Le 27 janvier 1687, lors d’une séance académique, Charles Perrault fait lire son poème, Le Siècle de Louis le Grand, par l’abbé de Lavau. Dans ce discours, l’auteur, comparant le siècle de Louis XIV à celui d’Auguste, fait l’apologie des Modernes jugés bien supérieurs aux Anciens. Boileau proteste immédiatement : la « querelle des Anciens et des Modernes » vient d’éclater. Ce bref poème aura un grand retentissement. Perrault rallie les suffrages de plusieurs écrivains, dont Fontenelle : sa thèse correspond au goût du public. En revanche, Boileau, Racine et La Fontaine prennent la défense des Anciens.
Quelques jours plus tard, La Fontaine fait paraître, en plaquette et à tirage restreint, son Épître à Huet, dans laquelle il prend nettement parti pour les Anciens. Cependant, échaudé par l’affaire Furetière (voir supra), il prend garde à ne pas paraître se ranger dans une cabale et redouble de prudence. Envers la susceptibilité du roi, pour commencer : il fait suivre le texte de l’épître par le Fragment d’une lettre écrite à M. de Bonrepaux, dont les vers sont particulièrement flatteurs pour Louis XIV (cette précaution lui permet de critiquer sans crainte les louanges de Perrault au roi) ; envers son vieil ami Perrault ensuite : pour ne pas avoir l’air de se ranger contre lui du côté de Boileau, La Fontaine adresse son épître à Huet, austère évêque de Soissons qui révère les Anciens, mais qui a surtout la double vertu d’être à la fois un ami de Perrault et un ennemi de Boileau (voir Bonnefon, RHLF, 1905, cité par Pierre Clarac).
CHARLES PERRAULT LE SIÈCLE DE LOUIS LE GRAND (EXTRAITS)
PERRAULT : LE SIÈCLE DE LOUIS LE GRAND
La belle Antiquité fut toujours vénérable ;
Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je vois les Anciens sans plier les genoux,
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;
Et l’on peut comparer sans craindre d’être injuste,
Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste.
En quel temps sût-on mieux le dur métier de Mars ?
Quand d’un plus vif assaut força-t-on des remparts ?
Et quand vit-on monter au sommet de la gloire,
D’un plus rapide cours le char de la victoire ?
Si nous voulions ôter le voile spécieux
Que la prévention nous met devant les yeux,
Et lassés d’applaudir à mille erreurs grossières,
Nous servir quelquefois de nos propres lumières,
Nous verrions clairement que sans témérité,
On peut n’adorer pas toute l’Antiquité,
Et qu’enfin dans nos jours, sans trop de confiance,
On lui peut disputer le prix de la science.
Platon qui fut divin du temps de nos aïeux
Commence à devenir quelquefois ennuyeux :
En vain son traducteur partisan de l’antique1
En conserve la grâce et tout le sel attique,
Du lecteur le plus âpre et le plus résolu,
Un dialogue entier ne saurait être lu.
Chacun sait le décri du fameux Aristote,
En physique moins sûr qu’en histoire Hérodote,
Ses écrits qui charmaient les plus intelligents
Sont à peine reçus de nos moindres régents.
Pourquoi s’en étonner ? Dans cette nuit obscure
Où se cache à nos yeux la secrète nature,
Quoique le plus savant d’entre tous les humains,
Il ne voyait alors que des fantômes vains.
Chez lui, sans nul égard des véritables causes,
De simples qualités opéraient toutes choses,
Et son système obscur roulait tout sur ce point,
Qu’une chose se fait de ce qu’elle n’est point.
D’une épaisse vapeur se formait la Comète,
Sur un solide ciel roulait chaque planète,
Et tous les autres feux dans leurs vases dorés
Pendaient du riche fond des lambris azurés.
Grand dieu ! depuis le jour qu’un art incomparable
Trouva l’heureux secret de ce verre admirable
Par qui rien sur la terre et dans le haut des cieux,
Quelque éloigné qu’il soit, n’est trop loin de nos yeux,
De quel nombre d’objets d’une grandeur immense,
S’est accrue en nos jours l’humaine connaissance !
