LIVRE DOUZIÈME

À MONSEIGNEUR
LE DUC DE
 BOURGOGNE1

Monseigneur,

Je ne puis employer pour mes Fables de protection qui me soit plus glorieuse que la vôtre. Ce goût exquis, et ce jugement si solide que vous faites paraître dans toutes choses au-delà d’un âge où à peine les autres Princes sont-ils touchés de ce qui les environne avec le plus d’éclat ; tout cela, joint au devoir de vous obéir et à la passion de vous plaire, m’a obligé de vous présenter un Ouvrage dont l’Original a été l’admiration de tous les siècles, aussi bien que celle de tous les Sages2. Vous m’avez même ordonné de continuer ; et, si vous me permettez de le dire, il y a des sujets dont je vous suis redevable3 et où vous avez jeté des grâces qui ont été admirées de tout le monde. Nous n’avons plus besoin de consulter ni Apollon, ni les Muses, ni aucune des Divinités du Parnasse. Elles se rencontrent toutes dans les présents que vous a faits la Nature, et dans cette science de bien juger des Ouvrages de l’esprit, à quoi vous joignez déjà celle de connaître toutes les règles qui y conviennent4. Les Fables d’Ésope sont une ample matière pour ces talents. Elles embrassent toutes sortes d’événements et de caractères. Ces mensonges sont proprement une manière d’Histoire, où on ne flatte personne. Ce ne sont pas choses de peu d’importance que ces sujets. Les Animaux sont les précepteurs des Hommes dans mon Ouvrage. Je ne m’étendrai pas davantage là-dessus ; vous voyez mieux que moi le profit qu’on en peut tirer. Si vous vous connaissez maintenant en Orateurs et en Poètes, vous vous connaîtrez encore mieux quelque jour en bons Politiques et en bons Généraux d’Armée ; et vous vous tromperez aussi peu au choix des Personnes qu’au mérite des Actions. Je ne suis pas d’un âge à espérer d’en être témoin. Il faut que je me contente de travailler sous vos ordres. L’envie de vous plaire me tiendra lieu d’une imagination que les ans ont affaiblie. Quand vous souhaiterez quelque Fable, je la trouverai dans ce fonds-là. Je voudrais bien que vous y puissiez trouver des louanges dignes du Monarque qui fait maintenant le destin de tant de Peuples et de Nations, et qui rend toutes les parties du Monde attentives à ses Conquêtes, à ses Victoires, et à la Paix qui semble se rapprocher, et dont il impose les conditions avec toute la modération que peuvent souhaiter nos Ennemis5. Je me le figure comme un Conquérant qui veut mettre des bornes à sa Gloire et à sa Puissance, et de qui on pourrait dire, à meilleur titre qu’on ne l’a dit d’Alexandre, qu’il va tenir les États de l’Univers, en obligeant les Ministres de tant de Princes de s’assembler pour terminer une guerre qui ne peut être que ruineuse à leurs Maîtres. Ce sont des sujets au-dessus de nos paroles : je les laisse à de meilleures Plumes que la mienne ; et suis, avec un profond respect,

 

Monseigneur,

Votre très humble, très obéissant
et très fidèle serviteur,

DE LA FONTAINE.

I. LES COMPAGNONS D’ULYSSE1

À MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE

Prince, l’unique objet du soin2 des Immortels,

Souffrez que mon encens parfume vos Autels.

Je vous offre un peu tard ces Présents de ma Muse ;

Les ans et les travaux me serviront d’excuse :

5Mon esprit diminue, au lieu qu’à chaque instant

On aperçoit le vôtre aller en augmentant.

Il ne va pas, il court, il semble avoir des ailes :

Le Héros3 dont il tient des qualités si belles

Dans le métier de Mars brûle d’en faire autant ;

10Il ne tient pas à lui que forçant la Victoire

Il ne marche à pas de géant

Dans la carrière de la Gloire.

Quelque Dieu le retient ; c’est notre Souverain,

Lui qu’un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin.

15Cette rapidité fut alors nécessaire :

Peut-être elle serait aujourd’hui téméraire.

Je m’en tais ; aussi bien les Ris et les Amours

Ne sont pas soupçonnés d’aimer les longs discours.

De ces sortes de Dieux votre Cour se compose.

20Ils ne vous quittent point. Ce n’est pas qu’après tout

D’autres Divinités n’y tiennent le haut bout4 ;

Le sens et la raison y règlent toute chose.

Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs,

Imprudents et peu circonspects5,

25S’abandonnèrent à des charmes6

Qui métamorphosaient en bêtes les humains.

Les Compagnons d’Ulysse, après dix ans d’alarmes,

Erraient au gré du vent, de leur sort incertains.

Ils abordèrent un rivage

30Où la Fille du Dieu du jour,

Circé7, tenait alors sa Cour.

Elle leur fit prendre un breuvage

Délicieux, mais plein d’un funeste poison.

D’abord ils perdent la raison :

35Quelques moments après leur corps et leur visage

Prennent l’air et les traits d’animaux différents.

Les voilà devenus Ours, Lions, Éléphants ;

Les uns sous une masse énorme,

Les autres sous une autre forme :

40Il s’en vit des petits, exemplum ut Talpa8.

Le seul Ulysse en échappa.

Il sut se défier de la liqueur traîtresse.

Comme il joignait à la sagesse

La mine d’un Héros et le doux entretien,

45Il fit tant que l’Enchanteresse

Prit un autre poison9 peu différent du sien.

Une Déesse dit tout ce qu’elle a dans l’âme ;

Celle-ci déclara sa flamme.

Ulysse était trop fin pour ne pas profiter

50D’une pareille conjoncture.

Il obtint qu’on rendrait à ces Grecs leur figure.

« Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?

Allez le proposer de ce pas à la troupe. »

Ulysse y court, et dit : « L’empoisonneuse coupe

55À son remède encore ; et je viens vous l’offrir :

Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ?

