Tout s’est déglingué à partir de 1966. Un ami m’avait prêté Les Mots et les Choses que j’ai eu l’étourderie d’ouvrir […]. J’ai abandonné d’un seul coup Stendhal, Mendelstam et Rimbaud, comme on cesse un beau jour de fumer des Gitanes, pour consommer les gens dont Foucault nous entretenait, Freud, Saussure et Ricardo. J’avais la peste. La fièvre ne me lâchait pas et j’aimais cette peste. Je me gardais de me soigner. De ma science j’étais fier comme un pou sur la tête du pape. Je discutais philosophie. Je me nommais structuraliste, mais je ne le criais pas sur les toits, car mon savoir était tendre encore, friable, un doigt de vent l’eut dispersé. J’usais mes nuits à apprendre tout seul, en tapinois, les principes de la linguistique et j’étais bien content […]. Je me bourrais de syntagmes et de morphèmes […]. Si je débattais avec un humaniste, je l’écrabouillais d’un coup d’épistémè […]. Je prononce, d’une voix émue, presque tremblante, et de préférence dans les soirs d’automne, les noms de Derrida ou de Propp, comme un ancien poilu caresse les drapeaux pris à l’ennemi […]. Jakobson est mon tropique ou mon équateur, Benveniste ma Guadeloupe, et le code proaïrétique mon Club Méditerranée. Je vois Hjelmslev comme une steppe […]. Il me semble que je ne suis pas le seul à m’être égaré dans ces écarts1.
C’est en ces termes burlesques que Gilles Lapouge décrit, vingt ans après, ce que fut la véritable fièvre de cette année 1966 pour une pensée qui atteint alors son apogée. Toute l’effervescence des sciences humaines converge à ce moment pour irradier l’horizon des recherches et des publications qui se veulent avant-gardistes. L’an 1966 est le « repère central […]. On peut dire que, tout au moins au niveau parisien, il y eut cette année-là un grand brassage, et probablement décisif, des thèmes les plus aigus de la recherche2 ». L’avant-garde lance un défi aux humanités classiques, engageant des joutes intellectuelles sur la place publique entre anciens et modernes.
Largement revendiqué dans tous les domaines de l’expression culturelle, cet avant-gardisme qui se voit en marche et en avance dans la progression de l’humanité doit son nom à une métaphore militaire qui a pris une tout autre acception. Au début du XIXe siècle, elle désigne les prolégomènes porteurs d’avenir de l’expression artistique, avant de revêtir un goût mélancolique avec la figure du génie solitaire, de l’artiste maudit coupé du reste de la société, ce qui fait de lui un éternel incompris. Au début du XXe siècle, la dialectique entre avant-garde et masses prend chez Lénine et les bolcheviks une acception encore différente, cette fois politique. Dans les années 1960, la quête avant-gardiste admet encore un autre sens, plus culturel, et se pare des avantages de l’ambition scientifique.
Le combat homérique le plus révélateur des enjeux de la période, qui semble opposer, en tout cas pour le public estudiantin, la nouvelle critique à l’ancienne Sorbonne, est bien la joute que se sont livrée Roland Barthes et Raymond Picard à propos de Racine, le classique des classiques devenu objet de litige et de scandale. Dans cette controverse, on peut discerner un enjeu frontal : la vieille Sorbonne allait-elle se laisser déposséder de son patrimoine par ceux-là mêmes qui n’établissaient aucune distinction de valeur entre les scribouillages du papier journal et les joyaux de la littérature nationale ? La confrontation se situe à un moment privilégié, au milieu des années 1960, sur un terrain de prédilection, la tragédie, et met en présence deux protagonistes au statut opposé, Picard, de la vénérable Sorbonne, et Barthes, parlant d’une institution moderne et marginale. Tous les ingrédients sont réunis pour que le duel renoue avec la trame des grandes pièces raciniennes. Les camps respectifs creusent leurs tranchées :
Tout en engageant leurs personnes, les deux adversaires […] représentent chacun un camp, finalement un peu à leur corps défendant. Ils sont conduits à durcir leur position respective pour la faire correspondre à l’ensemble des deux groupes dont ils sont issus3.
La réalité factuelle est toutefois plus ambivalente et complexe qu’il n’y paraît. Picard est présenté comme un barbon poussiéreux, alors qu’il n’a que deux ans de plus que son rival. Dès 1960, Barthes publie L’Homme racinien au Club français du livre, ainsi qu’un article sur Racine dans les Annales4. Ces deux études, auxquelles viendra s’en ajouter une troisième, réunies dans le volume Sur Racine publié en 1963 aux Éditions du Seuil, connaissent le succès public, mais ne suscitent alors aucune réaction d’hostilité de la part du maître de la Sorbonne. Il faut attendre la parution en 1964 d’un nouveau recueil, les Essais critiques5, pour que Picard sorte de ses gonds. Barthes s’en prend frontalement à la tradition : « Si l’on veut faire de l’histoire littéraire, il faut renoncer à l’individu Racine6. » À la recherche de la structure de l’homme racinien, Barthes en dévoile le sens par une minutieuse dialectique de l’espace. Ainsi oppose-t-il l’espace intérieur, celui de la chambre, antre mythique séparé de l’antichambre, lieu scénique de la communication, et l’espace extérieur, lequel contient trois espaces : ceux de la mort, de la fuite et de l’événement. « En somme, conclut-il, la topographie racinienne est convergente : tout concourt vers le lieu tragique, mais tout s’y englue7. » Dans ce combat mythique de l’ombre et de la lumière qui anime les héros raciniens, se déploie toute une dialectisation de la logique des places en termes de contiguïté et de hiérarchie. Le héros racinien doit se manifester par sa capacité à la rupture ; il naît de son infidélité et advient alors comme créature de Dieu, produit de la lutte inexpiable entre le Père et le Fils.
Ce qui choque surtout Picard, ce sont les deux derniers articles des Essais critiques, dans lesquels Barthes s’en prend à l’approche universitaire. Touché en tant que professeur, Picard se sert d’abord de la presse pour répondre : « Attaquer l’université fait partie du conformisme d’avant-garde dont M. Barthes est l’une des figures les plus marquantes8. » S’il emprunte volontiers le costume du mandarin, Picard n’est pourtant pas la caricature qu’en feront ses adversaires. Il est tout autant que Barthes partie prenante de la nouvelle critique, et sa thèse, publiée chez Gallimard, signe de modernisme, fait autorité tout en étant très remarquée pour son caractère innovant9. Également éditeur du Racine de la « Bibliothèque de la Pléiade », il est par ailleurs l’ami de toute une avant-garde littéraire : Jean Paulhan, Nathalie Sarraute, Claude Simon, etc. Il est d’ailleurs sollicité pour répondre à Barthes par une personnalité peu suspecte d’académisme, Jean-François Revel, alors directeur de la collection pamphlétaire « Libertés » chez Jean-Jacques Pauvert. Alléché par le ton de l’article paru dans Le Monde, Revel est convaincu qu’il va pouvoir orchestrer une belle polémique. Peu coutumier du genre, Picard se laisse convaincre et, en 1965, publie son ouvrage sous le titre rageur de Nouvelle critique ou nouvelle imposture.
L’essentiel de la réplique de Picard porte sur la place excessive du décodage psychanalytique dont use Barthes pour rendre compte du théâtre racinien. Picard s’empresse de recouvrir d’un voile pudique les héros dont Barthes a percé les secrètes passions sexuelles contrariées : « Il faut relire Racine pour se persuader qu’après tout ses personnages sont différents de ceux de D. H. Lawrence […]. Barthes a décidé de découvrir une sexualité déchaînée10. » Non seulement Picard pourfend le systématisme de la démarche de Barthes, mais il dénonce son aveu par lequel il reconnaît son impuissance à dire le vrai sur Racine et lui dénie le droit de dire quoi que ce soit sur un auteur dont il n’est pas spécialiste. Pour Picard, Barthes est « l’instrument d’une critique à l’estomac11 » qui se pare d’un jargon pseudo-scientifique pour énoncer des inepties, des absurdités, le tout au nom du savoir biologique, psychanalytique, philosophique, etc. À ce jeu critique qui brouille les pistes, Picard dénonce la tendance à la généralisation, à prendre le cas concret, singulier, pour une catégorie à vocation universelle, bref toute cette gesticulation théoriciste portée par un hermétisme qu’il réprouve : « Son jargon est inutile et il est prétentieux en ce qu’il annonce une rigueur que la pensée dément12. »
C’est donc une contre-attaque en règle de la part de Raymond Picard, qui, sans être personnellement visé par l’étude de Barthes sur Racine, se fait le porte-parole d’une Sorbonne excédée par l’agitation structuraliste et qui aimerait que l’idole qu’est devenu Barthes soit enfin livrée au pilori — et ses livres au pilon. Surpris par la violence de la polémique, Barthes l’attribue à l’enjeu que représentent les examens universitaires des facultés de lettres. La nouvelle critique est à cet égard dangereuse, car elle met en cause le caractère intangible des critères retenus pour la sélection d’un savoir canonisé. La défense de ce savoir, mesurable à l’aune d’une vérité à jamais établie, est pour Barthes la raison profonde du mauvais procès qu’on lui fait.