Dans l’enclos incertain de ce vaste univers,
Mille mondes nouveaux ont été découverts,
Et de nouveaux soleils, quand la nuit tend ses voiles
Égalent désormais le nombre des étoiles.
Par des verres encore non moins ingénieux,
L’œil voit croître sous lui mille objets curieux.
Il voit, lorsqu’en un point sa force est réunie,
De l’atome au néant la distance infinie ;
Il entre dans le sein des moindres petits corps,
De la sage nature il y voit les ressorts,
Et portant ses regards jusqu’en son sanctuaire,
Admire avec quel art en secret elle opère.
L’homme de mille erreurs autrefois prévenu,
Et malgré son savoir à soi-même inconnu,
Ignorait en repos, jusqu’aux routes certaines,
Du Méandre2 vivant qui coule dans ses veines.
Des utiles vaisseaux où de ses aliments,
Se font pour le nourrir les heureux changements,
Il ignorait encore la structure et l’usage,
Et de son propre corps le divin assemblage.
Non, non, sur la grandeur des miracles divers
Dont le souverain maître a rempli l’univers,
La docte Antiquité dans toute sa durée,
À l’égal de nos jours, ne fut point éclairée.
Mais si pour la nature elle eut de vains auteurs,
Je la vois s’applaudir de ses grands orateurs,
Je vois les Cicérons, je vois les Démosthènes,
Ornements éternels et de Rome et d’Athènes,
Dont le foudre éloquent me fait déjà trembler,
Et qui de leurs grands noms viennent nous accabler.
Qu’ils viennent, je le veux, mais que sans avantage
Entre les combattants le terrain se partage ;
Que dans notre barreau l’on les voie occupés
À défendre d’un champ trois sillons usurpés ;
Qu’instruits dans la coutume, ils mettent leur étude
À prouver d’un égout la juste servitude ;
Ou qu’en riche appareil la force de leur art
Éclate à soutenir les droits de Jean Maillart.
Si leur haute éloquence, en ses démarches fières,
Refuse de descendre à ces viles matières,
Que nos grands orateurs soient assez fortunés,
Pour défendre comme eux, des clients couronnés3,
[…]
Vaste et puissant génie, inimitable Homère,
D’un respect infini ma muse te révère :
Non, ce n’est pas à tort que tes inventions,
En tout temps ont charmé toutes les nations ;
Que de tes deux héros les hautes aventures
Sont le noble sujet des plus doctes peintures,
Et que des grands palais les murs et les lambris
Prennent leurs ornements de tes divins écrits ;
Cependant si le ciel favorable à la France,
Au siècle où nous vivons eût remis ta naissance,
Cent défauts qu’on impute au siècle où tu naquis
Ne profaneraient pas tes ouvrages exquis.
Tes superbes guerriers prodiges de vaillance,
Prêts de s’entrepercer du long fer de leur lance,
N’auraient pas si longtemps tenu le bras levé ;
Et lorsque le combat devrait être achevé,
Ennuyé les lecteurs d’une longue préface
Sur les faits éclatants des héros de leur race,
Ta verve aurait formé ces vaillants demi-dieux,
Moins brutaux, moins cruels et moins capricieux.
[…]
Ton génie abondant en ses descriptions
Ne t’aurait pas permis tant de digressions,
Et modérant l’excès de tes allégories
Eût encore retranché cent doctes rêveries.
Où ton esprit s’égare et prend de tels essors,
Qu’Horace te fait grâce en disant que tu dors.
Ménandre, j’en conviens, eut un rare génie,
Et pour plaire au théâtre une adresse infinie.
Virgile, j’y consens, mérite des autels,
Ovide est digne encore des honneurs immortels :
Mais ces rares auteurs qu’aujourd’hui l’on adore,
Étaient-ils adorés, quand ils vivaient encore ?
Écoutons Martial4. Ménandre, esprit charmant,
Fut du théâtre grec applaudi rarement :
Virgile vit les vers d’Ennius le bonhomme,
Lus, chéris, estimés des connaisseurs de Rome.
