Les écrivains, les scientifiques, les artistes, les universitaires, qui s’étaient engagés en faveur de Dreyfus, reprirent pour la plupart leurs travaux ordinaires, au moment où l’Exposition universelle de 1900 à Paris semble mettre fin au cycle saisonnier de leur militantisme. Une minorité d’entre eux, cependant, plus disponibles ou plus profondément marqués par l’Affaire, voulut donner un prolongement au combat qu’ils avaient mené : le socialisme leur parut comme un aboutissement du dreyfusisme. Il agit aussi comme un déclencheur ou un accélérateur sur des esprits déjà attirés par le mouvement ouvrier ; leur mobilisation en faveur de la Révision avait été une sorte de galop d’essai.
L’année 1898 avait vu ainsi la naissance des universités populaires. L’idée en est venue à Georges Deherme, un ouvrier sculpteur sur bois, autodidacte, de moins de trente ans, séduit par le courant libertaire, avant de fonder l’Union pour l’action morale avec Paul Desjardins, le futur inventeur des Décades de Pontigny – dont nous reparlerons. Au moment de l’affaire Dreyfus, il est convaincu d’un impératif : l’éducation populaire. A côté de l’action syndicale et coopérative, on avait trop négligé l’action éducative, il fallait combler cette lacune.
Deherme ouvre donc, avec quelques camarades, la première université populaire, en avril 1898, dans un petit local parisien de la rue Paul-Bert, dans ce XIe arrondissement encore très ouvrier. Le but est d’assurer la formation des futurs cadres du mouvement syndical et coopératif, « noyau vivant de la future société ». On fait appel au bénévolat des intellectuels sympathisants pour donner les cours. Transférée faubourg Saint-Antoine, cette université devient « la Coopération des idées », qui était déjà le titre d’un journal (devenu revue en 1902) qu’avait lancé Deherme en 1894.
L’initiative prend bientôt une certaine ampleur, Deherme créant une Société des universités populaires, dont la présidence échoit à Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne, et le secrétariat général à Charles Guieysse. Celui-ci, un ancien officier qui avait quitté l’armée à cause de ses convictions dreyfusardes, a adhéré au Cercle parisien de la Ligue de l’enseignement avant de se lancer avec enthousiasme dans l’aventure des universités populaires. A cette occasion il rencontre Maurice Kahn, Georges Moreau et Daniel Halévy, avec lequel il va lancer Pages libres. Gérant de restaurants de tempérance, militant pour les mutualités scolaires, il passe, en 1900, trois jours en Belgique en compagnie de Gabriel Séailles, visite notamment la Maison du Peuple de Bruxelles. A son retour, il écrit à ses amis : « Je suis socialiste complètement1. »
En 1901, Deherme, quittant la première organisation, fonde une Fédération des universités populaires, car le mouvement s’est étendu, grâce à l’aide d’instituteurs, de professeurs, d’intellectuels, qui à Paris, en banlieue et en province, répondent à une demande ouvrière2. Anatole France inaugure « Les Soirées ouvrières » à Montreuil, « Le Réveil » dans les Ier et IIe arrondissements. Désormais, « il est permis de bâtir en Utopie », comme disait son héros de L’Histoire contemporaine, M. Bergeret.
Ce mouvement des universités populaires, qui vise non seulement l’éducation mais le rapprochement des intellectuels et des ouvriers, est jugé sévèrement par la droite. Dans L’Étape, Paul Bourget fait évoluer ses personnages à « L’Union Tolstoï », exemple imaginaire de ces « UP », « incohérentes et éphémères créations », animées par « l’esprit d’anarchie », favorisant le « culte de la monstrueuse idole, du Démos-Moloch, à qui lettrés et illettrés, savants et ignorants, riches et pauvres, saisis du même délire, ont offert en holocauste, dans la fatale année 1789, la France et la civilisation, et leurs arrière-petits-fils sont tout prêts à recommencer3 ». La description de « L’Union Tolstoï » permet à Bourget de déplorer « la prédominance prise dans la direction du socialisme français au début du XXe siècle par des philosophes professionnels4 ».