On vous rend déjà la parole. »

Le Lion dit, pensant rugir :

« Je n’ai pas la tête si folle.

60Moi renoncer aux dons que je viens d’acquérir ?

J’ai griffe et dent, et mets en pièces qui m’attaque :

Je suis Roi, deviendrai-je un Citadin d’Ithaque ?

Tu me rendras peut-être encor simple Soldat :

Je ne veux point changer d’état. »

65Ulysse du Lion court à l’Ours : « Eh, mon frère,

Comme te voilà fait ! Je t’ai vu si joli.

— Ah vraiment nous y voici,

Reprit l’Ours à sa manière ;

Comme me voilà fait ! Comme doit être un Ours.

70Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ?

Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?

Je me rapporte aux yeux d’une Ourse mes amours.

Te déplais-je ? va-t’en, suis ta route et me laisse :

Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;

75Et te dis tout net et tout plat,

Je ne veux point changer d’état. »

Le Prince grec au Loup va proposer l’affaire ;

Il lui dit, au hasard10 d’un semblable refus :

« Camarade, je suis confus

80Qu’une jeune et belle Bergère

Conte aux échos les appétits gloutons

Qui t’ont fait manger ses moutons.

Autrefois on t’eût vu sauver sa bergerie :

Tu menais une honnête vie.

85Quitte ces bois, et redevien11

Au lieu de Loup, Homme de bien.

— En est-il, dit le Loup ? Pour moi, je n’en vois guère.

Tu t’en viens me traiter de bête carnassière :

Toi qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas sans moi

90Mangé ces animaux que plaint12 tout le Village ?

Si j’étais Homme, par ta foi,

Aimerais-je moins le carnage ?

Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous ;

Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des Loups ?

95Tout bien considéré, je te soutiens en somme,

Que scélérat pour scélérat,

Il vaut mieux être un Loup qu’un Homme :

Je ne veux point changer d’état. »

Ulysse fit à tous une même semonce13 ;

100Chacun d’eux fit même réponse ;

Autant le grand que le petit.

La liberté, les bois, suivre leur appétit,

C’était leurs délices suprêmes ;

Tous renonçaient au los14 des belles actions.

105Ils croyaient s’affranchir suivant leurs passions ;

Ils étaient esclaves d’eux-mêmes.

Prince, j’aurais voulu vous choisir un sujet

Où je pusse mêler le plaisant à l’utile :

C’était sans doute un beau projet,

110Si ce choix eût été facile.

Les Compagnons d’Ulysse enfin se sont offerts.

Ils ont force pareils en ce bas Univers ;

Gens à qui j’impose pour peine

Votre censure et votre haine.

115[Vous raisonnez sur tout : les Ris et les Amours

Tiennent souvent chez vous de solides discours :

Je leur veux proposer bientôt une matière

Noble, d’un très grand art, convenable aux héros ;

C’est la louange ; ses propos

120Sont faits pour occuper votre âme tout entière.15]

L’histoire de la métamorphose des compagnons d’Ulysse en pourceaux par la magicienne Circé vient de l’Odyssée d’Homère (Livre X, v. 135-399). Mais c’est dans Plutarque : « Que les bêtes usent de raison » (Œuvres morales) que Gryllus, transformé en porc, affirme préférer son état actuel à sa condition humaine. Et c’est à Jean-Baptiste Gelli, auteur d’une Circé (1549), que La Fontaine emprunte l’idée de la confrontation d’Ulysse à ses compagnons métamorphosés en animaux et qui refusent leur retour à leur condition première.

II. LE CHAT ET LES DEUX MOINEAUX

À MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE

Un Chat contemporain d’un fort jeune Moineau

Fut logé près de lui dès l’âge du berceau.

La Cage et le Panier avaient mêmes Pénates1.

Le Chat était souvent agacé par l’Oiseau :

5L’un s’escrimait du bec, l’autre jouait des pattes.

Ce dernier toutefois épargnait son ami.

Ne le corrigeant qu’à demi

Il se fût fait un grand scrupule

D’armer de pointes sa férule2.

10Le Passereau moins circonspec3,

Lui donnait force coups de bec ;

En sage et discrète4 personne,

Maître Chat excusait ces jeux.

Entre amis, il ne faut jamais qu’on s’abandonne

15Aux traits d’un courroux sérieux.

Comme ils se connaissaient tous deux dès leur bas âge,

Une longue habitude en paix les maintenait ;

Jamais en vrai combat le jeu ne se tournait.

Quand un Moineau du voisinage

20S’en vint les visiter, et se fit compagnon

Du pétulant Pierrot, et du sage Raton.

Entre les deux Oiseaux il arriva querelle.

Et Raton de prendre parti.

« Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle

25D’insulter ainsi notre ami ;

Le Moineau du voisin viendra manger5 le nôtre ?

Non, de par tous les Chats. » Entrant lors au combat

Il croque l’étranger : « Vraiment, dit maître Chat,

Les Moineaux ont un goût exquis et délicat. »

30Cette réflexion fit aussi croquer l’autre.

Quelle Morale puis-je inférer de ce fait ?

Sans cela toute Fable est un œuvre6 imparfait.

J’en crois voir quelques traits ; mais leur ombre m’abuse,

Prince, vous les aurez incontinent trouvés :

35Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma Muse ;

Elle et ses Sœurs n’ont pas l’esprit que vous avez.

Il n’y a aucune source qui soit connue à ce jour. On a parfois évoqué la trente-quatrième des Fables morales et nouvelles d’Antoine Furetière : « Du Chien et du Chat » comme source d’inspiration possible, mais son argument nous a paru trop éloigné du Chat et des deux Moineaux pour mériter d’être reproduite ici.

III. DU THÉSAURISEUR ET DU SINGE1

Un Homme accumulait. On sait que cette erreur

Va souvent jusqu’à la fureur.

