Monseigneur,
Je ne puis employer pour mes Fables de protection qui me soit plus glorieuse que la vôtre. Ce goût exquis, et ce jugement si solide que vous faites paraître dans toutes choses au-delà d’un âge où à peine les autres Princes sont-ils touchés de ce qui les environne avec le plus d’éclat ; tout cela, joint au devoir de vous obéir et à la passion de vous plaire, m’a obligé de vous présenter un Ouvrage dont l’Original a été l’admiration de tous les siècles, aussi bien que celle de tous les Sages2. Vous m’avez même ordonné de continuer ; et, si vous me permettez de le dire, il y a des sujets dont je vous suis redevable3 et où vous avez jeté des grâces qui ont été admirées de tout le monde. Nous n’avons plus besoin de consulter ni Apollon, ni les Muses, ni aucune des Divinités du Parnasse. Elles se rencontrent toutes dans les présents que vous a faits la Nature, et dans cette science de bien juger des Ouvrages de l’esprit, à quoi vous joignez déjà celle de connaître toutes les règles qui y conviennent4. Les Fables d’Ésope sont une ample matière pour ces talents. Elles embrassent toutes sortes d’événements et de caractères. Ces mensonges sont proprement une manière d’Histoire, où on ne flatte personne. Ce ne sont pas choses de peu d’importance que ces sujets. Les Animaux sont les précepteurs des Hommes dans mon Ouvrage. Je ne m’étendrai pas davantage là-dessus ; vous voyez mieux que moi le profit qu’on en peut tirer. Si vous vous connaissez maintenant en Orateurs et en Poètes, vous vous connaîtrez encore mieux quelque jour en bons Politiques et en bons Généraux d’Armée ; et vous vous tromperez aussi peu au choix des Personnes qu’au mérite des Actions. Je ne suis pas d’un âge à espérer d’en être témoin. Il faut que je me contente de travailler sous vos ordres. L’envie de vous plaire me tiendra lieu d’une imagination que les ans ont affaiblie. Quand vous souhaiterez quelque Fable, je la trouverai dans ce fonds-là. Je voudrais bien que vous y puissiez trouver des louanges dignes du Monarque qui fait maintenant le destin de tant de Peuples et de Nations, et qui rend toutes les parties du Monde attentives à ses Conquêtes, à ses Victoires, et à la Paix qui semble se rapprocher, et dont il impose les conditions avec toute la modération que peuvent souhaiter nos Ennemis5. Je me le figure comme un Conquérant qui veut mettre des bornes à sa Gloire et à sa Puissance, et de qui on pourrait dire, à meilleur titre qu’on ne l’a dit d’Alexandre, qu’il va tenir les États de l’Univers, en obligeant les Ministres de tant de Princes de s’assembler pour terminer une guerre qui ne peut être que ruineuse à leurs Maîtres. Ce sont des sujets au-dessus de nos paroles : je les laisse à de meilleures Plumes que la mienne ; et suis, avec un profond respect,
Monseigneur,
Votre très humble, très obéissant
et très fidèle serviteur,
DE LA FONTAINE.
Prince, l’unique objet du soin2 des Immortels,
Souffrez que mon encens parfume vos Autels.
Je vous offre un peu tard ces Présents de ma Muse ;
Les ans et les travaux me serviront d’excuse :
5Mon esprit diminue, au lieu qu’à chaque instant
On aperçoit le vôtre aller en augmentant.
Il ne va pas, il court, il semble avoir des ailes :
Le Héros3 dont il tient des qualités si belles
Dans le métier de Mars brûle d’en faire autant ;
10Il ne tient pas à lui que forçant la Victoire
Il ne marche à pas de géant
Dans la carrière de la Gloire.
Quelque Dieu le retient ; c’est notre Souverain,
Lui qu’un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin.
15Cette rapidité fut alors nécessaire :
Peut-être elle serait aujourd’hui téméraire.
Je m’en tais ; aussi bien les Ris et les Amours
Ne sont pas soupçonnés d’aimer les longs discours.
De ces sortes de Dieux votre Cour se compose.
20Ils ne vous quittent point. Ce n’est pas qu’après tout
D’autres Divinités n’y tiennent le haut bout4 ;
Le sens et la raison y règlent toute chose.
Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs,
Imprudents et peu circonspects5,
25S’abandonnèrent à des charmes6
Qui métamorphosaient en bêtes les humains.
Les Compagnons d’Ulysse, après dix ans d’alarmes,
Erraient au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils abordèrent un rivage
30Où la Fille du Dieu du jour,
Circé7, tenait alors sa Cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d’un funeste poison.
D’abord ils perdent la raison :
35Quelques moments après leur corps et leur visage
Prennent l’air et les traits d’animaux différents.
Les voilà devenus Ours, Lions, Éléphants ;
Les uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme :
40Il s’en vit des petits, exemplum ut Talpa8.
Le seul Ulysse en échappa.
Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse
La mine d’un Héros et le doux entretien,
45Il fit tant que l’Enchanteresse
Prit un autre poison9 peu différent du sien.
Une Déesse dit tout ce qu’elle a dans l’âme ;
Celle-ci déclara sa flamme.
Ulysse était trop fin pour ne pas profiter
50D’une pareille conjoncture.
Il obtint qu’on rendrait à ces Grecs leur figure.
« Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?
Allez le proposer de ce pas à la troupe. »
Ulysse y court, et dit : « L’empoisonneuse coupe
55À son remède encore ; et je viens vous l’offrir :
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ?
On vous rend déjà la parole. »
Le Lion dit, pensant rugir :
« Je n’ai pas la tête si folle.
60Moi renoncer aux dons que je viens d’acquérir ?
J’ai griffe et dent, et mets en pièces qui m’attaque :
Je suis Roi, deviendrai-je un Citadin d’Ithaque ?
Tu me rendras peut-être encor simple Soldat :
Je ne veux point changer d’état. »
65Ulysse du Lion court à l’Ours : « Eh, mon frère,
Comme te voilà fait ! Je t’ai vu si joli.
— Ah vraiment nous y voici,
Reprit l’Ours à sa manière ;
Comme me voilà fait ! Comme doit être un Ours.
70Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte aux yeux d’une Ourse mes amours.
Te déplais-je ? va-t’en, suis ta route et me laisse :
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
75Et te dis tout net et tout plat,
Je ne veux point changer d’état. »
Le Prince grec au Loup va proposer l’affaire ;
Il lui dit, au hasard10 d’un semblable refus :
« Camarade, je suis confus
80Qu’une jeune et belle Bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t’ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t’eût vu sauver sa bergerie :
Tu menais une honnête vie.
