CONTES ET NOUVELLES EN VERS


TROISIÈME PARTIE

(1671)

« Voici les derniers ouvrages de cette nature qui partiront des mains de l’auteur ; et par conséquent la dernière occasion de justifier ses hardiesses, et les licences qu’il s’est données », avait écrit La Fontaine au début de la préface de son deuxième recueil des Contes et nouvelles en vers. Mais comment tenir une telle promesse ? surtout lorsque le grand critique, Chapelain, lui écrit : « Je ne crois pas qu’on doive jamais renoncer à un travail où on réussit comme vous faites en celui-ci », et l’engage à poursuivre : « Si j’étais en votre place, je mêlerais le doux à l’utile et me délasserais quelques fois de mes études graves entre les bras de ces muses gaillardes qui vous traitent si favorablement » (lettre du 12 février 1666).

En 1671, La Fontaine fait paraître la troisième partie de ses Contes et nouvelles dont le premier commence par une défense et illustration du conte libertin : Irait-on…

 

… après tout s’alarmer sans raison

Pour un peu de plaisanterie ?

[…]

Contons ; mais contons bien ; c’est le point principal ;

C’est tout…

[…]

Censurez tant qu’il vous plaira

Méchants vers, et phrases méchantes ;

Mais pour bons tours, laissez-les là ;

Ce sont choses indifférentes ;

Je n’y vois rien de périlleux.

 

L’accueil du public pour ce nouveau recueil ne sera pas moins chaleureux que pour les précédents. À Mme de Grignan qui dédaigne l’ouvrage, Mme de Sévigné répond :

 

Ne jetez pas si loin les livres de La Fontaine. Il y a des fables qui vous raviront, et des contes qui vous charmeront ; la fin des Oies de frère Philippe, Les Rémois, Le Petit Chien, tout cela est très joli ; il n’y a que ce qui n’est point de ce style qui est plat.

Je voudrais faire une fable qui lui fît entendre combien cela est misérable de forcer son esprit à sortir de son genre, et combien la folie de vouloir chanter sur tous les tons fait une mauvaise musique. Il ne faut point qu’il sorte du talent qu’il a de conter (6 mai 1671).

LES OIES DE FRÈRE PHILIPPE

NOUVELLE TIRÉE DE BOCCACE

Je dois trop au beau sexe ; il me fait trop d’honneur

De lire ces récits ; si tant est qu’il les lise.

Pourquoi non ? c’est assez qu’il condamne en son cœur

Celles qui font quelque sottise.

5Ne peut-il pas, sans qu’il le dise,

Rire sous cape de ces tours,

Quelque aventure qu’il y trouve ?

S’ils sont faux, ce sont vains discours ;

S’ils sont vrais, il les désapprouve.

10Irait-il après tout s’alarmer sans raison

Pour un peu de plaisanterie ?

Je craindrais bien plutôt que la cajolerie

Ne mît le feu dans la maison.

Chassez les soupirants, belles, souffrez mon livre :

15Je réponds de vous corps pour corps1 :

Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-on bien vivre

Qu’on ne s’enferme avec les morts ?

Le monde ne vous connaît guères,

S’il croit que les faveurs sont chez vous familières :

20Non pas que les heureux amants

Soient ni phénix ni corbeaux blancs ;

Aussi ne sont-ce fourmilières.

Ce que mon livre en dit, doit passer pour chansons.

J’ai servi des beautés de toutes les façons :

25Qu’ai-je gagné ? très peu de chose ;

Rien. Je m’aviserais sur le tard2 d’être cause

Que la moindre de vous commît le moindre mal !

Contons ; mais contons bien ; c’est le point principal ;

C’est tout : à cela près, censeurs, je vous conseille

30De dormir comme moi sur l’une et l’autre oreille.

Censurez tant qu’il vous plaira

Méchants vers, et phrases méchantes ;

Mais pour bons tours, laissez-les là ;

Ce sont choses indifférentes ;

35Je n’y vois rien de périlleux.

Les mères, les maris, me prendront aux cheveux

Pour dix ou douze contes bleus !

Voyez un peu la belle affaire !

Ce que je n’ai pas fait, mon livre irait le faire ?

40Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté.

Mais je voudrais m’être acquitté

De cette grâce par avance.

Que puis-je faire en récompense ?

Un conte où l’on va voir vos appas triompher :

45Nulle précaution ne les peut étouffer.

Vous auriez surpassé le printemps et l’aurore

Dans l’esprit d’un garçon, si dès ses jeunes ans,

Outre l’éclat des cieux, et les beautés des champs,

Il eût vu les vôtres encore.

50Aussi dès qu’il les vit il en sentit les coups ;

Vous surpassâtes tout ; il n’eut d’yeux que pour vous ;

Il laissa les palais : enfin votre personne

Lui parut avoir plus d’attraits

Que n’en auraient à beaucoup près

55Tous les joyaux de la couronne.

On l’avait dès l’enfance élevé dans un bois.

Là son unique compagnie

Consistait aux oiseaux : leur aimable harmonie

Le désennuyait quelquefois.

60Tout son plaisir était cet innocent ramage ;

Encor ne pouvait-il entendre leur langage.

En une école si sauvage

Son père l’amena dès ses plus tendres ans.

Il venait de perdre sa mère ;

65Et le pauvre garçon ne connut la lumière

Qu’afin qu’il ignorât les gens :

Il ne s’en figura pendant un fort long temps

Point d’autres que les habitants

De cette forêt ; c’est-à-dire

70Que des loups, des oiseaux, enfin ce qui respire

Pour respirer sans plus, et ne songer à rien.

Ce qui porta son père à fuir tout entretien,

Ce furent deux raisons ou mauvaises ou bonnes :

L’une, la haine des personnes ;

75L’autre, la crainte ; et depuis qu’à ses yeux

Sa femme disparut s’envolant dans les cieux,

Le monde lui fut odieux :

Las d’y gémir, et de s’y plaindre,

Et partout des plaintes ouïr,

80Sa moitié le lui fit par son trépas haïr,

Et le reste des femmes craindre.

Il voulut être ermite ; et destina son fils

À ce même genre de vie.

Ses biens aux pauvres départis,

85Il s’en va seul, sans compagnie

Que celle de ce fils, qu’il portait dans ses bras :

Au fond d’une forêt il arrête ses pas.

(Cet homme s’appelait Philippe, dit l’histoire)

Là par un saint motif, et non par humeur noire,

90Notre ermite nouveau cache avec très grand soin

Cent choses à l’enfant ; ne lui dit près ni loin

Qu’il fût au monde aucune femme,

Aucuns désirs, aucun amour ;

Au progrès de ses ans réglant en ce séjour

95La nourriture de son âme.

À cinq il lui nomma des fleurs, des animaux,

L’entretint de petits oiseaux ;

Et, parmi ce discours aux enfants agréable,

Mêla des menaces du diable ;

100Lui dit qu’il était fait d’une étrange façon :

La crainte est aux enfants la première leçon.

Les dix ans expirés, matière plus profonde

Se mit sur le tapis : un peu de l’autre monde

Au jeune enfant fut révélé ;

105Et de la femme point parlé.

Vers quinze ans lui fut enseigné,

Tout autant que l’on put, l’Auteur de la nature ;

Et rien touchant la créature.

Ce propos n’est alors déjà plus de saison

110Pour ceux qu’au monde on veut soustraire ;

Telle idée en ce cas est fort peu nécessaire.

Quand ce fils eut vingt ans, son père trouva bon

De le mener à la ville prochaine.

Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu’à peine

115Aller quérir son vivre : et lui mort après tout

Que ferait ce cher fils ? comment venir à bout

De subsister sans connaître personne ?

Les loups n’étaient pas gens qui donnassent l’aumône.

Il savait bien que le garçon

120N’aurait de lui pour héritage,

Qu’une besace et qu’un bâton :

C’était un étrange partage.

Le père à tout cela songeait sur ses vieux ans.

Au reste, il était peu de gens

125Qui ne lui donnassent la miche3.

Frère Philippe eût été riche

S’il eût voulu. Tous les petits enfants

Le connaissaient ; et, du haut de leur tête,

Ils criaient : Apprêtez la quête !

130Voilà frère Philippe ! Enfin dans la cité

Frère Philippe souhaité

Avait force dévots ; de dévotes pas une ;

Car il n’en voulait point avoir.

Sitôt qu’il crut son fils ferme dans son devoir,

135Le pauvre homme le mène voir

Les gens de bien, et tente la fortune.

Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa ce fils.

Voilà nos ermites partis.

Ils vont à la cité superbe, bien bâtie,

140Et de tous objets assortie :

Le prince y faisait son séjour.

Le jeune homme tombé des nues

Demandait : Qu’est-ce là ? — Ce sont des gens de cour.

— Et là ? — Ce sont palais. — Ici ? — Ce sont statues.

145Il considérait tout : quand de jeunes beautés

Aux yeux vifs, aux traits enchantés,

Passèrent devant lui ; dès lors nulle autre chose

Ne put ses regards attirer.

Adieu palais ; adieu ce qu’il vient d’admirer :

150Voici bien pis, et bien une autre cause

D’étonnement.

Ravi comme en extase à cet objet charmant :

Qu’est-ce là, dit-il à son père,

Qui porte un si gentil habit ?

155Comment l’appelle-t-on ? Ce discours ne plut guère

Au bon vieillard, qui répondit :

C’est un oiseau qui s’appelle oie.

Ô l’agréable oiseau ! dit le fils plein de joie.

Oie, hélas chante un peu, que j’entende ta voix.

160Peut-on point un peu te connaître ?

Mon père, je vous prie et mille et mille fois,

Menons-en une en notre bois ;

J’aurai soin de la faire paître.

SOURCE : BOCCACE  LE DÉCAMÉRON (IV, PRÉAMBULE)

Il me plaît de raconter en ma faveur, non une nouvelle entière – afin qu’il me semble pas que je veuille mêler mes propres nouvelles avec celles d’une aussi louable compagnie que le fut celle dont je vous ai parlé – mais une partie de nouvelle, dont la défectuosité même prouvera qu’elle ne vient pas de cette compagnie ; et, parlant à mes adversaires, je dis que dans notre cité, il y a déjà bon temps, fut un citadin nommé Filippo Balducci, homme de condition très humble, mais riche et bien parvenu, et expert dans les choses que sa profession comportait. Il avait une femme qu’il aimait tendrement et dont il était tendrement aimé, et tous deux menaient une vie tranquille, ne s’étudiant à autre chose davantage qu’à se plaire entièrement l’un à l’autre. Or, il advint, comme il arrive de tous, que cette bonne dame passa de cette vie, et ne laissa d’elle à Filippo qu’un seul fils, lequel était âgé d’environ deux ans. Filippo fut aussi inconsolable de la mort de sa femme que tout homme qui perdrait une chose aimée. Et se voyant resté seul, sans la compagnie qu’il aimait le plus, il résolut de ne plus vivre dans le monde, mais de se donner au service de Dieu, et de faire de même de son petit enfant. Pour quoi, ayant donné tout son bien pour Dieu, il s’en alla sans retard sur le mont Asinajo, et là, il se retira avec son fils dans une petite cabane où, vivant tous les deux d’aumônes, dans les jeûnes et les oraisons, il se gardait soigneusement de parler en présence de son fils d’aucune chose temporelle, ni de lui en laisser voir aucune, afin qu’il ne fût pas détourné par elles du service de Dieu ; mais il l’entretenait sans cesse de la gloire de la vie éternelle, et de Dieu et des saints, ne lui enseignant rien autre chose que de saintes prières. Il le tint en ce genre de vie pendant plusieurs années, ne le laissant pas sortir de la cabane et ne lui montrant pas d’autre visage que le sien.

