et bien des pièces s’ouvrent à une sorte d’adresse, par exemple à « L’abeille », qui donne son mouvement au poème et comme toujours chez Valéry fonde le lyrisme sur la voix en acte ; cette voix, d’ailleurs, il ne manque pas de la souligner encore en déléguant plusieurs fois la parole, à la Pythie par exemple dès la troisième strophe, ou encore aux colonnes du « Cantique ». Par l’alternance du dedans au dehors, le réel du monde allégorise souvent le réel de l’esprit, ou s’en fait le miroir, et il suffit de penser ici au regard qui s’échange dans « Le cimetière marin » :
Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin23.
Si l’on songe, d’autre part, à « La pythie » ou encore à l’« Ébauche d’un serpent » où la maligne séduction, sensuelle et intellectuelle, affirme sur un mode burlesque une reprise de la Genèse, la profondeur du texte est de simultanément rapporter l’intelligible et le sensible à une naissance commune qui les fait se répondre. Si le dehors se lit ainsi comme un dedans, c’est qu’il s’ouvre à partir d’un Je qui le fait naître et l’ordonne en un mouvement qui signifie aussi une appropriation du monde – une manière de le comprendre. Dans les plus accomplies de ces pièces, un espace-temps peut alors s’inventer, et c’est exemplairement le cas de l’architecture mobile du temple que déploie le « Cantique des colonnes ».
Et cependant, les premiers lecteurs s’y montrent peu sensibles, et ce qui agace surtout Valéry, ainsi qu’il le précise à Gide le 31 juillet dans la même lettre où il évoquait la structure du recueil, c’est que « la presse, à l’envi me flanque Mallarmé et les ténèbres y adjacentes à la tête », et Régnier, par exemple, le 1er août, dans son feuilleton du Figaro, va évoquer « le “mallarmisme” [de Charmes] mélangé de douceurs raciniennes et de rigueurs malherbiennes ». Voilà des références bien classiques, mais Valéry a tort de se reprocher d’avoir fait du recueil « cet énorme tirage à deux mille ! (= cinq éditions !!) et surtout d’envoyer à tous ces inutiles journaux » car, en dépit de l’antienne mallarméenne, Régnier lui reconnaît les « dons les plus charmants et les plus délicats », et salue son « talent infiniment souple et brillant » : son jugement, on le voit, a changé depuis La Jeune Parque24. Le 31 août, c’est le fidèle Souday qui, toujours chaleureux, donne au Temps un long compte rendu où lui aussi évoque Mallarmé, mais où surtout il considère que Valéry se trouve « porté presque soudainement au premier rang de la littérature actuelle. Il a conquis l’admiration de tous ceux qui aiment la poésie et la pensée, chez lui, comme il sied, inséparables ». Et cependant, même s’il note la présence « d’exquis petits poèmes de sentiment et de sensualité sublimée, comme la Dormeuse et les Pas », Souday persiste à considérer Valéry comme « le plus intellectuel des poètes », et à noter, comme si l’« Avant-propos » au livre de Fabre ne l’avait pas enterré25, que « le symbolisme est toujours un langage essentiellement intellectualiste ».
Dans La NRF de septembre, c’est le directeur lui-même, Jacques Rivière, qui signe une longue étude, « Paul Valéry, poète ». Il y évoque sans doute un peu trop l’inconscient qui est l’un de ses sujets d’intérêt – en novembre 1909, il a donné à La NRF une « Introduction à la métaphysique du rêve » – et s’attachant à replacer Valéry dans son temps, marque une parenté à vrai dire quelque peu étrange avec « cet “esprit nouveau” qu’André Breton est si anxieux de voir enfin défini » ; mais Valéry ne peut se plaindre que, pour une fois, on ne le rabatte pas sur le symbolisme défunt, non plus que sur Racine et Malherbe… Rivière remarque ensuite avec justesse : « Tout le problème pour lui consiste, aidé par la mécanique du vers, à rallier secrètement les mots épars, à révéler leur latente parenté, à les engager dans une sorte de conspiration harmonique et à rétablir ainsi dans son intelligence un substitut de l’ordre et de la nécessité dont sa vacance la prive. Les “belles chaînes” des mots viennent remplacer l’enchaînement du réel ; elles empêchent les idées de se débander ; les vers courent après elles et, comme de confuses mains, les appréhendent, les retiennent, les apparient. »
Puis il ajoute, non sans pertinence encore si l’on songe que bien des poèmes sont des sortes de monologues qui peuvent paraître un peu congédier leur lecteur : « Peut-être Valéry, comme M. Teste, se parle-t-il, parfois, un peu trop uniquement à lui-même. On le sent, à certains moments, qui s’adresse ses vers pour son exclusif apaisement ; il ne s’ensuit pas d’obscurité véritable ; mais ce quelque chose cesse entre eux par quoi ils seraient portés tous à la fois dans notre esprit. » Après quoi, pour conclure, il fait curieusement de « La fausse morte » le chef-d’œuvre du recueil – et Gide ne manque pas de réagir dans la lettre qu’il lui adresse le 28 septembre : si l’étude de Rivière lui paraît excellente, ce choix final le heurte et il ne cache pas à son ami que ce poème si peu personnel qu’il le trouve « dessus de pendule et second empire », il l’eût pour sa part volontiers supprimé26.
C’est parce qu’il connaît intimement Valéry qu’André Fontainas, poète lui-même, se montre sensible, dans le Mercure du 1er novembre, aux tourments intérieurs de son ami : « Si lumineuse et pénétrante que s’élance la hardiesse inquiète de sa pensée, elle ne se constitue que de la projection métamorphosée et subtilement contrôlée de ses sens. Le rythme qui la gouverne se confond au battement de son sein. Est-ce un conflit où les uns affrontent l’autre ? Sans doute, non : mais une passion, double et d’une part froide, calculée, rapide, de l’autre plus soumise à l’intime et nonchalante persistance d’un instinct primordial, qui s’accorde, qui se mêle et se fond, avec une puissance si bien insurmontable, que le poète a soif du tourment qui l’en délivrera, qu’il l’appelle et que lui-même la forge sur l’enclume où les mots sont martelés. » Et s’il marque quelque réticence devant l’« Ébauche d’un serpent », « où se mêle à de hautes et précieuses conceptions un goût de fantaisie moins ironique, me semble-t-il, qu’un peu trop simple et négligé27 », il ajoute : « Il est le maître incontesté de tous les rythmes dont il use d’un doigté délicat et précieux ; ses images enchantent par leur pureté et leur neuve ardeur ; sa pensée ose et va ; c’est un poète au rang des plus personnels et des plus représentatifs. S’il délaisse un peu de sa vigueur intellectuelle pour se charmer de grâce plus molle et d’une vision plus sensuelle, il aboutit à ces chefs-d’œuvre qu’il dénomme le Rameur, par exemple, ou Intérieur ou l’Abeille, ou ceci, d’un insoutenable et regorgeant éclat, cette Dormeuse. »
D’autres comptes rendus sont moins lucides que celui de Rivière surtout, mais aussi de Fontainas, et, le 12 mai 1923, lorsqu’il rend compte d’Eupalinos et de L’Âme et la Danse dans L’Europe nouvelle de Louise Weiss, Emmanuel Berl écrit assez étrangement : « M. Paul Valéry a publié l’an dernier un large et mince volume de vers intitulé : Charmes. On y trouvait des odes dont le lyrisme, un peu obscur parfois, faisait penser à Claudel, à Mallarmé – et aussi à Pindare. Les fumées de M. Paul Valéry proviennent d’un feu véritable et soudain une strophe magnifique jaillit comme une flamme. » Après quoi il constate – ce qui est un peu court et que l’on savait déjà : « M. Paul Valéry est, à coup sûr, un poète. » On est naturellement surpris de la référence à Pindare, même si les odes sont ici nombreuses et qu’il existe une forme appelée ode pindarique (forme d’ailleurs très codifiée que Charmes n’accueille pas), mais la référence à Claudel – auquel Berl déjà faisait allusion à propos du Socrate d’Eupalinos – est tout aussi inattendue même si, là encore, il est l’auteur des Cinq grandes odes : ample chez l’un, toujours dominé chez l’autre, le lyrisme des deux poètes n’a en effet rien de commun et la vulgate de l’entre-deux-guerres consistera d’ailleurs bien plutôt à les opposer pour situer Claudel du côté de l’inspiration et Valéry du côté de la réflexion.