85Quitte ces bois, et redevien11
Au lieu de Loup, Homme de bien.
— En est-il, dit le Loup ? Pour moi, je n’en vois guère.
Tu t’en viens me traiter de bête carnassière :
Toi qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas sans moi
90Mangé ces animaux que plaint12 tout le Village ?
Si j’étais Homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous ;
Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des Loups ?
95Tout bien considéré, je te soutiens en somme,
Que scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un Loup qu’un Homme :
Je ne veux point changer d’état. »
Ulysse fit à tous une même semonce13 ;
100Chacun d’eux fit même réponse ;
Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C’était leurs délices suprêmes ;
Tous renonçaient au los14 des belles actions.
105Ils croyaient s’affranchir suivant leurs passions ;
Ils étaient esclaves d’eux-mêmes.
Prince, j’aurais voulu vous choisir un sujet
Où je pusse mêler le plaisant à l’utile :
C’était sans doute un beau projet,
110Si ce choix eût été facile.
Les Compagnons d’Ulysse enfin se sont offerts.
Ils ont force pareils en ce bas Univers ;
Gens à qui j’impose pour peine
Votre censure et votre haine.
115[Vous raisonnez sur tout : les Ris et les Amours
Tiennent souvent chez vous de solides discours :
Je leur veux proposer bientôt une matière
Noble, d’un très grand art, convenable aux héros ;
C’est la louange ; ses propos
120Sont faits pour occuper votre âme tout entière.15]
L’histoire de la métamorphose des compagnons d’Ulysse en pourceaux par la magicienne Circé vient de l’Odyssée d’Homère (Livre X, v. 135-399). Mais c’est dans Plutarque : « Que les bêtes usent de raison » (Œuvres morales) que Gryllus, transformé en porc, affirme préférer son état actuel à sa condition humaine. Et c’est à Jean-Baptiste Gelli, auteur d’une Circé (1549), que La Fontaine emprunte l’idée de la confrontation d’Ulysse à ses compagnons métamorphosés en animaux et qui refusent leur retour à leur condition première.
Un Chat contemporain d’un fort jeune Moineau
Fut logé près de lui dès l’âge du berceau.
La Cage et le Panier avaient mêmes Pénates1.
Le Chat était souvent agacé par l’Oiseau :
5L’un s’escrimait du bec, l’autre jouait des pattes.
Ce dernier toutefois épargnait son ami.
Ne le corrigeant qu’à demi
Il se fût fait un grand scrupule
D’armer de pointes sa férule2.
10Le Passereau moins circonspec3,
Lui donnait force coups de bec ;
En sage et discrète4 personne,
Maître Chat excusait ces jeux.
Entre amis, il ne faut jamais qu’on s’abandonne
15Aux traits d’un courroux sérieux.
Comme ils se connaissaient tous deux dès leur bas âge,
Une longue habitude en paix les maintenait ;
Jamais en vrai combat le jeu ne se tournait.
Quand un Moineau du voisinage
20S’en vint les visiter, et se fit compagnon
Du pétulant Pierrot, et du sage Raton.
Entre les deux Oiseaux il arriva querelle.
Et Raton de prendre parti.
« Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle
25D’insulter ainsi notre ami ;
Le Moineau du voisin viendra manger5 le nôtre ?
Non, de par tous les Chats. » Entrant lors au combat
Il croque l’étranger : « Vraiment, dit maître Chat,
Les Moineaux ont un goût exquis et délicat. »
30Cette réflexion fit aussi croquer l’autre.
Quelle Morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans cela toute Fable est un œuvre6 imparfait.
J’en crois voir quelques traits ; mais leur ombre m’abuse,
Prince, vous les aurez incontinent trouvés :
35Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma Muse ;
Elle et ses Sœurs n’ont pas l’esprit que vous avez.
Il n’y a aucune source qui soit connue à ce jour. On a parfois évoqué la trente-quatrième des Fables morales et nouvelles d’Antoine Furetière : « Du Chien et du Chat » comme source d’inspiration possible, mais son argument nous a paru trop éloigné du Chat et des deux Moineaux pour mériter d’être reproduite ici.
Un Homme accumulait. On sait que cette erreur
Va souvent jusqu’à la fureur.
Celui-ci ne songeait que Ducats et Pistoles.
Quand ces biens sont oisifs2, je tiens qu’ils sont frivoles.
5Pour sûreté de son Trésor
Notre Avare habitait un lieu dont Amphitrite
Défendait aux voleurs de toutes parts l’abord3.
Là d’une volupté, selon moi fort petite,
Et selon lui fort grande, il entassait toujours.
10Il passait les nuits et les jours
À compter, calculer, supputer sans relâche ;
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche,
Car il trouvait toujours du mécompte à son fait4.
Un gros Singe plus sage, à mon sens, que son maître,
15Jetait quelque Doublon5 toujours par la fenêtre,
Et rendait le compte imparfait.
La chambre bien cadenassée
Permettait de laisser l’argent sur le comptoir.
Un beau jour dom Bertrand6 se mit dans la pensée
20D’en faire un sacrifice au liquide manoir7.
Quant à moi, lorsque je compare
Les plaisirs de ce Singe à ceux de cet Avare,
Je ne sais bonnement auxquels donner le prix.
Dom Bertrand gagnerait près de certains esprits ;
25Les raisons en seraient trop longues à déduire.
Un jour donc l’animal, qui ne songeait qu’à nuire,
Détachait du monceau, tantôt quelque Doublon,
Un Jacobus, un Ducaton ;
Et puis quelque Noble à la rose8
30Éprouvait son adresse et sa force à jeter
Ces morceaux de métal qui se font souhaiter
Par les humains sur toute chose.
S’il n’avait entendu son Compteur9 à la fin
Mettre la clef dans la serrure,
35Les Ducats auraient tous pris le même chemin,
Et couru la même aventure.
Il les aurait fait tous voler jusqu’au dernier,
Dans le gouffre enrichi par maint et maint naufrage.
Dieu veuille préserver maint et maint Financier
40Qui n’en fait pas meilleur usage.
La fable récitée par ma sœur bien-aimée me fait souvenir de ce qui advint à un marchand genevois, lequel, vendant du vin mêlé d’eau, perdit l’argent de sa marchandise, et mourut quasi de déplaisir.