Celui-ci ne songeait que Ducats et Pistoles.

Quand ces biens sont oisifs2, je tiens qu’ils sont frivoles.

5Pour sûreté de son Trésor

Notre Avare habitait un lieu dont Amphitrite

Défendait aux voleurs de toutes parts l’abord3.

Là d’une volupté, selon moi fort petite,

Et selon lui fort grande, il entassait toujours.

10Il passait les nuits et les jours

À compter, calculer, supputer sans relâche ;

Calculant, supputant, comptant comme à la tâche,

Car il trouvait toujours du mécompte à son fait4.

Un gros Singe plus sage, à mon sens, que son maître,

15Jetait quelque Doublon5 toujours par la fenêtre,

Et rendait le compte imparfait.

La chambre bien cadenassée

Permettait de laisser l’argent sur le comptoir.

Un beau jour dom Bertrand6 se mit dans la pensée

20D’en faire un sacrifice au liquide manoir7.

Quant à moi, lorsque je compare

Les plaisirs de ce Singe à ceux de cet Avare,

Je ne sais bonnement auxquels donner le prix.

Dom Bertrand gagnerait près de certains esprits ;

25Les raisons en seraient trop longues à déduire.

Un jour donc l’animal, qui ne songeait qu’à nuire,

Détachait du monceau, tantôt quelque Doublon,

Un Jacobus, un Ducaton ;

Et puis quelque Noble à la rose8

30Éprouvait son adresse et sa force à jeter

Ces morceaux de métal qui se font souhaiter

Par les humains sur toute chose.

S’il n’avait entendu son Compteur9 à la fin

Mettre la clef dans la serrure,

35Les Ducats auraient tous pris le même chemin,

Et couru la même aventure.

Il les aurait fait tous voler jusqu’au dernier,

Dans le gouffre enrichi par maint et maint naufrage.

Dieu veuille préserver maint et maint Financier

40Qui n’en fait pas meilleur usage.

SOURCE : STRAPAROLE – « BERNARD, MARCHAND GENEVOIS, VEND DU VIN BROUILLÉ D’EAU, ET QUI, PAR LA VOLONTÉ DIVINE, PERD LA MOITIÉ DE L’ARGENT QU’IL EN AVAIT REÇU »

Les Facétieuses Nuits, fable IV.

La fable récitée par ma sœur bien-aimée me fait souvenir de ce qui advint à un marchand genevois, lequel, vendant du vin mêlé d’eau, perdit l’argent de sa marchandise, et mourut quasi de déplaisir.

À Gênes, ville renommée et fort marchande, demeurait un nommé Bernard, de la famille des Fulgoses, homme avide et fort adonné à l’usure. Celui-ci, ayant fait grand amas des vins qui croissent au mont Falisque, et qui sont des meilleurs de tout le pays, décida d’en charger un plein navire et de le mener en Flandres, dans l’espoir d’en retirer un profit tel qu’il doublerait son gain. Ayant donc quitté le port de Gênes, un jour de bon vent, il navigua si heureusement que peu de jours après il arriva à quelques milles du lieu auquel il voulait aller ; là, jetant les ancres, il arrêta son vaisseau, et, descendu à terre, fit provision d’eau douce, avec laquelle il fit si miraculeusement multiplier son vin que d’un tonneau il en fit deux. Puis, levant les ancres, il cingla tant et si bien qu’en peu de temps il accosta en Flandres, où, parce qu’il y avait grande disette de vin, en moins de rien, il put débiter le sien comme il voulait : encore bien heureux ceux qui pouvaient en acheter. Cette vente lui donna deux sacs de beaux écus au soleil, qui le remplissaient de joie : il n’était jamais content s’il ne voyait ses écus pour le moins une fois le jour à découvert.

Or, un jour, comme il retournait en son pays, et qu’il se voyait éloigné de la terre flamande et en pleine mer, il lui prit envie de revoir et compter ses écus. Donc, ayant tiré les sacs d’où ils étaient cachés, il renversa les écus sur la table, et, se mirant à la lueur de leur lustre, il se mit à les manier, à les compter et à les recompter plus de cent fois. Enfin, las de remuer les doigts, il les remit en leurs sacs, qu’il lia fort étroitement, puis sortit prendre l’air.

Il advint qu’un gros singe enchaîné en ce vaisseau, ayant pris garde à tout ce qu’avait fait ce marchand, trouva moyen de se délier. Voyant que Bernard était absent, il sauta sur la table où étaient les sacs d’écus, et, s’en étant saisi grimpa sur l’arbre du navire, où à belles dents il dénoua le sac, en tira les écus, qu’il se mit à manier comme s’il les eût voulu compter, imitant en toutes ses façons les gestes du marchand. Celui-ci ne sachant que faire, mourait de déplaisir, regardant d’un œil piteux la grâce et la bonne mine qu’arborait ce nouveau financier en maniant ses deniers. Bernard cependant n’osait poursuivre ou faire poursuivre le singe, de peur de l’irriter et qu’il ne jetât le tout dans la mer. Il jugea donc plus prudent de laisser passer la fantaisie de l’animal quinteux et de se soumettre à sa discrétion. Le singe, après avoir longtemps tourné, viré, brouillé et manié cet argent, le remit dedans les sacs, qu’il lia bien fort ; puis, saisissant l’un, le jeta dans la mer, et laissa choir l’autre sur le vaisseau, comme s’il voulait signifier que ce qu’il avait précipité dans la mer appartenait à l’eau, car provenant de l’eau mise dans le vin, et que ce qu’il avait rendu au marchand était le prix de son vin pur. Ainsi l’eau eut le prix de l’eau, et le marchand celui du vin. Bernard, voyant ces choses advenues de par la volonté divine, s’apaisa pensant que toutes choses mal acquises ne durent pas, et, que s’il advient que le maître et possesseur en jouisse, les héritiers, eux, n’en auront plus le plaisir.