Lorsqu’il fera paraître ses Commentaires en 1929, Alain, quant à lui, les fondera sur l’idée que « Valéry est notre Lucrèce » : ce sont les mots qui ouvraient son « Propos » du 20 juillet 1927, et qui reviennent dans son commentaire des « Fragments du Narcisse », puis de l’« Ébauche d’un serpent » – et la formule est à double détente. Alors que les critiques, on l’a vu, ont tendance à intellectualiser ses vers et à en faire une lecture abstraite, cette référence au poète latin a le bénéfice d’en souligner avec pertinence la dimension naturelle, sinon cosmique – et la sensualité de Charmes est bien réelle. Alain le redira d’ailleurs dès le début de sa préface à La Jeune Parque : « Ce poète est le plus naturel de ceux que j’ai lus28. » Mais la comparaison avec Lucrèce offre aussi bien une autre face, celle que dévoile le philosophe le 18 février 1928 devant Frédéric Lefèvre qui lui consacre son fameux entretien des Nouvelles littéraires, « Une heure avec… ». Ce jour-là, en effet, il affirme que Valéry « a rassemblé de nouveau la poésie et la philosophie » – et il n’y a pas ici de contradiction avec le refus de l’abstraction, car Alain précise aussitôt que ce qui fonde cette alliance, c’est que la poésie de Valéry propose « l’éternelle pensée » : « C’est l’éternelle métaphysique, même dans les moindres pièces : Que suis-je ? Qu’est-ce que le monde ? Quel est le rapport du monde à moi ? »
Visiblement, il songe ici, déjà, à La Jeune Parque qu’il ne commentera qu’après Charmes, mais à laquelle son étude du recueil renvoie, à juste titre, comme à une œuvre séminale. Ce qu’il voit donc chez Valéry, c’est une réponse poétique à des questions philosophiques – approche parfaitement défendable et assez convaincante, en effet, de certains aspects essentiels de l’œuvre, et si le mot eût appartenu au vocabulaire de son époque, Alain eût peut-être parlé plutôt d’une poésie existentielle. Même s’il ne le dit pas aussi clairement, il voit en effet dans les vers de Valéry des états d’existence – c’est-à-dire tout le contraire de cet artificiel jeu verbal à quoi il s’est trouvé parfois qu’on les réduise, et en particulier Cocteau qui écrira de son œuvre que c’est un « précieux almanach de devinettes, mots croisés, charades, rébus et autres jeux de l’esprit, gravement ornés d’une apparence d’énigme29 », rosserie qu’il n’aura pas l’audace de rendre publique.
En revanche, Alain se trouve mal à l’aise devant certaines petites pièces et, de manière générale, il partage avec la quasi-totalité des lecteurs de l’époque une tendance à surfaire la gravité de ces poèmes, et d’ailleurs de l’œuvre entière : on a vu, par exemple, la réaction embarrassée de Fontainas devant l’« Ébauche d’un serpent ». Or, ici comme ailleurs – songeons simplement au clin d’œil gamin qu’Eupalinos peut faire à Mallarmé30 –, il arrive que Valéry parfois s’amuse, et si l’« Ébauche », précisément, fut commencée comme une sorte de plaisanterie destinée à Pierre Louÿs31, cette dimension ludique marque de son empreinte certains vers, et c’est avec beaucoup de lucidité et de finesse que Julien Gracq notera que « Valéry – sous le verni égal du ton parfaitement uni – s’est amusé à faire pirouetter tout à coup [certains poèmes] sur une blague d’étudiant ». Et de citer le dernier vers d’« Intérieur » : « Et de la raison pure épargne l’appareil32. »
Outre la structure, on l’a vu, du recueil, les rééditions de février et de décembre 1926 présentent quelques variantes. Le texte est stabilisé dans l’édition des Poésies de 1929, mais on trouve encore de menues modifications dans les rééditions de ces Poésies et le texte ne devient définitif qu’en 1942 : c’est donc cette édition qui est ici suivie.
N. B. Pour ne pas briser la structure du recueil, les Notices des poèmes figurent en annexe (voir p. 1777-1795).
À Paul Poujaud33.
La confusion morose
Qui me servait de sommeil,
Se dissipe dès la rose
Apparence du soleil.
Dans mon âme je m’avance,
Tout ailé de confiance :
C’est la première oraison !
À peine sorti des sables,
Je fais des pas admirables
Dans les pas de ma raison34.
Salut ! encore endormies35
À vos sourires jumeaux,
Similitudes amies
Qui brillez parmi36 les mots !
Au vacarme des abeilles
Je vous aurai par corbeilles,
Et sur l’échelon tremblant
De mon échelle dorée,
Ma prudence évaporée
Déjà pose son pied blanc.
Qui commencent de frémir !
Déjà s’étirent par groupes
Telles qui semblaient dormir :
L’une brille, l’autre bâille ;
Et sur un peigne d’écaille,
Égarant ses vagues doigts,
Du songe encore prochaine,
La paresseuse l’enchaîne
Aux prémisses de sa voix.
Quoi ! c’est vous, mal déridées !
Que fîtes-vous, cette nuit,
Maîtresses de l’âme, Idées,
Courtisanes par ennui37 ?
— Toujours sages, disent-elles,
Nos présences immortelles
Jamais n’ont trahi ton toit !
Nous étions non éloignées,
Mais secrètes araignées
Dans les ténèbres de toi !
Ne seras-tu pas de joie
Ivre ! à voir de l’ombre issus
Cent mille soleils de soie
Sur tes énigmes tissus ?
Regarde ce que nous fîmes :
Nous avons sur tes abîmes
Tendu nos fils primitifs,
Et pris la nature nue
Dans une trame ténue
De tremblants préparatifs…
Je la brise, et vais cherchant
Dans ma forêt sensuelle
Les oracles de mon chant.
Être ! Universelle oreille !
Toute l’âme s’appareille
À l’extrême du désir…
Elle s’écoute qui tremble
Et parfois ma lèvre semble
Son frémissement saisir.
Voici mes vignes ombreuses,
Les berceaux de mes hasards !
Les images sont nombreuses
À l’égal de mes regards…
Toute feuille me présente
Une source complaisante
Où je bois ce frêle bruit…
Tout m’est pulpe, tout amande.
Tout calice me demande
Que j’attende pour son fruit.
Je ne crains pas les épines !
L’éveil est bon, même dur !
Ces idéales rapines
Ne veulent pas qu’on soit sûr :
Il n’est pour ravir un monde
De blessure si profonde
Qui ne soit au ravisseur
Une féconde blessure,
Et son propre sang l’assure
D’être le vrai possesseur.
J’approche la transparence
De l’invisible bassin
Où nage mon Espérance
Que l’eau porte par le sein.
Et soulève cette vague
Que fait un col sans pareil…
Elle sent sous l’onde unie
La profondeur infinie,
Et frémit depuis l’orteil.
À André Fontainas38.
Tu penches, grand Platane, et te proposes nu,
Blanc comme un jeune Scythe39,
Mais ta candeur40 est prise, et ton pied retenu
Par la force du site.
Ombre retentissante en qui le même azur
Qui t’emporte, s’apaise,
La noire mère41 astreint ce pied natal et pur
À qui la fange42 pèse.
De ton front voyageur les vents ne veulent pas ;
La terre tendre et sombre,
Ô Platane, jamais ne laissera d’un pas
S’émerveiller ton ombre !
Ce front n’aura d’accès qu’aux degrés lumineux
Où la sève l’exalte ;
Tu peux grandir, candeur, mais non rompre les nœuds
De l’éternelle halte !
Pressens autour de toi d’autres vivants liés
Par l’hydre vénérable ;
Tes pareils sont nombreux, des pins aux peupliers,
De l’yeuse à l’érable43,
Qui, par les morts saisis, les pieds échevelés
Dans la confuse cendre,
Sentent les fuir les fleurs, et leurs44 spermes ailés
Le cours léger descendre.
Le tremble pur, le charme, et ce hêtre formé,
De quatre jeunes femmes,
Ne cessent point de battre un ciel toujours fermé,
Vêtus en vain de rames.
Ils vivent séparés, ils pleurent confondus
Dans une seule absence,
Et leurs membres d’argent sont vainement fendus
À leur douce naissance.