À Gênes, ville renommée et fort marchande, demeurait un nommé Bernard, de la famille des Fulgoses, homme avide et fort adonné à l’usure. Celui-ci, ayant fait grand amas des vins qui croissent au mont Falisque, et qui sont des meilleurs de tout le pays, décida d’en charger un plein navire et de le mener en Flandres, dans l’espoir d’en retirer un profit tel qu’il doublerait son gain. Ayant donc quitté le port de Gênes, un jour de bon vent, il navigua si heureusement que peu de jours après il arriva à quelques milles du lieu auquel il voulait aller ; là, jetant les ancres, il arrêta son vaisseau, et, descendu à terre, fit provision d’eau douce, avec laquelle il fit si miraculeusement multiplier son vin que d’un tonneau il en fit deux. Puis, levant les ancres, il cingla tant et si bien qu’en peu de temps il accosta en Flandres, où, parce qu’il y avait grande disette de vin, en moins de rien, il put débiter le sien comme il voulait : encore bien heureux ceux qui pouvaient en acheter. Cette vente lui donna deux sacs de beaux écus au soleil, qui le remplissaient de joie : il n’était jamais content s’il ne voyait ses écus pour le moins une fois le jour à découvert.
Or, un jour, comme il retournait en son pays, et qu’il se voyait éloigné de la terre flamande et en pleine mer, il lui prit envie de revoir et compter ses écus. Donc, ayant tiré les sacs d’où ils étaient cachés, il renversa les écus sur la table, et, se mirant à la lueur de leur lustre, il se mit à les manier, à les compter et à les recompter plus de cent fois. Enfin, las de remuer les doigts, il les remit en leurs sacs, qu’il lia fort étroitement, puis sortit prendre l’air.
Il advint qu’un gros singe enchaîné en ce vaisseau, ayant pris garde à tout ce qu’avait fait ce marchand, trouva moyen de se délier. Voyant que Bernard était absent, il sauta sur la table où étaient les sacs d’écus, et, s’en étant saisi grimpa sur l’arbre du navire, où à belles dents il dénoua le sac, en tira les écus, qu’il se mit à manier comme s’il les eût voulu compter, imitant en toutes ses façons les gestes du marchand. Celui-ci ne sachant que faire, mourait de déplaisir, regardant d’un œil piteux la grâce et la bonne mine qu’arborait ce nouveau financier en maniant ses deniers. Bernard cependant n’osait poursuivre ou faire poursuivre le singe, de peur de l’irriter et qu’il ne jetât le tout dans la mer. Il jugea donc plus prudent de laisser passer la fantaisie de l’animal quinteux et de se soumettre à sa discrétion. Le singe, après avoir longtemps tourné, viré, brouillé et manié cet argent, le remit dedans les sacs, qu’il lia bien fort ; puis, saisissant l’un, le jeta dans la mer, et laissa choir l’autre sur le vaisseau, comme s’il voulait signifier que ce qu’il avait précipité dans la mer appartenait à l’eau, car provenant de l’eau mise dans le vin, et que ce qu’il avait rendu au marchand était le prix de son vin pur. Ainsi l’eau eut le prix de l’eau, et le marchand celui du vin. Bernard, voyant ces choses advenues de par la volonté divine, s’apaisa pensant que toutes choses mal acquises ne durent pas, et, que s’il advient que le maître et possesseur en jouisse, les héritiers, eux, n’en auront plus le plaisir.
Dès que les Chèvres ont brouté,
Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune ; elles vont en voyage
Vers les endroits du pâturage
5Les moins fréquentés des humains.
Là s’il est quelque lieu sans route et sans chemins,
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C’est où ces Dames vont promener leurs caprices ;
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.
10Deux Chèvres donc s’émancipant,
Toutes deux ayant patte blanche2,
Quittèrent les bas prés, chacune de sa part.
L’une vers l’autre allait pour quelque bon hasard.
Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche ;
15Deux Belettes à peine auraient passé de front
Sur ce pont :
D’ailleurs, l’onde rapide et le ruisseau profond
Devaient faire trembler de peur ces Amazones.
Malgré tant de dangers, l’une de ces personnes
20Pose un pied sur la planche, et l’autre en fait autant.
Je m’imagine voir avec Louis le Grand,
Philippe Quatre qui s’avance
Dans l’île de la Conférence3.
Ainsi s’avançaient pas à pas,
25Nez à nez nos Aventurières,
Qui toutes deux étant fort fières,
Vers le milieu du pont ne se voulurent pas
L’une à l’autre céder. Elles avaient la gloire
De compter dans leur race (à ce que dit l’Histoire)
30L’une certaine Chèvre au mérite sans pair
Dont Polyphème fit présent à Galatée ;
Et l’autre la chèvre Amalthée,
Par qui fut nourri Jupiter4.
Faute de reculer leur chute fut commune ;
35Toutes deux tombèrent dans l’eau.
Cet accident n’est pas nouveau
Dans le chemin de la Fortune.
On peut citer pour source un paragraphe de l’Histoire naturelle (VIII, LXXVI) de
PLINE L’ANCIEN :
Voici un trait d’intelligence de ces animaux dont Mucianus dit avoir été témoin. Deux chèvres venant en sens contraire se rencontrèrent sur un pont très étroit ; le peu de largeur de la passerelle ne leur permettait pas de faire demi-tour, et la marche en arrière était rendue impossible en raison de la longueur du chemin à parcourir, sans voir, sur une piste étroite, avec, au-dessous, la menace d’un torrent aux ondes rapides. Alors une des deux chèvres se coucha, et l’autre passa en l’enjambant.
N.B. : Mais le ton de la fable inclinerait à croire que La Fontaine se serait surtout inspiré d’une historiette authentique : une dispute qui opposa la duchesse de Brissac à la marquise de Beringhem dans une rue fort étroite où leurs carrosses ne pouvaient passer. Saint-Simon, qui évoquera plus tard cette « ridicule dispute », dit qu’elles demeurèrent ainsi cinq heures, « chacune revendiquant la préséance ».
qui avait demandé à M. de La Fontaine une Fable qui fût nommée Le Chat et la Souris.
Pour plaire au jeune Prince à qui la Renommée
Destine un Temple en mes Écrits,
Comment composerai-je une Fable nommée
Le Chat et la Souris ?
5Dois-je représenter dans ces Vers une Belle,
Qui douce en apparence, et toutefois cruelle,
Va se jouant des cœurs que ses charmes ont pris,
Comme le Chat de la Souris ?
Prendrai-je pour sujet les jeux de la Fortune ?
10Rien ne lui convient mieux, et c’est chose commune
Que de lui voir traiter ceux qu’on croit ses amis,
Comme le Chat fait la Souris ?
Introduirai-je un Roi1 qu’entre ses favoris
Elle respecte seul ; Roi qui fixe sa roue2 ;
15Qui n’est point empêché3 d’un monde d’Ennemis,
Et qui des plus puissants quand il lui plaît se joue
Comme le Chat de la Souris ?
