Voici un second recueil de Fables que je présente au public ; j’ai jugé à propos de donner à la plupart de celles-ci un air, et un tour un peu différent de celui que j’ai donné aux premières ; tant à cause de la différence des sujets, que pour remplir de plus de variété mon ouvrage. Les traits familiers que j’ai semés avec assez d’abondance dans les deux autres parties1 convenaient bien mieux aux inventions d’Ésope, qu’à ces dernières, où j’en use plus sobrement, pour ne pas tomber en des répétitions : car le nombre de ces traits n’est pas infini. Il a donc fallu que j’aie cherché d’autres enrichissements, et étendu davantage les circonstances de ces récits, qui d’ailleurs me semblaient le demander de la sorte. Pour peu que le lecteur y prenne garde, il le reconnaîtra lui-même ; ainsi je ne tiens pas qu’il soit nécessaire d’en étaler ici les raisons : non plus que de dire où j’ai puisé ces derniers sujets. Seulement je dirai par reconnaissance que j’en dois la plus grande partie à Pilpay, sage indien. Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Ésope si ce n’est Ésope lui-même sous le nom du sage Lockman. Quelques autres m’ont fourni des sujets assez heureux. Enfin j’ai tâché de mettre en ces deux dernières parties toute la diversité dont j’étais capable. Il s’est glissé quelques fautes dans l’impression ; j’en ai fait faire un errata ; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu’elles sont marquées par chaque errata, aussi bien pour les deux premières parties, que pour les dernières.
L’Apologue est un don qui vient des immortels2 ;
Ou si c’est un présent des hommes,
Quiconque nous l’a fait mérite des Autels.
Nous devons tous tant que nous sommes
5Ériger en divinité
Le Sage3 par qui fut ce bel art inventé.
C’est proprement un charme : il rend l’âme attentive,
Ou plutôt il la tient captive,
Nous attachant à des récits
10Qui mènent à son gré les cœurs et les esprits.
Ô vous qui l’imitez4, Olympe, si ma Muse
A quelquefois pris place à la table des Dieux5,
Sur ses dons aujourd’hui daignez porter les yeux,
Favorisez les jeux où mon esprit s’amuse.
15Le temps qui détruit tout, respectant votre appui
Me laissera franchir les ans dans cet ouvrage :
Tout Auteur qui voudra vivre encore après lui6
Doit s’acquérir votre suffrage.
C’est de vous que mes vers attendent tout leur prix :
20Il n’est beauté dans nos écrits
Dont vous ne connaissiez jusques aux moindres traces ;
Eh qui connaît que vous7 les beautés et les grâces ?
Paroles et regards, tout est charme dans vous.
Ma Muse en un sujet si doux
25Voudrait s’étendre davantage ;
Mais il faut réserver à d’autres cet emploi,
Et d’un plus grand maître8 que moi
Votre louange est le partage.
Olympe, c’est assez qu’à mon dernier ouvrage
30Votre nom serve un jour de rempart et d’abri :
Protégez désormais le livre favori9
Par qui j’ose espérer une seconde vie :
Sous vos seuls auspices10 ces vers
Seront jugés malgré l’envie
35Dignes des yeux de l’Univers.
Je ne mérite pas une faveur si grande ;
La Fable en son nom la demande :
Vous savez quel crédit ce mensonge11 a sur nous ;
S’il procure à mes vers le bonheur de vous plaire,
40Je croirai lui devoir un temple pour salaire ;
Mais je ne veux bâtir des temples que pour vous.
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
5Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
À chercher le soutien d’une mourante vie ;
10Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient ;
Plus d’amour, partant plus de joie.
15Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
20Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons1 donc point, voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
25Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J’ai dévoré force moutons ;
Que m’avaient-ils fait ? nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
30Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
— Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
35Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d’honneur.
Et quant au Berger, l’on peut dire
40Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire. »
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
45Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins2,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Âne vint à son tour et dit : « J’ai souvenance
50Qu’en un pré de Moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »
55À ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
60Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier3 son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir.
N. B. : Le thème de la triple confession du Lion, absous par le Renard, du Loup, puis de l’Âne est des plus anciens. Souvent repris par les prédicateurs au Moyen Âge et à la Renaissance, on le rencontre notamment chez Jean Raulin, moine clunisien (1443-1514), auteur de sermons populaires qu’il assaisonnait volontiers d’historiettes dont plus d’une inspirera Rabelais. Le prêtre normand Guillaume Haudent († 1569) s’est également emparé du thème, mais en lui donnant un tour plus ironique. Il est à noter que l’idée de la peste semble bien être de l’invention de La Fontaine.
Le lion tint chapitre. Différents animaux vinrent se confesser à lui. Le loup commença. Il avoua qu’il avait dévoré force moutons ; mais il ajouta que c’était dans sa famille vieille coutume, que de temps immémorial les loups avaient mangé les brebis et qu’il ne se croyait pas si coupable. Le lion lui dit : « Puisque c’est l’habitude de vos ancêtres, un droit héréditaire, continuez ; seulement dites un Pater. » Le renard fit une confession semblable et il dit : « J’ai croqué beaucoup de poulets, dévasté beaucoup de basses-cours, mais de tout temps mes ancêtres l’ont fait avant moi, et je croque de race. — Soit ! dit le lion, continuez ; faites comme vos ancêtres et dites un Pater. » L’âne vint à son tour. Il se frappa la poitrine avec componction. Il avoue qu’il a commis trois péchés. Le premier, c’est d’avoir mangé du foin qui était tombé d’une charrette sur des ronces. « Grand péché que de manger le foin d’autrui ! Voyons, continuez ! » L’âne avoue alors qu’il a fienté dans le cloître des frères. Le lion se recrie plus vivement : « Souiller ainsi la terre sainte, c’est un péché mortel ! » Son troisième aveu, on ne peut le lui arracher qu’au milieu des pleurs et des sanglots. Il avoue enfin qu’il avait brait pendant que les frères chantaient dans le chœur, et qu’il avait fait de la mélodie avec eux. Le lion lui dit : « Oh ! c’est un grave péché de chanter pendant que les frères chantent, de les mettre en désaccord et de semer la zizanie dans l’église ! » Sur ce, il le condamna à être flagellé.