Quand l’âme lentement qu’ils expirent le soir
Vers l’Aphrodite monte45,
La vierge doit dans l’ombre, en silence, s’asseoir,
Toute chaude de honte.
Elle se sent surprendre, et pâle, appartenir
À ce tendre présage
Qu’une présente chair tourne vers l’avenir
Par un jeune visage…
Mais toi, de bras plus purs que les bras animaux,
Toi qui dans l’or les plonges,
Toi qui formes au jour le fantôme des maux
Que le sommeil fait songes,
Haute profusion de feuilles, trouble fier
Quand l’âpre tramontane
Sonne, au comble de l’or, l’azur du jeune hiver
Sur tes harpes, Platane,
Ose gémir !… Il faut, ô souple chair du bois,
Te tordre, te détordre,
Te plaindre sans te rompre, et rendre aux vents la voix
Qu’ils cherchent en désordre !
Flagelle-toi !… Parais l’impatient martyr
Qui soi-même s’écorche,
Et dispute à la flamme impuissante à partir
Ses retours vers la torche !
Afin que l’hymne monte aux oiseaux qui naîtront,
Et que le pur de l’âme
Fasse frémir d’espoir les feuillages d’un tronc
Qui rêve de la flamme46,
Je t’ai choisi, puissant personnage d’un parc,
Ivre de ton tangage,
Puisque le ciel t’exerce, et te presse, ô grand arc,
De lui rendre un langage !
Ô qu’amoureusement des Dryades47 rival,
Le seul poète puisse
Flatter ton corps poli comme il fait du Cheval
L’ambitieuse cuisse !…
— Non, dit l’arbre. Il dit : Non ! par l’étincellement
De sa tête superbe,
Que la tempête traite universellement
Comme elle fait une herbe !
À Léon-Paul Fargue48.
Douces colonnes, aux
Chapeaux garnis de jour,
Ornés de vrais oiseaux
Qui marchent sur le tour,
Douces colonnes, ô
L’orchestre de fuseaux !
Chacun immole son
Silence à l’unisson.
Égales radieuses ?
— Au désir sans défaut
Nos grâces studieuses !
Nous chantons à la fois
Que nous portons les cieux !
Ô seule et sage voix
Qui chantes pour les yeux !
Vois quels hymnes49 candides !
Quelle sonorité
Nos éléments limpides
Tirent de50 la clarté !
Si froides et dorées
Nous fûmes de nos lits
Par le ciseau tirées,
Pour devenir ces lys !
De nos lits de cristal
Nous fûmes éveillées,
Des griffes51 de métal
Nous ont appareillées.
Pour affronter la lune,
La lune et le soleil,
On nous polit chacune
Comme ongle de l’orteil !
Servantes sans genoux,
Sourires sans figures,
Se sent les jambes pures,
Pieusement pareilles,
Le nez sous le bandeau
Et nos riches oreilles
Sourdes au blanc fardeau,
Un temple sur les yeux
Noirs pour l’éternité,
Nous allons sans les dieux
À la divinité !
Nos antiques jeunesses,
Chair mate et belles52 ombres,
Sont fières des finesses
Qui naissent par les nombres !
Filles des nombres d’or53,
Fortes des lois du ciel,
Sur nous tombe et s’endort
Un dieu couleur de miel.
Il dort content, le Jour,
Que chaque jour offrons
Sur la table d’amour
Étale sur nos fronts.
Incorruptibles sœurs,
Mi-brûlantes, mi-fraîches,
Nous prîmes pour danseurs
Brises et feuilles sèches,
Et les siècles par dix,
Et les peuples passés,
C’est un profond54 jadis,
Jadis jamais assez !
Sous nos mêmes amours
Plus lourdes que le monde
Nous traversons les jours
Comme une pierre l’onde !
Nous marchons dans le temps
Et nos corps éclatants
Ont des pas ineffables
Qui marquent dans les fables…
À Francis de Miomandre55.
Quelle, et si fine, et si mortelle,
Que soit ta pointe, blonde abeille,
Je n’ai, sur ma tendre corbeille,
Jeté qu’un songe de dentelle.
Pique du sein la gourde belle,
Sur qui l’Amour meurt ou sommeille,
Qu’un peu de moi-même vermeille,
Vienne à la chair ronde et rebelle !
J’ai grand besoin d’un prompt tourment :
Un mal vif et bien terminé
Vaut mieux qu’un supplice dormant !
Par cette infime alerte d’or
Sans qui l’Amour meurt ou s’endort !
Par la surprise saisie,
Une bouche qui buvait
Au sein de la Poésie
En sépare son duvet :
— Ô ma mère Intelligence,
De qui la douceur coulait,
Quelle est cette négligence
Qui laisse tarir son lait !
À peine sur ta poitrine,
Accablé de blancs liens,
Me berçait l’onde marine
De ton cœur chargé de biens ;
À peine, dans ton ciel sombre,
Abattu sur ta beauté,
Je sentais, à boire l’ombre,
M’envahir une clarté !
Dieu perdu dans son essence,
Et délicieusement
Docile à la connaissance
Du suprême apaisement,
Je touchais à la nuit pure,
Je ne savais plus mourir,
Car un fleuve sans coupure
Me semblait me parcourir…
Dis, par quelle crainte vaine,
Par quelle ombre de dépit,
Cette merveilleuse veine
À mes lèvres se rompit ?
Ô rigueur, tu m’es un signe
Qu’à mon âme je déplus !
Le silence au vol de cygne
Entre nous ne règne plus !
Immortelle, ta paupière
Me refuse mes trésors,
Et la chair s’est faite pierre
Qui fut tendre sous mon corps !
Des cieux même tu me sèvres,
Par quel injuste retour ?
Que seras-tu sans mes lèvres ?
Que serai-je sans amour ?
Mais la Source suspendue
Lui répond sans dureté :
— Si fort vous m’avez mordue
Que mon cœur s’est arrêté !
Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance
Procèdent muets et glacés.
Personne pure, ombre divine,
Qu’ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux !… tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !
Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l’apaiser,
À l’habitant de mes pensées
La nourriture d’un baiser,
Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d’être et de n’être pas,
Car j’ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n’était que vos pas.
Quand le ciel couleur d’une joue
Laisse enfin les yeux le chérir
Et qu’au point doré de périr
Dans les roses le temps se joue,
Devant le muet de plaisir
Qu’enchaîne une telle peinture,
Danse une Ombre à libre ceinture
Que le temps est près de saisir.
Cette ceinture vagabonde
Fait dans le souffle aérien
Frémir le suprême lien
De mon silence avec ce monde…
Absent, présent… Je suis bien seul,
Et sombre, ô suave linceul56.
À Lucien Fabre57.
Quels secrets dans son cœur brûle ma jeune amie,
Âme par le doux masque aspirant une fleur58 ?
De quels vains aliments sa naïve chaleur
Fait ce rayonnement d’une femme endormie ?
Souffle, songes, silence, invincible accalmie,
Tu triomphes, ô paix plus puissante qu’un pleur,
Quand de ce plein sommeil l’onde grave et l’ampleur
Conspirent sur le sein d’une telle ennemie.
Dormeuse, amas doré d’ombres et d’abandons,
Ton repos redoutable est chargé de tels dons,
Ô biche avec langueur longue auprès d’une grappe,
Que malgré l’âme absente, occupée aux enfers,
Ta forme au ventre pur qu’un bras fluide drape,
Veille ; ta forme veille, et mes yeux sont ouverts.
Que tu brilles enfin, terme pur de ma course !
Ce soir, comme d’un cerf, la fuite vers la source60
Ne cesse qu’il ne tombe au milieu des roseaux,
Ma soif me vient abattre au bord même des eaux.
Mais, pour désaltérer cette amour curieuse,
Je ne troublerai pas l’onde mystérieuse :
Nymphes ! si vous m’aimez, il faut toujours dormir !
La moindre âme dans l’air vous fait toutes frémir ;
Même, dans sa faiblesse, aux ombres échappée,
Si la feuille éperdue effleure la napée61,
Elle suffit à rompre un univers dormant…
Votre sommeil importe à mon enchantement,
Il craint jusqu’au frisson d’une plume qui plonge !
Gardez-moi longuement ce visage pour songe
Qu’une absence divine est seule à concevoir !
Sommeil des nymphes, ciel, ne cessez de me voir !