Mais insensiblement, dans le tour que j’ai pris,
Mon dessein se rencontre4 ; et si je ne m’abuse
20Je pourrais tout gâter par de plus longs récits.
Le jeune Prince alors se jouerait de ma Muse,
Comme le Chat de la Souris.
Une jeune Souris de peu d’expérience
Crut fléchir un vieux Chat implorant sa clémence,
Et payant de raisons le Raminagrobis1 :
« Laissez-moi vivre ; une Souris
5De ma taille et de ma dépense2
Est-elle à charge en ce logis ?
Affamerais-je, à votre avis,
L’Hôte et l’Hôtesse, et tout leur monde ?
D’un grain de blé je me nourris ;
10Une noix me rend toute ronde.
À présent je suis maigre ; attendez quelque temps ;
Réservez ce repas à messieurs vos Enfants. »
Ainsi parlait au Chat la Souris attrapée.
L’autre lui dit : « Tu t’es trompée.
15Est-ce à moi que l’on tient de semblables discours ?
Tu gagnerais autant de parler à des sourds.
Chat et vieux pardonner ? cela n’arrive guères.
Selon ces lois, descends là-bas3,
Meurs, et va-t’en, tout de ce pas,
20Haranguer les sœurs Filandières4.
Mes Enfants trouveront assez d’autres repas. »
Il tint parole ; et, pour ma Fable,
Voici le sens moral qui peut y convenir :
La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir.
25La vieillesse est impitoyable.
Il ne semble pas que La Fontaine ait tiré cette fable d’un apologue plus ancien. « Du Renard qui voulait tuer une poule qui couvait » d’Abstémius est parfois évoqué, mais la situation et les personnages sont différents. Ne peut-on pas imaginer que l’auteur du « Petit Poisson et le Pêcheur » (V, III), du « Loup et du Chien maigre » (IX, X) et du « Milan et le Rossignol » (IX, XVIII) ait tout simplement repris un thème qui lui était familier pour l’offrir en une fable nouvelle au jeune duc de Bourgogne ?
En pays pleins de Cerfs un Cerf tomba malade.
Incontinent maint Camarade
Accourt à son grabat le voir, le secourir,
Le consoler du moins ; multitude importune.
5Eh ! Messieurs, laissez-moi mourir.
Permettez qu’en forme commune
La parque m’expédie, et finissez vos pleurs.
Point du tout : les Consolateurs
De ce triste devoir tout au long s’acquittèrent :
10Quand il plut à Dieu s’en allèrent.
Ce ne fut pas sans boire un coup,
C’est-à-dire sans prendre un droit de pâturage.
Tout se mit à brouter les bois du voisinage.
La pitance du Cerf en déchut1 de beaucoup.
15Il ne trouva plus rien à frire2.
D’un mal il tomba dans un pire,
Et se vit réduit à la fin
À jeûner et mourir de faim.
Il en coûte à qui vous réclame,
20Médecins du corps et de l’âme.
Ô temps, ô mœurs ! J’ai beau crier,
Tout le monde se fait payer.
Une gazelle étant un jour tombée malade, ceux des animaux avec lesquels elle avait été liée d’amitié, vinrent ensemble la visiter et lui tenir compagnie. Ils mangèrent, pendant le temps de leur séjour, toutes les herbes et les fourrages qui étaient autour d’elle ; et quand elle fut relevée de sa maladie, elle chercha vainement de quoi manger elle-même : ne trouvant plus rien, elle mourut misérablement de faim.
Cette fable signifie que celui qui multiplie ses liaisons, s’expose aussi à multiplier ses chagrins et ses peines.
Un jeune Cerf, non de race profane,
Mais de la Biche, qu’autrefois
On dit que l’Aulide en ses bois
Nourrissait, consacrée à la chaste Diane ;
Ce Cerf blessé d’un trait, et gisant dans son Fort,
Mais gisant au lit de la mort,
Bramait d’un ton lugubre. Un Daim du voisinage,
Qui l’ouït en passant, vint pour le secourir ;
Le malade prêt à mourir
Par des accents coupés, et d’un triste langage,
Lui dit, qu’il voudrait bien, avant que de partir,
Prendre congé de tout son parentage.
Le Daim d’un pied léger part, et court avertir
Tout ce qu’en ses forêts la sauvage contrée
Nourrit de Biche, et de Cerf, et de Daim.
Le bruit d’un trépas si soudain
Vole de futaie en futaie.
Par troupeau la famille y vient le lendemain,
Chacun court au remède, et surtout au dictame :
Bref tous en ont un si grand soin,
Qu’en deux jours le choyant jusqu’au moindre besoin,
Dans une saine assiette ils remettent son âme.
Quand on est jeune on revient de bien loin.
Mais en moins de deux jours les plus vertes Campagnes,
Prés, Valons, et Montagnes
Manquent à ce grand Peuple, et n’offrent à sa faim
Non plus de vert, qu’on en voit sur ma main.
Cette famine générale
Fait que chez soi chacun détale,
Et le faible convalescent,
Ne trouve plus à mettre sous sa dent
Pas le moindre brin d’herbe, ou la moindre broutille ;
Si bien que retombant à quelques jours de là,
Et maudissant cent fois sa nombreuse famille,
De ce bas monde il s’en alla.
Une trop grande Alliance
Est nuisible quelquefois,
Et toujours son assistance
Cesse avec notre finance ;
Qu’en pensez-vous, Hollandois.
N. B. : L.-S. Desmay applique cette fable à la situation de la Hollande en guerre contre la France, et secourue à ses dépens par des alliés ruineux.
Le Buisson, le Canard et la Chauve-Souris,
Voyant tous trois qu’en leur pays
Ils faisaient petite fortune,
Vont trafiquer au loin, et font bourse commune.
5Ils avaient des Comptoirs, des Facteurs1, des Agents,
Non moins soigneux qu’intelligents,
Des Registres exacts de mise et de recette.
Tout allait bien ; quand leur emplette2,
En passant par certains endroits
10Remplis d’écueils, et fort étroits,
Et de trajet3 très difficile,
Alla tout emballée au fond des magasins
Qui du Tartare sont voisins.
Notre Trio poussa maint regret inutile,
15Ou plutôt il n’en poussa point.
Le plus petit Marchand est savant sur ce point ;
Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte.
Celle que par malheur nos gens avaient soufferte
Ne put se réparer : le cas fut découvert.
20Les voilà sans crédit, sans argent, sans ressource,
Prêts à porter le bonnet vert4.
Aucun ne leur ouvrit sa bourse,
Et le sort principal5, et les gros intérêts,
Et les Sergents6, et les procès,
25Et le créancier à la porte
Dès devant la pointe du jour,
N’occupaient le Trio qu’à chercher maint détour,
Pour contenter cette cohorte.