IV. LES DEUX CHÈVRES1

Dès que les Chèvres ont brouté,

Certain esprit de liberté

Leur fait chercher fortune ; elles vont en voyage

Vers les endroits du pâturage

5Les moins fréquentés des humains.

Là s’il est quelque lieu sans route et sans chemins,

Un rocher, quelque mont pendant en précipices,

C’est où ces Dames vont promener leurs caprices ;

Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.

10Deux Chèvres donc s’émancipant,

Toutes deux ayant patte blanche2,

Quittèrent les bas prés, chacune de sa part.

L’une vers l’autre allait pour quelque bon hasard.

Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche ;

15Deux Belettes à peine auraient passé de front

Sur ce pont :

D’ailleurs, l’onde rapide et le ruisseau profond

Devaient faire trembler de peur ces Amazones.

Malgré tant de dangers, l’une de ces personnes

20Pose un pied sur la planche, et l’autre en fait autant.

Je m’imagine voir avec Louis le Grand,

Philippe Quatre qui s’avance

Dans l’île de la Conférence3.

Ainsi s’avançaient pas à pas,

25Nez à nez nos Aventurières,

Qui toutes deux étant fort fières,

Vers le milieu du pont ne se voulurent pas

L’une à l’autre céder. Elles avaient la gloire

De compter dans leur race (à ce que dit l’Histoire)

30L’une certaine Chèvre au mérite sans pair

Dont Polyphème fit présent à Galatée ;

Et l’autre la chèvre Amalthée,

Par qui fut nourri Jupiter4.

Faute de reculer leur chute fut commune ;

35Toutes deux tombèrent dans l’eau.

Cet accident n’est pas nouveau

Dans le chemin de la Fortune.

On peut citer pour source un paragraphe de l’Histoire naturelle (VIII, LXXVI) de

 

PLINE L’ANCIEN :

 

Voici un trait d’intelligence de ces animaux dont Mucianus dit avoir été témoin. Deux chèvres venant en sens contraire se rencontrèrent sur un pont très étroit ; le peu de largeur de la passerelle ne leur permettait pas de faire demi-tour, et la marche en arrière était rendue impossible en raison de la longueur du chemin à parcourir, sans voir, sur une piste étroite, avec, au-dessous, la menace d’un torrent aux ondes rapides. Alors une des deux chèvres se coucha, et l’autre passa en l’enjambant.

 

N.B. : Mais le ton de la fable inclinerait à croire que La Fontaine se serait surtout inspiré d’une historiette authentique : une dispute qui opposa la duchesse de Brissac à la marquise de Beringhem dans une rue fort étroite où leurs carrosses ne pouvaient passer. Saint-Simon, qui évoquera plus tard cette « ridicule dispute », dit qu’elles demeurèrent ainsi cinq heures, « chacune revendiquant la préséance ».

V. LE VIEUX CHAT ET LA JEUNE SOURIS

Il ne semble pas que La Fontaine ait tiré cette fable d’un apologue plus ancien. « Du Renard qui voulait tuer une poule qui couvait » d’Abstémius est parfois évoqué, mais la situation et les personnages sont différents. Ne peut-on pas imaginer que l’auteur du « Petit Poisson et le Pêcheur » (V, III), du « Loup et du Chien maigre » (IX, X) et du « Milan et le Rossignol » (IX, XVIII) ait tout simplement repris un thème qui lui était familier pour l’offrir en une fable nouvelle au jeune duc de Bourgogne ?

SOURCE : LOCKMAN  LA GAZELLE

(Fables, III)

Une gazelle étant un jour tombée malade, ceux des animaux avec lesquels elle avait été liée d’amitié, vinrent ensemble la visiter et lui tenir compagnie. Ils mangèrent, pendant le temps de leur séjour, toutes les herbes et les fourrages qui étaient autour d’elle ; et quand elle fut relevée de sa maladie, elle chercha vainement de quoi manger elle-même : ne trouvant plus rien, elle mourut misérablement de faim.

Cette fable signifie que celui qui multiplie ses liaisons, s’expose aussi à multiplier ses chagrins et ses peines.

SOURCE : DESMAY  LE CERF MALADE OU LA GRANDE ALLIANCE NUISIBLE

(L’Ésope français, Fable V)

Un jeune Cerf, non de race profane,

Mais de la Biche, qu’autrefois

On dit que l’Aulide en ses bois

Nourrissait, consacrée à la chaste Diane ;

Ce Cerf blessé d’un trait, et gisant dans son Fort,

Mais gisant au lit de la mort,

Bramait d’un ton lugubre. Un Daim du voisinage,

Qui l’ouït en passant, vint pour le secourir ;

Le malade prêt à mourir

Par des accents coupés, et d’un triste langage,

Lui dit, qu’il voudrait bien, avant que de partir,

Prendre congé de tout son parentage.

Le Daim d’un pied léger part, et court avertir

Tout ce qu’en ses forêts la sauvage contrée

Nourrit de Biche, et de Cerf, et de Daim.

Le bruit d’un trépas si soudain

Vole de futaie en futaie.

Par troupeau la famille y vient le lendemain,

Chacun court au remède, et surtout au dictame :

Bref tous en ont un si grand soin,

Qu’en deux jours le choyant jusqu’au moindre besoin,

Dans une saine assiette ils remettent son âme.

Quand on est jeune on revient de bien loin.

Mais en moins de deux jours les plus vertes Campagnes,

Prés, Valons, et Montagnes

Manquent à ce grand Peuple, et n’offrent à sa faim

Non plus de vert, qu’on en voit sur ma main.

Cette famine générale

Fait que chez soi chacun détale,

Et le faible convalescent,

Ne trouve plus à mettre sous sa dent

Pas le moindre brin d’herbe, ou la moindre broutille ;

Si bien que retombant à quelques jours de là,

Et maudissant cent fois sa nombreuse famille,

De ce bas monde il s’en alla.