Cette entrée des intellectuels dans le mouvement ouvrier et socialiste, qui sera aussi l’objet d’une critique de gauche, comme nous le verrons, s’est opérée de diverses façons. Les universités populaires, qui relevaient, pour beaucoup de militants, du mouvement coopératif (dont l’un des théoriciens militants était Marcel Mauss, sociologue et neveu de Durkheim, appelé à la célébrité), leur semblaient marginales par rapport au socialisme politique. Au contraire, Lucien Herr et ses amis de la Société nouvelle de librairie et d’édition, très proches de Jaurès, jouaient un rôle plus en accord avec le Parti socialiste en voie d’unification.
Leur librairie de la rue Cujas continua son travail d’édition, grâce aux heures que lui consacrèrent Mario Roques, François Simiand et Léon Blum. Sous la houlette de Lucien Herr, ils publièrent une Bibliothèque socialiste, offrant des textes d’Émile Vandervelde, d’Alexandre Millerand, d’Anatole France, de Léon Blum. Le groupe, élargi, devint le Groupe de l’Unité socialiste, qui adhéra au Parti socialiste français de Jaurès. Composé d’anciens normaliens et d’écrivains, le cercle de Lucien Herr se donnait lui aussi pour but principal l’éducation des ouvriers, d’où résulta la création des Écoles socialistes. La première fut inaugurée, en décembre 1899, dans un local de la rue Mouffetard, qui était déjà le siège de l’université populaire du Ve arrondissement. Léon Blum y fit un cours sur les doctrines socialistes françaises. Cette première école socialiste, qui attira plus d’étudiants que d’ouvriers, fonctionna deux ans. D’autres prirent le relais en 1908 et en 19095. Hélas ! la Société nouvelle de librairie et d’édition fut soudain menacée de catastrophe, lorsqu’un nouveau gérant s’enfuit avec la caisse en Amérique. La procédure d’extradition étant d’un coût trop élevé pour la petite équipe de Lucien Herr, on dut y renoncer. Une solution juridique permit d’éviter la faillite : la maison Cornély reprenait à son compte le commerce de librairie, tout en laissant continuer l’entreprise d’édition, laquelle, il est vrai, s’éteignit assez rapidement. Du moins Herr, qui avait mis ses économies dans l’affaire, put-il échapper aux procès et aux saisies.
Le Groupe de l’Unité socialiste va participer à une autre entreprise, d’une tout autre envergure : la fondation de L’Humanité. La Petite République, où Jaurès avait fait sa campagne dreyfusiste, est en effet tenue à partir de 1903 par des hommes d’affaires, qui n’entendent pas lui voir garder une ligne socialiste. Lucien Herr et Léon Blum pressent donc Jaurès de lancer un nouveau quotidien. La première idée est de réunir de quoi racheter La Petite République elle-même. Le journaliste Albert Gérault-Richard, pilier du journal, sert d’intermédiaire entre Jaurès, Herr et leurs amis, et les actionnaires du quotidien. C’est un échec. Il faut donc créer un journal ex nihilo. Les fonds sont réunis, notamment grâce à la générosité du sociologue Lucien Lévy-Bruhl, chargé de cours à la Sorbonne, qui a de la fortune. Lucien Herr, dit-on, trouve le titre : L’Humanité. Les intellectuels y entrent en force : Herr et Jaurès se vantent de la collaboration de 17 agrégés, ce qui provoque l’ironie d’Aristide Briand : « Que deviendrai-je moi qui ne suis que licencié ? » Agrégés ou pas, la brochette de collaborateurs dont s’entoure Jaurès a belle allure : Anatole France, Jules Renard, Léon Blum, Lucien Herr, Charles Andler, Abel Hermant, Henry de Jouvenel, Daniel Halévy, Marcel Mauss, sans compter Jean Allemane, Aristide Briand, Francis de Pressensé. Le premier numéro sort des presses le 18 avril 1904. Le nouveau journal n’a guère de succès : il s’en vend seulement 12 000 exemplaires par jour. En 1905, les caisses sont vides, l’équipe divisée. Il faut repenser la formule, en adoucir l’aspect doctrinal, en faire un vrai journal d’information et le placer sous un contrôle plus étroit de la SFIO. C’est à ce prix que L’Humanité survivra.