Le Buisson accrochait les passants à tous coups :
30« Messieurs, leur disait-il, de grâce, apprenez-nous
En quel lieu sont les marchandises
Que certains gouffres nous ont prises. »
Le plongeon7 sous les eaux s’en allait les chercher.
L’Oiseau Chauve-Souris n’osait plus approcher
35Pendant le jour nulle demeure ;
Suivi de Sergents à toute heure,
En des trous il s’allait cacher.
Je connais maint detteur qui n’est ni Souris-Chauve,
Ni Buisson, ni Canard, ni dans tel cas tombé,
40Mais simple grand Seigneur, qui tous les jours se sauve
Par un escalier dérobé.
La chauve-souris, la ronce et la mouette s’associèrent ensemble dans l’intention de s’adonner au commerce. En conséquence la chauve-souris emprunta de l’argent pour le mettre dans la communauté ; la ronce prit avec elle de l’étoffe, et la troisième associée, la mouette, acheta du cuivre ; puis elles appareillèrent. Mais une violente tempête étant survenue, le vaisseau chavira, et toute la cargaison fut perdue ; elles ne sauvèrent que leurs personnes. Aussi depuis ce temps, la mouette est toujours aux aguets sur les rivages, pour voir si la mer ne rejettera pas son cuivre quelque part ; la chauve-souris, craignant ses créanciers, ne se montre pas de jour et ne sort pour pâturer que la nuit ; enfin la ronce accroche les habits des passants, cherchant à reconnaître son étoffe.
Cette fable montre que nous revenons toujours aux choses où nous avons intérêt.
La Discorde a toujours régné dans l’Univers ;
Notre monde en fournit mille exemples divers.
Chez nous cette Déesse a plus d’un Tributaire.
Commençons par les Éléments1 :
5Vous serez étonnés de voir qu’à tous moments
Ils seront appointés contraire2.
Outre ces quatre potentats,
Combien d’êtres de tous états
Se font une guerre éternelle ?
10Autrefois un logis plein de Chiens et de Chats,
Par cent Arrêts rendus en forme solennelle,
Vit terminer tous leurs débats.
Le Maître ayant réglé leurs emplois, leurs repas,
Et menacé du fouet quiconque aurait querelle,
15Ces animaux vivaient entre eux comme cousins ;
Cette union si douce, et presque fraternelle,
Édifiait tous les voisins.
Enfin elle cessa. Quelque plat de potage,
Quelque os par préférence à quelqu’un d’eux donné,
20Fit que l’autre parti s’en vint tout forcené
Représenter3 un tel outrage.
J’ai vu des chroniqueurs attribuer le cas
Aux passe-droits qu’avait une chienne en gésine ;
Quoi qu’il en soit, cet altercas4
25Mit en combustion la salle5 et la cuisine ;
Chacun se déclara pour son Chat, pour son Chien.
On fit un Règlement dont les Chats se plaignirent,
Et tout le quartier étourdirent.
Leur Avocat disait qu’il fallait bel et bien
30Recourir aux Arrêts. En vain ils les cherchèrent.
Dans un coin où d’abord leurs Agents les cachèrent,
Les Souris enfin les mangèrent.
Autre procès nouveau : le peuple souriquois
En pâtit. Maint vieux Chat, fin, subtil, et narquois6,
35Et d’ailleurs en voulant à toute cette race,
Les guetta, les prit, fit main basse7.
Le Maître du logis ne s’en trouva que mieux.
J’en reviens à mon dire. On ne voit sous les Cieux
Nul animal, nul être, aucune Créature,
40Qui n’ait son opposé ; c’est la loi de Nature.
D’en chercher la raison, ce sont soins8 superflus.
Dieu fit bien ce qu’il fit, et je n’en sais pas plus.
Ce que je sais, c’est qu’aux grosses paroles
On en vient sur un rien plus des trois quarts du temps.
45Humains, il vous faudrait encore à soixante ans
Renvoyer chez les Barbacoles9.
Les chiens, voyant que leurs maîtres voulaient
Les chasser dehors, vinrent à leur promettre
De les servir bien mieux que d’ordinaire.
Et pour ce faire, ils en passèrent lettre
Laquelle aux chats fut confiée, afin d’être
Par eux gardée en lieu sûr et à l’écart.
Mais sur des ais sont venus la mettre
Où les souris en firent mille parts.
Or, peu après, il advint que les chiens
Purent aux chats leurs lettres demander
Ne voulant plus être obligés à rien,
Sur quoi les chats vinrent à leur mander
Que les souris, au lieu de manger
Autre chose, s’étaient occupées
À les ronger, manger et grignoter
Si bien que toutes elles avaient dévorées.
Aussitôt que les chiens entendirent
Ces propos, dès lors guerre mortelle
Contre les chats mener ils prétendirent
De même les chats, pour cause et raison telle
Contre souris menèrent la guerre, laquelle
On voit encor jusqu’à ce jour durer
En vérité si âpre, importune et cruelle
Qu’à chaque coup leur font mort endurer.
La moralité.
Par la fable on doit retenir
Que quand plusieurs haine ou rancune
Se déclarent chacun et chacune
Sont vus à jamais la tenir.
D’où vient que personne en la vie
N’est satisfait de son état ?
Tel voudrait bien être Soldat
À qui le Soldat porte envie.
5Certain Renard voulut, dit-on,
Se faire Loup. Hé qui peut dire
Que pour le métier de Mouton
Jamais aucun Loup ne soupire ?
Ce qui m’étonne est qu’à huit ans
10Un Prince en Fable ait mis la chose,
Pendant que sous mes cheveux blancs
Je fabrique à force de temps
Des Vers moins sensés que sa Prose.
Les traits dans sa Fable semés
15Ne sont en l’Ouvrage du Poète
Ni tous, ni si bien exprimés.
Sa louange2 en est plus complète.
De la chanter sur la Musette
C’est mon talent ; mais je m’attends
20Que mon Héros, dans peu de temps
Me fera prendre la trompette.
Je ne suis pas un grand Prophète,
Cependant je lis dans les Cieux
Que bientôt ses faits glorieux
25Demanderont plusieurs Homères ;
Et ce temps-ci n’en produit guères.
Laissant à part tous ces mystères,
Essayons de conter la Fable avec succès.
Le Renard dit au Loup : « Notre cher, pour tous mets
30J’ai souvent un vieux Coq, ou de maigres Poulets ;
C’est une viande qui me lasse.
Tu fais meilleure chère avec moins de hasard.
J’approche des maisons, tu te tiens à l’écart.