Le brave homme avait coutume de venir de temps en temps à Florence d’où, après avoir été secouru selon ses besoins par les amis de Dieu, il retournait à sa cabane. Or, il advint que le jeune garçon ayant déjà dix-huit ans et Filippo étant vieux, son fils lui demanda un jour où il allait. Filippo le lui dit. À quoi le garçon dit : « Mon père, vous êtes maintenant vieux et vous pouvez mal supporter la fatigue ; pourquoi ne me menez-vous pas une fois à Florence, afin que me faisant connaître les amis dévoués à Dieu et à vous, moi qui suis jeune et qui peux mieux supporter la fatigue que vous, je puisse ensuite, pour nos besoins, aller à Florence quand il vous plaira, tandis que vous resterez ici ? » Le brave homme, songeant que son fils était déjà grand et si habitué au service de Dieu que les choses du monde pourraient désormais difficilement l’en détourner, se dit en lui-même : il dit bien. Pour quoi, ayant besoin d’aller à Florence, il l’emmena avec lui.

Là, le jeune homme voyant les palais, les maisons, les églises et toutes les autres choses dont la ville se voit toute pleine, il commença à fortement s’émerveiller comme quelqu’un qui ne se souvenait pas d’avoir jamais rien vu de pareil, et il ne cessait de demander à son père ce qu’étaient toutes ces choses et comment elles s’appelaient. Le père le lui disait, et lui, ayant ouï la réponse, demeurait satisfait, puis s’enquérait d’autre chose. Le fils questionnant ainsi et le père répondant, ils rencontrèrent par aventure une troupe de belles jeunes femmes marchant à la file et qui s’en revenaient d’une noce. Dès que le jeune homme les vit, il demanda à son père quelle chose c’était. À quoi le père dit : « Mon fils, baisse les yeux à terre ; ne les regarde pas, car c’est une mauvaise chose. » Le fils dit alors : « Et comment s’appellent-elles ? » Le père, pour ne pas éveiller dans l’esprit du jeune garçon un désir de concupiscence rien moins qu’utile, ne voulut pas les appeler de leur véritable nom, c’est-à-dire femmes, mais il dit : « Elles se nomment oies. »

Chose merveilleuse à entendre ! celui-ci qui jamais n’avait vu de femmes, sans plus se soucier des palais, ni du bœuf, ni du cheval, ni de l’âne, ni de l’argent, ni des autres choses qu’il avait vues, dit soudain : « Mon père, je vous prie de faire en sorte que j’aie une de ces oies. — Hé ! mon fils, dit le père, tais-toi ; elles sont mauvaise chose. » À quoi le jeune garçon, toujours questionnant, dit : « Oh ! sont-elles ainsi faites, les mauvaises choses ? — Oui », dit le père. Et lui, alors dit : « Je ne sais ce que vous dites, ni pourquoi ces choses sont mauvaises ; quant à moi, il ne me semble pas encore avoir vu chose si belle ni si plaisante que le sont celles-ci. Elles sont plus belles que les anges peints que vous m’avez plusieurs fois montrés. Ah ! si vous vous souciez de moi, faites que nous emmenions là-haut une de ces oies, et je lui donnerai la becquée. » Le père dit : « Je ne veux pas ; tu ne sais pas par où elles prennent leur becquée. » Et il comprit incontinent que la nature avait plus de force que tout son esprit, et il se repentit d’avoir mené son fils à Florence.

LA MANDRAGORE

NOUVELLE TIRÉE DE MACHIAVEL

Au présent conte on verra la sottise

D’un Florentin. Il avait femme prise,

Honnête et sage autant qu’il est besoin ;

Jeune pourtant, du reste toute belle :

5Et n’eût-on cru de jouissance telle

Dans le pays, ni même encor plus loin.

Chacun l’aimait, chacun la jugeait digne

D’un autre époux : car, quant à celui-ci,

Qu’on appelait Nicia Calfucci,

10Ce fut un sot en son temps très insigne.

Bien le montra, lorsque bon gré mal gré

Il résolut d’être père appelé ;

Crut qu’il ferait beaucoup pour sa patrie

S’il la pouvait orner de Calfuccis.

15Sainte ni saint n’était en paradis

Qui de ses vœux n’eût la tête étourdie.

Tous ne savaient où mettre ses présents.

Il consultait matrones1, charlatans,

Diseurs de mots2, experts sur cette affaire :

20Le tout en vain : car il ne put tant faire

Que d’être père. Il était buté là3,

Quand un jeune homme, après avoir en France

Étudié, s’en revint à Florence,

Aussi leurré4 qu’aucun de par-delà ;

25Propre, galant, cherchant partout fortune,

Bien fait de corps, bien voulu de chacune :

Il sut dans peu la carte du pays ;

Connut les bons et les méchants maris ;

Et de quel bois se chauffaient leurs femelles ;

30Quels surveillants ils avaient mis près d’elles ;

Les si, les car, enfin tous les détours ;

Comment gagner les confidents d’amours,

Et la nourrice, et le confesseur même,

Jusques au chien ; tout y fait quand on aime.

35Tout tend aux fins, dont un seul iota

N’étant omis, d’abord le personnage

Jette son plomb5 sur messer Nicia,

Pour lui donner l’ordre de Cocuage.

Hardi dessein ! L’épouse de léans

40À dire vrai recevait bien les gens ;

Mais c’était tout : aucun de ses amants

Ne s’en pouvait promettre davantage.

Celui-ci seul, Callimaque nommé,

Dès qu’il parut fut très fort à son gré.

45Le galant donc près de la forteresse

Assied son camp, vous investit Lucrèce,

Qui ne manqua de faire la tigresse

À l’ordinaire, et l’envoya jouer6 :

Il ne savait à quel saint se vouer,

50Quand le mari, par sa sottise extrême,

Lui fit juger qu’il n’était stratagème,

Panneau n’était, tant étrange semblât,

Où le pauvre homme à la fin ne donnât,

De tout son cœur, et ne s’en affublât.

55L’amant et lui, comme étant gens d’étude,

Avaient entre eux lié quelque habitude7 :

Car Nice était docteur en droit canon :

Mieux eût valu l’être en autre science,

Et qu’il n’eût pris si grande confiance

60En Callimaque. Un jour au compagnon

Il se plaignit de se voir sans lignée.

À qui la faute ? il était vert galant,

Lucrèce jeune, et drue, et bien taillée :

Lorsque j’étais à Paris, dit l’amant,

65Un curieux8 y passa d’aventure,

Je l’allai voir, il m’apprit cent secrets :

Entre autres un pour avoir géniture :

Et n’était chose à son conte plus sûre.

Le Grand Mogor9 l’avait avec succès

70Depuis deux ans, éprouvé sur sa femme.

Mainte princesse, et mainte et mainte dame

En avait fait aussi d’heureux essais.

Il disait vrai, j’en ai vu des effets.

Cette recette est une médecine

75Faite du jus de certaine racine,

Ayant pour nom mandragore ; et ce jus,

Pris par la femme opère beaucoup plus,

Que ne fit onc nulle ombre monacale

D’aucun couvent, de jeunes frères plein :

80Dans dix mois d’hui10 je vous fais père enfin ;

Sans demander un plus long intervalle.

Et touchez là : dans dix mois et devant

Nous porterons au baptême l’enfant.

Dites-vous vrai ? repartit messer Nice :

85Vous me rendez un merveilleux office.

Vrai ? Je l’ai vu : faut-il répéter tant ?

Vous moquez-vous d’en douter seulement ?

Par votre foi, le Mogor est-il homme

Que l’on osât de la sorte affronter11 ?

90Ce curieux en toucha telle somme

Qu’il n’eut sujet de s’en mécontenter.

Nice reprit : Voilà chose admirable !

Et qui doit être à Lucrèce agréable !

Quand lui verrai-je un poupon sur le sein ?

95Notre féal, vous serez le parrain ;

C’est la raison12 : dès hui je vous en prie.

Tout doux, reprit alors notre galant,

Ne soyez pas si prompt, je vous supplie ;

Vous allez vite : il faut auparavant

100Vous dire tout. Un mal est dans l’affaire :

Mais ici-bas put-on jamais tant faire

Que de trouver un bien pur et sans mal ?

Ce jus doué de vertu tant insigne

Porte d’ailleurs qualité très maligne.

105Presque toujours il se trouve fatal

À celui-là qui le premier caresse

La patiente ; et souvent on en meurt.

Nice reprit aussitôt : Serviteur ;

Plus de votre herbe ; et laissons là Lucrèce

110Telle qu’elle est : bien grand merci du soin.

Que servira moi mort si je suis père ?

Pourvoyez-vous de quelque autre compère :

C’est trop de peine, il n’en est pas besoin.

L’amant lui dit : Quel esprit est le vôtre !

115Toujours il va d’un excès dans un autre.

Le grand désir de vous voir un enfant

Vous transportait naguère d’allégresse :

Et vous voilà, tant vous avez de presse,

Découragé sans attendre un moment.

120Oyez le reste ; et sachez que Nature

A mis remède à tout, fors à la mort.

Qu’est-il de faire afin que l’aventure

Nous réussisse, et qu’elle aille à bon port ?

Il nous faudra choisir quelque jeune homme

125D’entre le peuple ; un pauvre malheureux

Qui vous précède au combat amoureux ;

Tente la voie, attire et prenne en somme

Tout le venin : puis le danger ôté

Il conviendra que de votre côté

130Vous agissiez sans tarder davantage ;

Car soyez sûr d’être alors garanti.

Il nous faut faire in anima vili13

Ce premier pas ; et prendre un personnage

Lourd et de peu ; mais qui ne soit pourtant

135Mal fait de corps, ni par trop dégoûtant,

Ni d’un toucher si rude et si sauvage

Qu’à votre femme un supplice ce soit.

Nous savons bien que madame Lucrèce

Accoutumée à la délicatesse

140De Nicia, trop de peine en aurait.

