1907

Le manifeste de l’art moderne


Avec Les Demoiselles d’Avignon, Picasso multiplie les références anciennes et modernes, populaires, parisiennes, ibériques, africaines et ouvre sur un nouveau monde. Ce grand tableau resta complètement incompris en son temps.

En 1907, Picasso peint au Bateau-Lavoir, à Montmartre, Les Demoiselles d’Avignon, une œuvre reconnue aujourd’hui comme un laboratoire de l’art moderne. Dans ce grand tableau complètement incompris en son temps, Picasso ouvre sur un nouveau monde en multipliant les références anciennes et modernes, populaires, parisiennes, ibériques, africaines.

Sur grand format (244 × 234 cm), il représente à l’huile une scène de bordel dont le titre final affiche plus de pudeur que l’original. L’écrivain André Salmon, après avoir parlé en 1912 de « Bordel philosophique », aurait suggéré par prudence Les Demoiselles d’Avignon au risque d’agacer le peintre qui l’avait nommé à l’origine « Le Bordel d’Avignon ». Pourquoi ? Parce qu’il habitait à Barcelone à deux pas de la carrer d’Avinyo, où il achetait son papier et ses couleurs. Parce que la grand-mère de son ami Max Jacob est d’Avignon et c’est aussi l’une des femmes représentées, aux côtés de Fernande, sa compagne de l’époque avec qui les relations sont devenues orageuses, et de Marie Laurencin, jeune artiste qui vient d’être présentée à Picasso par Guillaume Apollinaire tombé amoureux d’elle. Et si le peintre imagine les trois femmes au bordel, c’est pour « blaguer ».

Picasso veut au départ montrer un marin assis parmi des femmes nues dans une maison close alors qu’un étudiant en médecine doit entrer sur la gauche, un crâne puis un livre à la main. Mais l’esquisse dessinée à sept personnages (Kunstmuseum de Bâle) est finalement simplifiée, les présences masculines (autoportraits) disparaissent, et demeurent sur fond de tenture blanche et bleue cinq femmes aux corps découpés à la hache et aux têtes réduites aux masques. Devant elles est dressée la table, où une petite nature morte joue comme une allusion charnelle à la scène manifestement érotique. Dans son agencement géométrisé, l’artiste a multiplié les traits obliques et les torsions sur d’inquiétantes statues, dont celle qui tire le rideau sur la gauche (à la place du marin) nous force à regarder un spectacle brutal et sombre mais terriblement vivant.

L’année 1907, Picasso est absorbé par ce chantier qui le dépasse. Il multiplie les études sur tous les supports qui lui tombent sous la main, papiers à dessiner mais aussi déjà imprimés : on retrouve des corps et des têtes de femmes un peu partout – et jusque sur une lettre commerciale du Crédit minier et industriel ou bien encore sur un récit un brin érotique de la revue Le Vieux Marcheur. Picasso semble avoir tout recyclé : Le Bain turc d’Ingres (découvert à la rétrospective du Salon d’automne de 1905), Les Massacres de Scio ou Femmes d’Alger de Delacroix, Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Mais à ces références puisées dans la tradition moderne (en partie orientaliste) s’ajoute l’impact de la littérature. Il vient de découvrir Rimbaud, Sade et, en 1907, Apollinaire dédicace à Picasso son roman érotique qui circule sous le manteau : Les Onze Mille Verges. On sait aussi l’influence déterminante des pièces ibériques d’avant la conquête romaine exhumées à Cerro de los Santos et Osuna en Andalousie, présentées au Louvre (début 1906) – Picasso en achète d’ailleurs deux à l’aventurier Géry-Piéret, qui vient de les voler au musée, ce qui a sans doute échappé à son client. Le début de l’aventure de ses Demoiselles d’Avignon doit également à la rétrospective Gauguin au Salon d’automne de 1906, où Picasso a vu ses puissantes Tahitiennes archaïques. Mais son primitivisme personnel s’inspire aussi de son voyage à Gósol, en haute Catalogne, la même année, où l’a frappé une Vierge du XIIe siècle aux yeux très agrandis.