Une trop grande Alliance

Est nuisible quelquefois,

Et toujours son assistance

Cesse avec notre finance ;

Qu’en pensez-vous, Hollandois.

N. B. : L.-S. Desmay applique cette fable à la situation de la Hollande en guerre contre la France, et secourue à ses dépens par des alliés ruineux.

VII. LA CHAUVE-SOURIS, LE BUISSON,
ET LE
 CANARD

Le Buisson, le Canard et la Chauve-Souris,

Voyant tous trois qu’en leur pays

Ils faisaient petite fortune,

Vont trafiquer au loin, et font bourse commune.

5Ils avaient des Comptoirs, des Facteurs1, des Agents,

Non moins soigneux qu’intelligents,

Des Registres exacts de mise et de recette.

Tout allait bien ; quand leur emplette2,

En passant par certains endroits

10Remplis d’écueils, et fort étroits,

Et de trajet3 très difficile,

Alla tout emballée au fond des magasins

Qui du Tartare sont voisins.

Notre Trio poussa maint regret inutile,

15Ou plutôt il n’en poussa point.

Le plus petit Marchand est savant sur ce point ;

Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte.

Celle que par malheur nos gens avaient soufferte

Ne put se réparer : le cas fut découvert.

20Les voilà sans crédit, sans argent, sans ressource,

Prêts à porter le bonnet vert4.

Aucun ne leur ouvrit sa bourse,

Et le sort principal5, et les gros intérêts,

Et les Sergents6, et les procès,

25Et le créancier à la porte

Dès devant la pointe du jour,

N’occupaient le Trio qu’à chercher maint détour,

Pour contenter cette cohorte.

Le Buisson accrochait les passants à tous coups :

30« Messieurs, leur disait-il, de grâce, apprenez-nous

En quel lieu sont les marchandises

Que certains gouffres nous ont prises. »

Le plongeon7 sous les eaux s’en allait les chercher.

L’Oiseau Chauve-Souris n’osait plus approcher

35Pendant le jour nulle demeure ;

Suivi de Sergents à toute heure,

En des trous il s’allait cacher.

Je connais maint detteur qui n’est ni Souris-Chauve,

Ni Buisson, ni Canard, ni dans tel cas tombé,

40Mais simple grand Seigneur, qui tous les jours se sauve

Par un escalier dérobé.

SOURCE : ÉSOPE  LA CHAUVE-SOURIS,
LA
RONCE ET LA MOUETTE

La chauve-souris, la ronce et la mouette s’associèrent ensemble dans l’intention de s’adonner au commerce. En conséquence la chauve-souris emprunta de l’argent pour le mettre dans la communauté ; la ronce prit avec elle de l’étoffe, et la troisième associée, la mouette, acheta du cuivre ; puis elles appareillèrent. Mais une violente tempête étant survenue, le vaisseau chavira, et toute la cargaison fut perdue ; elles ne sauvèrent que leurs personnes. Aussi depuis ce temps, la mouette est toujours aux aguets sur les rivages, pour voir si la mer ne rejettera pas son cuivre quelque part ; la chauve-souris, craignant ses créanciers, ne se montre pas de jour et ne sort pour pâturer que la nuit ; enfin la ronce accroche les habits des passants, cherchant à reconnaître son étoffe.

Cette fable montre que nous revenons toujours aux choses où nous avons intérêt.

VIII. LA QUERELLE DES CHIENS ET DES CHATS,
ET CELLE DES
 CHATS ET DES SOURIS

La Discorde a toujours régné dans l’Univers ;

Notre monde en fournit mille exemples divers.

Chez nous cette Déesse a plus d’un Tributaire.

Commençons par les Éléments1 :

5Vous serez étonnés de voir qu’à tous moments

Ils seront appointés contraire2.

Outre ces quatre potentats,

Combien d’êtres de tous états

Se font une guerre éternelle ?

10Autrefois un logis plein de Chiens et de Chats,

Par cent Arrêts rendus en forme solennelle,

Vit terminer tous leurs débats.

Le Maître ayant réglé leurs emplois, leurs repas,

Et menacé du fouet quiconque aurait querelle,

15Ces animaux vivaient entre eux comme cousins ;

Cette union si douce, et presque fraternelle,

Édifiait tous les voisins.

Enfin elle cessa. Quelque plat de potage,

Quelque os par préférence à quelqu’un d’eux donné,

20Fit que l’autre parti s’en vint tout forcené

Représenter3 un tel outrage.

J’ai vu des chroniqueurs attribuer le cas

Aux passe-droits qu’avait une chienne en gésine ;

Quoi qu’il en soit, cet altercas4

25Mit en combustion la salle5 et la cuisine ;

Chacun se déclara pour son Chat, pour son Chien.

On fit un Règlement dont les Chats se plaignirent,

Et tout le quartier étourdirent.

Leur Avocat disait qu’il fallait bel et bien

30Recourir aux Arrêts. En vain ils les cherchèrent.

Dans un coin où d’abord leurs Agents les cachèrent,

Les Souris enfin les mangèrent.

Autre procès nouveau : le peuple souriquois

En pâtit. Maint vieux Chat, fin, subtil, et narquois6,

35Et d’ailleurs en voulant à toute cette race,

Les guetta, les prit, fit main basse7.

Le Maître du logis ne s’en trouva que mieux.

J’en reviens à mon dire. On ne voit sous les Cieux

Nul animal, nul être, aucune Créature,

40Qui n’ait son opposé ; c’est la loi de Nature.

D’en chercher la raison, ce sont soins8 superflus.

Dieu fit bien ce qu’il fit, et je n’en sais pas plus.

Ce que je sais, c’est qu’aux grosses paroles

On en vient sur un rien plus des trois quarts du temps.