Même il se peut qu’en venant à la chose

Jamais son cœur n’y voudrait consentir.

Or ai-je dit un jeune homme, et pour cause :

Car plus sera d’âge pour bien agir,

145Moins laissera de venin, sans nul doute :

Je vous promets qu’il n’en laissera goutte.

Nice d’abord eut peine à digérer

L’expédient ; allégua le danger,

Et l’infamie : il en serait en peine :

150Le magistrat pourrait le rechercher

Sur le soupçon d’une mort si soudaine.

Empoisonner un de ses citadins !

Lucrèce était échappée aux blondins,

On l’allait mettre entre les bras d’un rustre !

155Je suis d’avis qu’on prenne un homme illustre,

Dit Callimaque, ou quelqu’un qui bientôt

En mille endroits cornera le mystère !

Sottise et peur contiendront ce pitaud14.

Au pis aller, l’argent le fera taire.

160Votre moitié n’ayant lieu de s’y plaire,

Et le coquin même n’y songeant pas,

Vous ne tombez proprement dans le cas

De cocuage. Il n’est pas dit encore

Qu’un tel paillard ne résiste au poison.

165Et ce nous est une double raison

De le choisir tel que la mandragore

Consume en vain sur lui tout son venin.

Car quand je dis qu’on meurt, je n’entends dire

Assurément. Il vous faudra demain

170Faire choisir sur la brune le sire :

Et dès ce soir donner la potion.

J’en ai chez moi de la confection.

Gardez-vous bien au reste, messer Nice,

D’aller paraître en aucune façon.

175Ligurio choisira le garçon ;

C’est là son fait : laissez-lui cet office.

Vous vous pouvez fier à ce valet

Comme à vous-même : il est sage et discret.

J’oublie encor que pour plus d’assurance

180On bandera les yeux à ce paillard :

Il ne saura qui, quoi, n’en15 quelle part,

N’en quel logis, ni si dedans Florence,

Ou bien dehors on vous l’aura mené.

Par Nicia le tout fut approuvé.

185Restait sans plus d’y disposer sa femme.

De prime face elle crut qu’on riait ;

Puis se fâcha ; puis jura sur son âme

Que mille fois plutôt on la tuerait.

Que dirait-on si le bruit en courait ?

190Outre l’offense et péché trop énorme,

Calfuce et Dieu savaient que de tout temps

Elle avait craint ces devoirs complaisants,

Qu’elle endurait seulement pour la forme.

Puis il viendrait quelque mâtin16 difforme

195L’incommoder, la mettre sur les dents17 ?

Suis-je de taille à souffrir toutes gens ?

Quoi recevoir un pitaud dans ma couche ?

Puis-je y songer qu’avecque du dédain ?

Et par saint Jean ni pitaud, ni blondin,

200Ni roi, ni roc18, ne feront qu’autre touche,

Que Nicia jamais onc à ma peau.

Lucrèce étant de la sorte arrêtée19,

On eut recours à frère Timothée.

Il la prêcha ; mais si bien et si beau,

205Qu’elle donna les mains20 par pénitence.

On l’assura de plus qu’on choisirait

Quelque garçon d’honnête corpulence ;

Non trop rustaud ; et qui ne lui ferait

Mal ni dégoût. La potion fut prise.

210Le lendemain notre amant se déguise,

Et s’enfarine en vrai garçon meunier ;

Un faux menton, barbe d’étrange guise ;

Mieux ne pouvait se métamorphoser.

Ligurio qui de la faciende21

215Et du complot avait toujours été,

Trouve l’amant tout tel qu’il le demande,

Et, ne doutant qu’on n’y fût attrapé,

Sur le minuit le mène à messer Nice ;

Les yeux bandés ; le poil teint ; et si bien

220Que notre époux ne reconnut en rien

Le compagnon. Dans le lit il se glisse

En grand silence : en grand silence aussi

La patiente attend sa destinée ;

Bien blanchement et ce soir atournée22.

225Voire, ce soir ? atournée ; et pour qui ?

Pour qui ? j’entends : n’est-ce pas que la dame

Pour un meunier prenait trop de souci ?

Vous vous trompez ; le sexe en use ainsi.

Meuniers ou rois, il veut plaire à toute âme.

230C’est double honneur, ce semble en une femme,

Quand son mérite échauffe un esprit lourd,

Et fait aimer les cœurs nés sans amour.

Le travesti changea de personnage,

Sitôt qu’il eut dame de tel corsage

235À ses côtés, et qu’il fut dans le lit.

Plus de meunier ; la galande sentit

Auprès de soi la peau d’un honnête homme.

Et ne croyez qu’on employât au somme

De tels moments. Elle disait tout bas :

240Qu’est ceci donc ? ce compagnon n’est pas

Tel que j’ai cru : le drôle a la peau fine.

C’est grand dommage : il ne mérite hélas

Un tel destin : j’ai regret qu’au trépas

Chaque moment de plaisir l’achemine.

245Tandis l’époux enrôlé23 tout de bon,

De sa moitié plaignait bien fort la peine.

Ce fut avec une fierté de reine

Qu’elle donna la première façon

De cocuage ; et pour le décoron24

250Point ne voulut y joindre ses caresses.

À ce garçon la perle des Lucrèces

Prendrait du goût ? Quand le premier venin

Fut emporté, notre amant prit la main

De sa maîtresse ; et de baisers de flamme

255La parcourant : Pardon (dit-il) madame.

Ne vous fâchez du tour qu’on vous a fait ;

C’est Callimaque : approuvez son martyre.

Vous ne sauriez ce coup vous en dédire.

Votre rigueur n’est plus d’aucun effet.

260S’il est fatal toutefois que j’expire,

J’en suis content : vous avez dans vos mains

Un moyen sûr de me priver de vie ;

Et le plaisir bien mieux qu’aucuns venins

M’achèvera ; tout le reste est folie.

265Lucrèce avait jusque-là résisté ;

Non par défaut de bonne volonté ;

Ni que l’amant ne plût fort à la belle :

Mais la pudeur et la simplicité25

L’avaient rendue ingrate en dépit d’elle.

270Sans dire mot, sans oser respirer,

Pleine de honte et d’amour tout ensemble,

Elle se met aussitôt à pleurer.

À son amant peut-elle se montrer

Après cela ? qu’en pourra-t-il penser ?

275Dit-elle en soi, et qu’est-ce qu’il lui semble ?

J’ai bien manqué de courage et d’esprit.

Incontinent un excès de dépit

Saisit son cœur ; et fait que la pauvrette

Tourne la tête, et vers le coin du lit

280Se va cacher pour dernière retraite.

Elle y voulut tenir bon, mais en vain.

Ne lui restant que ce peu de terrain,

La place fut incontinent rendue.

Le vainqueur l’eut à sa discrétion ;

285Il en usa selon sa passion :

Et plus ne fut de larme répandue.

Honte cessa ; scrupule autant en fit.

Heureux sont ceux qu’on trompe à leur profit.

L’aurore vint trop tôt pour Callimaque,

290Trop tôt encor pour l’objet de ses vœux.

Il faut, dit-il, beaucoup plus d’une attaque

Contre un venin tenu si dangereux.

Les jours suivants notre couple amoureux

Y sut pourvoir : l’époux ne tarda guères

295Qu’il n’eût atteint tous ses autres confrères.

Pour ce coup-là fallut se séparer ;

L’amant courut chez soi se recoucher.

À peine au lit il s’était mis encore,

Que notre époux joyeux et triomphant

300Le va trouver, et lui conte comment

S’était passé le jus de mandragore :

D’abord, dit-il, j’allai tout doucement

Auprès du lit écouter si le sire

S’approcherait, et s’il en voudrait dire.

305Puis je priai notre épouse tout bas

Qu’elle lui fît quelque peu de caresse,

Et ne craignît de gâter ses appas.

C’était au plus une nuit d’embarras.

Et ne pensez, ce lui dis-je, Lucrèce,

310Ni l’un ni l’autre en ceci me tromper ;

Je saurai tout ; Nice se peut vanter

D’être homme à qui l’on n’en donne à garder26.

Vous savez bien qu’il y va de ma vie.

N’allez donc point faire la renchérie27 :

315Montrez par là que vous savez aimer

Votre mari plus qu’on ne croit encore :

C’est un beau champ28. Que si cette pécore

Fait le honteux, envoyez sans tarder

M’en avertir ; car je me vais coucher :

320Et n’y manquez ; nous y mettrons bon ordre.

Besoin n’en eus : tout fut bien jusqu’au bout.

Savez-vous bien que ce rustre y prit goût ?

Le drôle avait tantôt peine à démordre29.

J’en ai pitié : je le plains après tout.

325N’y songeons plus ; qu’il meure, et qu’on l’enterre.

Et quant à vous venez nous voir souvent.

Nargue30 de ceux qui me faisaient la guerre :

Dans neuf mois d’hui je leur livre un enfant.

La Fontaine puise ici son inspiration dans la comédie en cinq actes de Machiavel La Mandragola (1505), mais en adoucissant ce que la pièce avait de trop osé pour le public français.

LES RÉMOIS

Il n’est cité que je préfère à Reims :

C’est l’ornement, et l’honneur de la France :

Car, sans compter l’ampoule1 et les bons vins,

Charmants objets y sont en abondance.

5Par ce point-là je n’entends quant à moi

Tours ni portaux2 ; mais gentilles galoises3 ;

Ayant trouvé telle de nos Rémoises

Friande assez pour la bouche d’un roi.

Une avait pris un peintre en mariage,

10Homme estimé dans sa profession :

Il en vivait : que faut-il davantage ?

C’était assez pour sa condition.

Chacun trouvait sa femme fort heureuse.

Le drôle était, grâce à certain talent,

15Très bon époux, encor meilleur galant.

De son travail mainte dame amoureuse

L’allait trouver ; et le tout à deux fins :

C’était le bruit, à ce que dit l’histoire :

Moi qui ne suis en cela des plus fins,

20Je m’en rapporte à ce qu’il en faut croire.

Dès que le sire avait donzelle en main,

Il en riait avecque son épouse.

Les droits d’hymen allant toujours leur train,

Besoin n’était qu’elle fît la jalouse.

25Même elle eût pu le payer de ses tours ;

Et comme lui voyager en amours,

Sauf d’en user avec plus de prudence,

Ne lui faisant la même confidence.

Entre les gens qu’elle sut attirer,

30Deux siens voisins se laissèrent leurrer

À l’entretien libre et gai de la dame ;

Car c’était bien la plus trompeuse femme

Qu’en ce point-là l’on eût su rencontrer :

Sage sur tout4 ; mais aimant fort à rire.

35Elle ne manque incontinent de dire

À son mari l’amour des deux bourgeois,

Tous deux gens sots, tous deux gens à sornettes.

