Introduction


Paris, avril 1943. Une photographe fait du porte-à-porte. Le discours est rodé, l’escroquerie peu douteuse. À « titre de publicité », la dame se propose de faire des agrandissements de photos pour seize francs seulement. Au numéro 6 de la rue Lesage, dans le 20e arrondissement, Cypa Holeman lui ouvre. La jeune femme, âgée de vingt-trois ans, allaite son enfant. Elle croit avoir affaire à une assistante sociale mais réalise vite sa méprise. La dame insiste longuement, remarque l’étoile jaune cousue sur son vêtement, compatit à son sort, flatte le bébé, prénommé Raymond. La jeune maman se laisse tenter. Elle commande deux agrandissements.

Le 4 mai, à nouveau seule chez elle avec son enfant, Mme Holeman entend une voix dans le couloir. On la demande. C’est le mari de la photographe. Cypa le fait entrer. Tout miel, le monsieur étale les épreuves, avant de proposer plusieurs modèles de cadres, d’un prix exorbitant (jusqu’à 425 francs). La cliente est ferrée, pense-t-il. Seulement, elle n’a pas l’argent et, de toute façon, ses moyens ne lui permettent pas une telle dépense. À bout d’arguments, Cypa Holeman propose à l’artisan un dédommagement, qu’elle viendrait lui payer à la fin du mois. L’homme poli devient vindicatif, puis haineux :

Et il s’en va en claquant la porte.

Trois jours plus tard, deux policiers français viennent arrêter les Holeman. Il s’agit probablement d’inspecteurs de la « brigade Permilleux », créée en novembre 1942 au sein de la préfecture de Police, à la demande de la Gestapo1, pour traquer les juifs parisiens.

Contrairement aux informations qu’ils ont reçues, Cypa et son mari Simon, ouvrier-décapeur âgé de vingt ans, sont parfaitement « en règle ». On les amène quand même au poste (commissariat central du 20e arrondissement). Là, le couple apprend qu’une « lettre anonyme » est à l’origine de l’affaire. Il ne fait aucun doute que le photographe en fureur a alerté l’occupant. Les fiches de recensements et d’internés des Holeman mentionnent en effet un ordre des autorités allemandes2.

Que faire ? L’arrestation, impérative, a certainement été commandée par le « service juif » de la Gestapo et exécutée par la brigade du commissaire Permilleux. Impossible donc, pour les policiers du central, de laisser filer3. En d’autres circonstances, Cypa, Simon et leur bébé seraient aimablement renvoyés chez eux. Ce 7 mai 1943, la police parisienne, représentée par ces agents ordinaires du 20e arrondissement, considère n’avoir pas d’autre choix que de les garder.

Après une nuit au Dépôt4, Simon Holeman est conduit à Drancy. La mère et l’enfant sont dirigés vers l’hôpital Rothschild5. C’est de là que Cypa écrit les lettres émouvantes qui nous sont parvenues6. Le 5 juin, les autorités allemandes ordonnent son transfert à Drancy. Le 23 juin 1943, le couple et le petit Raymond, âgé de sept mois, sont déportés dans le convoi n55 à destination d’Auschwitz.

Née Szpilfogiel à Lodz en 1919, notée comme « Polonaise » et « célibataire » dans les fichiers du service administratif des Affaires juives de la préfecture de Police de Paris, Cypa avait été recherchée en juillet 1942 dans le cadre de la grande rafle (dite du « Vel d’Hiv »). Les agents de la PP s’étaient rendu compte qu’elle avait, entre-temps7, épousé un « Juif français » (voir l’indication en bas de la fiche ci-dessus), et c’est ainsi qu’elle avait été épargnée.

Depuis, les Holeman vivaient discrètement, respectant scrupuleusement toutes les interdictions et prescriptions antisémites en vigueur : « Nous n’avons jamais été en aucun lieu interdit pour nous, […] nos papiers étaient en règle, nous étions pointés juifs et portions l’étoile et tout ce qu’il ne fallait pas faire nous ne le faisions pas. »

Dans cette supplique, adressée à un inspecteur du commissariat général aux Questions juives (le patron « aryen » d’un des frères de Cypa le connaît vaguement et tous espèrent naïvement une intervention providentielle de sa part), la jeune femme rend compte de manière saisissante de l’environnement de crainte dans lequel vivent les juifs parisiens sous l’Occupation, la hantise permanente de la délation et la détresse, ici teintée de sentiment de culpabilité, que celle-ci provoque chez ses victimes :

Le malheur est arrivé. Le bébé, Raymond, est mort durant le trajet ou a été assassiné à Auschwitz8. Ses parents ont évité l’extermination immédiate. Cypa a résisté jusqu’au 30 juillet 1944. Elle est décédée dans des circonstances ignorées, de maladie ou lors d’une sélection9. Jeune, ouvrier spécialisé, Simon s’en est sorti. Passé notamment par Monowitz et Majdanek, transféré d’Auschwitz vers Buchenwald en janvier 1945, il a survécu aux marches de la mort et a été rapatrié en France le 30 avril suivant10. Il a regagné son domicile du 6, rue Lesage, et refait sa vie, à Paris puis aux États-Unis (où il a émigré en 1958).