Toute la génération structuraliste se porte avec ferveur de son côté. À ses yeux, la réponse de Picard illustre la clôture du discours académique sur lui-même et démontre son refus de s’ouvrir aux interrogations nouvelles. Sur le moment pourtant, comme le souligne Louis-Jean Calvet, Picard est bien accueilli par la presse. Jacqueline Piatier prend fait et cause pour lui dans Le Monde et évoque « les surprenantes interprétations que Roland Barthes a données des tragédies de Racine13 ». De son côté, Le Journal de Genève savoure la contre-attaque : « Roland Barthes. K.-O. en cent cinquante pages14. » Barthes, qui ne supporte pas la polémique, accuse le coup, atteint par le reproche d’imposture. Il confie à son ami Philippe Rebeyrol : « Tu comprends, ce que j’écris est ludique, et si l’on m’attaque il n’y a plus rien15. » Barthes est à ce point affecté qu’il ne se sent pas de répondre. Il demande à son ami Gérard Genette de lui envoyer des esquisses de lettres de réponse. Celui-ci s’en souviendra ainsi : « Je lui ai alors torché quelques brouillons qu’il a très sagement considérés comme nuls et non avenus. Mais cela l’a incité à prendre la plume16. »
C’est alors que le débat polémique porté sur la place publique par Picard se retourne en boomerang contre la vieille Sorbonne. Lorsque Barthes répond à Picard par la publication de Critique et vérité, en 1966, à l’apogée du paradigme structuraliste, une génération d’étudiants enthousiastes y voit l’occasion de contester le savoir académique. Le livre de Barthes sort couvert d’un bandeau au titre fracassant : « Faut-il brûler Barthes ? » La dramatisation est poussée à l’extrême. Barthes réapparaît dans le rôle de la pucelle bravant le bûcher pour dénoncer l’« État littéraire17 ». Barthes reçoit la critique de Picard comme l’expression de l’histoire littéraire la plus traditionnelle s’accrochant à la vague notion du « vraisemblable critique », qui va de soi et n’a donc pas besoin d’être étayé par la démonstration. Barthes qualifie l’histoire littéraire ainsi constituée d’ancienne critique18. À la démarche positiviste, Barthes oppose l’acte critique comme acte d’écriture au sens plein du terme, en tant que travail sur le langage. Faisant se rejoindre la figure de l’écrivain et du critique, il sape les limitations et les interdits qui ont fondé la constitution de genres distincts d’écritures.
La ligne de défense barthésienne face à Picard est double : il revendique les droits du critique comme écrivain, porteur de sens, véritable créateur dans sa propre lecture active de l’œuvre, et se fait par ailleurs le représentant d’un discours plus scientifique, qui ne considère plus l’écriture comme un décorum, mais comme une source de vérité. Dans cette perspective, il s’appuie sur tout le courant structuraliste et évoque les travaux de Jacques Lacan, Roman Jakobson, Claude Lévi-Strauss, etc. À l’histoire de la littérature traditionnelle, il substitue une « science de la littérature19 », dont il se fait le porte-parole. Celle-ci se définit comme une science non des contenus, mais des conditions du contenu, en s’appuyant sur le travail de déconstruction des sciences humaines. On ne s’étonnera pas de voir Barthes trouver le modèle de cette science dans la linguistique. Le langage est le véritable sujet qui se substitue à la notion d’auteur. La recherche d’un sens caché et ultime de l’œuvre est vaine : « La littérature n’énonce jamais que l’absence de sujet20. » En annonçant la naissance d’une ère historique nouvelle fondée sur l’unité et la vérité de l’écriture, Barthes exprime l’ambition de toute une génération qui voit dans l’explosion du discours critique des sciences humaines un mode d’écriture qui rejoint la création proprement littéraire. Ce faisant, il déstabilise un discours universitaire qui veut rester sourd à une parole de plus en plus exigeante. Au-delà de cette année 1966, les échos lointains de ces combats se feront encore longtemps entendre, et la violence des propos d’un René Pommier dans Assez décodé puis Roland Barthes, ras le bol !21 révèle bien l’effraction qu’a réussie Barthes dans le savoir académique, hirondelle annonçant le printemps de 1968.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser la destinée de cette joute intellectuelle, Picard remporte la première manche. Son pamphlet est accueilli presque partout comme le triomphe du bon sens et remporte la mise avec plus de cinquante mille exemplaires vendus. Dans Le Monde, Jacqueline Piatier écrit qu’il fait rire sur Barthes en ayant recours à la logique de l’esprit. Même dans Le Nouvel Observateur, pourtant fervent de la nouvelle critique, Jean Duvignaud réserve un accueil favorable à Picard, considérant qu’il s’agit du dernier débat de l’avant-garde et d’une joute interne entre deux rivaux aussi modernes l’un que l’autre, les situant tous deux dans la filiation de Jean-Paul Sartre et de Lucien Goldmann. Très peu prendront la plume pour éteindre l’incendie qui menace Barthes de ses flammes. Parmi ces rares avocats, Philippe Sollers, directeur de la collection dans laquelle est paru Critique et vérité, tente de ridiculiser Picard : « Ce serait peu dire de ce discours qu’il est réactionnaire. Il semble incarner l’ordre moral lui-même22. » Mais si Picard gagne la bataille qui se joue en 1965-1966, il perdra la guerre qui l’oppose à Barthes, et celui-ci deviendra vite l’étendard de la jeunesse contestataire, de la lutte contre le mandarinat, de l’ouverture aux sciences humaines et de la volonté d’incarner une nouvelle critique avant-gardiste. Barthes reçoit le soutien amical de quelques figures de la nouvelle avant-garde littéraire, qui lui écrivent pour lui signifier, comme c’est le cas de Michel Butor : « Quand on répond à des attaques, il est très difficile de ne pas descendre au niveau de son adversaire ; vous avez parfaitement su faire de Picard un simple prétexte, un animalcule parmi tant d’autres dans la goutte de bouillon parisien23. »
Dans L’Express, Renaud Matignon va jusqu’à assimiler la place de l’ouvrage de Barthes dans l’histoire de la pensée critique à celle de la Déclaration des droits de l’homme dans celle de la société, ajoutant : « C’est l’affaire Dreyfus du monde des lettres ; elle avait aussi un Picard, à l’orthographe près, elle vient de donner son “J’accuse”24. »
Les trajectoires des tenants de l’avant-gardisme des années 1960 ont en commun de s’être accomplies pour l’essentiel à l’écart de l’université. C’est le cas de Claude Lévi-Strauss, qui le reconnaît volontiers : « Ce fut donc une carrière universitaire mouvementée dont le trait le plus frappant est sans doute de s’être déroulée toujours en dehors de l’université proprement dite25. » Mais c’est aussi celui de Roland Barthes, Algirdas Greimas, Louis Althusser, Georges Dumézil, Tzvetan Todorov, Jacques Lacan et bien d’autres. Si l’on examine le programme des cours à la Sorbonne en 1967, on constate avec étonnement que les enseignements de linguistique ne sont détenus, à l’exception d’André Martinet, par aucun des chercheurs que l’on connaît aujourd’hui. En 1967, il n’y a pas même de département de linguistique à la Sorbonne, mais un simple institut marginal.
Le poids des traditions, le conservatisme ont couvert d’une chape de plomb l’université française et l’ont enfermée dans un immobilisme qui a alimenté la révolte. Les sciences du signe, pour se faire une place, devaient déborder l’institution et trouver des appuis massifs et efficaces. Les avant-gardes des diverses disciplines se sont retrouvées dans un combat commun, transformant la contestation qui couvait en désir de révolution esthétique et scientifique. C’est dans ce contexte que les références à Nietzsche, Marx, Freud et Saussure vont être opératoires, véritables armes de la critique antiacadémique visant les tenants de l’orthodoxie mandarinale.
Cette conjonction donne lieu aux belles heures du paradigme critique et de ses tenants, qui tentent d’incarner l’avant-garde. Le moment est propice à l’exercice de la critique, et il est significatif que deux des revues qui animent la vie intellectuelle de ces années s’intitulent Critique et La Nouvelle Critique. Le fait de penser différemment depuis Auschwitz n’est pas pour rien dans ce désir de rupture, comme l’exprimait dès 1947 Georges Bataille, créateur de Critique, lorsque, s’adressant à Jean-Paul Sartre et réagissant à la publication de ses Réflexions sur la question juive, il écrit :
Comme vous et moi, les responsables d’Auschwitz avaient des narines, une bouche, une voix, une raison humaine, ils pouvaient s’unir, avoir des enfants : comme les pyramides ou l’Acropole, Auschwitz est le fait, est le signe de l’homme. L’image de l’homme est désormais inséparable d’une chambre à gaz26.
Bataille, qui entend regarder l’horreur en face et invite à faire comme lui, c’est-à-dire « vivre à hauteur de mort », devient avec Critique une des icônes de l’avant-gardisme. Il a côtoyé les surréalistes avec la rigueur des nouvelles sciences sociales initiant une démarche de rupture. Il s’est plongé dans l’ethnologie grâce à ses amis Michel Leiris et Roger Caillois, dans la psychanalyse lacanienne, et dans une lecture renouvelée de Hegel grâce à Alexandre Kojève : « Écrivain de la transgression et de la rupture, écrit Rémy Rieffel, son destin oscille entre cette vocation d’explorateur des marges et son statut de bibliothécaire (à Paris, puis à Orléans), entre le scandale et le secret27. »
Bataille s’entoure de penseurs à l’écart de l’académisme, comme Maurice Blanchot, Pierre Klossowski, Éric Weil, Alexandre Koyré et Alexandre Kojève, qui donnent chacun de la visibilité au regard décapant qui gagne au fil des années 1950-1960 une légitimité dans les milieux intellectuels, malgré un tirage modeste de trois mille exemplaires en moyenne au départ. Si le primat est donné à la philosophie, la revue compte s’ouvrir à l’interdisciplinarité. Le principe de la revue est de se servir des publications d’ouvrages comme prétextes à des prolongements théoriques préconisés par l’auteur de l’article. Le caractère avant-gardiste est néanmoins masqué par le sous-titre de Critique : « Revue générale des publications françaises et étrangères ». Si cet affichage révèle une volonté encyclopédique, elle est bien celle de l’esprit moderne, ne voulant pas s’enfermer dans une appartenance à un clan. L’exigence de lucidité de Bataille, de refus de la croyance en un futur radieux, lui fait préférer l’inutile à l’utile, la dépense à la capitalisation, le présent au futur28. Hostile à toute forme d’engagement, Bataille se fait le chantre d’une hypermorale qui inverse l’opposition traditionnelle entre le Bien et le Mal, à la manière de Baudelaire dans son poème Abel et Caïn. « Bataille, écrit Michel Surya, lie le Mal radical à la puissance et, autre forme de la puissance parmi les plus efficaces, à l’État29. » Le caractère matriciel d’Auschwitz se retrouve non seulement dans la pensée de Bataille, mais aussi dans l’exigence critique attendue des collaborateurs de la revue : « Auschwitz est le signe “décisif, indiscuté, irréductible” de cette loi devenue pour toute une nation celle du Mal, du Mal radical30. » L’absence d’engagement se traduit par le fait que la revue ne prend position ni sur la Hongrie ni sur l’Algérie, se restreignant à une forme d’« indifférentisme politique31 ».