Lui raconta mot pour mot leurs fleurettes ;

Pleurs et soupirs, gémissements gaulois5.

40Ils avaient lu, ou plutôt ouï dire,

Que d’ordinaire en amour on soupire.

Ils tâchaient donc d’en faire leur devoir,

Que bien que mal, et selon leur pouvoir.

À frais communs se conduisait l’affaire.

45Ils ne devaient nulle chose se taire.

Le premier d’eux qu’on favoriserait

De son bonheur part à l’autre ferait.

Femmes voilà souvent comme on vous traite.

Le seul plaisir est ce que l’on souhaite.

50Amour est mort : le pauvre compagnon

Fut enterré sur les bords du Lignon6

Nous n’en avons ici ni vent ni voie7.

Vous y servez de jouet et de proie

À jeunes gens indiscrets, scélérats :

55C’est bien raison qu’au double on le leur rende :

Le beau premier qui sera dans vos lacs,

Plumez-le-moi, je vous le recommande.

La dame donc pour tromper ses voisins

Leur dit un jour : Vous boirez de nos vins

60Ce soir chez nous. Mon mari s’en va faire

Un tour aux champs ; et le bon de l’affaire

C’est qu’il ne doit au gîte revenir8.

Nous nous pourrons à l’aise entretenir.

Bon, dirent-ils, nous viendrons sur la brune.

65Or les voilà compagnons de fortune.

La nuit venue ils vont au rendez-vous.

Eux introduits, croyant ville gagnée,

Un bruit survint ; la fête fut troublée.

On frappe à l’huis ; le logis aux verrous

70Était fermé : la femme à la fenêtre

Court en disant : Celui-là frappe en maître :

Serait-ce point par malheur mon époux ?

Oui, cachez-vous, dit-elle, c’est lui-même.

Quelque accident, ou bien quelque soupçon

75Le font venir coucher à la maison.

Nos deux galands dans ce péril extrême

Se jettent vite en certain cabinet.

Car s’en aller, comment auraient-ils fait ?

Ils n’avaient pas le pied hors de la chambre,

80Que l’époux entre, et voit au feu le membre9

Accompagné de maint et maint pigeon,

L’un au hâtier10, les autres au chaudron,

Oh oh, dit-il, voilà bonne cuisine !

Qui traitez-vous ? Alis notre voisine,

85Reprit l’épouse, et Simonette aussi.

Loué soit Dieu qui vous ramène ici,

La compagnie en sera plus complète.

Madame Alis, madame Simonette,

N’y perdront rien. Il faut les avertir

90Que tout est prêt, qu’elles n’ont qu’à venir.

J’y cours moi-même. Alors la créature

Les va prier. Or, c’étaient les moitiés

De nos galands et chercheurs d’aventure,

Qui fort chagrins de se voir enfermés

95Ne laissaient pas de louer leur hôtesse

De s’être ainsi tirée avec adresse

De cet apprêt11. Avec elle à l’instant

Leurs deux moitiés entrent tout en chantant.

On les salue, on les baise, on les loue

100De leur beauté, de leur ajustement,

On les contemple, on patine12, on se joue.

Cela ne plut aux maris nullement.

Du cabinet la porte à demi close

Leur laissant voir le tout distinctement,

105Ils ne prenaient aucun goût à la chose :

Mais passe encor pour ce commencement.

Le souper mis presque au même moment,

Le peintre prit par la main les deux femmes,

Les fit asseoir, entre elles se plaça.

110Je bois, dit-il, à la santé des dames :

Et de trinquer ; passe encor pour cela.

On fit raison13 ; le vin ne dura guère.

L’hôtesse étant alors sans chambrière

Court à la cave : et de peur des esprits

115Mène avec soi madame Simonette.

Le peintre reste avec madame Alis,

Provinciale assez belle, et bien faite,

Et s’en piquant, et qui pour le pays

Se pouvait dire honnêtement coquette.

120Le compagnon vous la tenant seulette

La conduisit de fleurette en fleurette

Jusqu’au toucher, et puis un peu plus loin ;

Puis, tout à coup levant la collerette14,

Prit un baiser dont l’époux fut témoin.

125Jusque-là passe : époux, quand ils sont sages,

Ne prennent garde à ces menus suffrages15 ;

Et d’en tenir registre c’est abus :

Bien est-il vrai qu’en rencontre pareille

Simples baisers font craindre le surplus ;

130Car Satan lors vient frapper sur l’oreille

De tel qui dort, et fait tant qu’il s’éveille.

L’époux vit donc que, tandis qu’une main

Se promenait sur la gorge à son aise,

L’autre prenait un tout autre chemin ;

135Ce fut alors, dame ne vous déplaise,

Que le courroux lui montant au cerveau,

Il s’en allait enfonçant son chapeau

Mettre l’alarme en tout le voisinage,

Battre sa femme, et dire au peintre rage16,

140Et témoigner qu’il n’avait les bras gourds.

Gardez-vous bien de faire une sottise,

Lui dit tout bas son compagnon d’amours,

Tenez-vous coi ; le bruit en nulle guise

N’est bon ici ; d’autant plus qu’en vos lacs

145Vous êtes pris : ne vous montrez donc pas.

C’est le moyen d’étouffer cette affaire.

Il est écrit qu’à nul il ne faut faire

Ce qu’on ne veut à soi-même être fait.

Nous ne devons quitter ce cabinet

150Que bien à point, et tantôt quand cet homme

Étant au lit prendra son premier somme.

Selon mon sens c’est le meilleur parti.

À tard17 viendrait aussi bien la querelle.

N’êtes-vous pas cocu plus d’à demi ?

155Madame Alis au fait a consenti :

Cela suffit, le reste est bagatelle.

L’époux goûta quelque peu ces raisons.

Sa femme fit quelque peu de façons,

N’ayant le temps d’en faire davantage.

160Et puis ? Et puis comme personne sage

Elle remit sa coiffure en état.

On n’eût jamais soupçonné ce ménage,

Sans qu’il restait un certain incarnat18

Dessus son teint ; mais c’était peu de chose ;

165Dame Fleurette en pouvait être cause.

L’une pourtant des tireuses de vin

De lui sourire au retour ne fit faute :

Ce fut la peintre. On se remit en train :

On releva19 grillades et festin ;

170On but encore à la santé de l’hôte,

Et de l’hôtesse, et de celle des trois

Qui la première aurait quelque aventure.

Le vin manqua pour la seconde fois.

L’hôtesse adroite et fine créature

175Soutient toujours qu’il revient des esprits

Chez les voisins. Ainsi madame Alis

Servit d’escorte. Entendez que la dame

Pour l’autre emploi inclinait en son âme ;

Mais on l’emmène ; et par ce moyen-là

180De faction Simonette changea.

Celle-ci fait d’abord plus la sévère,

Veut suivre l’autre, ou feint le vouloir faire ;

Mais se sentant par le peintre tirer,

Elle demeure ; étant trop ménagère

185Pour se laisser son habit déchirer.

L’époux voyant quel train prenait l’affaire

Voulut sortir. L’autre lui dit : Tout doux.

Nous ne voulons sur vous nul avantage.

C’est bien raison20 que messer Cocuage

190Sur son état vous couche ainsi que nous.

Sommes-nous pas compagnons de fortune ?

Puisque le peintre en a caressé l’une,

L’autre doit suivre. Il faut bon gré mal gré

Qu’elle entre en danse ; et s’il est nécessaire

195Je m’offrirai de lui tenir le pied.

Vouliez ou non, elle aura son affaire.

Elle l’eut donc : notre peintre y pourvut

Tout de son mieux : aussi le valait-elle.

Cette dernière eut ce qu’il lui fallut ;

200On en donna le loisir à la belle.

Quand le vin fut de retour, on conclut

Qu’il ne fallait s’attabler davantage.

Il était tard ; et le peintre avait fait

Pour ce jour-là suffisamment d’ouvrage.

205On dit bonsoir. Le drôle satisfait

Se met au lit : nos gens sortent de cage.

L’hôtesse alla tirer du cabinet

Les regardants honteux, mal contents d’elle,

Cocus de plus. Le pis de leur méchef21

210Fut qu’aucun d’eux ne put venir à chef22

De son dessein, ni rendre à la donzelle

Ce qu’elle avait à leurs femmes prêté ;

Par conséquent c’est fait ; j’ai tout conté.

Ce conte est également inspiré de la huitième nouvelle de la huitième journée du Décaméron de Boccace, déjà reproduite p. 280.

LA COUPE ENCHANTÉE

NOUVELLE TIRÉE DE L’ARIOSTE

Les maux les plus cruels ne sont que des chansons

Près de ceux qu’aux maris cause la jalousie.

Figurez-vous un fou chez qui tous les soupçons

Sont bien venus, quoi qu’on lui die.

5Il n’a pas un moment de repos en sa vie.

Si l’oreille lui tinte, ô dieux ! tout est perdu.

Ses songes sont toujours que l’on le fait cocu.

Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire.

Je ne vous voudrais pas un tel point garantir ;

10Car pour songer il faut dormir,

Et les jaloux ne dorment guère.

Le moindre bruit éveille un mari soupçonneux :

Qu’à l’entour de sa femme une mouche bourdonne,

C’est Cocuage qu’en personne

15Il a vu de ses propres yeux.

Si bien vu que l’erreur n’en peut être effacée,

Il veut à toute force être au nombre des sots,

Il se maintient cocu, du moins de la pensée,

S’il ne l’est en chair et en os.

20Pauvres gens, dites-moi, qu’est-ce que Cocuage ?

Quel tort vous fait-il ? quel dommage ?

Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gens de bien

Se moquent avec juste cause ?

Quand on l’ignore, ce n’est rien,

25Quand on le sait, c’est peu de chose.

Vous croyez cependant que c’est un fort grand cas :

Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblez pas

À celui-là qui but dans la coupe enchantée.

Profitez du malheur d’autrui.

30Si cette histoire peut soulager votre ennui,

Je vous l’aurai bientôt contée.

Mais je vous veux premièrement,

Prouver par bon raisonnement,

Que ce mal dont la peur vous mine et vous consume,

35N’est mal qu’en votre idée, et non point dans l’effet1 :

En mettez-vous votre bonnet

Moins aisément que de coutume ?

Cela s’en va-t-il pas tout net ?

Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence ;

40Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ?

Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits ?

Vous apercevez-vous d’aucune différence ?

Je tire donc ma conséquence,

Et dis malgré le peuple, ignorant et brutal,

45Cocuage n’est point un mal.

Oui, mais l’honneur est une étrange affaire !

Qui vous soutient que non ? ai-je dit le contraire ?

Eh bien, l’honneur, l’honneur ? je n’entends que ce mot.

Apprenez qu’à Paris ce n’est pas comme à Rome ;

50Le cocu qui s’afflige y passe pour un sot

Et le cocu qui rit, pour un fort honnête homme :

Quand on prend comme il faut cet accident fatal,

Cocuage n’est point un mal.