Il s’agit d’un âne, d’un renard et d’un loup qui se rencontrent par hasard allant à Rome, et le renard propose à ses compagnons de se confesser l’un à l’autre leurs iniquités. Le loup de Normandie s’accuse d’avoir dévoré une laie qui négligeait ses petits… et les petits, parce qu’ils n’avaient plus de mère pour s’occuper d’eux. Le renard, de son côté, a croqué bellement un méchant coq, qui déchirait tous les habitants de la basse-cour avec ses ergots ; et, par charité, il a fallu se résigner à abréger la vie des poules, languissantes et désolées d’être veuves. Les deux compères s’absolvent avec une indulgence réciproque. Mais ils condamnent un malheureux baudet, qui a mangé la paille des sabots de son maître ; et ils se chargent d’exécuter la sentence en déjeunant aux dépens du pauvre sire.
Que1 le bon soit toujours camarade du beau,
Dès demain je chercherai femme ;
Mais comme le divorce entre eux n’est pas nouveau,
Et que peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme,
5Assemblent l’un et l’autre point,
Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J’ai vu beaucoup d’hymens, aucuns d’eux ne me tentent :
Cependant des humains presque les quatre parts
S’exposent hardiment au plus grand des hasards ;
10Les quatre parts aussi des humains se repentent.
J’en vais alléguer un2 qui, s’étant repenti,
Ne put trouver d’autre parti,
Que de renvoyer son épouse
Querelleuse, avare, et jalouse.
15Rien ne la contentait, rien n’était comme il faut :
On se levait trop tard, on se couchait trop tôt,
Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose ;
Les valets enrageaient, l’époux était à bout ;
Monsieur ne songe à rien, Monsieur dépense tout,
20Monsieur court, Monsieur se repose.
Elle en dit tant, que Monsieur, à la fin,
Lassé d’entendre un tel lutin,
Vous la renvoie à la campagne
Chez ses parents. La voilà donc compagne
25De certaines Philis3 qui gardent des dindons
Avec les gardeurs de cochons.
Au bout de quelque temps qu’on la crut adoucie,
Le mari la reprend : « Eh bien ! qu’avez-vous fait ?
Comment passiez-vous votre vie ?
30L’innocence des champs est-elle votre fait4 ?
— Assez, dit-elle ; mais ma peine
Était de voir les gens plus paresseux qu’ici ;
Ils n’ont des troupeaux nul souci.
Je leur savais bien dire, et m’attirais la haine
35De tous ces gens si peu soigneux.
— Eh, Madame, reprit son époux tout à l’heure,
Si votre esprit est si hargneux
Que le monde qui ne demeure
Qu’un moment avec vous, et ne revient qu’au soir,
40Est déjà lassé de vous voir,
Que feront des valets qui toute la journée
Vous verront contre eux déchaînée ?
Et que pourra faire un époux
Que vous voulez qui soit jour et nuit avec vous ?
45Retournez au village : adieu. Si de ma vie
Je vous rappelle, et qu’il m’en prenne envie,
Puissé-je chez les morts avoir pour mes péchés,
Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés. »
Un homme avait une femme qui était rude à l’excès envers tous les gens de la maison. Il voulut savoir si elle avait la même humeur envers les domestiques de son père, et il l’envoya chez lui sous un prétexte spécieux. Quand, après quelques jours, elle fut de retour, il lui demanda comment les gens de sa maison l’avaient reçue. « Les bouviers, répondit-elle, et les bergers me regardaient de travers. — Eh bien ! femme, reprit-il, si tu étais mal vue de ceux qui sortent les troupeaux au point du jour et ne rentrent que le soir, que devait-ce être de ceux avec qui tu passais tout le jour ? »
C’est ainsi que souvent les petites choses font connaître les grandes, et les choses visibles, les choses cachées.
Les Levantins en leur légende
Disent qu’un certain Rat las des soins1 d’ici-bas,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas.
5La solitude était profonde,
S’étendant partout à la ronde.
Notre ermite nouveau subsistait là-dedans.
Il fit tant de pieds et de dents
Qu’en peu de jours il eut au fond de l’ermitage
10Le vivre et le couvert ; que faut-il davantage ?
Il devint gros et gras ; Dieu prodigue ses biens
À ceux qui font vœu d’être siens.
Un jour au dévot personnage
Des députés du peuple Rat
15S’en vinrent demander quelque aumône légère :
Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple Chat ;
Ratopolis était bloquée :
On les avait contraints de partir sans argent,
20Attendu l’état indigent
De la République attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
« Mes amis, dit le Solitaire,
25Les choses d’ici-bas ne me regardent plus :
En quoi peut un pauvre Reclus
Vous assister ? que peut-il faire,
Que de prier le Ciel qu’il vous aide en ceci ?
J’espère qu’il aura de vous quelque souci. »
30Ayant parlé de cette sorte,
Le nouveau Saint ferma sa porte.
Qui désigné-je, à votre avis,
Par cet Rat si peu secourable ?
Un Moine ? non, mais un Dervis2 :
35Je suppose qu’un Moine est toujours charitable.
Nous ne connaissons pas la source de cette fable qui semble bien être de l’invention de La Fontaine. Peut-être le fabuliste s’inspire-t-il quelque peu d’un épisode du Livre des Lumières de Pilpay (III, CCXII), dans lequel un rat choisit « un lieu retiré du bruit et du désordre du monde pour vivre dans la quiétude, en compagnie de quelques rats, qui avaient pris la même résolution ».
Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
5Ma commère la carpe y faisait mille tours
Avec le brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord, l’oiseau n’avait qu’à prendre ;
Mais il crut mieux faire d’attendre
10Qu’il eût un peu plus d’appétit.
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments l’appétit vint ; l’oiseau
S’approchant du bord vit sur l’eau
Des Tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
15Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux
Et montrait un goût dédaigneux
Comme le rat du bon Horace1.
« Moi, des Tanches ? dit-il, moi Héron que je fasse
Une si pauvre chère ? et pour qui me prend-on ? »
20La Tanche rebutée2 il trouva du goujon.
« Du goujon ! c’est bien là le dîner d’un Héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise ! »
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
25La faim le prit ; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un Limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles :
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
30Gardez-vous de rien dédaigner ;
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris ; ce n’est pas aux Hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte ;
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.
35Certaine fille un peu trop fière
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait, et beau, d’agréable manière,
Point froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci.
Cette fille voulait aussi
40Qu’il eût du bien, de la naissance,
De l’esprit, enfin tout ; mais qui peut tout avoir ?
Le destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d’importance.
La belle les trouva trop chétifs de moitié.
45« Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l’on radote, je pense.
À moi les proposer ! hélas ils font pitié.
Voyez un peu la belle espèce ! »
L’un n’avait en l’esprit nulle délicatesse ;
L’autre avait le nez fait de cette façon-là ;
50C’était ceci, c’était cela,
C’était tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis les médiocres3 gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
55Elle de se moquer. « Ah vraiment, je suis bonne
De leur ouvrir la porte : ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne.