Après la disparition de Bataille, en juillet 1962, Jean Piel lui succède. Rédacteur en chef adjoint de la revue, en compagnie d’Éric Weil, au moment où celle-ci rejoint les Éditions de Minuit, en 1950, Piel est un médiateur hors pair et un découvreur de nouveaux talents. Il a mené pendant vingt-cinq ans une carrière de haut fonctionnaire dans l’économie et l’aménagement du territoire. Il a déjà promu à la revue le nouveau roman et accueilli des textes d’Alain Robbe-Grillet, Michel Butor et Roland Barthes.
Malgré son austérité, Critique exerce un réel magistère au sein de l’intelligentsia d’avant-garde32. En 1963, Piel intègre au comité de rédaction Barthes, Michel Deguy et Michel Foucault, auxquels viendront s’ajouter Pierre Charpentrat en 1965, Jacques Derrida en 1967 et Roger Errera en 1968. La revue se double d’une collection éponyme aux Éditions de Minuit, dont le premier titre publié est De la grammatologie de Jacques Derrida, en 1967.
Critique défend avec véhémence l’avant-garde littéraire et théorique, et Barthes se fait l’avocat passionné d’Histoire de la folie de Foucault dès sa publication en 1961 :
Ce livre, on le sent bien, est autre chose qu’un livre d’histoire, cette histoire fût-elle conçue audacieusement, ce livre fût-il, comme c’est le cas, écrit par un philosophe. Qu’est-il donc ? Quelque chose comme une question cathartique posée au savoir, à tout le savoir, et non seulement à celui qui parle de folie33.
Dès le début des années 1960, Critique devient le support de la rupture avec la pensée du cogito et l’existentialisme sartrien. Elle soutient et promeut les maîtres-penseurs de la pensée critique, Foucault, Lacan, Barthes, Derrida, Deleuze, Serres, etc. C’est encore dans ses colonnes que Georges Canguilhem prend la défense, contre Sartre, du livre de Foucault Les Mots et les Choses34. Quant à Foucault lui-même, il participe aux numéros dédiés à Bataille35 et à Blanchot36.
Du côté des revues intellectuelles communistes, Les Lettres françaises et La Nouvelle Critique s’essaient à un début d’aggiornamento après la période stalinienne et s’ouvrent elles aussi aux expressions avant-gardistes. La seconde avait été créée en 1948 telle une machine de guerre pour défendre l’URSS au cœur de la guerre froide et enrôler les intellectuels et les artistes autour de l’esthétique à promouvoir, le réalisme socialiste, et la théorie des deux sciences, prolétarienne et bourgeoise (voir supra, chap. 5). Les Lettres françaises, dont le tirage hebdomadaire repart à la hausse au milieu des années 1960, avec plus de quarante et un mille exemplaires, sans toutefois retrouver le niveau de cent quatre-vingt-dix mille atteint à la Libération, deviennent, sous la direction de Louis Aragon et Pierre Daix, une tête chercheuse de la modernité. Daix, en particulier, se fait l’avocat des thèses structuralistes, publiant des textes de Roland Barthes et de Roman Jakobson, pendant qu’Aragon fait l’éloge de Philippe Sollers, de Tel Quel et de Jean-Luc Godard. En septembre 1965, dans un grand article intitulé « Qu’est-ce que l’art ? », Aragon, après avoir vu Pierrot le Fou, se lance dans un véritable dithyrambe du cinéaste qui incarne la nouvelle vague. Le comparant à ce qu’a représenté Eugène Delacroix pour la naissance de la peinture moderne, il voit en lui l’expression même du monde contemporain : « L’art d’aujourd’hui, c’est Jean-Luc Godard37. » Les tenants de la nouvelle critique littéraire deviennent des collaborateurs réguliers des Lettres françaises. Ainsi peut-on y lire des articles de Jean-Pierre Faye, Philippe Sollers, Marcelin Pleynet ou Denis Roche. L’équipe de Tel Quel, qui incarne alors le must de l’avant-gardisme, est, on le voit, particulièrement présente dans l’organe culturel du PCF. « L’équipe de TQ, écrit Daix, apportait dans les bureaux des Lettres françaises l’insolence, l’irrespect […]. Bref, ce qui m’intéressait, c’était la subversion de Tel Quel par rapport à la vulgate communiste38. » Aragon, parlant du nouveau roman, salue son expression avant-gardiste, pourtant en rupture totale avec ses positions antérieures sur le réalisme socialiste, comme l’explique Philippe Forest :
La stratégie nouvelle qu’Aragon entreprend de mettre en œuvre n’a rien de mystérieux puisqu’elle se trouve exposée en toutes lettres dans son J’abats mon jeu, paru en 1959, recueil disparate d’articles, de conférences, d’entretiens, mais qui a cependant toute la cohérence démonstrative d’un vrai manifeste39.
Aragon accompagne désormais le renouveau de la littérature française avec ferveur, se contentant de souligner que sa conception du réalisme socialiste est ouverte et attentive à ce qui naît en son dehors. Dans les colonnes des Lettres françaises, il se fait le partisan passionné de Michel Butor comme de Claude Simon, sans désespérer de retrouver son magistère de l’époque surréaliste. Sous le titre « Qu’est-ce que la poésie en 1964 », Aragon publie dans la revue un ensemble de jeunes auteurs, tels Jacques Roubaud, Maurice Regnault, Pierre Lartigue et Michel Deguy C’est le moment où Aragon devient le poète français le plus populaire grâce à sa mise en musique dans les chansons de Léo Ferré, Georges Brassens et Jean Ferrat et quantité d’autres. « On estime à deux cents, écrit Forest, le nombre des poèmes d’Aragon qui ont été mis en musique et auxquels une centaine d’artistes auront prêté leur voix40. »
De son côté, La Nouvelle Critique amorce sa déstalinisation en remettant en cause le culte de la personnalité et en s’ouvrant aux socialistes41. Alors que Les Lettres françaises restent tributaires des positions officielles du parti défendues par le philosophe Roger Garaudy, membre du Bureau politique, La Nouvelle Critique ouvre ses colonnes à Louis Althusser, le défenseur de l’antihumanisme théorique, qui propose, en ce milieu des années 1960, une toute nouvelle lecture de Marx. Dans la joute qui divise le parti, la revue dirigée prend clairement le parti d’Althusser et des étudiants de la rue d’Ulm. Un moment important de cette confrontation a lieu lors de la réunion du comité central à Argenteuil, en mars 1966, où est officiellement abandonnée la ligne lyssenkiste et jdanovienne, au profit d’une nouvelle politique d’alliances et d’ouverture en direction des intellectuels. Ce qui ressort de ce comité central, explique la politiste Frédérique Matonti, reste pourtant très ambivalent : « Si Argenteuil constitue un élargissement des libertés officielles accordées aux intellectuels […] il est aussi l’occasion d’une reprise en main42. » La résolution finale débouche sur un compromis qui reconnaît une liberté totale d’expression pour les sciences de la nature, la littérature, les arts, mais qui limite encore cette liberté pour les sciences sociales et la philosophie, et rappelle le primat de la direction du parti sur les intellectuels en matière politique.
Placé devant l’alternative Garaudy-Althusser, le comité central d’Argenteuil tranche en faveur du premier et défend un « humanisme marxiste ». Mais cette prise de position ne dissuade pas les modernistes, qui retiennent surtout la bouffée de libéralisme qui a soufflé sur le parti dans la définition de ses liens avec les intellectuels. Aragon lui-même, ardent défenseur de Garaudy, ajoute une postface à son ouvrage Les Communistes, dans laquelle il promeut un « réalisme expérimental » capable de combiner un avant-gardisme attentif aux découvertes de la science et une liberté totale au plan de la création fictionnelle, laquelle n’a pas épuisé, sous sa forme romanesque, ses potentialités d’innovation. On retrouve ce désir de modernité dans la nouvelle équipe de La Nouvelle Critique, qui passe d’une quinzaine à une trentaine de collaborateurs et s’ouvre à des intellectuels réputés bons connaisseurs des avant-gardes43. Selon Matonti, c’est le cas « de Christine Buci-Glucksmann, venue de l’ENS de Fontenay, agrégée de philosophie, ou de Pierre Macherey, qui a suivi les séminaires de Louis Althusser44 ». Cette liberté est certes étroitement surveillée, et la direction du parti contrôle toujours les éventuels dérapages en tenant la revue par le cordon de sa dépendance financière. La Nouvelle Critique est en effet structurellement déficitaire, ce qui relève d’une pratique délibérée de la part des dirigeants du parti.