En 1994, Serge Klarsfeld a publié dans Le Mémorial des enfants juifs déportés de France un portrait de Raymond Holeman et de sa mère. Cette photo, si touchante, c’est probablement celle que le photographe-délateur voulut, à tout prix, faire encadrer.

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La délation des juifs occupe une place centrale dans l’imaginaire lié à la France des années noires, au point que l’on réduit souvent le phénomène de la dénonciation à sa seule dimension antisémite11.

Elle n’est bien sûr pas la seule à avoir été meurtrière. L’occupant était ainsi intraitable sur le chapitre des armes cachées et, à un degré moindre, sur celui des insultes antiallemandes. Le contentieux le plus banal (une querelle de voisinage, une femme au bras d’un soldat de la Wehrmacht insultée par des passants) pouvait entraîner les conséquences les plus funestes : des centaines d’individus, pour l’essentiel des hommes, ont été condamnés à mort ou déportés à la suite de basses vengeances12.

Partie prenante de la politique génocidaire des nazis, la délation contre les juifs a, elle, frappé des vieillards, des jeunes mères, des enfants en bas âge. Elle est la plus choquante. Et le drame des Holeman n’est qu’un cas parmi tant d’autres.

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Étonnamment, alors que la littérature sur la persécution compte une multitude de titres, il n’existe aucun ouvrage sur la dénonciation des juifs en France entre 1940 et 194413. Et cela bien que le rôle néfaste joué par la délation dans la traque, notamment durant les derniers mois de l’Occupation, soit souvent évoqué14.

De manière générale, l’étude de la dénonciation demeure le parent pauvre des travaux sur la période15. Jusqu’au récent livre que nous avons dirigé (La Délation dans la France des années noires, Perrin, 2012), il fallait se contenter de La Délation sous l’Occupation du regretté André Halimi.

Anthologie de lettres et d’articles de presse ponctués de commentaires alertes et indignés, cet ouvrage fit sensation en son temps (la première édition remonte à 198316). Rempli d’erreurs et d’approximations historiques, hasardant des chiffres cauchemardesques (entre 3 et 5 millions de lettres délatrices sous l’Occupation17) longtemps repris sans examen par l’historiographie18, il ne permet guère de comprendre l’environnement social, les dispositifs, l’ampleur et les conséquences humaines du phénomène qu’il entend étudier en priorité : la délation contre les juifs.

Il est vrai que le sujet, pénible en soi, est d’une difficulté décourageante. Que faire des corpus de lettres trouvées ici ou là dans les archives une fois que l’on s’est livré à l’analyse de leur contenu ? La plupart du temps, elles sont anonymes, et l’on est peu renseigné sur ce qui motive véritablement leurs auteurs. Comment mesurer le rôle de la délation dans les pratiques administratives et policières de la persécution ? Et ses effets concrets sur les victimes ? Comment, enfin, établir des estimations fiables, sans lesquelles il n’est pas d’approche rigoureuse du sujet ?

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Afin de cerner au plus près les acteurs, les mécanismes et l’impact de la dénonciation des juifs sous l’Occupation, nous avons fait le choix de partir d’un terrain précisément circonscrit mais suffisamment vaste et riche pour donner lieu à des réflexions de portée générale : Paris et sa proche banlieue, qui forment alors le département de la Seine19.

La moitié des juifs recensés en France métropolitaine entre 1940 et 1941 l’ont été dans ce seul département, soit 150 000 personnes. C’est là, dans la capitale et les communes suburbaines, que la politique de persécution a nécessité le déploiement des moyens administratifs et policiers les plus considérables. C’est là, aussi, qu’inévitablement les délations antijuives ont été les plus nombreuses, s’inscrivant, fréquemment, dans des environnements sociaux formés de longue date.

Le choix de Paris s’impose également pour une raison prosaïque : la richesse et la variété des archives disponibles. Certes, les dénonciations destinées aux services allemands ont très largement disparu20. De même, l’essentiel des archives « raciales » produites par les services de la préfecture de Police ont été pilonnées à la fin des années 194021. C’est ainsi que la délation ayant visé les Holeman ne peut pratiquement plus être documentée.

En revanche, les archives du commissariat général aux Questions juives, véritable ministère de l’antisémitisme sous l’Occupation, ont été pour l’essentiel préservées22, même si les dossiers de sa direction policière (la Section d’enquête et de contrôle, SEC) et de sa direction du Statut des personnes (chargée de trancher « l’appartenance à la race juive » de milliers de cas douteux) ont été brûlés, sur ordre de ses chefs, à la veille de la libération de Paris.