Si ce prologue est long, la matière en est cause :

80Ce n’est pas en passant qu’on traite cette chose.

Venons à notre histoire. Il était un quidam,

Dont je tairai le nom, l’état, et la patrie :

Celui-ci, de peur d’accident,

Avait juré que de sa vie

85Femme ne lui serait autre que bonne amie,

Nymphe si vous voulez, bergère, et cætera ;

Pour épouse, jamais il n’en vint jusque-là.

S’il eut tort ou raison, c’est un point que je passe.

Quoi qu’il en soit, Hymen n’ayant pu trouver grâce

90Devant cet homme, il fallut que l’Amour

Se mêlât seul de ses affaires,

Eût soin de le fournir des choses nécessaires,

Soit pour la nuit, soit pour le jour.

Il lui procura donc les faveurs d’une belle,

95Qui d’une fille naturelle

Le fit père, et mourut : le pauvre homme en pleura,

Se plaignit, gémit, soupira,

Non comme qui perdrait sa femme :

Tel deuil n’est bien souvent que changement d’habits,

100Mais comme qui perdrait tous ses meilleurs amis,

Son plaisir, son cœur, et son âme.

La fille crût, se fit : on pouvait déjà voir

Hausser et baisser son mouchoir.

Le temps coule, on n’est pas sitôt à la bavette5

105Qu’on trotte, qu’on raisonne, on devient grandelette,

Puis grande tout à fait, et puis le serviteur6.

Le père avec raison eut peur

Que sa fille chassant de race7

Ne le prévînt8, et ne prévînt encor

110Prêtre, notaire, hymen, accord ;

Choses qui d’ordinaire ôtent toute la grâce

Au présent que l’on fait de soi.

La laisser sur sa bonne foi9

Ce n’était pas chose trop sûre.

115Il vous mit donc la créature

Dans un couvent : là cette belle apprit

Ce qu’on apprend, à manier l’aiguille ;

Point de ces livres qu’une fille

Ne lit qu’avec danger, et qui gâtent l’esprit :

120Le langage d’amour était jargon pour elle.

On n’eût su tirer de la belle

Un seul mot que de sainteté.

En spiritualité

Elle aurait confondu le plus grand personnage.

125Si l’une des nonnains la louait de beauté,

Mon Dieu fi, disait-elle, ah ma sœur, soyez sage ;

Ne considérez point des traits qui périront.

C’est terre que cela, les vers le mangeront.

Au reste, elle n’avait au monde sa pareille

130À manier un canevas,

Filait mieux que Clothon, brodait mieux que Pallas,

Tapissait mieux qu’Arachne10, et mainte autre merveille.

Sa sagesse, son bien, le bruit de ses beautés,

Mais le bien plus que tout y fit mettre la presse11 ;

135Car la belle était là comme en lieux empruntés,

Attendant mieux, ainsi que l’on y laisse

Les bons partis, qui vont souvent

Au moutier12, sortant du couvent.

Vous saurez que le père avait, longtemps devant,

140Cette fille légitimée ;

Caliste (c’est le nom de notre renfermée),

N’eut pas la clef des champs, qu’adieu les livres saints.

Il se présenta des blondins,

De bons bourgeois, des paladins,

145Des gens de tous états, de tout poil, de tout âge ;

La belle en choisit un, bien fait, beau personnage,

D’humeur commode, à ce qu’il lui sembla,

Et pour gendre aussitôt le père l’agréa.

La dot fut ample ; ample fut le douaire13 :

150La fille était unique, et le garçon aussi.

Mais ce ne fut pas là le meilleur de l’affaire ;

Les mariés n’avaient souci

Que de s’aimer et de se plaire.

Deux ans de paradis s’étant passés ainsi,

155L’enfer des enfers vint ensuite.

Une jalouse humeur saisit soudainement

Notre époux, qui fort sottement

S’alla mettre en l’esprit de craindre la poursuite

D’un amant, qui sans lui se serait morfondu.

160Sans lui le pauvre homme eût perdu

Son temps à l’entour de la dame,

Quoique pour la gagner il tentât tout moyen.

Que doit faire un mari quand on aime sa femme ?

Rien.

165Voici pourquoi je lui conseille

De dormir s’il se peut d’un et d’autre côté.

Si le galant est écouté,

Vos soins ne feront pas qu’on lui ferme l’oreille.

Quant à l’occasion, cent pour une14. Mais si

170Des discours du blondin la belle n’a souci,

Vous le lui faites naître, et la chance se tourne.

Volontiers où soupçon séjourne

Cocuage séjourne aussi.

Damon (c’est notre époux) ne comprit pas ceci.

175Je l’excuse et le plains ; d’autant plus que l’ombrage

Lui vint par conseil seulement.

Il eût fait un trait d’homme sage,

S’il n’eût cru que son mouvement.

Vous allez entendre comment.

Pour venir à ses fins, l’amoureuse Nérie

Employa philtres et brevets,

Eut recours aux regards remplis d’afféterie,

220Enfin n’omit aucuns secrets :

Damon à ces ressorts opposait l’hyménée.

Nérie en fut fort étonnée.

Elle lui dit un jour : Votre fidélité

Vous paraît héroïque et digne de louange,

225Mais je voudrais savoir comment de son côté

Caliste en use, et lui rendre le change.

Quoi donc, si votre femme avait un favori,

Vous feriez l’homme chaste auprès d’une maîtresse ?

Et pendant que Caliste attrapant son mari

230Pousserait jusqu’au bout ce qu’on nomme tendresse,

Vous n’iriez qu’à moitié chemin ?

Je vous croyais beaucoup plus fin,

Et ne vous tenais pas homme de mariage.

Laissez les bons bourgeois se plaire en leur ménage ;

235C’est pour eux seuls qu’Hymen fit les plaisirs permis.

Mais vous ! ne pas chercher ce qu’Amour a d’exquis !

Les plaisirs défendus n’auront rien qui vous pique !

Et vous les bannirez de votre république !

Non, non, je veux qu’ils soient désormais vos amis.

240Faites-en seulement l’épreuve ;

Ils vous feront trouver Caliste toute neuve,

Quand vous reviendrez au logis.

Apprenez tout au moins si votre femme est chaste.

Je trouve qu’un certain Éraste

245Va chez vous fort assidûment.

Serait-ce en qualité d’amant,

Reprit Damon, qu’Éraste nous visite ?

Il est trop mon ami pour toucher ce point-là.

Votre ami tant qu’il vous plaira,

250Dit Nérie honteuse et dépite :

Caliste a des appas, Éraste a du mérite ;

Du côté de l’adresse, il ne leur manque rien ;

Tout cela s’accommode bien.

Ce discours porta coup, et fit songer notre homme.

255Une épouse fringante, et jeune, et dans son feu20,

Et prenant plaisir à ce jeu

Qu’il n’est pas besoin que je nomme ;

Un personnage expert aux choses de l’amour,

Hardi comme un homme de cour,

260Bien fait, et promettant beaucoup de sa personne,

Où Damon jusqu’alors avait-il mis ses yeux ?

Car d’amis ! moquez-vous21 c’est une bagatelle.

En est-il de religieux

Jusqu’à désemparer22 alors que la donzelle

265Montre à demi son sein, sort du lit un bras blanc,

Se tourne, s’inquiète, et regarde un galant

En cent façons, de qui la moins friponne

Veut dire : Il y fait bon, l’heure du berger sonne ;

Êtes-vous sourd ? Damon a dans l’esprit

270Que tout cela s’est fait, du moins qu’il s’est pu faire.

Sur ce beau fondement le pauvre homme bâtit

Maint ombrage et mainte chimère.

Nérie en a bientôt le vent23 ;

Et, pour tourner en certitude

275Le soupçon et l’inquiétude

Dont Damon s’est coiffé24 si malheureusement,

L’enchanteresse lui propose

Une chose.

C’est de se frotter le poignet

280D’une eau dont les sorciers ont trouvé le secret,

Et qu’ils appellent l’eau de la métamorphose,

Ou des miracles autrement.

Cette drogue en moins d’un moment

Lui donnerait d’Éraste et l’air, et le visage,

285Et le maintien, et le corsage,

Et la voix. Et Damon sous ce feint personnage

Pourrait voir si Caliste en viendrait à l’effet25.

Damon n’attend pas davantage.

Il se frotte, il devient l’Éraste le mieux fait

290Que la nature ait jamais fait.

320L’argent sut donc fléchir ce cœur inexorable.

Le rocher disparut : un mouton succéda ;

Un mouton qui s’accommoda

À tout ce qu’on voulut, mouton doux et traitable,

Mouton qui sur le point de ne rien refuser

325Donna pour arrhes un baiser.

L’époux ne voulut pas pousser plus loin la chose ;

Ni de sa propre honte être lui-même cause.

Il reprit donc sa forme ; et dit à sa moitié :

Ah Caliste autrefois de Damon si chérie,

330Caliste que j’aimai cent fois plus que ma vie,

Caliste qui m’aimas d’une ardente amitié,

L’argent t’est-il plus cher qu’une union si belle ?

Je devrais dans ton sang éteindre ce forfait :

Je ne puis ; et je t’aime encor toute infidèle :

335Ma mort seule expiera le tort que tu m’as fait.

365Damon de peur de pis établit des Argus31

À l’entour de sa femme, et la rendit coquette :

Quand les galants sont défendus,

C’est alors que l’on les souhaite.

Le malheureux époux s’informe, s’inquiète,

370Et de tout son pouvoir court au-devant d’un mal

Que la peur bien souvent rend aux hommes fatal.

De quart d’heure en quart d’heure il consulte la tasse.

Il y boit huit jours sans disgrâce.

Mais à la fin il y boit tant,

375Que le breuvage se répand.

Ce fut bien là le comble. Ô science fatale !

Science que Damon eût bien fait d’éviter.

Il jette de fureur cette coupe infernale.

Lui-même est sur le point de se précipiter32.

380Il enferme sa femme en une tour carrée ;

Lui va soir et matin reprocher son forfait :

Cette honte qu’aurait le silence enterrée,

Court le pays, et vit du vacarme qu’il fait.

Caliste cependant mène une triste vie.

385Comme on ne lui laissait argent ni pierrerie,

Le geôlier fut fidèle ; elle eut beau le tenter.

Enfin la pauvre malheureuse

Prend son temps que Damon plein d’ardeur amoureuse

Était d’humeur à l’écouter :

390J’ai, dit-elle, commis un crime inexcusable :

Mais quoi, suis-je la seule ? hélas non, peu d’époux

Sont exempts, ce dit-on, d’un accident semblable ;

Que le moins entaché se moque un peu de vous :

Pourquoi donc être inconsolable ?