Grâce à Dieu je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude. »
60La belle se sut gré de tous ces sentiments.
L’âge la fit déchoir ; adieu tous les amants4.
Un an se passe et deux avec inquiétude.
Le chagrin5 vient ensuite : elle sent chaque jour
Déloger6 quelques Ris, quelques jeux, puis l’amour ;
65Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis7 cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu’elle échappât au temps, cet insigne larron :
Les ruines d’une maison
Se peuvent réparer ; que n’est cet avantage
70Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari. »
Je ne sais quel désir le lui disait aussi ;
Le désir peut loger chez une précieuse.
75Celle-ci fit un choix qu’on n’aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru8.
Un oiseleur avait tendu ses filets aux oiseaux et répandu pour eux sur l’aire une pâture abondante. Cependant il ne prenait pas les oiseaux en train de picorer parce qu’ils lui semblaient trop peu nombreux. Ceux-ci une fois rassasiés s’envolèrent. D’autres vinrent en quête de nourriture. Cette fois encore il dédaigna de les prendre, à cause de leur petit nombre. Le même manège dura toute la journée : des oiseaux survenaient, d’autres s’éloignaient, et l’homme attendait toujours une proie plus considérable. Enfin le soir commença à tomber. Alors l’oiseleur, perdant l’espoir de faire une grande prise et songeant qu’il était l’heure de se reposer, ramassa ses filets. Il prit seulement un pinson qui, le malheureux ! s’était attardé sur l’aire. Cette fable montre que ceux qui veulent tout embrasser bien souvent ne prennent et à grand peine, que peu de chose.
Comment Polia récite en quelle manière sa nourrice, par divers exemples, l’admonesta d’éviter l’ire et les menaces des dieux et lui conseilla de s’en aller devers la prieuse du temple de Vénus pour être instruite de ce qu’elle aurait à faire. (Extrait.)
Écoutez donc, ma bien-aimée et arrêtez-vous à mon conseil. Ne veuillez vous opposer à plus fort que vous, ni fuir ce que ne pouvez éviter, car étant belle de corps, discrète d’entendement, de bonnes mœurs, sage et accomplie en toutes valeurs, voire (pour le dire en peu de paroles) sans pareille parmi les jeunes demoiselles de ce pays, tellement que vous semblez être le vrai chef-d’œuvre du parfait ouvrier qui a donné essence à toutes choses, d’autant qu’il vous a décorée de singulière et extrême beauté. Il est à présumer que la sainte déesse Vénus veut vous retirer en son temple et par de telles admonestations secrètes montrer que vous devez entrer à son service, même que la disposition divine, laquelle a soin et cure de votre tendre jeunesse, vous a destinée à de tels mystères, et de ce avertie en songes, donnant à connaître par révélations occultes le danger qui peut vous advenir, comme il a fait à plusieurs de vos semblables qui se sont opposées à son immuable décret : car celui qui se montre et déclare ennemi des dieux, qui méprise les offices de la nature ou est négligent de les exercer.
Et cela vous ferais-je présentement entendre par l’histoire d’une belle demoiselle que j’ai vue et connue, noble femme comme vous, de race grande, noble et ancienne, douée de toutes les vertus et bonnes grâces requises à une personne de sa qualité. Cette demoiselle était gracieuse, joyeuse, éveillée et toujours pompeusement vêtue : aussi elle s’en montrait soigneuse, comme ordinairement comblée de richesses, plaisirs et prospérités de fortune. Quand elle fut à la fleur de son âge, elle se trouva maintes fois requise en mariage par plusieurs jeunes gentilshommes, et spécialement d’un parmi les autres, égal à elle d’âge, de lignage, de richesse, de beauté et bonne grâce, preux, sage et vertueux au possible. Toutefois, elle ne s’y daigna jamais aucunement condescendre, quelques prières ou promesses qu’il lui sut faire, ainsi persévérant en cette folle outrecuidance, passa la meilleure partie de son temps, qui est bref et insuffisant à merveille, sans considérer (ma fille) qu’il n’y a en ce monde chose plus agréable que la correspondance d’amour égal et réciproque.
De cette manière demeura la demoiselle endurcie dans son obstination détestable et perverse jusqu’à passer les vingt-huit ans. Or, Cupidon, qui n’oublie jamais les injures qui lui ont été faites par un cœur superbe, voyant la malice de cette jeune folle, alla lui tirer un tel coup de sa flèche d’or qu’elle entra jusqu’aux empennes dans son estomac farouche et la plaie en fut si grave et périlleuse qu’il était impossible d’y remédier. Alors elle commença à souhaiter en vain les douces prières et requêtes que ce jeune damoiseau avait perdues en lui faisant la cour, mais il n’était plus possible d’en trouver. Néanmoins, la rigueur et violence d’amour étaient si grandes à son endroit qu’elle eût à ce point accepté non seulement le beau gentilhomme s’il se fût présenté mais un tel qu’elle l’eût pu avoir et son malheur fut si grand qu’elle eût tenu pour grâce spéciale si quelque galeux valet d’étable eût daigné la secourir à son besoin. Quiconque (certes) fût venu, jamais n’eût été refusé. Finalement, la pauvre demoiselle, pressée d’une chaleur intolérable, tomba en une fièvre extrême et en langueurs près de mourir. Mais le médecin qui fut appelé pour la visiter, sage et bien expert en sa pratique, connut, au mouvement de son pouls, que sa maladie ne procédait sinon d’une chaleur démesurée : c’est pourquoi il ordonna qu’il n’y avait d’autre remède pour lui sauver la vie que de la marier incontinent. Cela entendu, les parents ne tardèrent guère à se mettre en peine à cet effet et trouvèrent un gentilhomme de bonne race et fort riche mais déjà vieux et quasi sur son dernier âge, beaucoup plus caduc qu’il ne montrait en apparence, parce qu’il était maigre et sec. Il avait les joues avalées, les lèvres pendantes, les yeux rouges, écorchés et larmoyants, les mains tremblantes, et sur le dessus semblables à une caillette de mouton, le nez camus, morveux et plein de mousse, la voix enrouée, le cou ridé comme la trogne d’un marmot, les gencives grosses et pâles où il n’y avait que les racines de deux dents creuses en haut et autant en bas sur le devant, longues, branlantes et rongées de chancre qui leur avait donné une couleur jaune tachée de noir. Il portait une coiffe sur la tête car elle était taigneuse et ressemblait à l’échine d’un chien galeux. Sa robe était toute baveuse sur l’estomac courbé comme cherchant la fosse, la barbe rude comme le poil des oreilles d’un âne. Le reste du corps pourri et tourné en fumier, et au remuer de ses vêtements sortait une odeur de pissat telle qu’un homme vivant n’en pouvait approcher. Jamais ce vieillard ne pensait à autre chose qu’à l’avarice. Je crois que le matin de ses noces les corbeaux lui sonnèrent les aubades tant il sentait fort la charogne. Le triomphe fut grand et les épousailles célébrées en toute pompe et magnificence. Finalement vint cette sainte nuit que la bonne demoiselle avait tant désirée, espérant qu’alors ses désirs seraient assouvis, non considérant la qualité du marié car elle était aveuglée par ses affections et ne pensait à autre chose qu’à cueillir le fruit de cette gracieuse assemblée, totalement inclinée et abandonnée à sa sensualité. Elle se coucha en la mâle heure dans les bras de ce vieillard qui était plus froid et gelé que le mois de janvier mais elle n’en put tirer autre chose sinon tout le visage souillé de la salive et du crachat du vieil époux qui bavait comme un chien courant, de sorte que le matin d’après vous eussiez dit qu’un limaçon s’était promené sur sa belle face. Et il ne lui fut oncques possible ni par baiser, ni par chérir, ni par paroles amoureuses de l’émouvoir au service de la nature. Et n’en eut jamais que l’haleine puante comme l’effluve des cabinets car il demeura toute la nuit la gueule ouverte, ronflant par telle impétuosité qu’il semblait, à l’ouïr, que ce fussent les soufflets d’un maréchal.