Nous pouvons notamment nous appuyer sur les quatre registres du courrier conservés (Paris, janvier 1942-août 1944), source rare puisqu’elle permet un premier comptage du nombre de délations adressées au CGQJ durant plus de deux ans et demi. Les services centraux du commissariat étaient basés au 1, place des Petits-Pères, à Paris, et c’est vers eux que les délateurs initiés, antisémites militants, se tournaient en priorité (chapitre 1).

L’autre fonds principalement mobilisé est représenté par les dossiers judiciaires de l’épuration. Nous le verrons dans l’épilogue, la cour de justice de la Seine a jugé 240 individus pour délation de juifs, soit 15 % des quelque 1 600 inculpés pour faits de dénonciation jugés à Paris après 194423. Nous avons dépouillé la moitié des dossiers concernés. Un tel corpus, d’une richesse sans équivalent en France24, permet de replacer le phénomène de la dénonciation dans des contextes sociaux précis et incarnés (chap. 2).

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L’un des centres de la délation antisémite à Paris fut donc le commissariat général aux Questions juives. Revenons quelques instants sur les suppliques de Cypa Holeman. L’inspecteur du CGQJ à qui elles étaient destinées a pour nom Charles Vavasseur. Imbu de lui-même, exalté, ce fonctionnaire des Renseignements généraux, président de l’Association des anciens combattants de la préfecture de Police, a été sévèrement sanctionné en 1941 (une année de mise en disponibilité d’office) pour avoir adressé au préfet « une lettre anonyme contenant des imputations nettement injurieuses et diffamatoires25 » à l’égard de chefs et collègues accusés de sympathies maçonniques et communistes26.

Tel est le personnage qui trouve asile au commissariat général aux Questions juives à partir de l’été 1942. Détaché par la préfecture de Police, Vavasseur a pour mission de faire le lien entre le cabinet du commissaire général aux Questions juives Louis Darquier de Pellepoix et la police des Questions juives (PQJ), bientôt renommée Section d’enquête et de contrôle. C’est notamment par lui que transitent les lettres de dénonciation reçues.

Dans le chapitre 1, nous nous attarderons sur les mécanismes et les conséquences de la délation auprès du CGQJ. Les services du commissariat rationalisent peu à peu le système d’exploitation des dénonciations. Celles transmises à la SEC provoqueront des centaines de déportations en 1943-1944.

Dans ce monde de bureaucrates et de policiers fanatiques, Charles Vavasseur fait presque figure d’honnête homme et de modéré. En guerre contre des rivaux plus jeunes et sans scrupules, il finit par démissionner en octobre 1943, écœuré par le « mouchardage, peu en rapport avec l’esprit de rénovation nationale », régnant rue Greffuhle (siège de l’ancienne PQJ27). L’un des dirigeants de la SEC, Jean-Yves Laffon, se félicite ainsi de son départ (dans une lettre fielleuse destinée au directeur de cabinet de Darquier) : « Pour votre gouverne, je me permets de vous transmettre ci-joint copie de lettres ayant été adressées à Vavasseur en sa qualité d’inspecteur de la SEC par une juive, qui révèlent une compréhension pour le moins bizarre de la mission qu’il avait à effectuer ici28. »

Ces lettres, ce sont celles de Cypa Holeman. Non communiquées à leur destinataire, elles n’ont été conservées que parce qu’elles étaient censées illustrer les aberrations d’un policier de l’antisémitisme manquant à ses devoirs…

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La SEC est l’une des brigades chargées de la traque des juifs à Paris durant les deux dernières années de l’Occupation. Les grandes rafles de l’été 1942 ayant choqué l’opinion et mis un frein au zèle du gouvernement collaborateur de Vichy29, les autorités allemandes, désireuses d’alimenter à tout prix la machine génocidaire, tentent d’orienter la police parisienne vers une politique de traque, ciblée, discrète, des juifs de la capitale. Dans cette perspective, la délation est perçue par les nazis comme une arme indispensable, devant être exploitée au mieux. Une brigade spécialisée (la « brigade Permilleux », probable auteur de l’arrestation des Holeman) est créée à cet effet auprès de la préfecture de Police (chap. 4).