Rêvez, rêvez de moi !… Sans vous, belles fontaines,
Ma beauté, ma douleur, me seraient incertaines.
Je chercherais en vain ce que j’ai de plus cher,
Sa tendresse confuse étonnerait ma chair,
Et mes tristes regards, ignorants de mes charmes,
À d’autres que moi-même adresseraient leurs larmes…
Vous attendiez, peut-être, un visage sans pleurs,
Vous calmes, vous toujours de feuilles et de fleurs,
Et de l’incorruptible altitude hantées,
Ô Nymphes !… Mais docile aux pentes enchantées
Qui me firent vers vous d’invincibles chemins,
Souffrez ce beau reflet des désordres humains !
Heureux vos corps fondus, Eaux planes et profondes !
Je suis seul !… Si les Dieux, les échos et les ondes
Et si tant de soupirs permettent qu’on le soit !
Seul !… mais encor celui qui s’approche de soi
Quand il s’approche aux bords que bénit ce feuillage…
Des cimes, l’air déjà cesse le pur pillage ;
La voix des sources change, et me parle du soir ;
Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir.
J’entends l’herbe des nuits croître62 dans l’ombre sainte,
Et la lune perfide élève son miroir
Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte…
Jusque dans les secrets que je crains de savoir,
Jusque dans le repli de l’amour de soi-même,
Rien ne peut échapper au silence du soir…
La nuit vient sur ma chair lui souffler que je l’aime.
Sa voix fraîche à mes vœux tremble de consentir ;
À peine, dans la brise, elle semble mentir,
Tant le frémissement de son temple tacite
Conspire au spacieux silence d’un tel site.
Ô douceur de survivre à la force du jour,
Quand elle se retire enfin rose d’amour,
Encore un peu brûlante, et lasse, mais comblée,
Et de tant de trésors tendrement accablée
Par de tels souvenirs qu’ils empourprent sa mort,
Et qu’ils la font heureuse agenouiller dans l’or,
Puis s’étendre, se fondre, et perdre sa vendange,
Et s’éteindre en un songe en qui le soir se change63.
Quelle perte en soi-même offre un si calme lieu !
L’âme, jusqu’à périr, s’y penche pour un Dieu
Qu’elle demande à l’onde, onde déserte, et digne
Sur son lustre, du lisse effacement64 d’un cygne…
À cette onde jamais ne burent les troupeaux !
D’autres, ici perdus, trouveraient le repos,
Et dans la sombre terre, un clair tombeau qui s’ouvre…
Mais ce n’est pas le calme, hélas ! que j’y découvre !
Quand l’opaque délice où dort cette clarté,
Cède à mon corps l’horreur du feuillage écarté65,
Alors, vainqueur de l’ombre, ô mon corps tyrannique,
Repoussant aux forêts leur épaisseur panique,
Tu regrettes bientôt leur éternelle nuit !
Pour l’inquiet Narcisse, il n’est ici qu’ennui66 !
Tout m’appelle et m’enchaîne à la chair lumineuse
Que m’oppose des eaux la paix vertigineuse !
Que je déplore ton éclat fatal et pur,
Si mollement de moi fontaine environnée,
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur,
Les yeux mêmes et noirs de leur âme étonnée.
Profondeur, profondeur, songes qui me voyez,
Comme ils verraient une autre vie,
Dites, ne suis-je pas celui que vous croyez,
Votre corps vous fait-il envie ?
Cessez, sombres esprits, cet ouvrage anxieux
Qui se fait dans l’âme qui veille ;
Ne cherchez pas en vous, n’allez surprendre aux cieux
Le malheur d’être une merveille :
Trouvez dans la fontaine un corps délicieux…
Prenant à vos regards cette parfaite proie,
Du monstre de s’aimer faites-vous un captif ;
Dans les errants filets de vos longs cils de soie
Son gracieux éclat vous retienne pensif ;
Mais ne vous flattez pas de le changer d’empire.
Ce cristal est son vrai séjour ;
Les efforts mêmes de l’amour
Ne le sauraient de l’onde extraire qu’il n’expire…
PIRE.
Pire ?…
Quelqu’un redit Pire… Ô moqueur !
Écho lointaine67 est prompte à rendre son oracle !
De son rire enchanté, le roc brise mon cœur,
Et le silence, par miracle,
Cesse !… parle, renaît, sur la face des eaux…
Pire ?…
Pire destin !… Vous le dites, roseaux,
Qui reprîtes des vents ma plainte vagabonde !
Antres, qui me rendez mon âme plus profonde,
Vous renflez de votre ombre une voix qui se meurt…
Vous me le murmurez, ramures !… Ô rumeur
Déchirante, et docile aux souffles sans figure,
Votre or léger s’agite, et joue avec l’augure…
Tout se mêle de moi, brutes divinités !
Mes secrets dans les airs sonnent ébruités,
Le roc rit ; l’arbre pleure ; et par sa voix charmante,
Je ne puis jusqu’aux cieux que je ne me lamente
D’appartenir sans force à d’éternels attraits !
Hélas68 ! entre les bras qui naissent des forêts,
Une tendre lueur d’heure ambiguë existe…
Là, d’un reste69 du jour, se forme un fiancé,
Nu, sur la place70 pâle où m’attire l’eau triste,
Délicieux démon désirable et glacé !
Te voici, mon doux corps71 de lune et de rosée,
Ô forme obéissante à mes vœux opposée !
Qu’ils sont beaux, de mes bras les dons vastes et vains72 !
Mes lentes mains, dans l’or adorable se lassent
D’appeler ce captif que les feuilles enlacent ;
Mon cœur jette aux échos l’éclat des noms divins73 !…
Mais que ta74 bouche est belle en ce muet blasphème !
Ô semblable !… Et pourtant plus parfait que moi-même,
Éphémère immortel, si clair devant mes yeux,
Pâles membres de perle, et ces cheveux soyeux,
Faut-il qu’à peine aimés, l’ombre les obscurcisse,
Et que la nuit déjà nous divise, ô Narcisse,
Et glisse entre nous deux le fer qui coupe un fruit !
Qu’as-tu ?
Ma plainte même est funeste ?…
Le bruit
Du souffle que j’enseigne à tes lèvres, mon double,
Sur la limpide lame a fait courir un trouble !…
Tu trembles !… Mais ces mots que j’expire à genoux
Ne sont pourtant qu’une âme hésitante entre nous,
Entre ce front si pur et ma lourde mémoire…
Je suis si près de toi que je pourrais te boire,
Ô visage !… Ma soif est un esclave nu…
Jusqu’à ce temps charmant je m’étais inconnu,
Et je ne savais pas me chérir et me joindre !
Mais te voir, cher esclave, obéir à la moindre
Des ombres dans mon cœur se fuyant à regret,
Voir sur mon front l’orage et les feux d’un secret75,
Voir, ô merveille, voir ! ma bouche nuancée
Trahir… peindre sur l’onde une fleur de pensée,
Et quels événements étinceler dans l’œil !
J’y trouve un tel trésor d’impuissance et d’orgueil,
Que nulle vierge enfant échappée au satyre,
Nulle ! aux fuites habile, aux chutes sans émoi,
Nulle des nymphes, nulle amie, ne m’attire76
Comme tu fais sur l’onde, inépuisable Moi !…
Fontaine, ma fontaine, eau froidement présente,
Douce aux purs animaux, aux humains complaisante
Qui d’eux-mêmes tentés suivent au fond la mort,
Tout est songe pour toi, Sœur tranquille du Sort !
À peine en souvenir change-t-il un présage,
Que pareille sans cesse à son fuyant visage77,
Sitôt de ton sommeil les cieux te sont ravis !
Mais si pure tu sois des êtres que tu vis,
Onde, sur qui les ans passent comme78 les nues,
Que de choses pourtant doivent t’être connues,
Astres, roses, saisons, les corps et leurs amours !
Claire, mais si profonde, une nymphe toujours
Effleurée, et vivant de tout ce qui l’approche,
Nourrit quelque sagesse à l’abri de sa roche,
À l’ombre de ce jour qu’elle peint sous les bois.
Elle sait à jamais les choses d’une fois…
Ô présence pensive, eau calme qui recueilles
Tout un sombre trésor de fables et de feuilles79,
L’oiseau mort, le fruit mûr, lentement descendus,
Et les rares lueurs des80 clairs anneaux perdus.