45Humains, il vous faudrait encore à soixante ans

Renvoyer chez les Barbacoles9.

SOURCE : HAUDENT  DE LA GUERRE DES CHIENS,
DES
CHATS ET DES SOURIS

(Trois cent soixante et six apologues dÉsope mis en rimes françaises, II, LXI)

Les chiens, voyant que leurs maîtres voulaient

Les chasser dehors, vinrent à leur promettre

De les servir bien mieux que d’ordinaire.

Et pour ce faire, ils en passèrent lettre

Laquelle aux chats fut confiée, afin d’être

Par eux gardée en lieu sûr et à l’écart.

Mais sur des ais sont venus la mettre

Où les souris en firent mille parts.

Or, peu après, il advint que les chiens

Purent aux chats leurs lettres demander

Ne voulant plus être obligés à rien,

Sur quoi les chats vinrent à leur mander

Que les souris, au lieu de manger

Autre chose, s’étaient occupées

À les ronger, manger et grignoter

Si bien que toutes elles avaient dévorées.

Aussitôt que les chiens entendirent

Ces propos, dès lors guerre mortelle

Contre les chats mener ils prétendirent

De même les chats, pour cause et raison telle

Contre souris menèrent la guerre, laquelle

On voit encor jusqu’à ce jour durer

En vérité si âpre, importune et cruelle

Qu’à chaque coup leur font mort endurer.

La moralité.

Par la fable on doit retenir

Que quand plusieurs haine ou rancune

Se déclarent chacun et chacune

Sont vus à jamais la tenir.

IX. LE LOUP ET LE RENARD1

D’où vient que personne en la vie

N’est satisfait de son état ?

Tel voudrait bien être Soldat

À qui le Soldat porte envie.

5Certain Renard voulut, dit-on,

Se faire Loup. Hé qui peut dire

Que pour le métier de Mouton

Jamais aucun Loup ne soupire ?

Ce qui m’étonne est qu’à huit ans

10Un Prince en Fable ait mis la chose,

Pendant que sous mes cheveux blancs

Je fabrique à force de temps

Des Vers moins sensés que sa Prose.

De la chanter sur la Musette

C’est mon talent ; mais je m’attends

20Que mon Héros, dans peu de temps

Me fera prendre la trompette.

Je ne suis pas un grand Prophète,

Cependant je lis dans les Cieux

Que bientôt ses faits glorieux

25Demanderont plusieurs Homères ;

Et ce temps-ci n’en produit guères.

Laissant à part tous ces mystères,

Essayons de conter la Fable avec succès.

Le Renard dit au Loup : « Notre cher, pour tous mets

30J’ai souvent un vieux Coq, ou de maigres Poulets ;

C’est une viande qui me lasse.

Tu fais meilleure chère avec moins de hasard.

J’approche des maisons, tu te tiens à l’écart.

Apprends-moi ton métier, Camarade, de grâce :

35Rends-moi le premier de ma race

Qui fournisse3 son croc de quelque Mouton gras,

Tu ne me mettras point au nombre des ingrats.

— Je le veux, dit le Loup : il m’est mort un mien frère ;

Allons prendre sa peau, tu t’en revêtiras. »

40Il vint, et le Loup dit : « Voici comme il faut faire,

Si tu veux écarter les Mâtins4 du troupeau. »

Le Renard, ayant mis la peau

Répétait les leçons que lui donnait son maître.

D’abord il s’y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,

45Puis enfin il n’y manqua rien.

À peine il fut instruit autant qu’il pouvait l’être,

Qu’un Troupeau s’approcha. Le nouveau Loup y court,

Et répand la terreur dans les lieux d’alentour.

Tel vêtu des armes d’Achille

50Patrocle5 mit l’alarme au Camp et dans la Ville.

Mères, Brus et Vieillards au Temple couraient tous.

L’ost6 au Peuple bêlant crut voir cinquante Loups.

Chien, Berger et Troupeau, tout fuit vers le Village,

Et laisse seulement une Brebis pour gage.

55Le larron s’en saisit. À quelque pas de là,

Il entendit chanter un Coq du voisinage.

Le Disciple aussitôt droit au Coq s’en alla,

Jetant bas sa robe de classe,

Oubliant les Brebis, les leçons, le Régent7,

60Et courant d’un pas diligent.

Que sert-il qu’on se contrefasse ?

Prétendre ainsi changer est une illusion :

L’on reprend sa première trace

À la première occasion.

65De votre esprit, que nul autre n’égale,

Prince, ma Muse tient tout entier ce projet.

Vous m’avez donné le sujet,

Le dialogue, et la morale.

La Fontaine, à la fin de la fable, se reconnaît redevable de son sujet au duc de Bourgogne, à qui Fénelon l’a sans doute donné comme thème d’une rédaction latine dont nous ne possédons que le début (JPC).

SOURCE : ÉSOPE  LÉCREVISSE ET SA MÈRE

« Ne marche pas de travers, disait une écrevisse à sa fille, et ne frotte pas tes flancs contre le roc humide. — Mère, répliqua-t-elle, toi qui veux m’instruire, marche droit ; je te regarderai et t’imiterai. »

Quand on reprend les autres, il convient qu’on vive et marche droit, avant d’en faire leçon.

SOURCE : ABSTÉMIUS  LAIGLE ET LA PIE

(Hécatomythium, XXVI)

Une pie demandait un jour à un aigle, dans un flot de paroles, s’il la recevrait parmi ses parents et ses serviteurs, tant elle l’admirait pour sa beauté et pour les exploits qu’il accomplissait.

L’aigle lui répondit : « Je le ferais si je ne redoutais que tu fasses fuir par tes bavardages tous ceux qui vivent sous mon toit. »

La morale de cette fable, c’est qu’il ne faut avoir en sa demeure ni bavards ni radoteurs.