Entendez (ma fille), retenez et mettez ceci en mémoire ! Cette gentille demoiselle se trouva frustrée de son intention, car elle ne put jamais échauffer ce vieillard auquel n’y avait une seule étincelle de verdeur ni de force. Or, il advint, par succession de temps que ce mari veule, avachi et décrépi devint plus jaloux qu’un vieux singe, si bien que tous les plaisirs qu’elle recevait de lui n’étaient que menaces, querelles et autres telles fureurs. Alors elle commença à reconnaître sa mauvaise fortune, ayant honte et vergogne de ses fautes passées et se lamentant gravement non tant du vieillard lâche et flétri et du mariage sans effet que du temps par elle inutilement dépensé, lequel ne pouvait plus revenir. C’est pourquoi, quand elle venait à penser à l’aise, plaisir et contentement que reçoivent les autres jeunes mariées abandonnées dans les bras de ceux qu’elles avaient aimés et recevant la récompense de leurs douces affections par accomplissement de souhaits, c’était pour elle un redoublement de douleur qui la tourmentait d’autant plus que cette imagination lui revenait à tous propos à la mémoire. Finalement, ennuyée des manières fâcheuses et complexions insupportables de ce vieux marsouin, elle tomba en une mélancolie si terrible qu’elle pleurait sans cesse sans qu’on pût l’égayer par quelque amusement que ses parents surent lui faire voir. Car elle ne prenait goût ni appétit en rien sinon à maudire sa vie et appeler la mort à son aide. D’où elle vint à concevoir une rage furieuse et inimitié contre soi-même, si grande qu’elle devint ennemie mortelle de sa propre vie pour laquelle mettre à fin elle prit un jour secrètement un couteau et s’en donna dedans l’estomac comme femme abandonnée d’espoir et de confiance, homicide et meurtrière du corps qu’elle ne devait plus cher tenir.
Hélas, ma fille ! Si à l’âge où je suis, un tel inconvénient advenait à votre personne (comme il pourrait advenir pour quelque semblable offense dont toutefois les dieux veuillent vous garder !) je mourrais de deuil avant mon heure.
Hélas ! Y a-t-il calamité ou infortune en ce monde qui put me troubler tant que si mes yeux vous avaient vue tomber en la piteuse fin de cette misérable demoiselle ? Donc (ma fille), sachez et tenez pour certain que l’ire des dieux est inévitable et que tôt ou tard ceux qui les méprisent sont infailliblement punis.
Il est au Mogol des follets1
Qui font office de valets,
Tiennent la maison propre, ont soin de l’équipage,
Et quelquefois du jardinage.
5Si vous touchez à leur ouvrage,
Vous gâtez tout. Un d’eux près du Gange autrefois,
Cultivait le jardin d’un assez bon Bourgeois.
Il travaillait sans bruit, avait beaucoup d’adresse,
Aimait le maître et la maîtresse,
10Et le jardin surtout. Dieu sait si les zéphirs2
Peuple ami du Démon3 l’assistaient dans sa tâche :
Le follet de sa part travaillant sans relâche
Comblait ses hôtes de plaisirs.
Pour plus de marques de son zèle
15Chez ces gens pour toujours il se fût arrêté,
Nonobstant la légèreté
À ses pareils si naturelle ;
Mais ses confrères les esprits
Firent tant que le chef de cette république,
20Par caprice ou par politique,
Le changea bientôt de logis.
Ordre lui vient d’aller au fond de la Norvège
Prendre le soin d’une maison
En tout temps couverte de neige ;
25Et d’hindou qu’il était on vous le fait lapon.
Avant que de partir, l’esprit dit à ses hôtes :
« On m’oblige de vous quitter :
Je ne sais pas pour quelles fautes ;
Mais enfin il le faut, je ne puis arrêter
30Qu’un temps fort court, un mois, peut-être une semaine.
Employez-la ; formez trois souhaits, car je puis
Rendre trois souhaits accomplis ;
Trois sans plus. » Souhaiter, ce n’est pas une peine
Étrange et nouvelle aux humains.
35Ceux-ci pour premier vœu demandent l’abondance ;
Et l’abondance à pleines mains
Verse en leurs coffres la finance,
En leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins ;
Tout en crève. Comment ranger cette chevance4 ?
40Quels registres, quels soins, quel temps il leur fallut !
Tous deux sont empêchés5 si jamais on le fut.
Les voleurs contre eux complotèrent ;
Les grands Seigneurs leur empruntèrent ;
Le Prince les taxa. Voilà les pauvres gens
45Malheureux par trop de fortune.
« Ôtez-nous de ces biens l’affluence importune,
Dirent-ils l’un et l’autre ; heureux les indigents !
La pauvreté vaut mieux qu’une telle richesse.
Retirez-vous, trésors, fuyez ; et toi, Déesse,
50Mère du bon esprit, compagne du repos,
Ô Médiocrité6, reviens vite. » À ces mots
La Médiocrité revient ; on lui fait place
Avec elle ils rentrent en grâce,
Au bout de deux souhaits étant aussi chanceux7
55Qu’ils étaient, et que sont tous ceux
Qui souhaitaient toujours, et perdent en chimères
Le temps qu’ils feraient mieux de mettre à leurs affaires.