Pendant qu’avec langueur on écoutait les siens ;
Tant on est amoureux des auteurs anciens,
Et malgré la douceur de sa veine divine,
Ovide était connu de sa seule Corinne,
Ce n’est qu’avec le temps que leur nom s’accroissant,
Et toujours plus fameux d’âge en âge passant,
À la fin s’est acquis cette gloire éclatante,
Qui de tant de degrés a passé leur attente.
[…]
Donc quel haut rang d’honneur ne devront point tenir
Dans les fastes sacrés des siècles à venir,
Les Régniers, les Maynards, les Gombauds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans, dont les écrits superbes,
En sortant de leur veine et dès qu’ils furent nés,
D’un laurier immortel se virent couronnés.
Combien seront chéris par les races futures,
Les galants Sarrasins, et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs, les Rotrous, les Tristans,
Et cent autres encore délices de leur temps ;
Mais quel sera le sort du célèbre Corneille,
Du théâtre français l’honneur et la merveille,
Qui sut si bien mêler aux grands événements,
L’héroïque beauté des nobles sentiments ?
Qui des peuples pressés vit cent fois l’affluence,
Par de longs cris de joie honorer sa présence,
Et les plus sages rois de sa veine charmés,
Écouter les héros qu’il avait animés.
De ces rares auteurs, au temple de mémoire,
On ne peut concevoir quelle sera la gloire,
Lorsqu’insensiblement consacrant leurs écrits,
Le temps aura pour eux gagné tous les esprits ;
Et par ce haut relief qu’il donne à toute chose,
Amené le moment de leur apothéose.
Maintenant à loisir sur les autres beaux arts ;
Pour en voir le succès, promenons nos regards,
Amante des appâts de la belle nature,
Venez et dites-nous, agréable peinture :
Ces peintres si fameux des siècles plus âgés,
De talents inouïs furent-ils partagés ;
Et le doit-on juger par les rares merveilles
Dont leurs adorateurs remplissent nos oreilles :
Faut-il un si grand art pour tromper un oiseau,
Un peintre est-il parfait pour bien peindre un rideau5 ?
[…]
À peine maintenant ces exploits singuliers
Seraient le coup d’essai des moindres écoliers.
[…]
L’illustre Raphaël, cet immense génie,
Pour peindre, eut une force, une grâce infinie,
Et tout ce que forma l’adresse de sa main
Porte un air noble et grand, qui semble plus qu’humain.
Après lui s’éleva son école savante,
Et celle des Lombards à l’envi triomphante.
De ces maîtres de l’art les tableaux précieux
Seront dans tous les temps le doux charme des yeux.
De votre art cependant le secret plus rare
Ne leur fut départi que d’une main avare,
Le plus docte d’entre eux ne sut que faiblement
Du clair et de l’obscur l’heureux ménagement.
On ne rencontre point dans leur simple manière
Le merveilleux effet de ce point de lumière,
Qui sur un seul endroit vif et resplendissant,
Va de tous les côtés toujours s’affaiblissant,
Qui de divers objets que le sujet assemble,
Par le nœud des couleurs ne fait qu’un tout ensemble,
Et présente à nos yeux l’exacte vérité
Dans toute la douceur de sa naïveté.
Souvent sans nul égard du changement sensible
Que fait, de l’air épais, la masse imperceptible,
Les plus faibles lointains et les plus effacés
Sont comme les devants distinctement tracés,
Ne sachant pas encore qu’un peintre en ses ouvrages,
Des objets éloignés doit former les images,
Lorsque confusément son œil les aperçoit,
Non telles qu’elles sont, mais telles qu’il les voit.
C’est par là que Le Brun, toujours inimitable,
Donne à tout ce qu’il fait un air si véritable,
Et que dans l’avenir ses ouvrages fameux
Seront l’étonnement de nos derniers neveux.