La revue sait cependant jouer de la part d’autonomie qu’elle a conquise pour s’ouvrir, comme Les Lettres françaises, à l’équipe de Tel Quel. Elle consacre ainsi en 1967 un grand entretien à ceux qui incarnent l’avant-garde en soulignant avec ferveur le rôle de premier plan que joue Tel Quel dans la littérature contemporaine, notamment par l’introduction et la diffusion des formalistes russes. Parmi les nouveaux collaborateurs de La Nouvelle Critique qui ont favorisé ce rapprochement, citons Jean-Louis Houdebine et Guy Scarpetta, animateurs de la revue Promesse, créée en 1961, et spécialistes respectivement de poésie et de théorie littéraire. C’est aussi le cas de Buci-Glucksmann, entrée à la revue par adhésion aux positions d’Althusser. L’alliance avec Tel Quel donnera lieu à plusieurs colloques communs aux deux revues, tel celui de Cluny, en avril 1968, consacré à « Littérature et linguistique ».
Si la philosophie reste un domaine encore très corseté, dans lequel La Nouvelle Critique ne peut s’aventurer sans risque de s’écarter de la ligne officielle garaudyste, il en va autrement dans bien des domaines où elle profite à plein de la liberté surveillée qui lui est accordée, notamment en histoire. Deux historiens, François Hincker et Antoine Casanova, prennent ainsi tour à tour la rédaction en chef de la revue et l’ouvrent aux travaux novateurs de l’école des Annales, à Fernand Braudel et à ses disciples Georges Duby et Jacques Le Goff, ainsi qu’à l’anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant. On est loin de l’article de Jacques Chambaz, qui, en 1951, sous le pseudonyme de Jacques Blot, dénonçait en Lucien Febvre et Braudel des historiens stipendiés par l’impérialisme américain45. La revue des intellectuels du PCF accueille aussi favorablement les nouvelles disciplines mises au ban du savoir dans les années 1950, telles la psychanalyse, l’anthropologie, la sémiologie, etc. C’est ainsi que le fameux article de Louis Althusser sur « Freud et Lacan », porte-étendard d’une génération vite étiquetée « althusséro-lacanienne », est repris en 1964 dans La Nouvelle Critique46.
Au milieu des années 1950, Jean Cayrol lance aux Éditions du Seuil, alors un des havres de l’avant-garde littéraire, la revue Écrire et une collection éponyme pour publier de jeunes auteurs inconnus et prometteurs. Un jour de décembre 1956, Cayrol reçoit une lettre d’un certain Philippe Joyaux (futur Sollers) qui, sans médiation, jette sa « bouteille à la mer » :
Parmi les raisons que j’ai de vous écrire, il me plaît de choisir celle-ci, la plus insignifiante : j’ai vingt ans et je suis bordelais. Bon, direz-vous, mais qu’y a-t-il là qui justifie cette indiscrétion ? Hélas, j’ai ce malheur de ne pas être froissé avec la littérature et d’avoir contre moi un informe (mais court !) manuscrit dont j’aimerais savoir les faiblesses47.
Cayrol, intrigué, répond avec célérité, et le texte de Joyaux est publié sous le titre Le Défi dans la troisième livraison d’Écrire, en octobre 1957. Son auteur n’ayant pas vingt et un ans, âge de la majorité, Cayrol doit demander l’autorisation parentale pour le publier. Il se heurte au refus définitif de la mère de l’auteur, lequel contourne cette interdiction en choisissant le pseudonyme de Sollers : combinaison de sollus et ars, soit « tout entier art ». Un auteur est né qui restera pendant des décennies au cœur des lettres françaises. François Mauriac, bordelais d’origine lui aussi et qu’il connaît déjà, le fait accéder à la célébrité en manifestant dans son « Bloc-notes » son enthousiasme :
Voilà donc un garçon d’aujourd’hui, né en 1936. L’auteur du Défi s’appelle Philippe Sollers. J’aurai été le premier à écrire son nom […]. Cette écorce de pin dont, enfant, je faisais un frêle bateau, et que je confiais à la Hune qui coulait au bas de notre prairie, je croyais qu’elle atteindrait la mer. Je le crois toujours48.
Sollers rencontre Francis Ponge, dont il suit les conférences, et noue avec lui une amitié fondée sur une admiration réciproque. Ponge présente Sollers comme « un des plus grands écrivains de sa génération49 ». Lorsque, en 1958, ce dernier publie son premier roman, Une curieuse solitude, c’est à Louis Aragon d’exprimer, dans un long article des Lettres françaises, son enthousiasme : « Le destin d’écrire est devant lui, comme une admirable prairie50. » En novembre 1958, Sollers rencontre Jean-Edern Hallier, chroniqueur à La Table ronde, qui a le même âge que lui et nourrit les mêmes ambitions littéraires. Ils décident de réunir leurs clans respectifs pour créer une nouvelle revue au Seuil. Tel Quel voit le jour au printemps 196051 et devient l’expression d’une ambition syncrétique révélant d’autant mieux le souci de synthèse de l’époque qu’elle n’émane d’aucune discipline particulière. Lancée par des écrivains, elle se donne pour cible le public intellectuel d’avant-garde. De ce projet, François Wahl aurait déclaré à Jean-Pierre Faye : « Nous entrons dans le Second Empire, il va y avoir un nouveau Parnasse, et il faut que ce nouveau Parnasse s’exprime, cela fait partie des lois de l’histoire : ce nouveau Parnasse va être Tel Quel52. » En épigraphe, la revue reprend une formule de Nietzsche : « Je veux le monde et le veux tel quel, et le veux encore, le veux éternellement53. »
Comme l’indique la déclaration liminaire de la revue, mettant la poésie « à la plus haute place de l’esprit54 », le groupe a un objectif essentiellement littéraire, mais vise également à s’approprier toutes les formes d’avant-garde pour promouvoir une écriture nouvelle, d’où le sous-titre très englobant de Tel Quel : « Littérature — Philosophie — Science — Politique ». L’intention est d’influencer la création littéraire et de changer le mode d’écriture en étayant la nouvelle stylistique par les apports du structuralisme.
Tel Quel désigne l’histoire littéraire classique du XIXe siècle et du début du XXe siècle comme l’adversaire à abattre. La revue se veut un carrefour, mélange étonnant et détonant de « lacano-althusséro-barthésianisme ». Le privilège accordé à l’inconscient et aux structures formelles sert de bombe à retardement pour faire exploser le psychologisme. Tel Quel n’est rattachée à aucune institution ou discipline et s’en tient à une position avant-gardiste. Cherchant à terrasser l’adversaire, notamment le plus proche, et se croyant l’objet d’un perpétuel complot, elle recourt volontiers à un « terrorisme terrorisé » bien résumé par la formule de Marcelin Pleynet selon laquelle « il s’agit à chaque fois d’éviter l’encerclement ».
Bien que née en 1960, la revue reste muette sur l’Algérie, alors qu’elle va vite devenir un noyau prochinois. Son histoire est jonchée de ruptures, ouvertures et changements de ligne qui la gonflent ou la vident chaque fois de précieux collaborateurs. Sa première ouverture, opérée par les positions de Sollers en faveur du nouveau roman, suscite l’arrivée dans le groupe de Jean Thibaudeau et de Jean Ricardou. Une deuxième est l’inclusion du domaine poétique avec l’arrivée de Denis Roche et de Marcelin Pleynet, lequel prend la place de secrétaire laissée vide en 1962 par l’exclusion ubuesque de Jean-Edern Hallier.
Dans ses premières années, de 1960 à 1963, Tel Quel ouvre ses colonnes à Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Nathalie Sarraute, Claude Simon et Alain Robbe-Grillet. À partir de 1963, une inflexion se dessine. Comme le souligne Philippe Forest, « la revue se transforme alors en mouvement d’avant-garde, doté d’un projet esthétique propre55 ». Dans la décade qu’elle consacre, à Cerisy-la-Salle du 31 août au 10 septembre 1963, à la « nouvelle littérature », se retrouve la fine fleur de l’avant-garde sous toutes ses formes : « S’exprimèrent tour à tour Gilbert Amy (sur la musique), Claude Ollier (sur le cinéma), Ludwig Harig (sur les mathématiques), Edoardo Sanguineti (sur la poésie italienne) et Jean Thibaudeau (sur l’expression radiophonique)56. »
Il ne s’agit pas tant de juxtaposer les expressions les plus modernes que de tourner la page du nouveau roman, considéré comme dépassé par Tel Quel, ce qui ne va pas sans nouveaux déchirements et reniements. Si Sollers troque le nouveau roman, c’est pour mieux s’allier à la sémiologie montante en s’appuyant sur Roland Barthes et son ami Gérard Genette. Ce dernier écrit ses premiers articles dans Les Lettres nouvelles, Critique et Tel Quel. À la demande de Sollers, il regroupe ces textes dans Figures, qui paraît en 1966 dans la collection « Tel Quel » aux Éditions du Seuil. Dans le même esprit, Tzvetan Todorov publie une anthologie des formalistes russes dans la même collection : préfacée par Roman Jakobson, elle va faire date57. Genette, répondant en 1963 à une enquête de Tel Quel, définit bien le renversement et le processus de symbiose qui s’opèrent entre littérature et critique littéraire : « La littérature s’intéresse encore plus à la critique que la critique à la littérature, et l’on pourrait, sans grand risque d’erreur, annoncer le moment où la critique n’aura plus la littérature pour objet, parce que la littérature aura pris pour objet la critique58. »
Alors que Barthes voit sa conception de la littérature objectale se réaliser dans les romans des Robbe-Grillet et consorts, il affirme en 1964 qu’il n’a jamais été favorable au nouveau roman. Il donne alors dans Critique une recension des plus élogieuses de Drame, de Sollers. Faisant du langage le véritable sujet de son écriture, ce dernier lui semble aller plus loin dans l’éviction de toute subjectivité. De son côté, Sollers se montre sévère vis-à-vis de l’ouvrage de Robbe-Grillet Pour un nouveau roman, paru à la fin de 1963, y percevant une régression du réalisme objectif vers un réalisme subjectif. À ses yeux, Robbe-Grillet ne sort pas d’une conception étroitement psychologiste condamnée à accorder un privilège inacceptable à la manière dont le monde extérieur apparaît à la psychè. Celui-ci, non sans quelque amertume, lui répond :
Je lis par hasard votre petite note sur Pour un nouveau roman. Tiens… Tiens… ! On me laisse tomber ! On s’aligne sur le bon Roland Barthes ! On oublie ce qu’on a dit de Labyrinthe et de L’Immortelle (l’un et l’autre pourtant condamnés par Barthes à l’époque), ce qu’on a dit même des principaux essais contenus dans ce recueil ! Mais tant pis. Nous avons fait un bout de route ensemble. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon voyage59.