Le follet en rit avec eux.
Pour profiter de sa largesse,
60Quand il voulut partir, et qu’il fut sur le point,
Ils demandèrent la sagesse ;
C’est un trésor qui n’embarrasse point.
Peut-être la tradition orientale, alors inédite, mais que Bernier, revenu des Indes en 1669, après un séjour de douze ans, pouvait en avoir rapportée. Cependant le conte s’enracine dans un terroir beaucoup plus proche puisqu’on le trouve jumelé avec celui qui servira de source à « La Laitière et le Pot au lait » (voir infra) dans les Cent Nouvelles nouvelles, non encore imprimées à cette époque, du Messin Philippe de Vigneulles (JPC).
Sa Majesté Lionne1 un jour voulut connaître
De quelles nations le Ciel l’avait fait maître.
Il manda donc par députés
Ses vassaux de toute nature,
5Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L’écrit portait
Qu’un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l’ouverture
10Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin2.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
15Quel Louvre ! un vrai charnier, dont l’odeur se porta
D’abord3 au nez des gens. L’Ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.
20Le Singe approuva fort cette sévérité ;
Et flatteur excessif loua la colère,
Et la griffe du Prince, et l’antre, et cette odeur :
Il n’était ambre, il n’était fleur,
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
25Eut un mauvais succès, et fut encor punie.
Ce Monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula4.
Le Renard étant proche : « Or çà, lui dit le Sire,
Que sens-tu ? dis-le-moi : parle sans déguiser. »
30L’autre aussitôt de s’excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat ; bref il s’en tire.
Ceci vous sert d’enseignement.
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
35Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ;
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand5.
Un Lion, poussé par une grande faim, avait dévoré le cadavre d’une agnelle abandonné sur un chemin peu fréquenté. Comme il commençait à remarquer qu’il avait une haleine fétide, il dit à un Âne qui venait à sa rencontre : « Je voudrais que tu sentes quelle odeur fétide s’exhale de ma gorge. » Obéissant, l’Âne approcha ses naseaux de la gueule béante du Lion, et affirma que sa gorge sentait terriblement mauvais. Sur ce, le Lion, indigné, croqua, sans attendre, son interlocuteur au gosier. En second lieu, un Loup vint à la rencontre du même Lion. Il lui assigna le même ordre ; ceci fait, il lui répond que sa gorge sent bon la cannelle. « Tu mens, dit le Lion, si tu penses me flagorner de la sorte. » Et un commun destin réunit le Loup et l’Âne… Ensuite, un renard croisa le chemin du Lion qu’il remarqua à sa grande frayeur : « Que se passe-t-il, Seigneur ? dit le Renard. Ton front ne semble pas serein : s’il te plaît, tu m’en donneras la raison. En effet, nous savons que cela n’est guère dans tes habitudes. » Le Lion, charmé par ce refrain, dit alors : « Soit, voici l’affaire : je t’en prie, va renifler au fond de ma gorge et donne-moi ton avis : y règne-t-il quelque odeur déplaisante ? » Sur ce, le Renard répondit : « Voilà qui m’est impossible, à moins de me glorifier des obsèques les plus prisées : en effet, un rhume de cerveau m’obstrue les voies respiratoires si bien que les odeurs ne peuvent traverser mes narines. En conséquence, j’ignore si mon rapport serait correct. » Le Lion dit : « Alors, poursuis ton chemin et appelle un sage médecin pour te soigner. Puisse ton méchant catarrhe ne pas descendre au poumon – c’est une maladie qui infecte le peuple des renards. Tu es intelligent et j’attends que tu sois rétabli. » Au même titre que le mensonge, il est nuisible de dire la vérité. Il en sait long, celui qui est muet dans ses flatteries.
Mars autrefois mit tout l’air en émute1.
Certain sujet fit naître la dispute
Chez les oiseaux ; non ceux2 que le Printemps
Mène à sa Cour, et qui, sous la feuillée,
5Par leur exemple et leurs sons éclatants
Font que Vénus est en nous réveillée ;
Ni ceux encor que la Mère d’Amour
Met à son char3 : mais le peuple Vautour
Au bec retors, à la tranchante serre,
10Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il plut du sang ; je n’exagère point.
Si je voulais conter de point en point
Tout le détail, je manquerais d’haleine.
Maint chef périt, maint héros expira ;
15Et sur son roc Prométhée4 espéra
De voir bientôt une fin à sa peine.
C’était plaisir d’observer leurs efforts ;
C’était pitié de voir tomber les morts.
Valeur, adresse, et ruses, et surprises,
20Tout s’employa : les deux troupes éprises5
D’ardent courroux n’épargnaient nuls moyens
De peupler l’air que respirent les ombres6 :
Tout élément remplit de citoyens
Le vaste enclos qu’ont7 les royaumes sombres8.
25Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d’une autre nation
Au col changeant, au cœur tendre et fidèle.
Elle employa sa médiation
Pour accorder9 une telle querelle ;
30Ambassadeurs par le peuple Pigeon
Furent choisis, et si bien travaillèrent,
Que les Vautours plus ne se chamaillèrent.
Ils firent trêve, et la paix s’ensuivit :
Hélas ! ce fut aux dépens de la race
35À qui la leur aurait dû rendre grâce.
La gent maudite aussitôt poursuivit
Tous les pigeons, en fit ample carnage,
En dépeupla les bourgades, les champs.
Peu de prudence eurent les pauvres gens,
40D’accommoder10 un peuple si sauvage.
Tenez toujours divisés les méchants ;
La sûreté du reste de la terre
Dépend de là : semez entre eux la guerre,
Ou vous n’aurez avec eux nulle paix.
45Ceci soit dit en passant ; je me tais.
Des vautours hostiles les uns aux autres se livraient bataille quotidiennement, et tout occupés à leurs haines, n’inquiétaient que fort peu les autres oiseaux.
Des colombes, souffrant de cet état de choses, leur envoyèrent des ambassadeurs dans l’espoir de les apaiser.
Mais dès que parmi eux les oiseaux amicaux eurent rempli leur mission, les vautours se mirent à maltraiter les colombes et les autres oiseaux plus faibles, n’hésitant pas même à en tuer.
Les colombes se dirent alors : « Dans quelle mesure la querelle des vautours est-elle plus utile que l’harmonie qui régnait parmi nous ? »
La moralité de cette fable, c’est que la haine qui anime les mauvais citoyens entre eux doit être plutôt entretenue qu’éteinte, car, tandis qu’ils se livrent querelle, ils permettent aux hommes de bonne volonté de vivre en paix.
Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
5Ayant mis ce jour-là pour être plus agile
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre Laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
10Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin diligent.
« Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison :
Le Renard sera bien habile,
15S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable ;
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon ;
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
20Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La Dame de ces biens, quittant d’un œil marri
25Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l’appela le Pot au lait.
30Quel esprit ne bat la campagne1 ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus2, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
35Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m’écarte3, je vais détrôner le Sophi4 ;
40On m’élit roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.
Un riche négociant comblait de bienfaits un pauvre homme, son voisin. Chaque jour, il lui envoyait une certaine quantité de miel et d’huile. Le miel servait à la nourriture du malheureux : quant à l’huile, il la mettait de côté dans une grande et large cruche.
Quand la cruche fut pleine d’huile, le malheureux se mit à songer à l’emploi qu’il en pourrait faire. Et il calcula : « Cette cruche contient maintenant beaucoup d’huile. En vendant cette huile, je me ferai assez d’argent pour acheter dix brebis ; chaque brebis me donnera, dans le cours de l’année, deux agneaux ; ainsi, en moins de dix années de temps, je me verrai possesseur d’un nombreux troupeau. » Et il continua ses beaux rêves : « Devenu riche, je ferai bâtir un superbe palais. Puis je me marierai et j’aurai un fils dont je soignerai particulièrement l’instruction. Ce fils sera reconnaissant de mes soins… Sinon, s’il me désobéissait, je lui ferais sentir mon courroux. » Disant cela, et s’imaginant corriger son fils rebelle, il fait violemment tourner le bâton qu’il tenait à la main.
Mais voilà que le bâton, en tournant, atteint la cruche pleine d’huile. La cruche vole en éclats, et l’huile coule aux pieds du malheureux qui voit ainsi, en un instant, s’évanouir son beau rêve, et ses brebis et ses moutons, et son palais et toutes ses richesses. Le pauvre homme comprit alors combien c’était folie de faire de trop grands projets.
« … et ne les saurait-on mieux comparer qu’à une bonne femme qui portait une potée de lait au marché, faisant son compte ainsi : qu’elle la vendrait deux liards ; de ces deux liards elle en achèterait une douzaine d’œufs, lesquels elle mettrait couver, et en aurait une douzaine de poussins ; ces poussins deviendraient grands, et les ferait chaponner ; ces chapons vaudraient cinq sols la pièce : ce serait un écu et plus, dont elle achèterait deux cochons, mâle et femelle, qui deviendraient grands et en feraient une douzaine d’autres, qu’elle vendrait vingt sols la pièce, après les avoir nourris quelque temps : ce seraient douze francs, dont elle achèterait une jument qui porterait un beau poulain, lequel croîtrait et deviendrait tant gentil : il sauterait et ferait « hin ». Et, en disant « hin », la bonne femme, de l’aise qu’elle avait en son compte, se prit à faire la ruade que ferait son poulain, et en la faisant, sa potée de lait va tomber et se répandit toute. Et voilà ses œufs, ses poussins, ses chapons, ses cochons, sa jument et son poulain, tous par terre… »
Un mort s’en allait tristement
S’emparer de son dernier gîte ;
Un Curé s’en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
5Notre défunt était en carrosse porté,
Bien et dûment empaqueté,
Et vêtu d’une robe, hélas ! qu’on nomme bière,
Robe d’hiver, robe d’été,
Que les morts ne dépouillent guère.
10Le Pasteur était à côté,
Et récitait à l’ordinaire
Maintes dévotes oraisons,
Et des psaumes et des leçons,
Et des versets et des répons :
15« Monsieur le Mort laissez-nous faire,
On vous en donnera de toutes les façons ;
Il ne s’agit que du salaire. »
Messire Jean Chouart1 couvait des yeux son mort,
Comme si l’on eût dû lui ravir ce trésor,
20Et des regards semblait lui dire :
« Monsieur le mort, j’aurai de vous
Tant en argent, et tant en cire2,
Et tant en autres menus coûts. »
Il fondait là-dessus l’achat d’une feuillette3
25Du meilleur vin des environs ;
Certaine nièce assez propette4
Et sa chambrière Pâquette
Devaient avoir des cotillons.
Sur cette agréable pensée
30Un heurt survient, adieu le char.
Voilà Messire Jean Chouart
Qui du choc de son mort a la tête cassée :
Le Paroissien en plomb entraîne son Pasteur ;
Notre Curé suit son Seigneur ;
35Tous deux s’en vont de compagnie.
Proprement toute notre vie
Est le curé Chouart, qui sur son mort comptait,
Et la fable du Pot au lait.
La Fontaine s’inspire ici d’un événement réel, auquel Mme de Sévigné fait allusion dans une lettre à sa fille (26 février 1672) :
M. de Boufflers a tué un homme après sa mort. Il était dans sa bière et en carrosse : on le menait à une lieue de Boufflers pour l’enterrer ; son curé était avec le corps. On verse ; la bière coupe le cou au pauvre curé.
Qui ne court après la Fortune ?
Je voudrais être en lieu d’où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
5Cette fille du Sort de Royaume en Royaume,
Fidèles courtisans d’un volage fantôme.
Quand ils sont près du bon moment,
L’inconstante aussitôt à leurs désirs échappe :
Pauvres gens, je les plains, car on a pour les fous
10Plus de pitié que de courroux.
« Cet homme, disent-ils, était planteur de choux,
Et le voilà devenu Pape :
Ne le valons-nous pas ? » Vous valez cent fois mieux ;
Mais que vous sert votre mérite ?
15La Fortune a-t-elle des yeux ?
Et puis la papauté vaut-elle ce qu’on quitte,
Le repos, le repos, trésor si précieux
Qu’on en faisait jadis le partage des Dieux ?
Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.
20Ne cherchez point cette Déesse,
Elle vous cherchera ; son sexe en use ainsi.
Certain couple d’amis en un bourg établi,
Possédait quelque bien : l’un soupirait sans cesse
Pour la Fortune ; il dit à l’autre un jour :
25« Si nous quittions notre séjour ?
Vous savez que nul n’est prophète
En son pays : cherchons notre aventure ailleurs.
— Cherchez, dit l’autre ami, pour moi je ne souhaite
Ni climats ni destins meilleurs.
30Contentez-vous ; suivez votre humeur inquiète :
Vous reviendrez bientôt. Je fais vœu cependant
De dormir en vous attendant. »
L’ambitieux, ou, si l’on veut, l’avare1,
S’en va par voie et par chemin.
35Il arriva le lendemain
En un lieu que devait la Déesse bizarre2
Fréquenter sur tout autre ; et ce lieu c’est la cour.