Tu consommes en toi leur perte solennelle ;
Mais, sur la pureté de ta face éternelle,
L’amour passe et périt…
Quand le feuillage épars
Tremble, commence à fuir, pleure de toutes parts,
Tu vois du sombre amour s’y mêler la tourmente,
L’amant brûlant et dur ceindre la blanche amante,
Vaincre l’âme… Et tu sais selon quelle douceur
Sa main puissante passe à travers l’épaisseur
Des tresses que répand la nuque précieuse,
S’y repose, et se sent forte et mystérieuse ;
Elle parle à l’épaule et règne sur la chair.
Alors les yeux fermés à l’éternel éther
Ne voient plus que le sang qui dore leurs paupières ;
Sa pourpre redoutable obscurcit les lumières
D’un couple aux pieds confus qui se mêle, et se ment.
Ils gémissent… La Terre appelle doucement
Ces grands corps chancelants qui luttent bouche à bouche,
Et qui, du vierge sable osant battre la couche,
Composeront d’amour un monstre qui se meurt…
Leurs souffles ne font plus qu’une heureuse rumeur,
L’âme croit respirer l’âme toute prochaine,
Mais tu sais mieux que moi, vénérable fontaine,
Quels fruits forment toujours ces moments enchantés !
Car, à peine les cœurs calmes et contentés
D’une ardente alliance expirée en délices,
Des amants détachés tu mires les malices,
Tu vois poindre des jours de mensonges tissus,
Et naître mille maux trop tendrement conçus !
Bientôt, mon onde sage, infidèle et la même,
Le Temps mène ces fous qui crurent que l’on aime
Redire à tes roseaux de plus profonds soupirs !
Vers toi, leurs tristes pas suivent leurs souvenirs…
Sur tes bords, accablés d’ombres et de faiblesse,
Tout éblouis d’un ciel dont la beauté les blesse
Tant il garde l’éclat de leurs jours les plus beaux,
Ils vont des biens perdus trouver tous les tombeaux…
« Cette place dans l’ombre était tranquille et nôtre ! »
« L’autre aimait ce cyprès, se dit le cœur de l’autre, »
« Et d’ici, nous goûtions le souffle de la mer ! »
Hélas ! la rose même est amère dans l’air…
Moins amers les parfums des suprêmes fumées
Qu’abandonnent au vent les feuilles consumées !…
Ils respirent ce vent, marchent sans le savoir,
Foulent aux pieds le temps d’un jour de désespoir…
Ô marche lente, prompte, et pareille aux pensées
Qui parlent tour à tour aux têtes insensées !
La caresse et le meurtre hésitent dans leurs mains,
Leur cœur, qui croit se rompre au détour des chemins,
Lutte, et retient à soi son espérance étreinte.
Mais leurs esprits perdus courent ce labyrinthe
Où s’égare celui qui maudit le soleil !
Leur folle solitude, à l’égal du sommeil,
Peuple et trompe l’absence ; et leur secrète oreille
Partout place une voix qui n’a point de pareille…
Rien ne peut dissiper leurs songes absolus ;
Le soleil ne peut rien contre ce qui n’est plus !
Mais s’ils traînent dans l’or leurs yeux secs et funèbres,
Ils se sentent des pleurs défendre leurs ténèbres
Plus chères à jamais que tous les feux du jour !
Et dans ce corps caché tout marqué de l’amour,
Que porte amèrement l’âme qui fut heureuse,
Brûle un secret baiser qui la rend furieuse…
Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux
Que de ma seule essence ;
Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux,
Tout autre n’est qu’absence.
Ô mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi !
Le plus beau des mortels81 ne peut chérir que soi…
Douce et dorée, est-il une idole plus sainte,
De toute une forêt qui se consume, ceinte,
Et sise dans l’azur, vivant par tant d’oiseaux ?
Est-il don plus divin de la faveur des eaux,
Et d’un jour qui se meurt plus adorable usage
Que de rendre à mes yeux l’honneur de mon visage ?
Naisse donc entre nous que la lumière unit
De grâce et de silence un échange infini !
Je vous salue, enfant de mon âme et de l’onde,
Cher trésor d’un miroir qui partage le monde !
Ma tendresse y vient boire, et s’enivre de voir
Un désir sur soi-même essayer son pouvoir !
Ô qu’à tous mes souhaits, que vous êtes semblable !
Mais la fragilité vous fait inviolable,
Vous n’êtes que lumière, adorable moitié
D’une amour trop pareille à la faible amitié !
Hélas ! la nymphe même a séparé nos charmes !
Puis-je espérer de toi que de vaines alarmes ?
Qu’ils sont doux les périls que nous pourrions choisir !
Se surprendre soi-même et soi-même saisir,
Nos mains s’entremêler, nos maux s’entre-détruire,
Nos silences longtemps de leurs songes s’instruire,
La même nuit en pleurs confondre nos yeux clos,
Et nos bras refermés sur les mêmes sanglots
Étreindre un même cœur, d’amour prêt à se fondre…
Quitte enfin le silence, ose enfin me répondre,
Bel et cruel Narcisse, inaccessible enfant,
Tout orné de mes biens que la nymphe défend…
… Ce corps si pur, sait-il qu’il me puisse séduire ?
De quelle profondeur songes-tu de m’instruire,
Habitant de l’abîme, hôte si spécieux
D’un ciel sombre ici-bas précipité des cieux ?…
Ô le frais ornement de ma triste tendance
Qu’un sourire si proche, et plein de confidence,
Et qui prête à ma lèvre une ombre de danger
Jusqu’à me faire craindre un désir étranger !
Quel souffle vient à l’onde offrir ta froide rose !…
J’aime… J’aime !… Et qui donc peut aimer autre chose
Que soi-même ?…
Toi seul, ô mon corps, mon cher corps,
Je t’aime, unique objet qui me défends des morts !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Formons, toi sur ma lèvre, et moi, dans mon silence,
Une prière aux dieux qu’émus de tant d’amour
Sur sa pente de pourpre ils arrêtent le jour !…
Faites, Maîtres heureux, Pères des justes fraudes,
Dites qu’une lueur de rose ou d’émeraudes
Que des songes du soir votre sceptre reprit,
Pure, et toute pareille au plus pur de l’esprit,
Attende, au sein des cieux, que tu vives et veuilles,
Près de moi, mon amour, choisir un lit de feuilles,
Sortir tremblant du flanc de la nymphe au cœur froid,
Et sans quitter mes yeux, sans cesser d’être moi,
Tendre ta forme fraîche, et cette claire écorce…
Oh ! te saisir enfin !… Prendre ce calme torse
Plus pur que d’une femme et non formé de fruits…
Mais, d’une pierre simple est le temple où je suis,
Où je vis… Car je vis sur tes lèvres avares !…
Ô mon corps, mon cher corps, temple qui me sépares
De ma divinité, je voudrais apaiser
Votre bouche… Et bientôt, je briserais, baiser,
Ce peu qui nous défend de l’extrême existence,
Cette tremblante, frêle, et pieuse distance
Entre moi-même et l’onde, et mon âme, et les dieux !…
Adieu… Sens-tu frémir mille flottants adieux ?
Bientôt va frissonner le désordre des ombres !
L’arbre aveugle vers l’arbre étend ses membres sombres,
Et cherche affreusement l’arbre qui disparaît…
Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt82,
Où la puissance échappe à ses formes suprêmes…
L’âme, l’âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes,
Elle se fait immense et ne rencontre rien…
Entre la mort et soi, quel regard est le sien !
Dieux ! de l’auguste jour, le pâle et tendre reste
Va des jours consumés joindre le sort funeste ;
Il s’abîme aux enfers du profond souvenir !
Hélas ! corps misérable, il est temps de s’unir…
Penche-toi… Baise-toi. Tremble de tout ton être !
L’insaisissable amour que tu me vins promettre
Passe, et dans un frisson, brise Narcisse, et fuit…
La Pythie, exhalant la flamme
De naseaux durcis par l’encens,
Haletante, ivre, hurle !… l’âme
Affreuse, et les flancs mugissants !
Pâle, profondément mordue,
Et la prunelle suspendue
Au point le plus haut de l’horreur,
Le regard qui manque à son masque
S’arrache vivant à la vasque,
À la fumée, à la fureur !