395Hé bien, reprit Damon, je me consolerai,

Et même vous pardonnerai,

Tout incontinent que j’aurai

Trouvé de mes pareils une telle légende

Qu’il s’en puisse former une armée assez grande

400Pour s’appeler royale. Il ne faut qu’employer

Le vase qui me sut vos secrets révéler.

Le mari sans tarder exécutant la chose

Attire les passants ; tient table en son château.

Sur la fin des repas à chacun il propose

405L’essai de cette coupe, essai rare et nouveau.

Ma femme, leur dit-il, m’a quitté pour un autre ;

Voulez-vous savoir si la vôtre

Vous est fidèle ? Il est quelquefois bon

D’apprendre comme tout se passe à la maison.

410En voici le moyen : buvez dans cette tasse.

Si votre femme de sa grâce

Ne vous donne aucun suffragant33,

Vous ne répandrez nullement :

Mais si du dieu nommé Vulcan34

415Vous suivez la bannière, étant de nos confrères

En ces redoutables mystères,

De part et d’autre la boisson

Coulera sur votre menton.

Autant qu’il s’en rencontre à qui Damon propose

420Cette pernicieuse chose,

Autant en font l’essai : presque tous y sont pris.

Tel en rit, tel en pleure ; et selon les esprits

Cocuage en plus d’une sorte

Tient sa morgue parmi ses gens.

425Déjà l’armée est assez forte

Pour faire corps, et battre aux champs35.

La voilà tantôt qui menace

Gouverneurs de petite place,

Et leur dit qu’ils seront pendus

430Si de tenir ils ont l’audace :

Car pour être royale il ne lui manque plus

Que peu de gens : c’est une affaire

Que deux ou trois mois peuvent faire.

Le nombre croît de jour en jour

435Sans que l’on batte le tambour.

Les différents degrés où monte Cocuage

Règlent le pas et les emplois :

Ceux qu’il n’a visités seulement qu’une fois

Sont fantassins pour tout potage.

440On fait les autres cavaliers.

Quiconque est de ses familiers,

On ne manque pas de l’élire

Ou capitaine, ou lieutenant,

Ou l’on lui donne un régiment :

445Selon qu’entre les mains du sire

Ou plus ou moins subitement

La liqueur du vase s’épand.

Un versa tout en un moment ;

Il fut fait général : et croyez que l’armée

450De hauts officiers ne manqua :

Plus d’un intendant se trouva ;

Cette charge fut partagée.

Le nombre des soldats étant presque complet,

Et plus que suffisant pour se mettre en campagne,

455Renaud neveu de Charlemagne

Passe par ce château : l’on l’y traite à souhait :

Puis le seigneur du lieu lui fait

Même harangue qu’à la troupe.

Renaud dit à Damon : Grand merci de la coupe.

460Je crois ma femme chaste ; et cette foi suffit.

Quand la coupe me l’aura dit,

Que m’en reviendra-t-il, cela sera-t-il cause

De me faire dormir de plus que de deux yeux ?

Je dors d’autant grâces aux dieux :

465Puis-je demander autre chose ?

Que sais-je ? par hasard si le vin s’épandoit ?

Si je ne tenais pas votre vase assez droit ?

Je suis quelquefois maladroit :

Si cette coupe enfin me prenait pour un autre ?

470Messire Damon, je suis vôtre :

Commandez-moi tout, hors ce point.

Ainsi Renaud partit, et ne hasarda point36.

Damon dit : Celui-ci, messieurs, est bien plus sage

Que nous n’avons été ; consolons-nous pourtant :

475Nous avons des pareils ; c’est un grand avantage.

Il s’en rencontra tant et tant,

Que l’armée à la fin royale devenue

Caliste eut liberté selon le convenant37 ;

Par son mari chère tenue,

480Tout de même qu’auparavant.

N. B. : Un fragment de ce conte a paru pour la première fois en 1669 dans une édition des contes publiée à Leyde. Des variantes nous ont parues suffisamment importantes pour les indiquer, ainsi qu’un dialogue que La Fontaine a supprimé dans l’édition de 1671.

Après le vers 140, on pouvait lire :

Soit par affection, soit pour jouer d’un tour

À des collatéraux, nation affamée,

Qui des écus de l’homme ayant eu la fumée

Lui faisaient [sic] réglément sa cour.

Au lieu des vers 217-220, on lisait :

Pour venir à ce que j’ai dit,

Il n’est herbe ni racine,

Pilule, ni médecine,

Philtre, charme, ni brevet,

Dont notre amante en vain ne tentât le secret,

Et ne fît jouer la machine ;

Des philtres elle en vint aux regards languissants,

Aux soupirs, aux façons pleines d’afféterie :

Quand les charmes sont impuissants,

Il ne faut pas que de sa vie

Une femme prétende ensorceler les sens.

Après le vers 295 on pouvait lire le dialogue suivant :

Le feint Éraste en même temps

Lui présente un miroir de poche,

Caliste s’y regarde, et le galant s’approche,

Il contemple, il admire, il lève au ciel les yeux,

300Il fait tant qu’il attrape un sourire gracieux.

Mauvais commencement, ce dit-il en soi-même.

Hé bien, poursuivit-il, quand d’un amour extrême

On vous aime,

A-t-on raison ? Je m’en rapporte à vous.

305Peut-on résister à ces charmes ?

CALISTE

On sait bien, car comment ne pas devenir fous

Quand vos cœurs ont affaire à de si fortes armes ?

Sans mentir, messieurs les Amants

Vous me semblez divertissants :

310J’aurais regret qu’on vous fît taire.

Mais savez-vous que votre encens

Peut à la longue nous déplaire ?

LE FEINT ÉRASTE

Et pouvons-nous autrement faire ?

Tenez, voyez encor ces traits.

CALISTE

315Je les vois, je les considère,

Je sais quels ils sont, mais après ?

LE FEINT ÉRASTE

Après ? l’après est bon. Faut-il toujours vous dire

Qu’on brûle, qu’on languit, qu’on meurt sous votre empire ?

CALISTE

Mon Dieu ! non, je le sais, mais après ?

LE FEINT ÉRASTE

Il suffit.

320Et quand on est mort c’est tout dit.

LE FEINT ÉRASTE

Votre touret de nez ? Gardez-vous de le faire.

CALISTE

325Cessez donc et vous contentez.

LE FEINT ÉRASTE

Quoi défendre les yeux ? C’est être trop sévère.

Passe encor pour les mains.

CALISTE

Ah pour les mains, je crois

Que vous riez.

LE FEINT ÉRASTE

Point trop.

CALISTE

C’est donc à moi

De me garder.

LE FEINT ÉRASTE

Ma passion commence

330À se lasser de la longueur du temps

Si mon calcul est bon voici bientôt deux ans

Que je vous sers sans récompense.

CALISTE

Quelle vous la faut-il ?

LE FEINT ÉRASTE

Tout sans rien excepter.

CALISTE

Un remerciement donc ne peut vous contenter ?

LE FEINT ÉRASTE

335Des remerciements ? Bagatelles.

CALISTE

De l’amitié ?

LE FEINT ÉRASTE

Point de nouvelles.

CALISTE

De l’amour ?

CALISTE

Le libéral amant qu’est Éraste ! voyez.

LE FEINT ÉRASTE

345Madame, avant qu’on le condamne

Il faut l’ouvrir, peut-être vous croyez

Qu’elle est vide ?

CALISTE

Non pas ; ce sont des pierreries !

LE FEINT ÉRASTE

Ouvrez, vous le verrez.

CALISTE

Trêve de railleries.

LE FEINT ÉRASTE

Moi, me railler ! ouvrez.

CALISTE

Et quand je l’aurai fait ?

350Je ne sais qui me tient qu’avec un bon soufflet…

Mais non, si jamais plus cette insolence extrême…

LE FEINT ÉRASTE

Je vois bien ce que c’est, il faut l’ouvrir moi-même.

Disant ces mots, il l’ouvre, et sans autre façon

Il tire de la boîte et d’entre du coton

355De ces appeaux à prendre belles,

Assez pour fléchir six cruelles,

Assez pour créer six cocus,

Un collier de vingt mille écus.

Caliste n’était pas tellement en colère

360Qu’elle ne regardât ce don du coin de l’œil.

Sa vertu, sa foi, son orgueil

Eurent peine à tenir contre un tel adversaire.

Mais il ne fallait pas si tôt changer de ton.

Éraste à qui Nérie avait fait la leçon.

SOURCE : LARIOSTE  ROLAND FURIEUX (CHANT XLII, STANCES LXIX-CIV, ET CHANT XLIII, STANCES V-L)

CHANT XLII

LXIX. – Renaud désira se trouver auprès de Roland à cette bataille, mais il en était très éloigné. Il y courut cependant, changeant de guides et de chevaux de dix milles en dix milles ; il galopa, il fouetta, il piqua des deux, passa le Rhin à Constance, franchit les Alpes comme s’il avait des ailes et arriva en Italie. Il laisse derrière lui Vérone, puis Mantoue ; le voilà sur les bords du Pô qu’il traverse en toute hâte.

LXX. – Déjà le soleil inclinait beaucoup vers le couchant, les premières étoiles commençaient à briller au ciel. Renaud sur le bord du fleuve se demandait s’il devait prendre un nouveau cheval ou s’arrêter jusqu’à ce que les ténèbres de la nuit eussent été dissipées par les clartés de l’aurore, lorsqu’il se trouva en présence d’un chevalier dont l’air et les manières annonçaient une grande courtoisie.

LXXI. – Celui-ci, après l’avoir salué, lui demanda du ton le plus poli s’il était marié. « Je suis engagé dans les liens du mariage », lui répondit Renaud, qu’une telle question avait singulièrement surpris. « Je m’en réjouis fort », répliqua le chevalier, et pour lui apprendre pourquoi il lui avait fait cette demande, il ajouta : « Je vous prie, si cela ne vous déplaît pas trop, d’accepter pour ce soir un logement chez moi.

LXXII. – Je vous montrerai un objet que tout homme ayant une femme doit être content de connaître. » Renaud, soit qu’après toutes ses courses et ses fatigues ne demandât pas mieux que de se reposer, soit parce qu’il était toujours désireux d’entendre de nouveaux récits d’aventures, accepta l’offre du chevalier et prit avec lui le chemin de sa demeure.

LXXIII. – Ils s’éloignèrent de la grande route à la distance de la portée d’un trait et se trouvèrent en présence d’un grand palais, d’où sortirent en grande hâte des écuyers portant des torches dont l’éclat fit autour d’eux la lumière. Renaud y entra, et en y promenant ses regards aperçut un lieu tel que l’on en voit rarement : c’était un édifice admirable de construction, d’élégance et d’étendue ; un simple particulier n’aurait pu déployer une telle magnificence.