De 1962 à 1967, Tel Quel se nourrit de la vague structuraliste montante, période qualifiée a posteriori d’« époque formaliste »60. Barthes, qui se lie d’amitié avec Sollers, se rapproche aussi de la revue, séduit par ce groupe qui incarne à ses yeux la modernité. Cette relation privilégiée est encore renforcée par la rencontre avec Julia Kristeva, une jeune doctorante bulgare fraîchement arrivée à Paris, qui demande, au début de mars 1966, à s’entretenir avec lui de ses recherches. « Lors de ce premier rendez-vous, écrit Tiphaine Samoyault, Barthes est fasciné non seulement par l’intelligence de cette jeune femme de vingt-quatre ans, mais aussi par son énergie à renverser les montagnes (il la traitera régulièrement par la suite de bulldozer)61. » Surtout, Kristeva joue le rôle de passeur d’un auteur, Mikhaïl Bakhtine, qui va donner naissance à un second Barthes62, celui de la pluralisation de sa grille de lecture critique.
Les liens d’amitié sont renforcés par une même appartenance aux Éditions du Seuil, éditrices de l’œuvre de Barthes comme de Tel Quel. En 1966, c’est d’ailleurs dans la collection « Tel Quel » que paraît Critique et vérité de Barthes. Sollers ouvre alors la revue à des interrogations philosophiques, se rapprochant des intellectuels les plus innovants en la matière. Ainsi rencontre-t-il Michel Foucault, dont il a découvert en 1961 avec passion la thèse sur la folie. Il le publie en 196363, et Foucault, en retour, est le premier à mettre en lumière la cohérence du travail sur l’écriture élaboré par l’équipe de Tel Quel. Dans un long article qui paraît dans Critique64 sous le titre « Distance, aspect, origine », le même Foucault salue à la fois la publication de L’Intermédiaire de Sollers, Les Images de Jean-Louis Baudry, Paysages en deux : les lignes de la prose de Marcelin Pleynet, ainsi que les quatorze premiers numéros de Tel Quel parus entre 1960 et 1963. La proximité est alors telle entre Foucault et Sollers, que le second tente en 1964 de convaincre le premier de rejoindre le Seuil, sans succès.
À la fin de 1963, Derrida, enthousiasmé par le nouveau roman de Sollers, Drame, se rapproche de lui : « J’ai admiré — est-ce permis ? — l’écrivain, la merveilleuse sûreté qu’il garde au moment même où il se tient sur la première ligne et l’ultime péril de l’écriture65. » De son côté, Sollers sollicite son nouvel ami philosophe pour une étude sur Antonin Artaud, publiée dans la livraison de l’hiver 1965 de Tel Quel. En 1966, la lune de miel se poursuit entre Derrida et son nouvel ami, auquel il reconnaît de conceptualiser le tournant de sa revue vers la textualité. Sur le continent psychanalytique, Sollers fait aussi la connaissance de Jacques Lacan. Le discours lacanien devient dès lors omniprésent dans la revue dans les années 1965-1966, avec des articles de Sollers lui-même et de Kristeva, auditeurs fidèles du séminaire de Lacan, ce qui ne va pas sans quelques malentendus. À l’occasion de la publication de Drame, Sollers évoque le nom de Lacan auprès de celui de Freud. Ravi, Lacan invite Sollers à déjeuner. Convaincu de rencontrer un grand connaisseur de son œuvre, il pressent une caution philosophique utile. « Il n’en est rien, écrit Philippe Forest : Sollers ignore pratiquement tout d’une œuvre qui, alors que les Écrits n’ont pas encore été publiés, se présente sous la forme d’articles dispersés et parfois introuvables. Lacan lui propose d’intervenir et de prononcer un exposé dans le cadre de son séminaire. Sollers décline66. » Sollers n’en devient pas moins un fidèle séminariste, assistant chaque semaine au fameux numéro chamanique de Lacan en compagnie de Kristeva, Jean-Louis Baudry, Hubert Damisch, Jean-Joseph Goux et d’un nombre toujours croissant de telqueliens.
L’althussérisme est lui aussi influent dans la relecture de Marx qui prévaut dans ce groupe que l’on appelle familièrement TQ, notamment lors du dialogue qui s’engage avec les intellectuels du PCF à partir de 1967. Au moment du tournant maoïste, Jean-Pierre Faye, entré dans la revue en 1963, rompt dramatiquement avec Sollers dans un tombereau d’injures.
Sur le grand écran naît une nouvelle esthétique qui rejoint les positions du critique André Bazin, lequel conçoit le cinéma comme porteur d’une dimension ontologique. À l’opposé des usages manipulatoires du cinéma dont les régimes totalitaires ont abusé, Bazin privilégie la transmission d’une vérité vécue. Comme l’écrit l’universitaire américain Dudley Andrew, « tous les films vers lesquels sa position philosophique l’attirait étaient, d’une façon ou d’une autre, du genre “documentaire créatif”67 ». Cela sonne un peu comme un oxymoron, mais définit bien la haute ambition que Bazin assigne au cinéma à la fois de s’ancrer dans l’expérience réelle et de la transcender en faisant apparaître une réalité insoupçonnée. C’est au nom d’une telle conception qu’il soutient avec ferveur les films de Jean Renoir, qu’il considère comme « le plus grand réalisateur français68 », d’Orson Welles et du néoréaliste italien Roberto Rossellini.
Pour Bazin, la guerre et le trauma historique qui en a résulté sont à l’origine d’une rupture esthétique majeure. Gilles Deleuze lui reprendra l’idée d’une coupure décisive par laquelle le cinéma est passé dans l’après-guerre de l’image-mouvement à l’image-temps, en double réaction contre le cinéma totalitaire et le cinéma hollywoodien69. Avec le triomphe de la barbarie nazie au cœur de l’Europe, le profond séisme de la Shoah a bouleversé le rapport au monde. On ne peut plus en rester à une vision naïve et linéaire d’une histoire qui réaliserait, selon une ligne de progrès continue de l’espèce humaine, le règne de la raison. Après la Seconde Guerre mondiale, une rupture radicale s’effectue avec le cinéma en tant qu’image-mouvement, mettant en cause, comme l’écrit Serge Daney, « les grandes mises en scène politiques, les propagandes d’État devenues tableaux vivants, les premières manutentions humaines de masse70 ». La politique concentrationnaire et l’œuvre cinématographique qui l’a accompagnée, comme celle de Leni Riefenstahl, auront eu raison des rêves d’émancipation portés par le cinéma. Au lieu d’être le levier d’un renouvellement de la pensée, le cinéma est devenu le lieu même de son étouffement. Alors que l’on pensait pouvoir transformer les masses en acteurs responsables de leur propre histoire, le cinéma aura contribué à leur asservissement, à leur fascisation et à une brutalisation généralisée. Au fur et à mesure de sa modernisation, la guerre s’est adjoint sa propre mise en scène, de plus en plus sophistiquée. Ce qu’elle entreprend consiste moins à cacher qu’à exhiber des leurres. Selon Paul Virilio, Goebbels aura désiré, jusqu’à l’effondrement final du Reich, rivaliser avec Hollywood. Il y aurait donc une relation circulaire entre les deux mondes opposés sur le terrain militaire, mais réunis par une même image de la pensée.
Au lendemain de la guerre se noue une nouvelle alliance entre cinéma et pensée. Tandis que le totalitarisme a cassé l’évolutionnisme progressiste de l’Occident, le rêve américain d’une société fraternelle s’écroule. L’évolution technique, qui a fait proliférer les formes d’images, alimente une crise généralisée de l’image dans son pouvoir d’incarner le monde. Vingt ans plus tard, un nouveau cinéma américain incarné par les Robert Altman, Sidney Lumet ou John Cassavetes fait disparaître le héros au profit d’une pluralité de personnages non hiérarchisés dans un « récit patchwork71 ». Le monde environnant est devenu impensable, et la barbarie a englouti l’espérance de libération. Alors que l’on ne croit plus au monde, la nouvelle fonction assignée au cinéma est, selon Daney, de « faire croire à un rapport de l’homme avec le monde72 ». Le cinéma n’a plus pour finalité d’être le reflet d’un réel supposé, mais peut redonner, par l’illusion et le réenchantement du monde, confiance en l’existence d’un socle social de l’existence humaine.