Sur le mur, son ombre démente
Où domine un démon majeur,
Parmi l’odorante tourmente
Prodigue un fantôme nageur,
De qui la transe colossale,
Rompant les aplombs de la salle,
Si la folle tarde à hennir,
Mime de noirs enthousiasmes,
Hâte les dieux, presse les spasmes
De s’achever dans l’avenir !
Cette martyre en sueurs froides,
Ses doigts sur ses doigts se crispant,
D’un trépied qu’étrangle un serpent :
— Ah ! maudite !… Quels maux je souffre !
Toute ma nature est un gouffre !
Hélas ! Entr’ouverte aux esprits,
J’ai perdu mon propre mystère !…
Une Intelligence adultère
Exerce un corps qu’elle a compris !
Don cruel ! Maître immonde, cesse
Vite, vite, ô divin ferment,
De feindre une vaine grossesse
Dans ce pur ventre sans amant !
Fais finir cette horrible scène !
Vois de tout mon corps l’arc obscène
Tendre à se rompre pour darder
Comme son trait le plus infâme,
Implacablement au ciel l’âme
Que mon sein ne peut plus garder !
Qui me parle, à ma place même ?
Quel écho me répond : Tu mens !
Qui m’illumine ?… Qui blasphème ?
Et qui, de ces mots écumants,
Dont les éclats hachent ma langue,
La fait brandir une harangue
Brisant la bave et les cheveux
Que mâche et trame le désordre
D’une bouche qui veut se mordre
Et se reprendre ses aveux ?
Dieu ! Je ne me connais de crime
Que d’avoir à peine vécu !…
Mais si tu me prends pour victime
Et sur l’autel d’un corps vaincu
Si tu courbes un monstre, tue
Ce monstre, et la bête abattue,
Le col tranché, le chef produit
Par les crins qui tirent les tempes,
Que cette plus pâle des lampes
Saisisse de marbre la nuit !
Alors, par cette vagabonde
Morte, errante, et lune à jamais,
Soit l’eau des mers surprise, et l’onde
Astreinte à d’éternels sommets !
Que soient les humains faits statues,
Les cœurs figés, les âmes tues,
Et par les glaces de mon œil,
Puisse un peuple de leurs paroles
Durcir en un peuple d’idoles
Muet de sottise et d’orgueil !
Eh ! Quoi !… Devenir la vipère
Dont tout le ressort de frissons
Surprend la chair que désespère
Sa multitude de tronçons !…
Reprendre une lutte insensée !…
Tourne donc plutôt ta pensée
Vers la joie enfuie, et reviens,
Ô mémoire, à cette magie
Qui ne tirait son énergie
D’autres arcanes que des tiens !
Mon cher corps… Forme préférée,
Fraîcheur par qui ne fut jamais
Aphrodite désaltérée,
Intacte nuit, tendres sommets,
Et vos partages indicibles
D’une argile en îles sensibles,
Douce matière de mon sort,
Quelle alliance nous vécûmes,
Avant que le don des écumes
Ait fait de toi ce corps de mort !
Toi, mon épaule, où l’or se joue
D’une fontaine de noirceur,
J’aimais de te joindre ma joue
Fondue à sa même douceur !…
Ou, soulevée à mes narines,
Ouverte aux distances marines,
Les mains pleines de seins vivants,
Entre mes bras aux belles anses
Mon abîme a bu85 les immenses
Profondeurs qu’apportent les vents !
Hélas ! ô roses, toute lyre
Contient la modulation !
Un soir, de mon triste délire
Parut la constellation !
Le temple se change dans l’antre,
Et l’ouragan des songes entre
Au même ciel qui fut si beau !
Il faut gémir, il faut atteindre
Je ne sais quelle extase, et ceindre
Ma chevelure d’un lambeau !
Ils m’ont connue aux bleus stigmates
Apparus sur ma pauvre peau ;
Ils m’assoupirent d’aromates
Laineux et doux comme un troupeau ;
Ils ont, pour vivant amulette86,
Touché ma gorge qui halète
Sous les ornements vipérins ;
Étourdie, ivre d’empyreumes87,
Ils m’ont, au murmure des neumes88,
Rendu des honneurs souterrains.
Qu’ai-je donc fait qui me condamne
Pure, à ces rites odieux ?
Une sombre carcasse d’âne
Eût bien servi de ruche aux dieux !
Mais une vierge consacrée,
Une conque neuve et nacrée
Ne doit à la divinité
Que sacrifice et que silence,
Et cette intime violence
Que se fait la virginité !
Pourquoi, Puissance Créatrice,
Auteur du mystère animal,
Dans cette vierge pour matrice,
Semer les merveilles du mal ?
Sont-ce les dons que tu m’accordes ?
Crois-tu, quand se brisent les cordes,
Que le son jaillisse plus beau ?
Ton plectre89 a frappé sur mon torse,
Mais tu ne lui laisses la force
Que de sonner comme un tombeau !
Sois clémente, sois sans oracles !
Et de tes merveilleuses mains,
Change en caresses les miracles,
Retiens les présents surhumains !
C’est en vain que tu communiques
À nos faibles tiges, d’uniques
Commotions de ta splendeur !
L’eau tranquille est plus transparente
D’une confuse profondeur !
Va, la lumière la divine
N’est pas l’épouvantable éclair
Qui nous devance et nous devine
Comme un songe cruel et clair !
Il éclate !… Il va nous instruire !…
Non !… La solitude vient luire
Dans la plaie90 immense des airs
Où nulle pâle architecture,
Mais la déchirante rupture
Nous imprime de purs déserts !
N’allez donc, mains universelles,
Tirer de mon front orageux
Quelques suprêmes étincelles !
Les hasards font les mêmes jeux !
Le passé, l’avenir sont frères
Et par leurs visages contraires
Une seule tête pâlit
De ne voir où qu’elle regarde
Qu’une même absence hagarde
D’îles plus belles que l’oubli.
Noirs témoins de tant de lumières
Ne cherchez plus… Pleurez, mes yeux !…
Ô pleurs dont les sources premières
Sont trop profondes dans les cieux !…
Jamais plus amère demande !…
Mais la prunelle la plus grande
De ténèbres se doit nourrir !…
Tenant notre race atterrée,
La distance désespérée
Nous laisse le temps de mourir !
Entends, mon âme, entends ces fleuves91 !
Quelles cavernes sont ici ?
Est-ce mon sang ?… Sont-ce les neuves
Rumeurs des ondes sans merci ?
Mes secrets sonnent leurs aurores !
Tristes airains, tempes sonores,
Que dites-vous de l’avenir !
Frappez, frappez, dans une roche,
Abattez l’heure la plus proche…
Mes deux natures vont s’unir !
Ô formidablement gravie,
Et sur d’effrayants échelons,
Je sens dans l’arbre de ma vie
La mort monter de mes talons !
Le long de ma ligne frileuse
Le doigt mouillé de la fileuse
Trace une atroce volonté !
Et par sanglots grimpe la crise
Jusque dans ma nuque où se brise
Une cime de volupté !
Ah ! brise les portes vivantes !
Fais craquer les vains scellements,
Épais troupeau des épouvantes,
Hérissé d’étincellements !
Surgis des étables funèbres
Où te nourrissaient mes ténèbres
De leur fabuleuse foison !
Bondis, de rêves trop repue,
Ô horde épineuse et crépue,
Et viens fumer dans l’or, Toison !
*
Telle, toujours plus tourmentée,
Déraisonne, râle et rugit
La prophétesse fomentée
Par les souffles de l’or rougi.
Mais enfin le ciel se déclare !
L’oreille du pontife hilare
S’aventure vers le futur :
Une attente sainte la penche,
Car une voix nouvelle et blanche
Échappe de ce corps impur :
*
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE,
Discours prophétique et paré,
Belles chaînes en qui s’engage
Le dieu dans la chair égaré,
Illumination, largesse !
Voici parler une Sagesse
Et sonner cette auguste Voix
Qui se connaît quand elle sonne
N’être plus la voix de personne
Tant que des ondes et des bois !
Ô Courbes, méandre,
Secrets du menteur,
Est-il art plus tendre
Que cette lenteur ?
Je sais où je vais,
Je t’y veux conduire,
Mon dessein mauvais
N’est pas de te nuire…
(Quoique souriante
En pleine fierté,
Tant de liberté92
La désoriente !)
Ô Courbes, méandre,
Secrets du menteur,
Je veux faire attendre
Le mot le plus tendre.