Apprends-moi ton métier, Camarade, de grâce :
35Rends-moi le premier de ma race
Qui fournisse3 son croc de quelque Mouton gras,
Tu ne me mettras point au nombre des ingrats.
— Je le veux, dit le Loup : il m’est mort un mien frère ;
Allons prendre sa peau, tu t’en revêtiras. »
40Il vint, et le Loup dit : « Voici comme il faut faire,
Si tu veux écarter les Mâtins4 du troupeau. »
Le Renard, ayant mis la peau
Répétait les leçons que lui donnait son maître.
D’abord il s’y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
45Puis enfin il n’y manqua rien.
À peine il fut instruit autant qu’il pouvait l’être,
Qu’un Troupeau s’approcha. Le nouveau Loup y court,
Et répand la terreur dans les lieux d’alentour.
Tel vêtu des armes d’Achille
50Patrocle5 mit l’alarme au Camp et dans la Ville.
Mères, Brus et Vieillards au Temple couraient tous.
L’ost6 au Peuple bêlant crut voir cinquante Loups.
Chien, Berger et Troupeau, tout fuit vers le Village,
Et laisse seulement une Brebis pour gage.
55Le larron s’en saisit. À quelque pas de là,
Il entendit chanter un Coq du voisinage.
Le Disciple aussitôt droit au Coq s’en alla,
Jetant bas sa robe de classe,
Oubliant les Brebis, les leçons, le Régent7,
60Et courant d’un pas diligent.
Que sert-il qu’on se contrefasse ?
Prétendre ainsi changer est une illusion :
L’on reprend sa première trace
À la première occasion.
65De votre esprit, que nul autre n’égale,
Prince, ma Muse tient tout entier ce projet.
Vous m’avez donné le sujet,
Le dialogue, et la morale.
La Fontaine, à la fin de la fable, se reconnaît redevable de son sujet au duc de Bourgogne, à qui Fénelon l’a sans doute donné comme thème d’une rédaction latine dont nous ne possédons que le début (JPC).
Les Sages quelquefois, ainsi que l’Écrevisse,
Marchent à reculons, tournent le dos au port.
C’est l’art des Matelots : c’est aussi l’artifice
De ceux qui, pour couvrir quelque puissant effort,
5Envisagent un point directement contraire,
Et font vers ce lieu-là courir leur adversaire.
Mon sujet est petit, cet accessoire est grand1.
Je pourrais l’appliquer à certain Conquérant2
Qui tout seul déconcerte une Ligue à cent têtes3.
10Ce qu’il n’entreprend pas, et ce qu’il entreprend,
N’est d’abord qu’un secret, puis devient des conquêtes.
En vain l’on a les yeux sur ce qu’il veut cacher,
Ce sont arrêts du sort qu’on ne peut empêcher,
Le torrent à la fin devient insurmontable.
15Cent Dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.
LOUIS et le destin me semblent de concert
Entraîner l’Univers. Venons à notre Fable.
Mère Écrevisse un jour à sa Fille disait :
« Comme tu vas, bon Dieu ! ne peux-tu marcher droit ?
20— Et comme vous allez vous-même ! dit la Fille.
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille ?
Veut-on que j’aille droit quand on y va tortu4 ? »
Elle avait raison ; la vertu
De tout exemple domestique
25Est universelle, et s’applique
En bien, en mal, en tout ; fait des sages, des sots :
Beaucoup plus de ceux-ci. Quant à tourner le dos
À son but, j’y reviens, la méthode en est bonne,
Surtout au métier de Bellone5 :
30Mais il faut le faire à propos.
« Ne marche pas de travers, disait une écrevisse à sa fille, et ne frotte pas tes flancs contre le roc humide. — Mère, répliqua-t-elle, toi qui veux m’instruire, marche droit ; je te regarderai et t’imiterai. »
Quand on reprend les autres, il convient qu’on vive et marche droit, avant d’en faire leçon.
L’Aigle, Reine des airs, avec Margot la Pie,
Différentes d’humeur, de langage, et d’esprit
Et d’habit,
Traversaient un bout de prairie.
5Le hasard les assemble en un coin détourné.
L’Agasse1 eut peur ; mais l’Aigle, ayant fort bien dîné,
La rassure, et lui dit : « Allons de compagnie.
Si le Maître des Dieux assez souvent s’ennuie,
Lui qui gouverne l’Univers,
10J’en puis bien faire autant, moins qu’on sait qui le sers.
Entretenez-moi donc, et sans cérémonie. »
Caquet bon-bec alors de jaser au plus dru,
Sur ceci, sur cela, sur tout. L’homme d’Horace2,
Disant le bien, le mal, à travers champs3, n’eût su
15Ce qu’en fait de babil y savait notre Agasse.
Elle offre d’avertir de tout ce qui se passe,
Sautant, allant de place en place,
Bon espion, Dieu sait. Son offre ayant déplu,
L’Aigle lui dit tout en colère :
20« Ne quittez point votre séjour,
Caquet bon-bec, ma mie : adieu, je n’ai que faire
D’une babillarde à ma Cour ;
C’est un fort méchant caractère. »
Margot ne demandait pas mieux.
25Ce n’est pas ce qu’on croit, que d’entrer chez les Dieux ;
Cet honneur a souvent de mortelles angoisses.
Rediseurs4, Espions, gens à l’air gracieux,
Au cœur tout différent, s’y rendent odieux ;
Quoique ainsi que la Pie il faille dans ces lieux
30Porter habit de deux paroisses5.
Une pie demandait un jour à un aigle, dans un flot de paroles, s’il la recevrait parmi ses parents et ses serviteurs, tant elle l’admirait pour sa beauté et pour les exploits qu’il accomplissait.
L’aigle lui répondit : « Je le ferais si je ne redoutais que tu fasses fuir par tes bavardages tous ceux qui vivent sous mon toit. »
La morale de cette fable, c’est qu’il ne faut avoir en sa demeure ni bavards ni radoteurs.
Comme les Dieux sont bons, ils veulent que les Rois
Le soient aussi : c’est l’indulgence
Qui fait le plus beau de leurs droits,
Non les douceurs de la vengeance :
5Prince c’est votre avis. On sait que le courroux
S’éteint en votre cœur sitôt qu’on l’y voit naître.
Achille qui du sien ne put se rendre maître
Fut par là moins Héros que vous.
Ce titre n’appartient qu’à ceux d’entre les hommes
10Qui comme en l’âge d’or font cent biens ici-bas.
Peu de Grands sont nés tels en cet âge où nous sommes.
L’Univers leur sait gré du mal qu’ils ne font pas.
Loin que vous suiviez ces exemples,
Mille actes généreux vous promettent des Temples.