Non loin du beau séjour de l’aimable peinture
Habite pour jamais la tardive sculpture ;
Près d’elle est la Vénus, l’Hercule, l’Apollon,
Le Bacchus, le Lantin et le Laocoon,
Chefs-d’œuvre de son art, choisis entre dix mille
Leurs divines beautés me rendent immobile,
Et souvent interdit il me semble les voir
Respirer comme nous, parler et se mouvoir.
C’est ici, je l’avoue, où l’audace est extrême,
De soutenir encore mon surprenant problème ;
Mais si l’art qui jamais ne se peut contenter
Découvre des défauts qu’on leur peut imputer.
Si du Laocoon la taille vénérable,
De celle de ses fils est par trop dissemblable,
Et si les moites corps des serpents inhumains,
Au lieu de deux enfants enveloppent deux nains.
Si le fameux Hercule a diverses parties,
Par des muscles trop forts un peu trop ressenties,
Quoique tous les savants de l’antique entêtés
Érigent ces défauts en de grandes beautés,
Doivent-ils nous forcer à ne voir rien de rare,
Aux chefs-d’œuvre nouveaux dont Versailles se pare
Que tout homme éclairé qui n’en croit que ses yeux,
Ne trouve pas moins beaux pour n’être pas si vieux ?
Qui se font admirer, et semblent pleins de vie,
Tout exposés qu’ils sont aux regards de l’envie.
Mais que n’en diront point les siècles éloignés,
Lorsqu’il leur manquera quelque bras, quelque nez ?
Ces ouvrages divins où tout est admirable
Sont du temps de Louis ce Prince incomparable
Diront les curieux. Cet auguste Apollon
Sort de la sage main du fameux Girardon,
Ces chevaux du soleil qui marchent, qui bondissent,
Et qu’au rapport des yeux on croirait qu’ils hennissent,
Sont l’ouvrage immortel des deux frères Gaspards,
Et cet aimable Acis qui charme vos regards,
Où tout est naturel autant qu’il est artiste,
Naquit sous le ciseau du gracieux Baptiste,
Cette jeune Diane où l’œil à tout moment,
De son geste léger, croit voir le mouvement
Qui placée à son gré le long de ces bocages,
Semble vouloir sans cesse entrer sous leurs feuillages,
Se doit à l’ouvrier6 dont la savante main,
Sous les traits animés d’un colosse d’airain,
Secondant d’Aubusson dans l’ardeur de son zèle,
Du héros immortel fit l’image immortelle.
Allons sans différer dans ces aimables lieux,
De tant de grands objets rassasier nos yeux.
Ce n’est pas un palais, c’est une ville entière,
Superbe en sa grandeur, superbe en sa matière ;
Non, c’est plutôt un monde, où du grand univers
Se trouvent rassemblés les miracles divers.
Je vois de toutes parts des fleuves qui jaillissent,
Et qui forment des mers des ondes qu’ils vomissent ;
Par un art incroyable ils ont été forcés
De monter au sommet de ces lieux exhaussés,
Et leur eau qui descend aux jardins qu’elle arrose,
Dans cent riches palais en passant se repose.
Que leur peut opposer toute l’Antiquité,
Pour égaler leur pompe et leur variété ?
Naguère dans sa chaire, un maître en rhétorique,
Plein de ce fol amour qu’ils ont tous pour l’antique,
Louant ces beaux jardins qu’il disait avoir vus,
On les prendrait, dit-il, pour ceux d’Alcinoüs.
Le jardin de ce roi, si l’on en croit Homère,
Qui se plut à former une belle chimère,
Utilement rempli de bons arbres fruitiers,
Renfermait dans ses murs quatre arpents tous entiers.
Là se cueillait la poire, et la figue, et l’orange,
Ici dans un recoin se foulait la vendange,
Et là de beaux raisins sur la terre épanchés
S’étalaient au soleil pour en être séchés.
Dans le royal enclos on voyait deux fontaines,
Non s’élever en l’air superbes et hautaines,
Mais former à l’envi deux paisibles ruisseaux,
Dont l’un mouillait le pied de tous les arbrisseaux,
Et l’autre s’échappant du jardin magnifique
Abreuvait les passants dans la place publique.