Humblement, tendrement, sur le tombeau charmant,
Sur l’insensible monument,
Que d’ombres, d’abandons, et d’amour prodiguée,
Forme ta grâce fatiguée,
Je meurs, je meurs sur toi, je tombe et je m’abats,
Mais à peine abattu sur le sépulcre bas,
Dont la close étendue aux cendres me convie,
Cette morte apparente, en qui revient la vie,
Frémit, rouvre les yeux, m’illumine et me mord,
Et m’arrache toujours une nouvelle mort
Plus précieuse que la vie.
À Henri Ghéon93.
Parmi l’arbre, la brise berce
La vipère que je vêtis ;
Un sourire, que la dent perce
Et qu’elle éclaire d’appétits,
Sur le Jardin se risque et rôde,
Et mon triangle d’émeraude
Tire sa langue à double fil…
Bête je suis, mais bête aiguë,
De qui le venin quoique vil
Laisse loin la sage ciguë !
Suave est ce temps de plaisance !
Tremblez, mortels ! Je suis bien fort
Quand jamais à ma suffisance,
Je bâille à briser le ressort !
La splendeur de l’azur aiguise
Cette guivre94 qui me déguise
D’animale simplicité ;
Venez à moi, race étourdie !
Je suis debout et dégourdie,
Pareille à la nécessité !
Soleil, soleil !… Faute éclatante95 !
Toi qui masques la mort, Soleil,
Sous l’azur et l’or d’une tente
Où les fleurs tiennent leur conseil ;
Par d’impénétrables délices,
Toi, le plus fier de mes complices,
Et de mes pièges le plus haut,
Tu gardes les cœurs de connaître
Que l’univers n’est qu’un défaut
Dans la pureté du Non-être !
Grand Soleil, qui sonnes l’éveil
À l’être, et de feux l’accompagnes,
Toi qui l’enfermes d’un sommeil
Trompeusement peint de campagnes,
Fauteur des fantômes joyeux
Qui rendent sujette des yeux
La présence obscure de l’âme,
Toujours le mensonge m’a plu
Ô roi des ombres fait de flamme !
Verse-moi ta brute chaleur,
Où vient ma paresse glacée
Rêvasser de quelque malheur
Selon ma nature enlacée…
Ce lieu charmant qui vit la chair
Choir et se joindre m’est très cher !
Ma fureur, ici, se fait mûre ;
Je la conseille et la recuis,
Je m’écoute, et dans mes circuits,
Ma méditation murmure…
Ô Vanité ! Cause Première !
Celui qui règne dans les Cieux96,
D’une voix qui fut la lumière
Ouvrit l’univers spacieux.
Comme las de son pur spectacle,
Dieu lui-même a rompu l’obstacle
De sa parfaite éternité ;
Il se fit Celui qui dissipe
En conséquences, son Principe,
En étoiles, son Unité.
Cieux, son erreur ! Temps, sa ruine !
Et l’abîme animal, béant !…
Quelle chute dans l’origine
Étincelle au lieu de97 néant !…
Mais, le premier mot de son Verbe,
MOI !… Des astres le plus superbe
Qu’ait parlés le fou créateur,
Je suis !… Je serai !… J’illumine
La diminution divine
De tous les feux du Séducteur !
Objet radieux de ma haine,
Vous que j’aimais éperdument,
Vous qui dûtes de la géhenne
Donner l’empire à cet amant,
Regardez-Vous98 dans ma ténèbre !
Devant Votre image funèbre,
Orgueil de mon sombre miroir,
Si profond fut Votre malaise
Que Votre souffle sur la glaise
Fut un soupir de désespoir !
En vain, Vous avez, dans la fange,
Pétri de faciles enfants,
Qui de Vos actes triomphants
Tout le jour Vous fissent louange !
Sitôt pétris, sitôt soufflés,
Maître Serpent les a sifflés,
Les beaux enfants que Vous créâtes !
Holà ! dit-il, nouveaux venus !
Vous êtes des hommes tout nus,
Ô bêtes blanches et béates !
À la ressemblance exécrée,
Vous fûtes faits, et je vous hais !
Comme je hais le Nom qui crée
Tant de prodiges imparfaits !
Je suis Celui qui modifie,
Je retouche au cœur qui s’y fie,
D’un doigt sûr et mystérieux !…
Nous changerons ces molles œuvres,
Et ces évasives couleuvres
En des reptiles furieux !
Mon Innombrable Intelligence
Touche dans l’âme des humains
Un instrument de ma vengeance
Qui fut assemblé de tes mains !
Et ta Paternité voilée,
Quoique, dans sa chambre étoilée,
Elle n’accueille que l’encens,
Toutefois l’excès de mes charmes
Pourra de lointaines alarmes
Troubler ses desseins tout-puissants !
Je vais, je viens, je glisse, plonge,
Je disparais dans un cœur pur !
Fut-il jamais de sein si dur
Qu’on n’y puisse loger un songe ?
Qui que tu sois, ne suis-je point
Cette complaisance qui point
Dans ton âme, lorsqu’elle s’aime ?
Je suis au fond de sa faveur
Cette inimitable saveur
Que tu ne trouves qu’à toi-même !
Ève, jadis, je la surpris,
Parmi ses premières pensées,
La lèvre entr’ouverte aux esprits
Qui naissaient des roses bercées.
Cette parfaite m’apparut,
Son flanc vaste et d’or parcouru
Ne craignant le soleil ni l’homme ;
Tout offerte aux regards de l’air,
L’âme encore stupide, et comme
Interdite au seuil de la chair.
Tu es si belle, juste prix
De la toute sollicitude
Des bons et des meilleurs esprits !
Pour qu’à tes lèvres ils soient pris
Il leur suffit que tu soupires !
Les plus purs s’y penchent les pires,
Les plus durs sont les plus meurtris…
Jusques à moi, tu m’attendris,
De qui relèvent les vampires99 !
Oui ! De mon poste de feuillage
Reptile aux extases d’oiseau,
Cependant que mon babillage
Tissait de ruses le réseau,
Je te buvais, ô belle sourde !
Calme, claire, de charmes lourde,
Je dominais furtivement,
L’œil dans l’or ardent de ta laine,
Ta nuque énigmatique et pleine
Des secrets de ton mouvement !
J’étais présent comme une odeur,
Comme l’arome d’une idée
Dont ne puisse être élucidée
L’insidieuse profondeur !
Et je t’inquiétais, candeur,
Ô chair mollement décidée,
Sans que je t’eusse intimidée,
À chanceler dans la splendeur !
Bientôt, je t’aurai, je parie,
Déjà ta nuance varie !
Demande d’immenses égards !
Sa transparence de regards,
Sottise, orgueil, félicité,
Gardent bien la belle cité !
Sachons lui créer des hasards,
Et par ce plus rare des arts,
Soit le cœur pur sollicité ;
C’est là mon fort100, c’est là mon fin,
À moi les moyens de ma fin !)
Or, d’une éblouissante bave,
Filons les systèmes légers
Où l’oisive et l’Ève suave
S’engage en de vagues dangers !
Que sous une charge de soie
Tremble la peau de cette proie
Accoutumée au seul azur !…
Mais de gaze point de subtile,
Ni de fil invisible et sûr,
Plus qu’une trame de mon style !
Dore, langue ! dore-lui les
Plus doux des dits que tu connaisses101 !
Allusions, fables, finesses,
Mille silences ciselés,
Use de tout ce qui lui nuise :
Rien qui ne flatte et ne l’induise
À se perdre dans mes desseins,
Docile à ces pentes qui rendent
Aux profondeurs des bleus bassins
Les ruisseaux qui des cieux descendent !
Ô quelle prose non pareille,
Que d’esprit n’ai-je pas jeté
Dans le dédale duveté
De cette merveilleuse oreille !
Là, pensais-je, rien de perdu ;
Tout profite au cœur suspendu !
Sûr triomphe ! si ma parole,
De l’âme obsédant le trésor,
Comme une abeille une corolle
Ne quitte plus l’oreille d’or !
« Rien, lui soufflais-je, n’est moins sûr
Que la parole divine, Ève !
Une science vive crève
L’énormité de ce fruit mûr !
N’écoute l’Être vieil et pur
Qui maudit la morsure brève !