15Apollon Citoyen de ces augustes lieux
Prétend y célébrer votre nom sur sa Lyre.
Je sais qu’on vous attend dans le Palais des Dieux :
Un siècle de séjour doit ici1 vous suffire.
Hymen veut séjourner tout un siècle chez vous.
20Puissent ses plaisirs les plus doux
Vous composer des destinées
Par ce temps2 à peine bornées !
Et la Princesse et vous n’en méritez pas moins ;
J’en prends ses charmes pour témoins :
25Pour témoins j’en prends les merveilles
Par qui le Ciel pour vous prodigue en ses présents,
De qualités qui n’ont qu’en vous seuls leurs pareilles,
Voulut orner vos jeunes ans.
Bourbon3 de son esprit ces grâces assaisonne.
30Le Ciel joignit, en sa personne,
Ce qui sait se faire estimer
À ce qui sait se faire aimer.
Il ne m’appartient pas d’étaler4 votre joie.
Je me tais donc, et vais rimer
35Ce que fit un Oiseau de proie.
[Je change un peu la chose. Un peu ? J’y change tout ;
La critique en cela me va pousser à bout,
Car c’est une étrange femelle.
Rien ne nous sert d’entrer en raison avec elle.
Elle va m’alléguer que tout fait est sacré.
Je n’en disconviens pas, et me sais pourtant gré
D’altérer celui-ci, c’est à cette licence
Que je dois l’acte de clémence,
Par qui je donne aux rois des leçons de bonté.
Tous ne ressemblent pas au nôtre,
Le monde est un marchand mêlé,
L’on y voit de l’un et de l’autre.
Ici-bas le beau ni le bon
Ne sont estimés tels, que par comparaison.
Louis seul est incomparable.
Je ne lui donne point un éloge affecté ;
L’on sait que j’ai toujours entremêlé la fable
De quelque trait de vérité.
Revenons à l’oiseau, le fait est mémorable.5]
Un Milan, de son nid antique possesseur,
Étant pris vif par un Chasseur,
D’en faire au Prince un don cet homme se propose.
La rareté du fait donnait prix à la chose.
40L’Oiseau, par le Chasseur humblement présenté,
Si ce conte n’est apocryphe,
Va tout droit imprimer sa griffe
Sur le nez de sa Majesté.
— Quoi ! sur le nez du Roi ? — Du Roi même en personne.
45— Il n’avait donc alors ni Sceptre ni Couronne ?
— Quand il en aurait eu, ç’aurait été tout un.
Le nez royal fut pris comme un nez du commun.
Dire des Courtisans les clameurs et la peine
Serait se consumer en efforts impuissants.
50Le Roi n’éclata point ; les cris sont indécents
À la Majesté Souveraine.
L’Oiseau garda son poste. On ne put seulement
Hâter son départ d’un moment.
Son Maître le rappelle, et crie, et se tourmente6,
55Lui présente le leurre7, et le poing ; mais en vain.
On crut que jusqu’au lendemain
Le maudit animal à la serre insolente
Nicherait là malgré le bruit,
Et sur le nez sacré voudrait passer la nuit.
60Tâcher de l’en tirer irritait son caprice.
Il quitte enfin le Roi, qui dit : « Laissez aller
Ce Milan, et celui qui m’a cru régaler8.
Ils se sont acquittés tous deux de leur office,
L’un en Milan, et l’autre en Citoyen des bois.
65Pour moi, qui sais comment doivent agir les Rois,
Je les affranchis du supplice. »
Et la Cour d’admirer. Les Courtisans ravis
Élèvent9 de tels faits, par eux si mal suivis :
Bien peu, même des Rois, prendraient un tel modèle ;
70Et le Veneur l’échappa belle,
Coupable seulement, tant lui que l’animal,
D’ignorer le danger d’approcher trop du Maître.
Ils n’avaient appris à connaître
Que les hôtes des bois : était-ce un si grand mal ?
75Pilpay fait près du Gange arriver l’Aventure.
Là nulle humaine Créature
Ne touche aux Animaux pour leur sang épancher.
Le Roi même ferait scrupule d’y toucher.
« Savons-nous, disent-ils, si cet Oiseau de proie
80N’était point au siège de Troie ?
Peut-être y tint-il lieu d’un Prince ou d’un Héros
Des plus huppés et des plus hauts.
Ce qu’il fut autrefois il pourra l’être encore.
Nous croyons après Pythagore,
85Qu’avec les Animaux de forme nous changeons,
Tantôt Milans, tantôt Pigeons,
Tantôt Humains, puis Volatilles
Ayant dans les airs leurs familles. »
Comme l’on conte en deux façons
90L’accident du Chasseur, voici l’autre manière.
Un certain Fauconnier, ayant pris, ce dit-on,
À la Chasse un Milan (ce qui n’arrive guère),
En voulut au Roi faire un don,
Comme de chose singulière.
95Ce cas n’arrive pas quelquefois en cent ans.
C’est le Non plus ultra10 de la Fauconnerie.
Ce Chasseur perce donc un gros de Courtisans,
Plein de zèle, échauffé, s’il le fut de sa vie.
Par ce parangon des présents
100Il croyait sa fortune faite,
Quand l’Animal porte-sonnette,
Sauvage encore et tout grossier,
Avec ses ongles tout d’acier
Prend le nez du Chasseur, happe le pauvre sire :
105Lui de crier, chacun de rire,
Monarque et Courtisans. Qui n’eût ri ? Quant à moi,
Je n’en eusse quitté ma part pour un empire.
Qu’un Pape rie, en bonne foi,
Je ne l’ose assurer ; mais je tiendrais un Roi
110Bien malheureux s’il n’osait rire.
C’est le plaisir des Dieux. Malgré son noir sourci11,
Jupiter, et le Peuple Immortel rit aussi.
Il en fit des éclats12, à ce que dit l’Histoire,
Quand Vulcain clopinant lui vint donner à boire.
115Que le Peuple Immortel se montrât sage ou non,
J’ai changé mon sujet avec juste raison ;
Car, puisqu’il s’agit de morale,
Que nous eût du Chasseur l’aventure fatale
Enseigné de nouveau ? l’on a vu de tout temps
120Plus de sots Fauconniers que de Rois indulgents.
Bien que faisant référence au fabuliste indien Pilpay (v. 75), La Fontaine ne lui doit rien et cette fable semble bien être de sa propre invention.
Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil, et matois,
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce Parasite ailé
5Que nous avons mouche appelé.
Il accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que le sort à tel point le voulût affliger,
Et le fît aux Mouches manger.
« Quoi ! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
10De tous les Hôtes des Forêts !