Tels sont dans les hameaux des prochains environs
Les rustiques jardins de nos bons vignerons.
Que j’aime la fraîcheur de ces bocages sombres,
Où se sont retirés le repos et les ombres,
Où sans cesse on entend le murmure des eaux
Qui sert de symphonie au concert des oiseaux ;
[…]
Tout art n’est composé que des secrets divers
Qu’aux hommes curieux l’usage a découverts,
Et cet utile amas de choses qu’on invente,
Sans cesse chaque jour, ou s’épure, ou s’augmente :
Ainsi les humbles toits de nos premiers aïeux,
Couverts négligemment de joncs et de glaïeux,
N’eurent rien de pareil, en leur architecture,
À nos riches palais d’éternelle structure :
Ainsi le jeune chêne en son âge naissant,
Ne peut se comparer au chêne vieillissant,
Qui jetant sur la terre un spacieux ombrage
Avoisine le ciel de son vaste branchage.
[…]
Les siècles, il est vrai, sont entre eux différents :
Il en fut d’éclairés, il en fut d’ignorants,
Mais si le règne heureux d’un excellent monarque
Fut toujours de leur prix et la cause et la marque,
Quel siècle pour ses rois, des hommes révéré,
Au siècle de Louis peut être préféré ?
De Louis qu’environne une gloire immortelle,
De Louis des grands rois le plus parfait modèle.
Le ciel en le formant épuisa ses trésors,
Et le combla des dons de l’esprit et du corps ;
Par l’ordre des destins la victoire asservie
À suivre tous les pas de son illustre vie,
Animant les efforts de ses vaillants guerriers,
Dès qu’il régna sur nous le couvrit de lauriers ;
Mais lorsqu’il entreprit de mouvoir par lui-même
Les pénibles ressorts de la grandeur suprême,
De quelle majesté, de quel nouvel éclat,
Ne vit-on pas briller la face de l’État ?
La pureté des lois partout est rétablie ;
Des funestes duels la rage est abolie ;
Sa valeur en tous lieux soutient ses alliés ;
Sous elle, les ingrats tombent humiliés,
Et l’on voit tout à coup les fiers peuples de l’Èbre,
Du rang qu’il tient sur eux rendre un aveu célèbre.
Son bras se signalant par cent divers exploits,
Des places qu’il attaque en prend quatre à la fois ;
Aussi loin qu’il le veut il étend ses frontières,
En dix jours il soumet des provinces entières,
Son armée à ses yeux passe un fleuve profond
Que César ne passa qu’avec l’aide d’un pont.
De trois vastes États les haines déclarées
Tournent contre lui seul leurs armes conjurées ;
Il abat leur orgueil, il confond leurs projets,
Et pour tout châtiment leur impose la paix.
Instruit d’où vient en lui cet excès de puissance,
Il s’en sert plein de zèle et de reconnaissance,
À rendre à leur bercail les troupeaux égarés,
Qu’une mortelle erreur en avait séparés,
Et par ses pieux soins l’hérésie étouffée
Fournit à ses vertus un immortel trophée.
Peut-être qu’éblouis par tant d’heureux progrès,
Nous n’en jugeons pas bien pour en être trop près ;
[…]
L’invincible Louis sans flotte, sans armée,
Laisse agir en ces lieux sa seule renommée.
Et ces peuples charmés de ses exploits divers
Traversent sans repos le vaste sein des mers,
Pour venir à ses pieds lui rendre un humble hommage,
Pour se remplir les yeux de son auguste image,
Et goûter le plaisir de voir tout à la fois,
Des hommes le plus sage, et le plus grand des rois.
Ciel à qui nous devons cette splendeur immense,
Dont on voit éclater notre siècle et la France,
Poursuis de tes bontés le favorable cours,
Et d’un si digne roi conserve les beaux jours,
D’un roi qui dégagé des travaux de la guerre,
Aimé de ses sujets, craint de toute la terre,
Ne va plus occuper tous ses soins généreux,
Qu’à nous régir en paix, et qu’à nous rendre heureux.