Que si ta bouche fait un rêve,
Cette soif qui songe à la sève,
Ce délice à demi futur,
C’est l’éternité fondante, Ève ! »102
Elle buvait mes petits mots
Qui bâtissaient une œuvre étrange ;
Son œil, parfois, perdait un ange
Pour revenir à mes rameaux.
Le plus rusé des animaux
Qui te raille d’être si dure,
Ô perfide et grosse de maux,
N’est qu’une voix dans la verdure !
— Mais sérieuse l’Ève était
Qui sous la branche l’écoutait !
De toute extase prohibée,
Sens-tu la sinueuse amour
Que j’ai du Père dérobée ?
Je l’ai, cette essence du Ciel,
À des fins plus douces que miel
Délicatement ordonnée…
Prends de ce fruit… Dresse ton bras !
Pour cueillir ce que tu voudras
Ta belle main te fut donnée103 ! »
Quel silence battu d’un cil !
Mais quel souffle sous le sein sombre
Que mordait l’Arbre de son ombre !
L’autre brillait, comme un pistil !
— Siffle, siffle ! me chantait-il !
Et je sentais frémir le nombre,
Tout le long de mon fouet subtil,
De ces replis dont je m’encombre :
Ils roulaient depuis le béryl104
De ma crête, jusqu’au péril !
Génie ! Ô longue impatience !
À la fin, les temps sont venus,
Qu’un pas vers la neuve Science
Va donc jaillir de ces pieds nus !
Le marbre aspire, l’or se cambre !
Ces blondes bases d’ombre et d’ambre
Tremblent au bord du mouvement !…
Elle chancelle, la grande urne,
D’où va fuir le consentement
De l’apparente taciturne !
Cède, cher corps, cède aux appâts !
Que ta soif de métamorphoses
Autour de l’Arbre du Trépas
Engendre une chaîne de poses !
Viens sans venir ! forme des pas
Vaguement, comme lourds de roses…
Danse, cher corps… Ne pense pas !
Ici les délices sont causes
Suffisantes au cours des choses !…
Ô follement que je m’offrais
Cette infertile jouissance :
Voir le long pur d’un dos si frais
Frémir la désobéissance !…
Déjà délivrant son essence
De sagesse et d’illusions,
Tout l’Arbre de la Connaissance
Échevelé de visions,
Agitait son grand corps qui plonge
Au soleil, et suce le songe !
Arbre, grand Arbre, Ombre des Cieux,
Irrésistible Arbre des arbres,
Qui dans les faiblesses des marbres,
Poursuis des sucs délicieux,
Toi qui pousses tels labyrinthes
Par qui les ténèbres étreintes
S’iront perdre dans le saphir
De l’éternelle matinée,
Douce perte, arome ou zéphir,
Ou colombe prédestinée,
Ô Chanteur, ô secret buveur
Des plus profondes pierreries,
Berceau du reptile rêveur
Qui jeta l’Ève en rêveries,
Qui toujours, comme pour mieux voir,
Grandis à l’appel de ta cime,
Toi qui dans l’or très pur promeus
Tes bras durs, tes rameaux fumeux,
D’autre part, creusant vers l’abîme,
Tu peux repousser l’infini
Qui n’est fait que de ta croissance,
Et de la tombe jusqu’au nid
Te sentir toute Connaissance !
Mais ce vieil amateur d’échecs,
Dans l’or oisif des soleils secs,
Sur ton branchage vient se tordre ;
Ses yeux font frémir ton trésor.
Il en cherra des fruits de mort,
De désespoir et de désordre105 !
Beau serpent, bercé dans le bleu,
Je siffle, avec délicatesse,
Offrant à la gloire de Dieu
Le triomphe de ma tristesse…
Il me suffit que dans les airs,
L’immense espoir de fruits amers
Affole les fils de la fange…
— Cette soif qui te fit géant,
Jusqu’à l’Être exalte l’étrange
Toute-Puissance du Néant !
Dures grenades entr’ouvertes
Cédant à l’excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Éclatés de leurs découvertes !
Si les soleils par vous subis,
Ô grenades entre-bâillées
Vous ont fait d’orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,
Et que si l’or sec de l’écorce
À la demande d’une force
Crève en gemmes rouges de jus,
Cette lumineuse rupture
Fait rêver une âme que j’eus
De sa secrète architecture.
J’ai, quelque jour, dans l’Océan,
(Mais je ne sais plus sous quels cieux)
Jeté, comme offrande au néant,
Tout un peu de vin précieux…
Qui voulut ta perte, ô liqueur ?
J’obéis peut-être au devin ?
Peut-être au souci106 de mon cœur,
Songeant au sang, versant le vin ?
Après une rose fumée107
Reprit aussi pure la mer…
Perdu ce vin, ivres les ondes !…
J’ai vu bondir dans l’air amer
Les figures les plus profondes…
Une esclave aux longs yeux chargés de molles chaînes
Change l’eau de mes fleurs, plonge aux glaces prochaines,
Au lit mystérieux prodigue ses doigts purs ;
Elle met une femme au milieu de ces murs
Qui, dans ma rêverie errant avec décence,
Passe entre mes regards sans briser leur absence,
Comme passe le verre au travers du soleil,
Et de la raison pure épargne l’appareil.
Μή, φíλα ψυχά, βίον άθάνατον σπεῦδε, τὰν δ’ ἔµπρακτον ἄντλει µαχανάν.
Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le109 calme des dieux !
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.
Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !
Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.
Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.
Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange110
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.
L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regarde-toi111 !… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.
Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème112,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !
Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire113 à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.
Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière114,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !
Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !
Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse115 ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.
Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.
Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières116 ?
La larve file où se formaient des117 pleurs.
Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi !
Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !
Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !
Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète118 est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche119 !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !
Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas120 !
Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette121 forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !
Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère122 et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue123, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,
Le vent se lève !… il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs124 !
Chute superbe, fin si douce,
Oubli des luttes, quel délice
Que d’étendre à même la mousse
Après la danse, le corps lisse !
Jamais une telle lueur
Que ces étincelles d’été
Sur un front semé de sueur
N’avait la victoire fêté !
Mais touché par le Crépuscule,
Ce grand corps qui fit tant de choses,
Qui dansait, qui rompit Hercule,
N’est plus qu’une masse de roses !
Dormez, sous les pas sidéraux,
Vainqueur lentement désuni,
Car l’Hydre125 inhérente au héros
S’est éployée à l’infini…
Ô quel Taureau, quel Chien, quelle Ourse,
Quels objets de victoire126 énorme,
Quand elle entre aux temps sans ressource
L’âme impose à l’espace informe127 !
Fin suprême, étincellement
Qui, par les Monstres et les Dieux,
Proclame universellement
Les grands actes qui sont aux Cieux128 !
À André Lebey129.
Penché contre130 un grand fleuve, infiniment mes rames
M’arrachent à regret aux131 riants environs ;
Âme aux pesantes mains, pleines des avirons,
Il faut que le ciel cède au glas des lentes lames.
Le cœur dur, l’œil distrait des beautés que je bats,
Laissant autour de moi mûrir des cercles d’onde,
Je veux à larges coups rompre l’illustre monde
De feuilles et de feu que je chante tout bas.
Arbres sur qui je passe, ample et naïve moire,
Eau de ramages peinte, et paix de l’accompli,
Déchire-les, ma barque, impose-leur un pli
Qui coure du grand calme abolir la mémoire.
Jamais, charmes132 du jour, jamais vos grâces n’ont
Tant souffert d’un rebelle essayant sa défense :
Mais, comme les soleils m’ont tiré de l’enfance,
Je remonte à la source où cesse même un nom.
En vain, toute la nymphe énorme et continue
Empêche de bras purs mes membres harassés ;
Je romprai lentement mille liens glacés
Et les barbes d’argent de sa puissance nue.
Ce bruit secret des eaux, ce fleuve étrangement
Place mes jours dorés sous un bandeau de soie ;
Rien plus aveuglément n’use l’antique joie
Qu’un bruit de fuite égale et de nul changement.
Sous les133 ponts annelés, l’eau profonde me porte,
Voûtes pleines de vent, de murmure et de nuit,
Ils courent sur un front qu’ils écrasent d’ennui,
Mais dont l’os orgueilleux est plus dur que leur porte.
Leur nuit passe longtemps. L’âme baisse sous eux
Ses sensibles soleils et ses promptes paupières,
Quand, par le mouvement qui me revêt de pierres,
Je m’enfonce au mépris de tant d’azur oiseux.