[…]

XCVII. – Renaud s’était assis à table auprès de son hôte aimable ; discourant sur plusieurs sujets, il lui avait rappelé à plusieurs reprises la promesse qu’il lui avait faite et dont il le priait de ne plus différer l’accomplissement. De temps à autre, il l’avait observé et il avait reconnu que son cœur paraissait accablé d’une grande affliction ; il ne se passait pas une minute sans qu’un soupir sortît de sa bouche attristée.

XCVIII. – Plus d’une fois le désir vint à Renaud de lui en demander la cause, et la parole en arrivant sur ses lèvres, suspendue par discrétion, n’était pas parvenue à s’échapper. Enfin, lorsque le souper fut terminé, un jeune homme, à qui ce soin était ordinairement confié, vint déposer sur la table une belle coupe d’or fin, ayant l’extérieur orné de riches pierreries et l’intérieur rempli de vin.

XCIX. – Alors le maître de la maison regarda en souriant Renaud ; mais on remarquait dans sa physionomie plus de tristesse que de gaieté : « Voici, je pense, le moment, lui dit-il, de satisfaire à la promesse que vous m’avez si souvent rappelée, de vous faire connaître une expérience que devrait voir avec plaisir tout homme qui possède une femme.

C. – Chaque mari a selon moi le plus grand intérêt à savoir s’il est aimé de sa femme, si elle est pour lui dans le monde une cause de honte ou de considération, en un mot s’il est classé par elle au nombre des hommes ou dans celui de certains animaux. La corne dont l’infidélité d’une femme charge le front de son époux est un poids fort léger et cependant elle le couvre d’infamie : il n’est personne qui ne la voie, et celui qui la porte est le seul qui ne s’en aperçoit pas.

CI. – Celui qui est assuré de la fidélité de sa femme a plus de raisons pour l’aimer et l’honorer que celui qui sait qu’il a été trompé par la sienne, ou qui ne peut avoir sur ce point que des doutes ou des soupçons. Il est un grand nombre de maris jaloux de leurs femmes, quoiqu’elles soient chastes et honnêtes, tandis qu’il en est beaucoup qui vivent dans une entière sécurité, quoiqu’ils portent sur la tête cette couronne dont personne n’a lieu d’être fier.

CII. – Voulez-vous savoir si la vôtre est vertueuse, comme je le crois, comme vous-même devez le croire (car il serait trop pénible de croire le contraire, à moins d’en avoir la preuve) ? Vous pourrez vous en assurer par vous-même et sans que personne vous en informe, si vous voulez boire dans cette coupe : je ne l’ai fait apporter ici que pour vous prouver que je tiens à remplir ma promesse.

CIII. – En y buvant, vous verrez un résultat tout à fait extraordinaire : si vous portez sur votre tête le fameux cimier de Cornouailles, tout le vin se répandra sur votre poitrine et pas une seule goutte n’entrera dans votre bouche ; si au contraire votre femme est fidèle, vous viderez la coupe tout d’un trait. Maintenant, vous êtes libre de savoir à quoi vous en tenir. » En parlant ainsi, le seigneur tient les yeux fixés sur Renaud, s’attendant à voir le vin se répandre sur sa poitrine.

CIV. – Renaud est presque tenté de chercher à savoir ce qu’il aurait été fâché de connaître : il porte la main au vase, le prend, et se met en devoir de tenter l’épreuve. Mais tout à coup il réfléchit : sa pensée se porte sur le danger qu’il courrait en y portant ses lèvres. […]

[…]

 

CHANT XLIII

 

V. – […] Revenons donc au paladin qui était près de faire l’essai de la coupe.

VI. – Je vous disais qu’il avait voulu recueillir quelque temps ses pensées avant de porter cette coupe à ses lèvres. Il songea donc et dit ensuite : « Serait bien fou celui qui, ne voulant pas trouver une chose, la chercherait ! Ma femme est femme, et toute femme est faible. Je veux conserver ma confiance en elle. Jusqu’ici cette confiance m’a rendu heureux ; et elle me réjouit encore ; que puis-je trouver de mieux en faisant cette épreuve ?

VII. – Elle me donnerait peu de joie et beaucoup de tristesse, car celui qui veut tenter Dieu est méprisé de Dieu : en agissant ainsi, suis-je sage ou fou ? je ne sais : mais je ne veux pas en apprendre plus qu’il ne m’est permis de savoir. Éloignez donc ce vin de ma vue : je n’ai pas soif, et je ne veux pas avoir soif. Cette recherche n’a pas moins été défendue par Dieu que l’arbre de la vie ne l’a été à notre premier père.

VIII. – De même qu’Adam, après avoir goûté la pomme (ce que Dieu avait pris soin de lui interdire lui-même), tomba de la joie dans la tristesse et fut plongé pour toujours dans le malheur ; de même l’homme qui veut savoir tout ce que dit et tout ce que fait sa femme, passe de l’allégresse à la douleur, sans pouvoir s’en relever jamais. »

IX. – Tandis que le bon Renaud parlait ainsi et repoussait loin de lui cette odieuse coupe, il vit un grand ruisseau de larmes abondantes tomber des yeux du seigneur de cette demeure, qui, après s’être un peu remis : « Soit maudit, s’écria-t-il, celui qui m’a persuadé de faire cette épreuve ! Hélas ! par elle j’ai perdu la douce compagne de ma vie !

X. – Pourquoi ne vous ai-je pas connu dix ans plus tôt ! que n’ai-je pu suivre vos conseils avant l’affreux malheur qui m’a fait verser tant de larmes que j’en suis devenu presque aveugle ! Mais je veux lever le voile ; je veux vous dire mes malheurs et pleurer avec vous ; je vous raconterai l’origine et le développement de mes incomparables tourments.

XI. – Vous avez laissé ici près une ville ; autour d’elle un fleuve limpide forme une sorte de lac et s’en éloigne ensuite pour aller se jeter dans le Pô. Il prend sa source à Benaco. Cette ville fut fondée lors de la destruction des murailles par les dragons issus de la race du Troyen Agénor. C’est là que je naquis d’une famille assez distinguée, mais sous un pauvre toit et dans une humble situation.

XII. – Si la fortune n’eut pas soin de moi, et ne me donna pas la richesse à ma naissance, la nature suppléa à ce défaut ; je l’emportais sur tous par la beauté de mon visage ; j’ai eu dans ma jeunesse des dames et des demoiselles fortement éprises de ma personne ; j’y joignais aussi les manières les plus élégantes. Je vous dis cela, quoiqu’il convienne peu à un homme de faire son propre éloge.

XIII. – Dans notre ville vivait un homme sage, doué, plus qu’on ne pourrait croire, de toutes les connaissances ; quand ses yeux se fermèrent à la lumière du soleil, il comptait cent vingt-huit années. Il avait vécu toute sa vie dans la solitude ; mais à la fin de sa carrière, poussé par l’amour, il avait obtenu, à force de présents, une belle matrone, dont il eut en secret une fille.

XIV. – Pour éviter que cette fille ne ressemblât à sa mère, qui avait vendu sa chasteté, bien plus précieux que tout l’or du monde, il voulut la dérober au commerce des hommes ; il choisit le lieu le plus désert et y fit construire par enchantement avec le secours des démons ce vaste palais si riche et si beau.

XV. – De vieilles femmes sages furent chargées d’élever cette fille, qui devint depuis d’une grande beauté. Il empêcha même à cet âge qu’elle ne vît aucun homme, ni qu’elle s’entretînt avec un seul, et, pour qu’elle eût sous les yeux les modèles qu’elle devait suivre, il fit retracer par le ciseau ou par les couleurs les traits de toutes les femmes dont la chasteté avait résisté aux amours illicites.

XVI. – Il y fit mettre non seulement celles dont la vertu constante avait fait jadis l’ornement du monde, et dont l’antique renommée, perpétuée par l’histoire, ne doit jamais voir son dernier jour, mais il fit retracer encore avec toutes leurs grâces celles dont la pureté doit faire dans l’avenir la gloire de la belle Italie ; telles sont les huit femmes dont vous voyez les statues autour de cette fontaine.

XVII. – Quand le vieillard vit sa fille parvenir à l’âge où un homme pouvait la prendre pour épouse, ma mauvaise fortune, ou mon bonheur, voulut que je fusse choisi entre tous comme le plus digne d’elle. Les vastes plaines qui entourent ce palais, tant les prairies que les étangs, s’étendant à plus de vingt milles, me furent données comme la dot de cette jeune fille.

XVIII. – Elle était belle, et très bien élevée ; elle ne laissait rien à désirer. Elle savait mieux que Pallas elle-même travailler à l’aiguille et broder. La grâce de sa démarche, la douceur de sa voix et de son chant, faisaient d’elle une créature céleste plutôt qu’une simple mortelle. Elle excellait à un tel point dans tous les arts qu’elle surpassait même son père.

XIX. – Son grand esprit, sa beauté plus grande encore, qui auraient inspiré de l’amour aux êtres les plus insensibles, étaient accompagnés d’une tendresse et d’une douceur dont le souvenir me déchire l’âme. Elle n’avait pas de plus grand bonheur et de plus grand désir que d’être avec moi, partout où j’allais, partout où je m’arrêtais.

XX. – Mon beau-père mourut cinq ans après que je me fus soumis au joug du mariage. C’est à cette époque que commencèrent les chagrins que je ressens encore. Je vais vous dire de quelle manière. Pendant que je me renfermais tout entier dans l’amour de mon épouse, dont je vous ai fait l’éloge, une femme noble de ce pays s’enflamma pour moi du plus violent amour.

XXI. – Elle savait l’art des enchantements et des maléfices plus que ne le possède aucune magicienne. Elle faisait du jour la nuit et de la nuit le jour, elle arrêtait le soleil, elle faisait marcher la terre : et cependant elle ne put arracher mon consentement à donner un remède à ses amoureux désirs, ce que je n’aurais pu faire sans offenser gravement mon épouse.

XXII. – Ni ses attrayantes qualités, ni sa beauté, ni la connaissance que j’avais de son amour pour moi, ni ses riches présents, ni les promesses qu’elle me prodiguait, ni ses instances continuelles, rien ne put parvenir à dérober pour elle une étincelle à mon premier amour. Ce qui m’en ôtait entièrement le désir était l’assurance que j’avais de la fidélité de ma femme.

XXIII. – L’espoir, la confiance, la certitude que j’avais dans cette fidélité m’auraient fait dédaigner tous les charmes que possédait la jeune fille de Léda, tous les dons de l’esprit et de la fortune qui furent offerts autrefois au fameux berger du mont Ida. Mes refus ne purent cependant parvenir à me débarrasser de ses prières.

XXIV. – Un jour, la magicienne, qui se nommait Mélisse, me rencontra hors du palais, et là, pouvant me parler tout à son aise, trouva moyen de troubler mon repos. Avec le maudit aiguillon de la jalousie, elle chassa de mon cœur la confiance qui y régnait. Elle commença par approuver mon intention de rester fidèle à une épouse fidèle.