Charles Péguy n’est pas de l’aventure. Depuis 1902, il n’a pas pardonné à Jaurès ce qu’il appelle « sa capitulation devant la démagogie combiste, et bientôt sa complicité dans la démagogie combiste6 ». Pourtant, Jaurès et Péguy se revoient une dernière fois, juste avant le lancement de L’Humanité. En effet, un jour de 1904, Péguy apprend par ses imprimeurs que Jaurès est passé le voir en son absence. Le directeur des Cahiers de la Quinzaine est intrigué par la visite de celui qui est devenu pour lui un adversaire à combattre. Par politesse, en souvenir des jours d’amitié vécus ensemble, par respect dû à l’aîné, Péguy se présente chez Jaurès le lendemain :
« Je croyais qu’il avait quelque chose à me dire. Il n’avait rien. Il était un tout autre homme. Vieilli, changé, on ne sait combien. Cette dernière entrevue fut sinistre. […] Il sortit. Je l’accompagnai pourtant. Nous allâmes à pied. Il mit des lettres à la poste, ou des télégrammes. Nous allâmes, nous allâmes, par ces froides rues du XVIe arrondissement. Arrivés à la statue de La Fayette, ou à peu près, il arrêta une voiture, pour faire une course. Au moment de le quitter, je sentis bien que ce serait pour la dernière fois. Un mouvement profond, presque un remords, fit que je ne pouvais pas le quitter ainsi. Au moment de lui serrer la main pour cette dernière fois, revenant sur ce qui était ma pensée depuis la veille, et depuis le commencement de ma visite, je lui dis : “Je croyais que vous étiez venu me voir hier à l’imprimerie pour me parler de votre journal.” – Un peu précipitamment : “Non.” – Quelques instants auparavant, il m’avait dit d’un ton épuisé : “Je fais des courses, des démarches.” – Il était et paraissait fatigué. – “Les gens ne marchent pas. Les gens sont fatigués. Les gens ne valent pas cher.” Il était lassé, voûté, ravagé. Je n’ai jamais vu rien ni personne d’aussi triste, d’aussi désolant, d’aussi désolé, que cet optimiste officiel7. »
Quelle est ici la part du ressentiment, de la polémique ? Qu’allait chercher Jaurès auprès de Péguy, qui le maltraitait dans ses Cahiers ? Pourquoi, le lendemain, est-il incapable de formuler la raison de sa démarche ? N’y avait-il derrière leur brouille que la politique combiste ? Dans les querelles politiques, il est rare que ne se mêlent pas des questions personnelles, des rancunes, des envies, des frustrations. Quelle que soit la part de la psychologie dans cette affaire, le divorce à cette date est consommé au sein du dreyfusisme, entre des hommes qui se réclament tous pourtant de l’idéal socialiste. Et que tous s’emploient à servir à leur façon.
Péguy en effet attacha son nom à pas moins de trois revues. Outre les Cahiers, il avait été d’abord l’éditeur, à la librairie Bellais, du Mouvement socialiste ; plus tard, rue de la Sorbonne, les Cahiers de la Quinzaine cohabitèrent, nous l’avons dit, avec les Pages libres de Charles Guieysse. Ces trois revues furent, chacune à sa manière, fortement critiques du combisme où Jaurès avait fourvoyé selon eux le « parti » socialiste.