C’est à partir de cette rupture esthétique que naissent, en 1951, Les Cahiers du Cinéma. Créée par André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, Joseph-Marie Lo Duca et Léonide Keigel, la revue porte et défend un cinéma d’auteur qui élève le septième art au niveau de la création littéraire. En 1959, Jean-Luc Godard écrira : « Nous avons gagné en faisant admettre le principe qu’un film d’Hitchcock, par exemple, est aussi important qu’un livre d’Aragon ou qu’un roman de Chateaubriand73. »
Le réalisme tel que l’entendait Bazin, c’est-à-dire comme moyen de transsubstantiation du réel grâce à la caméra et à l’écran, définit la ligne à promouvoir pour toute une génération de cinéastes que l’on qualifiera bientôt de « nouvelle vague » : François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Éric Rohmer, Robert Bresson, Jacques Rivette et bien d’autres. Dans la seconde moitié des années 1950, cette génération incarne une nouvelle manière de filmer. « Il ne s’agit pas de privilégier la forme sur le fond, écrit à son sujet Jean-Michel Frodon, mais de dépasser cette vieille et stérile division qui fait que la critique jugeait d’abord s’il s’agissait d’une bonne histoire, puis si le film était bien réalisé. Il s’agit d’affirmer l’unité éthique et esthétique du film74. »
En 1956, les spectateurs découvrent Et Dieu créa la femme, film de Roger Vadim, un jeune cinéaste de vingt-huit ans, qui va faire de Brigitte Bardot une star pour deux décennies. « B. B. » n’a alors que vingt-deux ans, mais son irruption sur grand écran incarne un nouveau rapport au monde, en rupture avec les conventions : « Ce qu’elle révèle, enfin, explique Antoine de Baecque, c’est une conduite totalement dégagée des préceptes moraux de la société française d’après guerre touchant la famille, l’amour, la sexualité […]. Elle n’a plus la notion de péché75. » Une certaine presse ne s’y trompe pas et pourfend la force corrosive et contestataire de ce nouveau cinéma. Dans Le Figaro, Louis Chauvet épingle un film par lequel « on entend affrioler un certain public au risque de scandaliser l’autre », tandis que, dans Libération, Simone Dubreuilh dénonce un film qui « exploite impudemment tout ce que l’indécence est en droit de proposer au public sous couvert de la décence-limite », aboutissant à un « hybride assez malsain »76. Le film de Vadim montre à l’écran la civilisation des loisirs des Trente Glorieuses. Ainsi que l’exprime Pascal Ory :
Ce n’est pas par hasard si la petite bombe sensuelle du film de Vadim explose à Saint-Tropez : la France de la croissance reprend goût à l’hédonisme populaire du « congé payé » […]. Elle chante avec Charles Trenet les charmes de la Nationale 7, tout en se lamentant du retard de son plan autoroutier77.
En 1959, le jeune François Truffaut, qui n’a que vingt-huit ans, triomphe au festival de Cannes avec Les Quatre Cents Coups. Son acteur fétiche, Jean-Pierre Léaud, n’a que quatorze ans. Le film remporte le prix de la mise en scène et fait quatre cent cinquante mille entrées. La presse salue le phénomène, et Paris-Match lui accorde quatre pages sous le titre : « Le festival des enfants prodiges ». La même année sortent en salle Les Cousins, de Claude Chabrol, Hiroshima mon amour, d’Alain Resnais, avec Emmanuelle Riva, d’après un scénario de Marguerite Duras, et À bout de souffle, de Jean-Luc Godard. Chacun de ces films porte une esthétique faite d’effacement des transitions, de plans fixes, d’arrêts sur image, d’errances, de répétitions, soit toute une grammaire inédite portée caméra à l’épaule, sans tournage en studio. Le rapport entre le son et l’image est aussi revisité : « Les dialogues et les voix, postsynchronisés, parfois désynchronisés, écrit Antoine de Baecque, donnent à la bande-son une autonomie qui en fait à elle seule un second récit78. »
Ces films veulent se situer au plus près de la réalité sociale et exprimer les aspirations de la nouvelle génération dans ce qu’elles ont de plus authentique et spontané. Le terme générique de nouvelle vague par lequel se cristallise cette esthétique en rupture avec les canons classiques ne désigne pas au départ un phénomène propre au cinéma, mais qualifie, sous la plume de Françoise Giroud dans L’Express, les résultats d’une enquête sur la jeunesse. En mai 1959, cette nouvelle vague donne lieu à un colloque sur l’expression cinématographique, qui réunit les jeunes réalisateurs Christophe Barratier, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Louis Malle, Édouard Molinaro, Jacques Rozier, François Truffaut et Roger Vadim : « On tient là, commente de Baecque, consacrée par une photographie de groupe prise sur les marches du château de la Napoule, la manifestation publique d’un mouvement collectif et cohérent79. » L’effet de vérité recherché rapproche le travail du cinéaste de celui de l’enquêteur et le conduit à délaisser les studios pour privilégier le tournage en extérieur avec de jeunes acteurs inconnus. Jean-Luc Godard demande à son directeur de la photographie, Raoul Coutard, de s’imaginer en reporter. L’écriture du scénario est conçue à la manière de celle d’un roman, l’effet de réel devant provenir de l’usage d’une langue déthéâtralisée. Cette expression cinématographique participe pleinement de la quête de rupture avant-gardiste et de la prévalence accordée au signe par rapport au sens dans les sciences humaines ou la littérature dite objectale, du nouveau roman, ainsi qu’à une forme assumée de désengagement par rapport au politique. Ce rapprochement est d’ailleurs revendiqué par Truffaut, qui qualifie de « cinéma de minuit » les films d’Alain Resnais, Agnès Varda ou Chris Marker.
Au cours de la seule année 1965, le public avide de nourriture culturelle peut aller voir le dernier film de Jean-Luc Godard, Pierrot le Fou, avec Jean-Paul Belmondo et Anna Karina, interdit aux moins de dix-huit ans au motif d’un « anarchisme politique et moral », prendre des places pour Le Sacre du printemps, chorégraphié par Maurice Béjart et dirigé par Pierre Boulez, lire Le Festin nu de William S. Burroughs, qui vient de paraître chez Gallimard, ou aller écouter Léo Ferré chanter à Bobino ses « chansons interdites ». Dans ces années, le cinéma français est investi comme une contre-culture avec le succès que l’on sait. Que ce soit À bout de souffle, de Godard, avec Jean Seberg et Belmondo, ou Paris nous appartient, de Rivette, ces films expriment un désir de renouvellement, un idéal autre porté par la jeunesse des réalisateurs et des acteurs, des moyens techniques légers, de petits budgets et une volonté de parler de la société contemporaine en toute liberté. Toute une culture nouvelle vague se donne à voir, faite de décapotables, de vitesse, de désinvolture et de balades sans objectif, soit un cinéma d’antihéros, à peine concernés par ce qui leur arrive : « C’est le lien de l’homme et du monde, écrit Gilles Deleuze, qui se trouve rompu. Dès lors, c’est ce lien qui doit devenir objet de croyance […]. Il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien80. » Sans être un film à thèse, Pierrot le Fou se veut un brûlot contre la société de consommation. Ce que fuit le héros incarné par Belmondo est le conformisme social et politique auquel semble condamné le jeune qui doit finalement, après un temps d’errance, entrer dans le moule de la société des adultes, dont il ne fait pas siennes les valeurs. Les convives du couple de héros ne s’expriment qu’en termes publicitaires, sous forme de réclames. La radicalisation du propos politique s’attaque au régime gaulliste, qui freine l’élan vital de la jeunesse et continue d’occulter l’usage de la torture dans la guerre d’Algérie. Ce cinéma devient un des modes d’expression d’une jeunesse scolarisée de plus en plus critique, contestataire, et en quête d’une rupture non seulement esthétique, mais politique.
La nouvelle génération s’identifie d’autant plus fortement avec la quête d’un Pierrot le Fou que ce nouveau cinéma procède par enquête, emprunte au langage de la jeunesse et met en mots et en images ses aspirations, son désarroi et son malaise. Dans Masculin féminin, Godard réalise un film fait d’entretiens avec un certain nombre de jeunes qui fournissent le matériau même de son montage. Jean-Pierre Léaud, jouant un jeune sociologue, mène l’enquête pour savoir à quoi pensent les jeunes femmes à Paris en 1965. Entre autres entretiens, il soumet à l’interview à son insu la lauréate de « Mademoiselle dix-neuf ans », lui disant qu’il s’agit d’un simple entraînement avant l’arrivée de Godard qui, caché, souffle à Léaud les questions à lui poser. Ce procédé accentue encore l’effet de vérité dans la réponse aux questions du genre : « Le socialisme a-t-il encore un avenir ? » ; « Tu aimes mieux vivre à l’américaine ou être socialiste ? » ; « Que penses-tu de la régulation des naissances ? » ; « Où fait-on la guerre en ce moment ? ».