Là donc pour quelque temps il fixe son séjour,
Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures
40Que l’on sait être les meilleures ;
Bref, se trouvant à tout, et n’arrivant à rien.
« Qu’est ceci ? se dit-il ; cherchons ailleurs du bien.
La Fortune pourtant habite ces demeures.
Je la vois tous les jours entrer chez celui-ci,
45Chez celui-là ; d’où vient qu’aussi
Je ne puis héberger cette capricieuse ?
On me l’avait bien dit, que des gens de ce lieu
L’on n’aime pas toujours l’humeur ambitieuse3.
Adieu, Messieurs de cour ; Messieurs de cour, adieu :
50Suivez jusques au bout une ombre qui vous flatte.
La Fortune a, dit-on, des temples à Surate4 ;
Allons là. » Ce fut un de dire et s’embarquer.
Âmes de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route,
55Et le premier osa l’abîme défier.
Celui-ci pendant son voyage
Tourna les yeux vers son village
Plus d’une fois, essuyant les dangers
Des pirates, des vents, du calme5 et des rochers,
60Ministres de la mort. Avec beaucoup de peines
On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.
L’homme arrive au Mogol ; on lui dit qu’au Japon
La Fortune pour lors distribuait ses grâces.
65Il y court ; les mers étaient lasses
De le porter ; et tout le fruit
Qu’il tira de ses longs voyages,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages :
Demeure en ton pays, par la nature instruit.
70Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Mogol l’avait été ;
Ce qui lui fit conclure en somme,
Qu’il avait à grand tort son village quitté.
Il renonce aux courses ingrates,
75Revient en son pays, voit de loin ses pénates,
Pleure de joie, et dit : « Heureux qui vit chez soi ;
De régler ses désirs faisant tout son emploi.
Il ne sait que par ouïr dire
Ce que c’est que la cour, la mer, et ton empire,
80Fortune, qui nous fais passer devant les yeux
Des dignités, des biens, que jusqu’au bout du monde
On suit, sans que l’effet aux promesses réponde.
Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux. »
En raisonnant de cette sorte,
85Et contre la Fortune ayant pris ce conseil6,
Il la trouve assise à la porte
De son ami plongé dans un profond sommeil.
Pour cette fable, aucune source n’est connue à ce jour.
Deux Coqs vivaient en paix ; une Poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ; et c’est de toi que vint
Cette querelle envenimée,
5Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe1 teint.
Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint2.
Le bruit s’en répandit par tout le voisinage.
La gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d’une Hélène au beau plumage
10Fut le prix du vainqueur ; le vaincu disparut.
Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu’un rival tout fier de sa défaite
Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours
15Cet objet rallumer sa haine et son courage.
Il aiguisait son bec, battait l’air et ses flancs,
Et s’exerçant contre les vents
S’armait d’une jalouse rage.
Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
20S’alla percher, et chanter sa victoire.
Un Vautour entendit sa voix :
Adieu les amours et la gloire.
Tout cet orgueil périt sous l’ongle du Vautour.
Enfin, par un fatal retour,
25Son rival autour de la Poule
S’en revint faire le coquet :
Je laisse à penser quel caquet,
Car il eut des femmes en foule ;
La Fortune se plaît à faire de ces coups.
30Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du sort, et prenons garde à nous,
Après le gain d’une bataille.
Deux coqs se battaient pour des poules ; l’un mit l’autre en fuite. Alors le vaincu se retira dans un fourré où il se cacha, et le vainqueur s’élevant en l’air se percha sur un mur élevé et se mit à chanter à plein gosier. Aussitôt un aigle fondant sur lui l’enleva ; et le coq caché dans l’ombre couvrit dès lors les poules tout à son aise.
Cette fable montre que le Seigneur se range contre les orgueilleux et donne la grâce aux humbles.
Un trafiquant sur mer par bonheur1 s’enrichit.
Il triompha des vents pendant plus d’un voyage,
Gouffre, banc, ni rocher, n’exigea de péage
D’aucun de ses ballots ; le sort l’en affranchit.
5Sur tous ses compagnons Atropos2 et Neptune
Recueillirent leur droit, tandis que la Fortune
Prenait soin d’amener son marchand à bon port.
Facteurs3, associés, chacun lui fut fidèle.
Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle
10Ce qu’il voulut4, sa porcelaine encor.
Le luxe et la folie5 enflèrent son trésor ;
Bref il plut dans son escarcelle.
On ne parlait chez lui que par doubles ducats ;
Et mon homme d’avoir chiens, chevaux et carrosses.
15Ses jours de jeûne étaient des noces.
Un sien ami voyant ces somptueux repas,
Lui dit : « Et d’où vient donc un si bon ordinaire ?
— Et d’où me viendrait-il que de mon savoir-faire ?
Je n’en dois rien qu’à moi, qu’à mes soins6, qu’au talent
20De risquer à propos, et bien placer l’argent. »
Le profit lui semblant une fort douce chose,
Il risqua de nouveau le gain qu’il avait fait :
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause.
25Un vaisseau mal frété7 périt au premier vent,
Un autre mal pourvu des armes nécessaires
Fut enlevé par les Corsaires.
Un troisième au port arrivant,
Rien n’eut cours8 ni débit. Le luxe et la folie
30N’étaient plus tels qu’auparavant.
Enfin ses facteurs le trompant,
Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie9,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
Il devint pauvre tout d’un coup.
35Son ami le voyant en mauvais équipage,
Lui dit : « D’où vient cela ? — De la fortune, hélas !
— Consolez-vous, dit l’autre, et s’il ne lui plaît pas
Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage. »
Je ne sais s’il crut ce conseil ;
40Mais je sais que chacun impute en cas pareil
Son bonheur à son industrie10,
Et si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au sort.
Chose n’est ici plus commune :
45Le bien nous le faisons, le mal c’est la fortune,
On a toujours raison, le destin toujours tort.
Un laboureur, en bêchant, tomba sur un magot d’or. Aussi chaque jour il couronnait la Terre, persuadé que c’était à elle qu’il devait cette faveur. Mais la Fortune lui apparut et lui dit : « Pourquoi, mon ami, imputes-tu à la Terre les dons que je t’ai faits, dans le dessein de t’enrichir ? Si en effet les temps viennent à changer et que cet or passe en d’autres mains, je suis sûre qu’alors c’est à moi, la Fortune, que tu t’en prendras. »
Cette fable montre qu’il faut reconnaître qui vous fait du bien et le payer de retour.