Le Mouvement socialiste avait été fondé par Hubert Lagardelle, ancien membre du parti guesdiste avec lequel il avait rompu au moment de l’Affaire ; Jean Longuet, petit-fils de Karl Marx, en était le secrétaire-gérant. Son premier numéro sortit en janvier 1899, avec un article de Jaurès qui était partie prenante. L’inspirateur occulte de la revue n’était autre que Georges Sorel. Un an plus tard furent lancés les Cahiers de la Quinzaine, puis les Pages libres. Pendant quelque temps, il y eut une synergie entre les trois revues : on se passait les adresses des abonnés, les auteurs circulaient de l’une à l’autre publication, et tout le monde venait écouter M. Sorel, le jeudi, dans la Boutique de Péguy. Ces bons rapports cessèrent à partir de 1902, Péguy jugeant que Le Mouvement socialiste se rapprochait trop du guesdisme. Dans un texte sur « Les élections », il avait attaqué Lagardelle et ses discours électoraux, écrivant : « Lagardelle, qui n’a jamais eu le sens profond, réel, moral, du dreyfusisme, qui n’a jamais vu le dreyfusisme qu’en politique et en utilitaire marxiste, n’a pas qualité pour demander compte à Jaurès8. »
André Morizet fut chargé de la réplique : « Je t’assure, Péguy, tu m’inquiètes. Tu te demandes ce que nous serons dans quinze ou seize ans d’ici ? Il est fort probable que nous serons socialistes. Mais toi, Péguy, où seras-tu ? Tu seras comme aujourd’hui, péguyste9. »
Séparés, Le Mouvement socialiste et les Cahiers de la Quinzaine n’en sont pas moins les lieux de la critique du socialo-combisme après les élections de 1902. Péguy se campa en farouche défenseur du « vrai dreyfusisme », cette mystique dreyfusiste qui était en train de se décomposer, au Parlement, en politique10. D’avril à juin 1903, Péguy concentre sa réflexion sur les débats parlementaires des 6 et 7 avril, au cours desquels Jaurès entame un combat en faveur de la réhabilitation de Dreyfus. Très applaudi par la majorité du Bloc des Gauches, hué par la droite nationaliste, Jaurès doit constater, au moment du vote sur les résolutions finales, que les radicaux-socialistes, malgré leurs approbations sonores, ne l’ont pas suivi, ajoutant leurs suffrages à la droite, pour refuser de rouvrir le procès Dreyfus. Henry Bérenger explique l’attitude des radicaux dans leur journal, La Dépêche de Toulouse du 11 avril 1903 :
« La clôture de la session a été en même temps la clôture de la “reprise” de l’affaire Dreyfus […] Politiquement, il était à craindre qu’une pareille reprise ne tentât de séparer de nouveau l’Armée de la République […] L’heure paraissait donc assez mal choisie… Alors, la Chambre, à une énorme majorité, s’est prononcée contre toute reprise politique de l’Affaire… »
Ainsi, Jaurès s’est allié à Combes, pour mener une politique anticléricale, une politique antireligieuse, une politique qui attente à la liberté de conscience, dit Péguy en substance. Jaurès est donc la dupe d’une alliance qui n’est que la trahison du dreyfusisme :
« Prêts depuis la première heure, nous avons toujours continué d’être prêts. Sur le vu de nos listes, je réponds que le personnel de nos abonnés, pour le nombre et pour la qualité, pour les noms et pour les situations, et pour les professions, pour les personnes et pour l’esprit, pour les consciences, est de toutes les compagnies actuellement constituées celle qui représente le plus fidèlement, le plus exactement l’ancien, le constant et le véritable personnel dreyfusiste. L’état-major dreyfusiste, comme tous les états-majors, nous a traités durement ; mais les petites gens, qui furent l’âme du dreyfusisme, et qui en ont seuls gardé la mémoire, ne s’y sont pas trompés ; ils nous ont continué leur audience, leur travail, souvent leur aide. Ceux qui nous ont quittés ne nous ont pas quittés, nous indignes, pour un dreyfusisme plus juste ou plus approfondi. Ces anciens camarades nous ont quittés pour les honneurs, pour les puissances, pour les biens temporels des partis et de l’État, pour les mensonges politiques parlementaires, pour exercer des autorités de commandement, quand la vieille maison dreyfusiste fut devenue modeste, voûtée, moussue. Ils nous ont quittés pour l’injustice et pour le mensonge. Ils nous ont laissé la justice et la vérité redevenue miséreuse11. »
Cette critique, amorcée par Péguy, contre les intellectuels séduits par les « rateliers » du socialisme parlementaire, était partagée par Charles Guieysse et ses Pages libres ; elle fut largement reprise par Le Mouvement socialiste. Au demeurant, la revue de Lagardelle, proche des milieux syndicalistes révolutionnaires, largement inspirée par Sorel, outrepasse l’opposition de Péguy au combisme ; elle s’en prend, après l’arrivée de Clemenceau au ministère de l’Intérieur, puis à la présidence du Conseil en 1906, aux « dreyfusistes au pouvoir », par contagion au dreyfusisme lui-même. D’où s’ensuit un certain dérapage vers l’antisémitisme.