Ce goût des saintes et des prostituées, cette passion des origines, ce primitivisme, il les partage avec un certain nombre d’artistes et d’écrivains qui aspirent à une contre-culture antibourgeoise pour lutter contre les normes académiques occidentales. Dans cet esprit, en 1907, Picasso aime au Salon des indépendants les Baigneuses de Derain et le Nu bleu, souvenir de Biskra de Matisse, dont les déformations expressives de forme et de couleur l’incitent à rivaliser d’invention, d’autant plus qu’il a vu le tableau classique éclater chez Cézanne à la rétrospective du Salon d’automne, cette même année.

Enfin, Picasso a découvert récemment ce que l’on appelait alors l’« art nègre » dans une statuette en bois (vilie) achetée par Matisse. Max Jacob raconte avoir retrouvé son ami le lendemain matin de la trouvaille en train de dessiner sur de grandes feuilles de papier Ingres : une face de femme avec un seul œil, un nez trop long confondu avec la bouche, une mèche de cheveux sur l’épaule. Le poète avoue n’avoir d’ailleurs rien compris à tout cela, témoignant au passage de l’humeur sombre du peintre. Dans les propos que l’on prête à Picasso, sa visite au Musée d’ethnologie du Trocadéro relatée par André Malraux dans La Tête d’obsidienne demeure éclairante : « Je regardais toujours les fétiches. J’ai compris : moi aussi, je suis contre tout. Moi aussi, je pense que tout, c’est inconnu, c’est l’ennemi ! Tout ! Pas les détails ! Les femmes, les enfants, les bêtes, le tabac, jouer… Mais le tout ! J’ai compris à quoi elle servait, leur sculpture, aux Nègres. Pourquoi sculpter comme ça et pas autrement. Ils étaient pas cubistes, tout de même ! Puisque le cubisme, il n’existait pas. Sûrement, des types avaient inventé les modèles et des types les avaient imités, la tradition, non ? Mais tous les fétiches, ils servaient à la même chose. Ils étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants. Des outils. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants. Les esprits, l’inconscient (on n’en parlait pas encore beaucoup), l’émotion, c’est la même chose. J’ai compris pourquoi j’étais peintre. Tout seul, dans ce musée affreux […] avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux. Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! »

La catharsis ne vaut manifestement pas pour tout le monde à l’époque puisque la réception du tableau est calamiteuse, même chez ses plus fidèles amis. Guillaume Apollinaire cale, Félix Fénéon qui l’accompagne déclare que Picasso est doué pour la caricature. Wilhelm Uhde lui trouve quelque chose d’assyrien ; Daniel-Henry Kahnweiler, venu pour la première fois au Bateau-Lavoir, ne comprend pas. Derain raconte que l’on trouvera un jour Picasso pendu derrière son grand tableau. Matisse, qui fonctionne déjà avec son rival en double mimétique, y voit avec raison la critique de son Bonheur de vivre (1906). Le collectionneur américain Leo Stein est horrifié, et seule sa sœur, Gertrude Stein, prend le parti de soutenir celui qui vient de modifier radicalement la règle du jeu. Enfin, un critique américain reproduit malgré tout Les Demoiselles d’Avignon en mai 1910 dans The Architectural Record sous le titre : Study by Picasso.