XXV. – « Mais vous ne pouvez, ajouta-t-elle, être certain de sa fidélité, si vous n’en avez auparavant la preuve. Parce qu’elle n’a point failli, quoiqu’elle puisse faillir, vous la croyez fidèle et pure. Mais, si jamais vous la laissez aller sans vous, si jamais vous lui permettez de voir d’autres hommes, comment pourrez-vous hardiment me dire et m’affirmer qu’elle est restée chaste ?

XXVI. – Absentez-vous un peu, quittez votre demeure ; faites que l’on sache dans la ville et dans la campagne que vous êtes parti, et qu’elle est restée ; donnez accès aux amants et aux messages ; si leurs prières, si leurs présents ne parviennent pas à l’engager à déshonorer le lit conjugal, ou si en le faisant elle croit le cacher, alors vous pourrez dire qu’elle est fidèle. »

XXVII. – C’est avec de telles paroles et d’autres semblables que la magicienne parvint à m’inspirer le désir de m’assurer de la fidélité de mon épouse et d’en faire l’épreuve. « Mais, supposons, lui dis-je, qu’elle soit telle que je ne puis me l’imaginer, comment pourrai-je m’en rendre certain, et savoir si elle mérite un châtiment ou mon estime ? »

XXVIII. – « Je vous donnerai, dit Mélisse, une coupe d’une vertu rare et singulière. Morgane la donna autrefois à son frère pour qu’il s’assurât que Ginevra le trompait. Celui dont la femme est pure, y peut boire ; mais il n’en est pas de même de celui dont la femme est infidèle : le vin qu’il essaye de porter à ses lèvres se renverse tout entier et se répand sur sa poitrine.

XXIX. – Avant de partir, faites-en l’expérience ; j’espère que vous boirez sans que le vin se répande, car je suis persuadée que vous trouverez votre épouse encore pure ; d’ailleurs vous en verrez l’effet. Mais si une fois de retour vous en faites une nouvelle épreuve, je ne puis rien vous assurer. Si vous parvenez à vider la coupe sans rien répandre, je vous proclamerai le plus heureux des maris. »

XXX. – J’accepte l’offre, elle me remet la coupe ; je fais l’épreuve avec un plein succès, et je trouve, ainsi qu’elle l’avait dit, mon épouse pure et fidèle comme je le souhaitais. Mélisse me dit alors : « Abandonnez-la quelque temps, pendant un mois, ou restez même séparé d’elle pendant deux ; puis revenez, faites de nouveau l’essai de la coupe, et voyez si vous y pourrez boire, ou si vous renverserez tout sur vous. »

XXXI. – « Il me semble pourtant bien pénible de partir, répondis-je ; non pas que je doute de sa fidélité, mais parce que je ne peux m’absenter deux jours et vivre une seule heure sans elle. — Alors, dit Mélisse, je vous ferai connaître la vérité par un autre moyen. Changez votre voix, vos vêtements, et présentez-vous à elle sous la figure d’un autre. »

XXXII. – Seigneur, il y a près d’ici une ville que défendent les menaçantes et larges embouchures du Pô. Son pouvoir s’étend dans tout l’espace où la mer s’éloigne et se rapproche du rivage. Elle le cède en antiquité aux villes voisines, mais elle rivalise avec elles en richesses et en beautés. Les Troyens restés les derniers dans le pays la fondèrent après avoir échappé au fléau d’Attila.

XXXIII. – Celui qui tient et dirige les rênes de ce pays, est un jeune chevalier, riche et beau, qui s’étant un jour laissé emporter à la poursuite de son faucon, et étant entré jusque dans mon palais, vit ma femme ; et dès cette première rencontre il en fut tellement épris qu’il en conserva le souvenir gravé dans son cœur. Il ne cessa depuis d’employer tous les moyens pour la rendre favorable à ses désirs.

XXXIV. – Elle lui fit subir tant de refus qu’il ne voulut plus à la fin faire de tentatives près d’elle. Mais il ne perdit pas le souvenir de sa beauté, que l’amour avait gravé dans son cœur. Mélisse sut si bien me cajoler et me séduire qu’elle m’engagea à prendre la figure de ce jeune homme ; et (je ne sais par quel moyen) elle me transforma complètement, changeant mon visage, ma voix, mon regard et mes cheveux.

XXXV. – J’avais déjà fait croire à mon épouse que j’étais parti et je m’étais mis en route pour le Levant. Après avoir pris tous les traits de ce jeune amoureux, ayant sa voix, sa ressemblance, je revins avec Mélisse, également changée sous l’apparence d’un page ; elle avait sur elle les plus riches pierreries que peut posséder l’Inde ou la mer Rouge.

XXXVI. – Moi qui connaissais les issues de mon palais, j’y entrai en toute sécurité, accompagné de Mélisse, et j’eus le bonheur de trouver mon épouse qui n’avait auprès d’elle ni écuyer ni femme. Je lui exposai alors mes désirs et j’excitai sa convoitise par l’étalage de bijoux, de rubis, de diamants, d’émeraudes, qui auraient ébranlé les cœurs les plus solides.

XXXVII. – Je lui dis que ces dons étaient bien peu de chose comparés à ceux qu’elle devait attendre de moi. Puis je lui alléguai l’avantage que nous donnait l’absence de son mari : je lui rappelai que depuis longtemps je l’aimais, comme elle devait le savoir ; qu’un amour si constant et si fidèle était digne enfin de quelque récompense.

XXXVIII. – Son trouble fut grand d’abord : elle rougit et ne voulut pas m’écouter ; mais en voyant les feux étincelants de ces pierreries, ce cœur si dur se radoucit ; elle répondit d’une voix faible et tremblante, ces mots dont le souvenir m’arrache la vie, « qu’elle se rendrait à mes désirs si elle était assurée que personne ne le saurait ».

XXXIX. – Cette réponse fut un trait empoisonné dont je me sentis le cœur traversé. Un froid glacial se glissa dans mes os et dans mes veines, et ma voix resta figée dans mon gosier. Levant alors le voile de son enchantement, Mélisse me rendit ma véritable figure. Vous jugez de quelle couleur dut devenir celle qui se trouva en me voyant dans une si grande erreur !

XL. – Nous étions tous deux d’une pâleur mortelle, tous deux les yeux baissés. Ma langue put à peine avoir la force d’articuler un seul mot, et ma voix me permettre de m’écrier : « Tu me trahirais donc, mon épouse, si tu avais de quoi acheter mon honneur ? » Elle ne put me répondre autrement qu’en baignant ses joues de larmes.

XLI. – Sa honte était grande ; mais son dépit fut plus grand encore, quand elle se vit accablée par moi d’un tel affront. Sa colère augmenta de plus en plus, et se changea à la fin en une fureur et en une haine implacables. Elle prit alors la résolution de fuir. À l’heure où le soleil descend de son char, elle courut au fleuve, et, montant dans une barque, descendit en toute hâte le courant pendant la nuit.

XLII. – Le matin, elle se présenta devant ce chevalier qui l’avait longtemps aimée (c’était celui dont j’avais emprunté le visage et la tournure pour la tenter contre mon propre honneur). Vous pensez si son arrivée lui fut agréable, à lui qui en était épris plus que jamais. C’est alors qu’elle me fit dire que je ne devais plus espérer l’avoir avec moi, ni être aimé d’elle.

XLIII. – Hélas ! depuis ce temps elle demeure avec lui au milieu des plaisirs et se riant de moi ; et moi je souffre encore du malheur que je ne dois qu’à moi seul, et dont je ne puis me remettre. Mon mal s’accroît sans cesse, et il est juste que j’en meure et je sens que j’ai encore peu de temps à le supporter. Je suis persuadé que je serais mort dès la première année, si une consolation unique n’était venue à mon aide.

XLIV. – Le soulagement que j’ai trouvé, c’est que pendant dix ans, parmi tous ceux qui sont entrés sous mon toit et à qui cette coupe a été présentée, je n’en ai pas trouvé un seul qui ne se soit inondé de son contenu. Sûr d’avoir un si grand nombre de compagnons, je supporte mon malheur avec plus de résignation. Dans ce nombre infini, vous avez été le seul assez sage pour refuser de faire ce périlleux essai.

XLV. – Mon désir de chercher au-delà des limites de la raison ce que faisait mon épouse m’a enlevé le repos pour le reste de ma vie, qu’elle soit longue ou courte. Mélisse se réjouit d’abord de cet événement : mais sa joie cessa bientôt. Elle était cause de tout mon malheur, et je la pris en une telle haine que je ne pus même supporter sa vue.

XLVI. – Elle ne put de son côté souffrir de se voir haïe par moi, qu’elle disait aimer plus que sa vie. Elle avait espéré devenir dame et maîtresse du logis aussitôt que l’autre l’aurait abandonné ; mais comme je ne voulus plus avoir constamment sous les yeux la cause de mes chagrins, elle ne tarda pas à quitter le pays ; elle partit donc et depuis je n’en ai jamais entendu parler.

XLVII. – Telle fut la triste aventure que raconta le chevalier, et quand il l’eut terminée, Renaud demeura pensif pendant quelques instants ; il avait pitié de ce malheureux et il lui répondit ainsi : « En vérité, Mélisse vous a donné un fort mauvais conseil ! Autant vous aurait-elle pu proposer d’irriter les guêpes ; et vous, vous fûtes même assez mal avisé en allant à la recherche d’une chose que vous auriez désiré ne pas trouver.

XLVIII. – Vaincue par l’avarice, votre femme a tenté de vous être infidèle : pourquoi vous en étonner ? elle n’est ni la première ni la cinquième femme qui n’ait pu sortir victorieuse d’une pareille lutte. Bien des âmes plus fermes que la sienne ont pour un moindre prix été poussées à des actions plus honteuses encore. Et combien connaissez-vous d’hommes que l’amour de l’or n’ait pas conduits à trahir leurs maîtres et leurs amis ?

XLIX. – Si vous vouliez qu’elle se défendît, vous ne deviez pas l’attaquer avec des armes si puissantes. Ignorez-vous que le marbre et l’acier le plus dur ne peuvent résister à l’or ? Il me semble que vous avez été plus coupable en la soumettant à une pareille épreuve qu’elle ne l’a été en y cédant. Si elle vous y avait soumis vous-même, vous seriez-vous montré plus ferme ? »

L. – Renaud se leva alors de table et pria qu’on lui permît d’aller dormir. Il avait l’intention de partir quand il aurait pris quelque repos, une heure ou deux avant le jour. Il lui restait peu de temps et il voulait en user avec discrétion, de peur de le perdre inutilement. Le seigneur du lieu lui dit qu’il pourrait se retirer aussitôt qu’il le désirerait…