L’article le plus saisissant à cet égard, paru le 15 juillet 1906, sous le titre : « La faillite du dreyfusisme et le triomphe du parti juif », est dû à Robert Louzon. Ingénieur des Mines, de famille aisée, Louzon avait financièrement aidé la CGT à acquérir son siège, à Paris, rue de la Grange-aux-Belles. Théoricien du socialisme, mais très hostile à l’entrée des intellectuels dans le parti, il entendait désolidariser les ouvriers de l’Affaire. Il proteste alors, tout comme l’Action française, contre l’annulation du procès Dreyfus sans renvoi prononcée par la Cour de cassation, qu’il déclare « illégale ». Résumant l’Affaire, il reprend un air connu du guesdisme : la bourgeoisie est divisée en deux camps, celui du curé et celui du juif : « La classe ouvrière, elle, ne doit rien avoir à faire en une semblable galère ; si elle veut rester elle-même, si elle veut garder son indépendance, ses qualités propres qui seules lui permettront de construire un monde nouveau, il lui est imposé de n’être ni juive ni jésuite. »
L’ouvriérisme de Louzon, en harmonie avec celui de la CGT, est alors partagé par Georges Sorel et Hubert Lagardelle. Celui-ci s’efforce de théoriser la fonction des intellectuels dans Le Mouvement socialiste de février 1907. Il y réaffirme que le socialisme est une « philosophie de producteurs », que les intellectuels ne peuvent jouer qu’un rôle d’auxiliaires dans le mouvement ouvrier. Et encore à condition de corriger l’idée de leur supériorité : « La suffisance et l’intolérance du cuistre lettré sont proverbiales. Il se considère volontiers comme le dépositaire de la sagesse du monde. C’est une constatation d’expérience : la plupart des intellectuels méprisent plus ou moins les ouvriers manuels, et se croient sans peine les plus aptes à tout comprendre, les plus capables de tout gouverner, les plus dignes de tout diriger. “Le travail aux ouvriers, le pouvoir aux gens cultivés !” C’est ainsi qu’ils entendent la hiérarchie sociale12. »
Insensiblement, la gauche proche du syndicalisme révolutionnaire en vient à reconsidérer l’affaire Dreyfus : tandis que Péguy dénonce la trahison du dreyfusisme par les socialistes de pouvoir, Louzon, Lagardelle et Le Mouvement socialiste en arrivent à une révision de l’Affaire, qui n’aurait été à leurs yeux qu’une occasion prise par les intellectuels d’accélérer leur mainmise sur le mouvement ouvrier. Le point d’orgue de ce basculement fut donné par Georges Sorel, qui publie en 1909 une brochure intitulée La Révolution dreyfusienne, où il reprend en faisceau tous les arguments de l’antidreyfusisme de gauche.