XII. LE MILAN, LE ROI, ET LE CHASSEUR

À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTI

Comme les Dieux sont bons, ils veulent que les Rois

Le soient aussi : c’est l’indulgence

Qui fait le plus beau de leurs droits,

Non les douceurs de la vengeance :

5Prince c’est votre avis. On sait que le courroux

S’éteint en votre cœur sitôt qu’on l’y voit naître.

Achille qui du sien ne put se rendre maître

Fut par là moins Héros que vous.

Ce titre n’appartient qu’à ceux d’entre les hommes

10Qui comme en l’âge d’or font cent biens ici-bas.

Peu de Grands sont nés tels en cet âge où nous sommes.

L’Univers leur sait gré du mal qu’ils ne font pas.

Loin que vous suiviez ces exemples,

Mille actes généreux vous promettent des Temples.

15Apollon Citoyen de ces augustes lieux

Prétend y célébrer votre nom sur sa Lyre.

Je sais qu’on vous attend dans le Palais des Dieux :

Un siècle de séjour doit ici1 vous suffire.

Hymen veut séjourner tout un siècle chez vous.

20Puissent ses plaisirs les plus doux

Vous composer des destinées

Par ce temps2 à peine bornées !

Et la Princesse et vous n’en méritez pas moins ;

J’en prends ses charmes pour témoins :

25Pour témoins j’en prends les merveilles

Par qui le Ciel pour vous prodigue en ses présents,

De qualités qui n’ont qu’en vous seuls leurs pareilles,

Voulut orner vos jeunes ans.

Bourbon3 de son esprit ces grâces assaisonne.

30Le Ciel joignit, en sa personne,

Ce qui sait se faire estimer

À ce qui sait se faire aimer.

Il ne m’appartient pas d’étaler4 votre joie.

Je me tais donc, et vais rimer

35Ce que fit un Oiseau de proie.

Un Milan, de son nid antique possesseur,

Étant pris vif par un Chasseur,

D’en faire au Prince un don cet homme se propose.

La rareté du fait donnait prix à la chose.

40L’Oiseau, par le Chasseur humblement présenté,

Si ce conte n’est apocryphe,

Va tout droit imprimer sa griffe

Sur le nez de sa Majesté.

— Quoi ! sur le nez du Roi ? — Du Roi même en personne.

45— Il n’avait donc alors ni Sceptre ni Couronne ?

— Quand il en aurait eu, ç’aurait été tout un.

Le nez royal fut pris comme un nez du commun.

Dire des Courtisans les clameurs et la peine

Serait se consumer en efforts impuissants.

50Le Roi n’éclata point ; les cris sont indécents

À la Majesté Souveraine.

L’Oiseau garda son poste. On ne put seulement

Hâter son départ d’un moment.

Son Maître le rappelle, et crie, et se tourmente6,

55Lui présente le leurre7, et le poing ; mais en vain.

On crut que jusqu’au lendemain

Le maudit animal à la serre insolente

Nicherait là malgré le bruit,

Et sur le nez sacré voudrait passer la nuit.

60Tâcher de l’en tirer irritait son caprice.

Il quitte enfin le Roi, qui dit : « Laissez aller

Ce Milan, et celui qui m’a cru régaler8.

Ils se sont acquittés tous deux de leur office,

L’un en Milan, et l’autre en Citoyen des bois.

65Pour moi, qui sais comment doivent agir les Rois,

Je les affranchis du supplice. »

Et la Cour d’admirer. Les Courtisans ravis

Élèvent9 de tels faits, par eux si mal suivis :

Bien peu, même des Rois, prendraient un tel modèle ;

70Et le Veneur l’échappa belle,

Coupable seulement, tant lui que l’animal,

D’ignorer le danger d’approcher trop du Maître.

Ils n’avaient appris à connaître

Que les hôtes des bois : était-ce un si grand mal ?

75Pilpay fait près du Gange arriver l’Aventure.

Là nulle humaine Créature

Ne touche aux Animaux pour leur sang épancher.

Le Roi même ferait scrupule d’y toucher.

« Savons-nous, disent-ils, si cet Oiseau de proie

80N’était point au siège de Troie ?

Peut-être y tint-il lieu d’un Prince ou d’un Héros

Des plus huppés et des plus hauts.

Ce qu’il fut autrefois il pourra l’être encore.

Nous croyons après Pythagore,

85Qu’avec les Animaux de forme nous changeons,

Tantôt Milans, tantôt Pigeons,

Tantôt Humains, puis Volatilles

Ayant dans les airs leurs familles. »

Bien que faisant référence au fabuliste indien Pilpay (v. 75), La Fontaine ne lui doit rien et cette fable semble bien être de sa propre invention.

VARIANTE : LE RENARD ET LES MOUCHES1

Un Renard tombé dans la fange,

Et des mouches presque mangé,

Trouvait Jupiter fort étrange

De souffrir qu’à ce point le sort l’eût outragé.

Un Hérisson du voisinage,

Dans mes vers nouveau personnage,

Voulut le délivrer de l’importun essaim.

Le Renard aima mieux les garder, et fut sage.

« Vois-tu pas, dit-il, que la faim

Va rendre une autre troupe encor plus importune ?

Celle-ci déjà soûle aura moins d’âpreté. »

Trouver à cette fable une moralité

Me semble chose assez commune.

On peut sans grand effort d’esprit

En appliquer l’exemple aux hommes.

Que de mouches voit-on dans le siècle où nous sommes !

Cette fable est d’Ésope, Aristote le dit.