Contrairement à ce que l’on a souvent répété, l’œuvre n’est pourtant pas roulée dans un coin et reléguée par son auteur – on la voit encore photographiée en 1913-1914 dans l’atelier de la rue Schœlcher. Elle ne sera remisée qu’après sa première et très courte exposition publique, au Salon d’Antin en 1916. Ce désaveu n’empêchera pas Picasso d’enfoncer le clou, d’autant plus qu’il le dira plus tard à Christian Zervos : chaque tableau lui vient de loin, il est le résultat de ses rêves, de ses instincts, de ses désirs, de ses pensées qui mettent longtemps à s’élaborer, mais aussi de tout ce qui existe malgré sa volonté. D’où l’impression que l’on a de voir dans Les Demoiselles d’Avignon un champ de bataille, où l’inconscient joue un rôle aussi important que le travail conscient. Finalement, un début de reconnaissance viendra, non de l’État français, bien loin encore de reconnaître la valeur d’une œuvre de Picasso, mais du collectionneur-mécène français Jacques Doucet. Celui-ci achète ses Demoiselles en 1923 sur le conseil d’André Breton, qui les fera reproduire en 1925 dans le quatrième numéro de La Révolution surréaliste. Puis, le tableau sera vendu à la mort de Doucet par sa veuve à l’antiquaire américain Jacques Seligmann, en septembre 1937, avant d’être acquis par le Museum of Modern Art de New York (MoMA) à la fin de l’année pour la somme de 28 000 dollars, grâce au don de Lillie P. Bliss. Sa carrière publique peut alors enfin commencer.

Entre-temps se multiplient les interprétations de ce manifeste de l’art moderne. Dès 1920, Kahnweiler et Salmon font du tableau le point de départ du cubisme, ce que reprendra le directeur du MoMA, Alfred Barr. D’autres insistent sur le chemin à parcourir encore pour révéler la totalité des points de vue possibles (seulement à partir de 1908-1909). Il faut dépasser l’histoire de l’art internaliste pour inscrire cette révolution symbolique de 1907 dans un contexte individuel, mais aussi médical, social, politique. Celui de la peur vénérienne, de l’opposition entre les prostituées à la peau blanche et les autres, à la peau noire, qui peuvent s’inspirer des clichés coloniaux véhiculés par les photographies d’Edmond Fortier (dont l’artiste possède des reproductions). Cette tension peut aussi contenir les débats houleux de la Chambre des députés, en 1905-1906, sur les abus coloniaux commis contre les populations indigènes du Congo français et belge.

Puis, l’année 1907 est ensanglantée par la répression gouvernementale de la « révolte des gueux », les vignerons du Languedoc et du pays catalan. À cet égard, il faut songer à l’impact durable du suicide de son cher ami Casagemas à qui Picasso devra sans doute de continuer toute sa vie à défier les bourgeois en aimant l’anarchisme. Or cet anarchisme – sans être de l’ordre du militantisme (contrairement aux affirmations du rapport policier qui lui vaudra de ne pas être naturalisé français en 1940) – répond à une sensibilité antibourgeoise proclamée dès l’adolescence. À la demande de Casagemas, il avait signé le « Manifeste de la colonie espagnole » à Paris, publié le 29 décembre 1900 dans La Publicidad à Barcelone. Même au Parti communiste français, à partir de son adhésion en 1944, il défendra les anarchistes. Même encarté, il mélangera dans son art les choses de la vie privée et de la vie sociale. Il continuera aussi à donner une forme aux grands sujets qui l’occupent : la guerre, l’amour et la mort.

Quant aux Demoiselles d’Avignon, après avoir été longtemps boudées, elles auront un impact durable sur l’histoire de l’art et au-delà : la république du Sénégal les reproduit sur des timbres en 1967. Un peu partout dans le monde, bien des artistes se les approprient, les recyclent et les détournent, depuis les années 1960 surtout : d’Alain Jacquet à Richard Prince, en passant par Richard Pettibone, Mike Bidlo, Robert Colescott, Kathleen Gilje, Sophie Matisse, Gerri Davis, Julian Friedler, Faith Ringgold, Eileen M. Foti, Patrick Caulfield, Leonce Raphael Agbodjelou, Wangechi Mutu et Jeff Koons, qui possède son Baiser. Picasso avait prévenu : un peintre, c’est un collectionneur qui veut se constituer une collection en faisant lui-même les tableaux qu’il aime chez les autres.

LAURENCE BERTRAND DORLÉAC