Depuis quand les Renards sont-ils un si bon mets ?
Et que me sert ma queue ; est-ce un poids inutile ?
Va ! le Ciel te confonde, animal importun ;
Que ne vis-tu sur le commun1 ! »
15Un Hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du Peuple plein d’avidité.
« Je les vais de mes dards enfiler2 par centaines,
20Voisin Renard, dit-il, et terminer tes peines.
— Garde-t’en bien, dit l’autre ; ami, ne le fais pas :
Laisse-les, je te prie, achever leur repas.
Ces animaux sont soûls3 ; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
25Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont Courtisans, ceux-là sont Magistrats.
Aristote appliquait cet Apologue aux Hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
30Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns.
Un Renard tombé dans la fange,
Et des mouches presque mangé,
Trouvait Jupiter fort étrange
De souffrir qu’à ce point le sort l’eût outragé.
Un Hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importun essaim.
Le Renard aima mieux les garder, et fut sage.
« Vois-tu pas, dit-il, que la faim
Va rendre une autre troupe encor plus importune ?
Celle-ci déjà soûle aura moins d’âpreté. »
Trouver à cette fable une moralité
Me semble chose assez commune.
On peut sans grand effort d’esprit
En appliquer l’exemple aux hommes.
Que de mouches voit-on dans le siècle où nous sommes !
Cette fable est d’Ésope, Aristote le dit.
Ésope, parlant aux Samiens en faveur d’un démagogue poursuivi en justice pour un crime capital, leur conta la fable suivante : « Un renard traversant un fleuve avait été précipité dans un creux profond ; ne pouvant en sortir, il y souffrit longtemps et y fut assailli par un essaim de tiques. Un hérisson qui se promenait par là vit le renard, eut pitié de lui et lui demanda : — Veux-tu que je te débarrasse de tes tiques ? – L’autre refusa. Le hérisson demanda la raison de ce refus. — C’est que, répondit le renard, les tiques sont déjà gorgées de mon sang et ne m’en tirent presque plus ; tandis que, si tu les enlèves, d’autres viendront affamées qui boiront le peu de sang qui me reste. — De même, poursuivit Ésope, ô Samiens, cet homme désormais ne vous nuira plus, car il est riche ; mais, si vous le mettez à mort, d’autres viendront que leur pauvreté poussera à vous voler et à dissiper les deniers publics. »
Un Renard ayant traversé
Le long trajet d’une eau profonde et vive
Se trouva fort embarrassé
Dans le limon de l’autre rive,
Où jusqu’au ventre il s’était enfoncé ;
Un maudit escadron de Mouches
Par de fréquentes escarmouches
Le désolaient jusqu’à faire pitié,
Un Hérisson vint par bonne amitié
Lui faire offre de son service.
Vous tirer du bourbier, dit-il, où vous tenez,
Je ne vois pas que je le puisse ;
Mais pour ces Mouches-ci qui vous piquent le nez,
Je vous les chasserai si vous me l’ordonnez.
Non, non, dit le Renard, elles sont empiffrées,
Leur appétit est faible et languissant ;
D’autres viendraient, qui maigres, altérées
Me suceraient le reste de mon sang.
Changer la forme d’un Empire,
C’est d’un état fâcheux retomber dans un pire.
Trois Saints, également jaloux1 de leur salut,
Portés d’un même esprit, tendaient à même but.
Ils s’y prirent tous trois par des routes diverses.
Tous chemins vont à Rome : ainsi nos Concurrents2
5Crurent pouvoir choisir des sentiers différents.
L’un, touché des soucis, des longueurs, des traverses
Qu’en apanage3 on voit aux Procès attachés,
S’offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d’établir ici-bas sa fortune.
10Depuis qu’il est des Lois, l’Homme, pour ses péchés,
Se condamne à plaider la moitié de sa vie.
La moitié ? les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le conciliateur crut qu’il viendrait à bout
De guérir cette folle et détestable envie.
15Le second de nos Saints choisit les Hôpitaux.
Je le loue ; et le soin4 de soulager ces maux
Est une charité que je préfère aux autres.
Les Malades d’alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient de l’exercice5 au pauvre Hospitalier6 ;
20Chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse :
« Il a pour tels et tels un soin particulier ;
Ce sont ses amis ; il nous laisse. »
Ces plaintes n’étaient rien au prix7 de l’embarras
Où se trouva réduit l’Appointeur8 de débats :
25Aucun n’était content ; la Sentence arbitrale
À nul des deux ne convenait :
Jamais le Juge ne tenait
À leur gré la balance égale.
De semblables discours rebutaient l’Appointeur :
30Il court aux Hôpitaux, va voir leur Directeur.
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligés, et contraints de quitter ces emplois,
Vont confier leur peine au silence des bois.
Là sous d’âpres rochers, près d’une source pure,
35Lieu respecté des vents, ignoré du Soleil,
Ils trouvent l’autre Saint, lui demandent conseil.
« Il faut, dit leur ami, le prendre9 de soi-même.
Qui mieux que vous sait vos besoins ?
Apprendre à se connaître est le premier des soins
40Qu’impose à tous mortels la Majesté suprême.
Vous êtes-vous connus dans le monde habité ?
L’on ne le peut qu’aux lieux pleins de tranquillité :
Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez l’eau ; vous y voyez-vous ?
45Agitez celle-ci. — Comment nous verrions-nous ?
La vase est un épais nuage
Qu’aux effets du cristal10 nous venons d’opposer.
— Mes Frères, dit le Saint, laissez-la reposer ;
Vous verrez alors votre image.
50Pour vous mieux contempler demeurez au désert11. »
Ainsi parla le Solitaire.
Il fut cru, l’on suivit ce conseil salutaire.
Ce n’est pas qu’un emploi ne doive être souffert.
Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade,
55Il faut des Médecins, il faut des Avocats.
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas ;
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s’oublie12 en ces communs besoins.
Ô vous dont le Public13 emporte tous les soins,
60Magistrats, Princes et Ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,
65Quelque flatteur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces Ouvrages :
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir !
Je la présente aux Rois, je la propose aux Sages ;
Par où saurais-je mieux finir ?
LXIX. – Que le repos de la solitude rend les hommes capables de connaître leurs péchés.
Trois jeunes hommes qui étudiaient ensemble et étaient extrêmement amis s’étant rendus solidaires : l’un choisit de s’employer à réconcilier ceux qui auraient quelque différend, suivant cette parole de l’Évangile : Matth. 5. Bienheureux sont les pacifiques. L’autre résolut de s’occuper à visiter les malades ; et le dernier se retira dans la solitude pour y demeurer en repos.