Le texte de Sorel est marqué au sceau du mépris : les protagonistes de l’Affaire ne sont plus à ses yeux que des personnages « mesquins ». Nul n’est épargné, pas même Picquart. Anatole France, convaincu de « vanité », seuls les applaudissements des meetings l’apaisent. Zola, « représentant de la bouffonnerie dreyfusarde », « très petit esprit », n’a rien compris qu’en littérateur. Jeu de massacre. Pressensé, Clemenceau, Jaurès, etc., tous sont suspects d’être horriblement intéressés dans leur engagement, à commencer par les hommes de plume : « Les gens de lettres, écrit Sorel, ne croient pas généralement à la valeur propre des idées ; ils n’apprécient que le succès que peut leur procurer l’exploitation d’un parti pris. C’est pourquoi ils sont capables d’adopter des attitudes si imprévues et de troubler ainsi profondément l’ordre public13. » L’année suivante, Sorel franchit un pas de plus. Dans une lettre du 6 janvier adressée à L’Action française, il se moque des « professionnels du dreyfusisme », et va jusqu’à remettre en cause l’innocence de Dreyfus : « [Je devrais] écrire maintenant une brochure sur les raisons que l’on a de croire aux trahisons de M. Alfred Dreyfus14. »
Au début de l’année 1914, un livre paraît chez Marcel Rivière, dont le titre résume tous les griefs accumulés par la gauche ouvriériste contre le socialisme de parti, Les Méfaits des intellectuels15. L’auteur, Édouard Berth, est un ami et disciple de Sorel, lequel a rédigé la préface. Se référant au bergsonisme, philosophie de délivrance opposée aux constructions intellectualistes qui ravagent la France depuis Descartes, en appelant à Pascal, qui a réappris aux Français le sentiment du tragique en politique et en histoire, Sorel dit son espoir dans la nouvelle génération. Berth, lui, achève le dernier article de son recueil par ces mots :
« [L’] humanité, toute confite en amour et douceur – ce sont généralement d’ailleurs les époques de grande corruption –, va tomber en quenouille ; il faut alors que la violence et la guerre la rappellent à un sentiment plus sain et plus viril de la réalité. La violence syndicaliste doit, selon Sorel, jouer ce rôle vis-à-vis de notre monde moderne ; mais la violence appelle l’ordre, comme le sublime appelle le beau ; Apollon doit compléter l’œuvre de Dionysos. C’est pourquoi, au grand ahurissement des esprits courts, nous avons pu, non pas quoique, mais parce que syndicalistes, reconnaître des alliés dans Maurras et L’Action française. Les intellectuels de la démocratie peuvent crier au scandale et jouer l’indignation : ils ne comptent plus ; leur règne est fini ; Socrate et Descartes sont vaincus, le XVIIIe siècle définitivement dépassé, et complète s’annonce enfin la victoire de Pascal16. »
Le cercle était bouclé. Les ennemis d’hier s’imaginent alliés face à un ennemi commun : la démocratie et ses auxiliaires, les intellectuels. En 1910, Sorel et Maurras s’envoient des compliments mutuels. Ce n’était qu’un intermezzo dans l’histoire de l’ouvriérisme. Du moins sait-on, désormais, que la montée en puissance des intellectuels, à la faveur de l’affaire Dreyfus, a deux types d’adversaires, une extrême droite et une extrême gauche, qui savent éventuellement marcher ensemble contre les institutions démocratiques. La convergence ne va guère au-delà de quelques livres, quelques brochures, d’un projet de revue – La Cité française – auquel fut attaché le nom de Georges Valois. Auteur de La Monarchie et la Classe ouvrière, paru en 1910, celui-ci rêvait d’unir le syndicalisme au néo-royalisme. Cependant, ce mouvement nourrit un état d’esprit, qui n’attend qu’une occasion pour s’épanouir.
Cité dans J. Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français, Éditions ouvrières, 1975, t. 13, p. 9.
L. Mercier, Les Universités populaires 1899-1914. Éducation ouvrière et mouvement ouvrier au début du siècle, Éditions ouvrières, 1986.
P. Bourget, op. cit., p. 147.
Ibid., p. 159.
Chr. Prochasson, Les Intellectuels, le Socialisme et la Guerre 1900-1938, Seuil, 1993, p. 61-66.
Ch. Péguy, « Courrier de Russie », op. cit., p. 77.
Ibid., p. 78.
Ch. Péguy, op. cit., I, p. 978.
Cité par Chr. Prochasson, op. cit., p. 52.
C’est plus tard, dans Notre jeunesse, que Péguy formulera sa célèbre sentence selon laquelle « tout commence en mystique et s’achève en politique » (voir plus loin, chapitre 12).
Ch. Péguy, « Reprise politique parlementaire », op. cit., I, p. 1188.
H. Lagardelle, « Les intellectuels et le socialisme ouvrier », Le Mouvement socialiste, no 183, février 1907.
G. Sorel, La Révolution dreyfusienne, Marcel Rivière, 1909, p. 24.
Cité par Éric Cahm, Péguy et le nationalisme français, Cahiers de l’Amitié Charles Péguy, 1972, p. 180-181.
Il était tiré d’articles publiés notamment dans Le Mouvement socialiste.
É. Berth, Les Méfaits des intellectuels, Marcel Rivière, 1914, p. 329.