Tant que la persécution se fonde sur les données recueillies par l’appareil administratif et policier (recensement, fichiers, feuilles de renseignement), et relève de processus complexes (comme la spoliation économique), les dénonciations n’ont qu’un faible impact. Tout change après l’été 1942, lorsqu’un nombre important de juifs basculent dans la clandestinité et que les autres sont susceptibles d’être arrêtés pour l’infraction la plus mineure aux ordonnances allemandes : une étoile jaune mal cousue, la fréquentation d’un magasin en dehors des heures prescrites, un changement irrégulier de domicile, l’usage du téléphone…

La délation est une arme d’autant plus redoutable qu’elle permet aux nazis de s’affranchir de toutes les règles fixées depuis juillet 1942 avec le gouvernement et la police de Vichy, à la fois pour l’organisation des rafles (opérations censées se limiter aux juifs étrangers et excluant, le plus souvent, les mères d’enfants de moins de deux ans) et pour les arrestations individuelles (infractions aux ordonnances allemandes en zone occupée). Elle autorise l’arbitraire le plus absolu. La déportation des Holeman, un nourrisson de sept mois, sa mère et son père de nationalité française, « en règle » avec la législation antisémite, l’illustre de manière édifiante.

Contrevenant à tous les principes politico-policiers par ailleurs établis, la délation bouleverse aussi les hiérarchies sociales habituelles. Face à la délation, il n’y a pas de privilège. Elle frappe des gens modestes, comme les Holeman, au même titre qu’une représentante de la bourgeoisie intellectuelle, telle qu’Annette Zelman, dont nous suivrons le destin tragique (chap. 3).

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La plupart des juifs français (probablement 90 %) ont échappé à la déportation. Le drame des Holeman, la délation qui les a visés paraissent ainsi relever du sort, du malheur fortuit.

Dans le fascinant témoignage qu’elle a livré sur sa vie de clandestine à Berlin pendant la guerre, Marie Jalowicz Simon note plusieurs fois qu’elle a « toujours eu la chance que personne ne [la] dénonce30 ». Mais la délation n’est pas une menace invisible, susceptible de surgir au hasard. La « chance » de Marie Jalowicz est de n’avoir jamais rencontré un individu qui aurait pu nourrir à son endroit une jalousie, un ressentiment, une rancune inexpiables. Et surtout d’avoir vécu les trois dernières années de la guerre dans des milieux marginaux, opposés à Hitler : des gens du cirque, des travailleurs étrangers, des militants communistes. Par « chance », les rares nazis fanatiques qu’elle a croisés ignoraient qu’elle était juive. Par « chance », les deux liaisons amoureuses qu’elle a nouées avec des ouvriers étrangers se sont plutôt bien terminées.

On le voit, ce qu’on appelle la « chance » n’est jamais le seul fruit du hasard mais dépend de toute une série de facteurs sociaux et des structures de relations qu’ils déterminent. Ainsi, une jeune maman pauvre, d’origine étrangère, tenue de rester chez elle et publiquement identifiée comme juive, telle que Cypa Holeman, constituait une cible de choix pour d’éventuels mouchards, profiteurs, racketteurs ou escrocs31.

Dénoncer un juif n’est pas un acte banal, même dans le contexte de privation et de bouleversement des repères moraux propre aux années noires. M. ou Mme Tout-le-Monde dénonçant son prochain pour le motif le plus insignifiant est un cliché, véhiculé dès la Libération par des observateurs se voulant sceptiques. Un cliché qui a la vie dure. « “Ah ! la soupe n’est pas prête ? Je te dénonce à la Kommandantur ! – Ah ! tu trouves que la voisine a de jolies jambes ? Je cours à la Gestapo dire que tu as caché ton fusil de chasse !…” », écrit ainsi Jean Galtier-Boissière en 1945 dans le but de restituer ce qu’il croit être l’esprit des procès de délateurs devant les cours de justice32.

Le plus souvent, la dénonciation ne procède pas d’une contrainte extérieure (par exemple un communiqué du commissariat général aux Questions juives invitant à signaler telle situation) mais obéit à une nécessité intime impérieuse, une volonté suffisamment puissante pour déjouer les mécanismes d’autocontrainte normalement intériorisés, et passer outre cette règle de « bonne conduite » admise par la majorité des citoyens sous l’Occupation : on ne dénonce pas ses semblables, même juifs et étrangers, aux autorités, et encore moins aux autorités allemandes33.

Éminemment nuisible, alimentée par une propagande haineuse libre de s’étaler – ainsi les unes fracassantes et les appels au meurtre de l’hebdomadaire Au Pilori (chap. 5) –, ayant provoqué la perte de milliers d’individus et entretenu un climat de peur chez tous, la délation antijuive n’en a pas moins été un phénomène marginal. Dénoncer des personnes innocentes, persécutées au nom des obsessions racistes de l’envahisseur, heurtait manifestement la « décence commune34 ».

D’une certaine manière, étudier la dénonciation contre les juifs revient à prendre la température de l’état de dégradation morale de la société française entre 1940 et 1944. Elle ne fut pas aussi élevée qu’on le pense souvent, mais le fut assez pour que les ravages de la délation aient, durablement, marqué les esprits.