La rupture d’expression est tout aussi évidente dans le domaine de l’art pictural. En ces années 1960, les artistes d’avant-garde conçoivent leur œuvre comme l’expression d’une aspiration politique révolutionnaire81. En ces temps de montée des luttes tiers-mondistes et d’opposition à la guerre du Vietnam, beaucoup utilisent les arts plastiques comme supports de leur protestation, souvent sous forme de happenings. Jean-Jacques Lebel introduit cette pratique originaire des milieux de la culture underground des États-Unis. À partir de 1964, il organise un festival de libre expression au Centre culturel américain de Paris, qui laisse manifestement sceptique la journaliste de France-Soir : « Des hommes et des femmes à demi nus se vautrent sur un amoncellement de papiers et se barbouillent de peinture rouge, verte et jaune. Puis ils s’envoient à la tête des maquereaux et un poulet sanguinolent. Pendant ce temps, un jet d’eau rotatif arrose les spectateurs82. » Les happenings se heurtent vite au pouvoir. Lorsque Jean-Jacques Lebel organise, le 27 avril 1966, au théâtre de la Chimère, là même où avait habité André Breton, le happening protestataire 120 minutes dédiées au Divin Marquis, contre l’interdiction du film La Religieuse de Jacques Rivette inspiré de Diderot, il est arrêté et inculpé pour « outrage aux bonnes mœurs », suscitant une pétition de protestation d’une centaine d’intellectuels et d’artistes83.
Le salon des Réalités nouvelles attire chaque année un public soucieux de suivre l’actualité des expressions les plus modernistes. Avec Frank Kupka, Victor Vasarely ou François Morellet, on passe de l’abstrait à l’abstraction géométrique. Yves Klein impose sa marque, celle de la peinture dite picturante, celle du bleu outremer dans ses monochromes baptisés IKB (International Klein Blue). En 1959, la Biennale de Paris officialise ce nouveau mouvement de peintres que l’on regroupe sous le terme de « nouveau réalisme », en rupture avec l’art abstrait : « On y découvrait la Méta-matic 17 de Tinguely, éloge sarcastique de la mécanisation et de la massification, qui débitait en trois semaines quarante mille dessins abstraits84. » En 1960, Klein participe à la création du « nouveau réalisme » avec Pierre Restany : ce dernier signe le 27 octobre une « déclaration constitutive du nouveau réalisme ». Critique de l’art abstrait qui a jusque-là incarné l’avant-garde, Pierre Restany promeut un nouveau rapport à la nature qui quitte la clé des champs pour emprunter celle de la cité urbaine et de l’usine de la modernité en marche au cours des Trente Glorieuses. En rupture avec l’art abstrait, Restany invite à la réhabilitation des productions « vulgaires » au nom d’un « humanisme technologique ». Le mouvement est rejoint notamment par Tinguely, Niki de Saint Phalle, César, Christo et Gérard Deschamps. L’exposition organisée en 1960 entend faire le lien entre création picturale et consumérisme.
En ces années 1960, des initiatives encore plus radicales sont entreprises, telles que les assemblages d’objets du quotidien, d’objets emballés sous plastique ou encore d’objets de rebut. Ces créations se veulent autant de manifestes contre la représentation traditionnelle de l’art et la volonté de donner à voir le choc entre un monde en train de disparaître au profit de la société de consommation. Les artistes font entrer dans leur répertoire comme matériau artistique les déchets industriels et domestiques, voire les déchets humains, qui se substituent aux matériaux nobles. Ces tentatives sont saluées par la critique comme l’expression même de la modernité. « Triomphe l’idée, écrit Krzysztof Pomian, que n’importe quel objet peut être élevé à la dignité d’une œuvre d’art par l’acte d’un artiste qui le détourne de sa fonction première et le donne à voir en y apposant sa signature85. » Tout emprunt à la réalité la plus concrète et quotidienne est rendu possible par cette nouvelle esthétique. C’est ainsi qu’en 1962 Christo bloque la circulation de la rue Visconti à Paris en érigeant une barricade haute de près de 4 mètres, constituée par des bidons de pétrole entassés les uns sur les autres. En 1964, une exposition au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, dont le titre Mythologies quotidiennes n’est pas sans évoquer Roland Barthes et Claude Lévi-Strauss86, montre ce que l’on commence à appeler la « Nouvelle figuration ». En 1966, c’est au tour du salon de la Jeune Peinture de réunir les nouveaux noms de la peinture figurative, tels Gérard Fromanger, Gérard Schlosser, Gérard Tisserand ou Vladimir Veličković, et ceux des partisans de la nouvelle abstraction87.
En cette année 1964, l’avant-garde artistique française reçoit un choc en apprenant que le grand prix de la Biennale de Venise est décerné à un Américain, Robert Rauschenberg, pour son American Art Painting. Paris n’entend pas se laisser détrôner et reléguer en perdant son statut de bourse des valeurs de la peinture mondiale et cherche son salut du côté de l’expression politisée revendiquée lors du salon de la Jeune Peinture, en 196588. Paradoxalement, l’art abstrait, expression même de l’avant-garde d’après guerre, se voit récupéré par le système, qui en fait un objet de consommation et d’investissement fructueux, sinon de prestige, puisque d’aucuns parlent d’un art officiel89. Les pourfendeurs de l’art abstrait l’accusent d’essentialiser son rapport à la nature et de verser dans l’académisme.
Au milieu des années 1960, ce sont les « nouveaux réalistes » eux-mêmes qui traversent une période de crise et de remise en question, laquelle débouche sur une nouvelle reconfiguration. Éric de Chassey discerne trois composantes principales à cette évolution. Un premier courant, qui se donne le nom de « figuration narrative », entend à la fois épouser et critiquer la société marchande. Ses artistes s’orientent vers une peinture de plus en plus politisée, s’appuyant sur des figures de proue telles que Franz Fanon, Malcolm X, voire Mao lui-même. Un deuxième courant est représenté par ceux qui, partant de la division du travail imposée par la société capitaliste, refusent l’image. Cela aboutit à un mélange de critique et d’abstraction, de composition avec de nouveaux matériaux. Pierre Buraglio découpe et recompose ainsi ses toiles avec d’autres objets dans l’intention de faire de l’art quelque chose de subversif non par l’édulcoration du réel, mais par sa surcharge. Au salon de la Jeune Peinture de 1967, ces peintres qui entendent souligner la dépersonnalisation du monde moderne s’engagent dans des œuvres collectives. On y trouve notamment le groupe BMPT90, acronyme de quatre peintres qui exposent ensemble de décembre 1966 à décembre 1967. Le dernier courant entend non récuser, mais affronter la réalité nouvelle en y mêlant subjectivisme et dépersonnalisation. L’un de ses représentants est Simon Hantaï, qui se donne pour ambition de briser les automatismes de l’œil par un travail de pliage et de dépliage de la toile. Tous ces jeunes peintres bénéficient du soutien de Pierre Gaudibert, qui crée en 1967 l’ARC (Animation, recherche, confrontation) au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, et de l’effet amplificateur de la revue Opus International, créée la même année91.
Dans l’après-mai 1968, la cristallisation de cette effervescence moderniste trouve sa réalisation architecturale la plus emblématique dans la construction du centre Georges-Pompidou. Ce projet initié en 1965, quand Gaëtan Picon avait suggéré de transformer le musée d’Art moderne en l’accompagnant d’un centre de création92, est repris en décembre 1969 par le président Pompidou, qui en annonce le lancement et entend en suivre personnellement la réalisation. Sa disparition en 1974 ne le permettra qu’en partie, et Beaubourg ne sera achevé qu’en 1977. En bâtissant au cœur de Paris, sur le plateau Beaubourg, un lieu consacré à l’art contemporain, mais comportant aussi une grande bibliothèque publique, Pompidou « prend le contre-pied du Musée imaginaire de Malraux93 ». Ce projet recourt à toute une pensée architecturale marquée par l’utopie de la transparence et du verre et célèbre les couleurs vives. Son aspect « raffinerie », tant critiqué, renvoie à la modernité technologique et à « l’avènement de la vie mécanique », dont parlait le peintre Fernand Léger en 192394. À cette filiation esthétique s’ajoutent les effets de l’effervescence sémiologique et de la pensée critique des années 1960.
En adoptant le parti pris de la modernité et de la mise en scène de la pluralité des pratiques culturelles dans la plus grande interdisciplinarité, Beaubourg se veut une réponse globale à la crise culturelle qui a fracturé le pays en 1968. Il est conçu comme un lieu d’échanges de la création dans tous les domaines et c’est bien ainsi que Georges Pompidou le définit en 1972 : « Je voudrais passionnément que Paris possède un centre culturel comme on a cherché à en créer aux États-Unis avec un succès jusqu’ici inégal, qui soit à la fois musée et centre de création, où les arts plastiques voisineraient avec la musique, le cinéma, les livres, la recherche audiovisuelle95. »
Pour l’inauguration, Françoise Giroud, alors secrétaire d’État à la Culture, accueille le président Giscard d’Estaing dans un climat de retombée des utopies et de scepticisme généralisé. Dans L’Effet Beaubourg, Jean Baudrillard annonce même, en un petit essai critique, l’implosion du centre à peine né96, et pourfend une machine dite culturelle « qui ne sert qu’à fausser la fiction humaniste de la culture », alors que « c’est un véritable travail de mort de la culture qui s’y fait »97. Selon lui, ce microcosme concentre à lui seul des processus d’implosion, d’hyperréalité, de simulation, de sémiotisation cybernétique et totalitaire de l’expérience et de l’espace. Il voit même Beaubourg « comme un incinérateur absorbant toute énergie culturelle et la dévorant98 ». Quant aux foules invitées à honorer cet ange diabolique,
elles s’y ruent. C’est là l’ironie suprême de Beaubourg : les masses s’y ruent non parce qu’elles salivent devant cette culture dont elles seraient frustrées depuis des siècles, mais parce qu’elles ont pour la première fois l’occasion de participer massivement à cet immense travail de deuil d’une culture qu’elles ont au fond toujours détestée99.