SOURCE : ARISTOTE  DE LA FABLE

(Rhétorique, II, XX, 6)

Ésope, parlant aux Samiens en faveur d’un démagogue poursuivi en justice pour un crime capital, leur conta la fable suivante : « Un renard traversant un fleuve avait été précipité dans un creux profond ; ne pouvant en sortir, il y souffrit longtemps et y fut assailli par un essaim de tiques. Un hérisson qui se promenait par là vit le renard, eut pitié de lui et lui demanda : — Veux-tu que je te débarrasse de tes tiques ? – L’autre refusa. Le hérisson demanda la raison de ce refus. — C’est que, répondit le renard, les tiques sont déjà gorgées de mon sang et ne m’en tirent presque plus ; tandis que, si tu les enlèves, d’autres viendront affamées qui boiront le peu de sang qui me reste. — De même, poursuivit Ésope, ô Samiens, cet homme désormais ne vous nuira plus, car il est riche ; mais, si vous le mettez à mort, d’autres viendront que leur pauvreté poussera à vous voler et à dissiper les deniers publics. »

SOURCE : FAËRNE  LE RENARD ET LE HÉRISSON

(Cent fables choisies, XVII)

Un Renard ayant traversé

Le long trajet d’une eau profonde et vive

Se trouva fort embarrassé

Dans le limon de l’autre rive,

Où jusqu’au ventre il s’était enfoncé ;

Un maudit escadron de Mouches

Par de fréquentes escarmouches

Le désolaient jusqu’à faire pitié,

Un Hérisson vint par bonne amitié

Lui faire offre de son service.

Vous tirer du bourbier, dit-il, où vous tenez,

Je ne vois pas que je le puisse ;

Mais pour ces Mouches-ci qui vous piquent le nez,

Je vous les chasserai si vous me l’ordonnez.

Non, non, dit le Renard, elles sont empiffrées,

Leur appétit est faible et languissant ;

D’autres viendraient, qui maigres, altérées

Me suceraient le reste de mon sang.

Changer la forme d’un Empire,

C’est d’un état fâcheux retomber dans un pire.

LE JUGE ARBITRE, L’HOSPITALIER,
ET LE
 SOLITAIRE

Trois Saints, également jaloux1 de leur salut,

Portés d’un même esprit, tendaient à même but.

Ils s’y prirent tous trois par des routes diverses.

Tous chemins vont à Rome : ainsi nos Concurrents2

5Crurent pouvoir choisir des sentiers différents.

L’un, touché des soucis, des longueurs, des traverses

Qu’en apanage3 on voit aux Procès attachés,

S’offrit de les juger sans récompense aucune,

Peu soigneux d’établir ici-bas sa fortune.

10Depuis qu’il est des Lois, l’Homme, pour ses péchés,

Se condamne à plaider la moitié de sa vie.

La moitié ? les trois quarts, et bien souvent le tout.

Le conciliateur crut qu’il viendrait à bout

De guérir cette folle et détestable envie.

15Le second de nos Saints choisit les Hôpitaux.

Je le loue ; et le soin4 de soulager ces maux

Est une charité que je préfère aux autres.

Les Malades d’alors, étant tels que les nôtres,

Donnaient de l’exercice5 au pauvre Hospitalier6 ;

20Chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse :

« Il a pour tels et tels un soin particulier ;

Ce sont ses amis ; il nous laisse. »

Ces plaintes n’étaient rien au prix7 de l’embarras

Où se trouva réduit l’Appointeur8 de débats :

25Aucun n’était content ; la Sentence arbitrale

À nul des deux ne convenait :

Jamais le Juge ne tenait

À leur gré la balance égale.

De semblables discours rebutaient l’Appointeur :

30Il court aux Hôpitaux, va voir leur Directeur.

Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,

Affligés, et contraints de quitter ces emplois,

Vont confier leur peine au silence des bois.

Là sous d’âpres rochers, près d’une source pure,

35Lieu respecté des vents, ignoré du Soleil,

Ils trouvent l’autre Saint, lui demandent conseil.

« Il faut, dit leur ami, le prendre9 de soi-même.

Qui mieux que vous sait vos besoins ?

Apprendre à se connaître est le premier des soins

40Qu’impose à tous mortels la Majesté suprême.

Vous êtes-vous connus dans le monde habité ?

L’on ne le peut qu’aux lieux pleins de tranquillité :

Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.

Troublez l’eau ; vous y voyez-vous ?

45Agitez celle-ci. — Comment nous verrions-nous ?

La vase est un épais nuage

Qu’aux effets du cristal10 nous venons d’opposer.

— Mes Frères, dit le Saint, laissez-la reposer ;

Vous verrez alors votre image.

50Pour vous mieux contempler demeurez au désert11. »

Ainsi parla le Solitaire.

Il fut cru, l’on suivit ce conseil salutaire.

Ce n’est pas qu’un emploi ne doive être souffert.

Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade,

55Il faut des Médecins, il faut des Avocats.

Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas ;

Les honneurs et le gain, tout me le persuade.

Cependant on s’oublie12 en ces communs besoins.

Ô vous dont le Public13 emporte tous les soins,

60Magistrats, Princes et Ministres,

Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,

Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,

Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.

Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,

65Quelque flatteur vous interrompt.

Cette leçon sera la fin de ces Ouvrages :

Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir !

Je la présente aux Rois, je la propose aux Sages ;

Par où saurais-je mieux finir ?

SOURCE : J. CAMUSAT  LA VIE DES SAINTS PÈRES DES DÉSERTS ET DE QUELQUES SAINTS, ÉCRITE PAR QUELQUES PÈRES DE L’ÉGLISE ET AUTRES ANCIENS AUTEURS ECCLÉSIASTIQUES

LXIX. – Que le repos de la solitude rend les hommes capables de connaître leurs péchés.

Trois jeunes hommes qui étudiaient ensemble et étaient extrêmement amis s’étant rendus solidaires : l’un choisit de s’employer à réconcilier ceux qui auraient quelque différend, suivant cette parole de l’Évangile : Matth. 5. Bienheureux sont les pacifiques. L’autre résolut de s’occuper à visiter les malades ; et le dernier se retira dans la solitude pour y demeurer en repos.