Je vous fais un présent capable de me nuire.
Chez vous Quintilien s’en va tous nous détruire ;
Car enfin qui le suit2 ? qui de nous aujourd’hui
S’égale aux anciens tant estimés chez lui ?
Tel est mon sentiment, tel doit être le vôtre.
Mais si notre suffrage en entraîne quelque autre,
Il ne fait pas la foule ; et je vois des auteurs
Qui, plus savants que moi, sont moins admirateurs.
Si nous les en croyons, on ne peut sans faiblesse
Rendre hommage aux esprits de Rome et de la Grèce :
« Craindre ces écrivains ! on écrit tant chez nous !
La France excelle aux arts, ils y fleurissent tous ;
Notre prince avec art nous conduit aux alarmes,
Et sans art nous louerions le succès de ses armes !
Dieu désapprendrait-il à former des talents ?
Les Romains et les Grecs sont-ils seuls excellents ? »
Ces discours sont fort beaux, mais fort souvent frivoles :
Je ne vois point l’effet répondre à ces paroles ;
Et, faute d’admirer les Grecs et les Romains,
On s’égare en voulant tenir d’autres chemins.
Quelques imitateurs, sot bétail, je l’avoue,
Suivent en vrais moutons le pasteur1 de Mantoue :
J’en use d’autre sorte ; et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j’ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage ;
Mon imitation n’est point un esclavage :
Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois3,
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.
Si d’ailleurs quelque endroit plein chez eux d’excellence
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l’y transporte, et veux qu’il n’ait rien d’affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d’antiquité.
Je vois avec douleur ces routes méprisées :
Art et guides, tout est dans les Champs-Élysées.
J’ai beau les évoquer, j’ai beau vanter leurs traits,
On me laisse tout seul admirer leurs attraits.
Térence4 est dans mes mains ; je m’instruis dans Horace ;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse.
Je le dis aux rochers ; on veut d’autres discours :
Ne pas louer son siècle est parler à des sourds.
Je le loue, et je sais qu’il n’est pas sans mérite ;
Mais près de ces grands noms notre gloire est petite :
Tel de nous, dépourvu de leur solidité,
N’a qu’un peu d’agrément, sans nul fonds de beauté ;
Je ne nomme personne : on peut tous nous connaître5.
Je pris certain auteur6 autrefois pour mon maître2 ;
Il pensa me gâter. À la fin, grâce aux Cieux,
Horace, par bonheur, me dessilla les yeux.
L’auteur avait du bon, du meilleur ; et la France
Estimait dans ses vers le tour et la cadence.
Qui ne les eût prisés ? J’en demeurai ravi ;
Mais ses traits ont perdu quiconque l’a suivi.
Son trop d’esprit s’épand en trop de belles choses :
Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses3.
On me dit là-dessus : « De quoi vous plaignez-vous ? »
De quoi ! Voilà mes gens aussitôt en courroux ;
Ils se moquent de moi, qui, plein de ma lecture,
Vas partout prêchant l’art de la simple nature.
Ennemi de ma gloire et de mon propre bien,
Malheureux, je m’attache à ce goût ancien.
« Qu’a-t-il sur nous, dit-on, soit en vers, soit en prose ?
L’antiquité des noms ne fait rien à la chose,
L’autorité non plus, ni tout Quintilien. »
Confus à ces propos, j’écoute, et ne dis rien.
J’avouerai cependant qu’entre ceux qui les tiennent
J’en vois dont les écrits sont beaux et se soutiennent :
Je les prise, et prétends qu’ils me laissent aussi
Révérer les héros du livre que voici7.
Recevez leur tribut des mains de Toscanelle ;
Ne vous étonnez pas qu’il donne pour modèle
À des ultramontains un auteur sans brillants :
Tout peuple peut avoir du goût et du bon sens ;
Ils sont de tout pays ; du fond de l’Amérique :
Qu’on y mène un rhéteur habile et bon critique,
Il fera des savants. Hélas ! qui sait encor
Si la science à l’homme est un si grand trésor8 ?
Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en parle si souvent qu’on en est étourdi ;
J’en lis qui sont du Nord, et qui sont du Midi.
Non qu’il ne faille un choix dans leurs plus beaux ouvrages ;
Quand notre siècle aurait ses savants et ses sages,
En trouverais-je un seul approchant de Platon9 ?
La Grèce en fourmillait dans son moindre canton.
La France a la satire et le double théâtre ;
Des bergères d’Urfé chacun est idolâtre ;
On nous promet l’histoire, et c’est un haut projet.
J’attends beaucoup de l’art, beaucoup plus du sujet :
Il est riche, il est vaste, il est plein de noblesse ;
Il me ferait trembler pour Rome et pour la Grèce.
Quant aux autres talents, l’ode, qui baisse un peu,
Veut de la patience ; et nos gens ont du feu10.
Malherbe avec Racan, parmi les chœurs des anges,
Là-haut de l’Éternel célébrant les louanges,
Ont emporté leur lyre ; et j’espère qu’un jour
J’entendrai leurs concerts au céleste séjour.
Digne et savant prélat, vos soins et vos lumières
Me feront renoncer à mes erreurs premières :
Comme vous je dirai l’auteur de l’Univers ;
Cependant agréez mon rhéteur et mes vers.
Le roi est parfaitement guéri2 : vous ne sauriez vous imaginer combien ses sujets en ont témoigné de joie.
Ils offriraient leurs jours pour prolonger les siens ;
Ils font de sa santé le plus cher de leurs biens :
Les preuves qu’à l’envi chaque jour ils en donnent,
Les vœux et les concerts dont leurs temples résonnent,
Forcent le Ciel de l’accorder.
On peut juger à cette marque,
Par la crainte qu’ils ont de perdre un tel monarque,
Du bonheur de le posséder.
De quelle sorte de mérite
N’est-il pas aussi revêtu ?
Sa principale favorite
Plus que jamais est la vertu.
Autrefois il a combattu
Pour la grandeur et pour la gloire ;
Maintenant d’une autre victoire
Son cœur devient ambitieux :
Les vaines passions chez lui sont étouffées ;
L’histoire a peu de rois, la fable point de dieux,
Qui se vantent de ces trophées.
Il pourrait se donner tout entier au repos :
Quelqu’un trouverait-il étrange
Que, digne en cent façons du titre de héros,
Il en voulût goûter à loisir la louange ?
Les deux mondes sont pleins de ses actes guerriers ;
Cependant il poursuit encor d’autres lauriers :
Il veut vaincre l’Erreur3 ; cet ouvrage s’avance,
Il est fait ; et le fruit de ces succès divers
Est que la Vérité règne en toute la France,
Et la France en tout l’Univers.
Non content que sous lui la Valeur se signale,
Il met la Piété sur le trône à son tour ;
Ses soins la font régner, ainsi que sa rivale,
Au milieu même de la Cour.
C’est pour lui plaire aussi qu’Astrée4 est de retour ;
Ces trois divinités font fleurir son empire,
Il a su les unir pour le bien des humains.
C’est proprement de lui qu’on a sujet de dire
Que le Sage a tout dans ses mains.
Vient-il pas d’attirer, par de divers chemins,
La dureté de cœur, et l’Erreur envieillie,
Monstres dont les projets se sont évanouis ?
On voit l’œuvre d’un siècle en un mois accomplie
Par la sagesse de Louis.
Mais je crains de passer le but de mon ouvrage :
Il faut plus de loisir pour louer ce héros ;
Une Muse modeste et sage
Ne touche qu’en tremblant à des sujets si hauts.
Je me tais donc, et rentre au fond de mes retraites ;
J’y trouve des douceurs secrètes.
La fortune, il est vrai, m’oubliera dans ces lieux ;
Ce n’est point pour mes vers que ses faveurs sont faites :
Il ne m’appartient pas d’importuner les dieux.