En cette période gaullienne, l’avant-garde est paradoxalement incarnée au sommet de l’État par un ministre de la Culture d’exception, André Malraux, nommé en juillet 1959 ministre d’État chargé des affaires culturelles. Grand amateur d’art, il entend favoriser sa transmission et diffuser, par-delà les structures de l’institution scolaire et universitaire, le goût de l’art et la sensibilité à la novation. Pour Malraux, la rencontre entre l’art et le public ne peut vraiment se réaliser que par un contact direct et sensible :
Il appartient à l’Université de faire connaître Racine, mais il appartient seulement à ceux qui jouent ses pièces de les faire aimer. Notre travail, c’est de faire aimer les génies de l’humanité et notamment ceux de la France, ce n’est pas de les faire connaître. La connaissance est à l’Université, l’amour, peut-être, est à nous100.
Malraux s’adjoint la collaboration de Gaëtan Picon, auquel il propose la « direction générale des Arts et Lettres ». Celui-ci se fait violence, car il déteste les tâches administratives, mais accepte, après une valse-hésitation101. Résolu à mettre l’art à la portée du public, Malraux se révèle volontariste malgré la pauvreté des moyens dont il dispose. Il compense cette insuffisance par de grands discours lyriques, sans vraiment réussir à décrocher un budget substantiel. De 1959 à 1969, l’enveloppe de son ministère ne se situe qu’entre 0,34 et 0,43 % du budget de l’État, ce qui est un bien léger progrès par rapport à ce qui était pratiqué sous la IVe République, qui n’accordait que 0,1 % au budget de la Culture et n’avait pas de ministère propre. Mais, comme le déplore Roger Planchon, cela reste très insuffisant : « Les 0,4 % que l’on se propose de reconduire de nombreuses années, si nos renseignements sont exacts, nous n’avons pas à les condamner : on nous a laissé le choix de pleurer — ou de ricaner, ce qui est le rôle des bouffons102. » En 1966, Malraux déclare à une Assemblée qui reste pourtant insensible à ses arguments : « Savez-vous ce que représentent quatre-vingts maisons de la culture ? Le coût de vingt-cinq kilomètres d’autoroute. »
Malraux réussit néanmoins le tour de force de mettre en place son réseau de maisons de la culture. Il s’appuie pour cela sur un bâtisseur hors de pair, Émile-Joseph Biasini103, qui devient directeur du Théâtre et de l’Action culturelle de 1961 à 1966 et définit la fonction des maisons de la culture, qui est « de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, d’assurer la plus vaste audience au patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent104 ». À cette vocation créatrice, les maisons de la culture doivent ajouter une polyvalence leur permettant de devenir un lieu d’accueil pour le théâtre aussi bien que pour la musique, la littérature, le cinéma, les arts plastiques ou les sciences.
Inaugurant la maison de la culture de Bourges en 1964, Malraux se fait particulièrement lyrique. Dans son allocution prononcée sur un ton incantatoire, il assigne une mission quasi métaphysique à ces nouveaux temples de la culture :
La culture, c’est l’ensemble des formes qui ont été plus fortes que la mort […]. Il faut qu’à tous les jeunes hommes de cette ville soit apporté un contact avec ce qui compte au moins autant que le sexe et le sang, car il y a peut-être une immortalité de la nuit, mais il y a sûrement une immortalité des hommes […]. Reprendre le sens de notre pays, c’est vouloir être pour tous ce que nous avons pu porter en nous105.
Malgré cette dissémination de l’action culturelle, les enquêtes réalisées auprès du public font apparaître l’échec d’une démocratisation de la pratique culturelle, qui ne bénéficie qu’à une petite élite simplement élargie au milieu enseignant, sans vraiment atteindre le grand public populaire. Avant même Mai 68, on dénonce de plus en plus ouvertement ce qui apparaît comme une mystification au cours de laquelle la force du verbe n’est pas venue à bout des résistances. C’est surtout autour du thème gaullien de la grandeur de la France que Malraux concentre ses efforts, accordant la plus grande place aux expositions, voyages, échanges internationaux grâce auxquels il a pu se faire l’ambassadeur de la culture française à l’étranger et concourir au rayonnement d’un pays qui perdait en même temps les lustres de son empire.
Le souci de dépasser les frontières de classe qui subsistent entre l’élite sociale et le grand public est la préoccupation majeure de Jean Vilar, qui cherche au TNP à concilier un répertoire de haute culture et la mission de divertissement à même de gagner au théâtre un nouveau public populaire106. Le dessein de Vilar est de réunir ceux qui ont déjà un goût et une pratique du théâtre et ceux qui n’ont pas encore franchi le pas. Pour lui, le théâtre « ne prend sa signification que lorsqu’il parvient à assembler et à unir107 ». La question qui se pose est de savoir quel est le meilleur répertoire pour atteindre ce public populaire, et une polémique éclate à ce sujet entre Jean-Paul Sartre et Vilar dans les années 1950. Le premier reproche au second d’utiliser un théâtre bourgeois et défend l’idée d’un théâtre à thèse, politiquement engagé dans une stratégie de rupture idéologique. Indirectement, Vilar lui répond : « Pour moi, théâtre populaire, cela veut dire théâtre universel108. » La volonté d’élargir le public est recherchée au moyen d’un répertoire déjà canonisé qui recèle une forte dimension de divertissement.
C’est fortuitement que Vilar trouve le lieu idéal pour réaliser son projet en créant le festival d’Avignon, haut lieu de la fête annuelle des manifestations théâtrales les plus diverses, regroupant en une même ville des lieux prestigieux, comme la cour d’honneur du palais des Papes, et d’autres moins cérémonieux pris d’assaut par le « off ». À l’origine de ce festival, il n’est encore question que de programmer trois spectacles pour accompagner une exposition d’arts plastiques qui doit avoir lieu en 1947. « Avignon devient, dans l’imaginaire de l’équipe du TNP, un berceau, un tremplin, un puits de jouvence », écrivent Emmanuelle Loyer et Antoine de Baecque109. Le festival devient un lieu privilégié d’expérimentation, d’aventure créative avant de rejoindre le public de Chaillot à Paris, qui accueille les représentations après l’été.
En cette période, on traverse aussi un renouvellement radical de l’expression théâtrale. Dans les années 1950, le théâtre de l’absurde d’Eugène Ionesco et Samuel Beckett avait déjà pris ses distances avec le psychologisme en mettant en scène l’antirécit et la mise en question de la communication langagière. Cette fois, le principe de la distanciation de Bertolt Brecht devient un principe majeur de rupture avec les représentations classiques. Roland Barthes se fait le fervent défenseur de cette distanciation brechtienne rompant avec le procédé classique de l’identification110. Pendant ces années 1950, Barthes participe activement à la revue Théâtre populaire, où il côtoie Jean Duvignaud, Guy Dumur, Bernard Dort et Morvan Lebesque. Il y défend le TNP de Jean Vilar et contribue à lui trouver le public le plus large. C’est dans le cadre de cette activité de critique théâtral qu’il assiste, enthousiaste, à une représentation par le Berliner Ensemble du Mère Courage de Brecht au Théâtre des Nations en 1955. Il voit en Brecht celui qui réalise au théâtre ce qu’il a l’ambition de faire en littérature. La distanciation brechtienne et son esthétisme emportent sa totale adhésion111. Barthes perçoit dans son théâtre l’esquisse d’une nouvelle éthique du rapport entre le dramaturge et son public, une école de la responsabilité, un déplacement du pathos psychologique en intelligence des situations. Cette dramaturgie montre qu’il convient moins d’exprimer le réel que de le signifier. Il voit là la réalisation même de la méthode sémiologique et critique.
Au plan musical, la quête d’une démarche avant-gardiste se manifeste dans ce que l’on appelle la « musique concrète », qui expérimente les moyens les plus modernes des musiques électro-acoustiques. Avec le GRM (Groupe de recherches musicales), cette avant-garde porte le fer au sein même de la Radiodiffusion nationale. Un second courant, incarné par Pierre Boulez, crée en 1954 le Domaine musical pour diffuser les œuvres de la musique dodécaphonique et sérielle de l’école de Vienne : Arnold Schönberg, Alban Berg, Anton Webern, ainsi que des œuvres inspirées par cette rupture musicale, celles de Boulez lui-même, chef d’orchestre et compositeur du Marteau sans maître, de Pli selon pli, de Répons, etc., mais aussi Luciano Berio, Luigi Nono, Karlheinz Stockhausen, permettant à de jeunes compositeurs de faire connaître leurs œuvres, tels Gilbert Amy, Henri Pousseur ou André Boucourechliev.
Boulez se nourrit de toute l’effervescence structuraliste pour renouveler le langage musical :
Une réflexion sur le langage musical s’imposait. Nous ne pouvions plus nous contenter de simplement transformer ce dont nous avions hérité. D’où un passage par le degré zéro de l’écriture et une mise en question radicale : qu’est-ce que l’écriture musicale ? À quoi sert-elle ? Comment la manœuvrer112 ?
Alors qu’il entend représenter à lui seul l’avant-garde, ce qui semblait devoir le porter aux plus hautes responsabilités, il est ulcéré lorsque le ministre nomme Marcel Landowski à la direction de la Musique. Boulez écrit une lettre au ministre pour le faire revenir sur sa décision, arguant que le choix fondamental à faire se situe entre le conservatisme et la modernité. Cette lettre n’étant pas suivie d’effet, il publie un article vengeur dans Le Nouvel Observateur, fustigeant « le revirement de saint André113 », et annonce qu’il se met en grève totale contre l’État. Il quitte alors la France pour l’Allemagne dont il ne reviendra qu’en 1975 pour fonder l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique). Cette controverse entraîne la chute du tandem Biasini-Picon, tous deux partisans de Boulez et ne se reconnaissant pas dans le choix de Malraux114.