Un homme était consumé d’avarice. Comme il entendait que rien ne rapportait davantage que le commerce, il vendit tout son patrimoine, et commença à naviguer. Profitant de la chance qui lui était favorable, il rassembla, en peu de temps, de très grandes richesses. Interrogé par un ami qui voulait savoir comment, en si peu de temps, il avait accumulé tant de ressources, il répondit : « Grâce à mon énergie. » Mais, non content des richesses si nombreuses et si grandes qu’il avait gagnées, il voulait que la navigation le rendît plus riche. Mais il perdit tout son bien après deux ou trois naufrages, et fut réduit en une extrême pauvreté. Puis, on l’interrogea sur ce qui avait bien pu le réduire à une telle pauvreté, lui qui, peu avant, croulait sous une telle abondance, et il répondit : « À cause de la fortune. » Au mot de « fortune », son ami fut saisi d’une violente colère et qualifia d’ingrat l’homme qui voulait être la cause de ses biens, mais avait fait de la fortune la cause de ses maux.
C’est souvent du hasard que naît l’opinion ;
Et c’est l’opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrais fonder ce prologue
Sur gens de tous états ; tout est prévention,
5Cabale, entêtement1, point ou peu de justice :
C’est un torrent ; qu’y faire ? il faut qu’il ait son cours,
Cela fut et sera toujours.
Une femme à Paris faisait la Pythonisse.
On l’allait consulter sur chaque événement :
10Perdait-on un chiffon, avait-on un amant,
Un mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse ;
Chez la Devineuse on courait,
Pour se faire annoncer ce que l’on désirait.
15Son fait consistait en adresse.
Quelques termes de l’art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concourait :
Tout cela bien souvent faisait crier miracle.
Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats2,
20Elle passait pour un oracle.
L’oracle était logé dedans un galetas.
Là cette femme emplit sa bourse,
Et sans avoir d’autre ressource,
Gagne de quoi donner un rang à son mari :
25Elle achète un office3, une maison aussi.
Voilà le galetas rempli
D’une nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,
Femmes, filles, valets, gros Messieurs4, tout enfin,
Allait comme autrefois demander son destin :
30Le galetas devint l’antre de la Sibylle.
L’autre femelle avait achalandé5 ce lieu.
Cette dernière femme eut beau faire, eut beau dire :
« Moi Devine ! on se moque ; eh Messieurs, sais-je lire ?
Je n’ai jamais appris que ma croix de par Dieu. »
35Point de raison ; fallut deviner et prédire,
Mettre à part force bons ducats,
Et gagner malgré soi plus que deux avocats.
Le meuble, et l’équipage aidaient fort à la chose :
Quatre sièges boiteux, un manche de balai,
40Tout sentait son sabbat, et sa métamorphose6 :
Quand cette femme aurait dit vrai
Dans une chambre tapissée,
On s’en serait moqué ; la vogue était passée
Au galetas ; il avait le crédit :
45L’autre femme se morfondit.
L’enseigne fait la chalandise7.
J’ai vu dans le Palais une robe mal mise8
Gagner gros : les gens l’avaient prise
Pour maître tel, qui traînait après soi
50Force écoutants9 ; demandez-moi pourquoi.
Il ne semble pas que La Fontaine ait puisé son sujet chez un autre auteur. Cette fable ayant été publiée entre 1676 et 1680, c’est-à-dire entre l’exécution de la Brinvilliers et le procès de la Voisin, donc au moment de l’affaire des Poisons qui éclabousse son ami Racine, la duchesse de Bouillon et Mme de Montespan, on peut penser que La Fontaine se soit inspiré ici de l’actualité.
Du palais d’un jeune Lapin
Dame Belette un beau matin
S’empara ; c’est une rusée.
Le Maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
5Elle porta chez lui ses pénates1 un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Janot Lapin retourne aux souterrains séjours.
10La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
« Ô Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
Dit l’animal chassé du paternel logis :
Ô là, Madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
15Ou je vais avertir tous les rats du pays. »
La Dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant2.
C’était un beau sujet de guerre
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.
20« Et quand ce serait un Royaume
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l’octroi3
À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi. »
25Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
« Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean transmis.
Le premier occupant est-ce une loi plus sage ?
30Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis4. »
C’était un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
35Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l’agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant sa majesté fourrée.
Grippeminaud5 leur dit : « Mes enfants, approchez,
40Approchez ; je suis sourd ; les ans en sont la cause. »
L’un et l’autre approcha ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,
Grippeminaud le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
45Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
Les petits souverains se rapportants aux Rois.
Il y a quelque temps, continua le Corbeau, que j’avais fait mon nid sur un arbre, auprès duquel il y avait une Perdrix de belle taille et de bonne humeur. Nous liâmes un commerce d’amitié, et nous nous entretenions souvent ensemble. Elle s’absenta je ne sais pour quel sujet, et demeura si longtemps sans paraître, que je la croyais morte : néanmoins elle revint ; mais elle trouva sa maison occupée par un autre Oiseau : elle le voulut mettre dehors, mais il refusa d’en sortir, disant que sa possession était juste. La Perdrix de son côté prétendait rentrer dans son bien, et tenait cette possession de nulle valeur : je m’employai inutilement à les accorder. À la fin la Perdrix dit : Il y a ici près un Chat très dévot ; il jeûne tous les jours, ne fait mal à personne, et passe les nuits en prière : nous ne saurions trouver un juge plus équitable ; l’autre Oiseau y ayant consenti, ils allèrent tous deux trouver ce Chat de bien : la curiosité de le voir m’obligea de les suivre. En entrant je vis un Chat debout très attentif à une longue prière, sans se tourner de côté ni d’autre : ce qui me fit souvenir de ce vieux Proverbe, Que la longue oraison devant le monde est la clef de l’enfer. J’admirai cette hypocrisie, et j’eus la patience d’attendre que ce vénérable personnage eût fini sa prière. Après cela la Perdrix et sa Partie s’approchèrent de lui fort respectueusement, et le supplièrent d’écouter leur différend, et de les juger suivant sa justice ordinaire. Le Chat faisant le discret, écouta le plaidoyer de l’Oiseau, puis s’adressant à la Perdrix : Belle fille, ma mie, lui dit-il, je suis vieux, et n’entends pas de loin ; approchez-vous, et haussez votre voix, afin que je ne perde pas un mot de tout ce que vous me direz. La Perdrix et l’autre Oiseau s’approchèrent aussitôt avec confiance, le voyant si dévot ; mais il se jeta sur eux, et les mangea l’un et l’autre.
Vous voyez par cet exemple, qu’il ne faut jamais se fier aux trompeurs.
Le serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et queue ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
5Auprès des Parques cruelles1 ;
Si bien qu’autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas.
La tête avait toujours marché devant la queue.
10La queue au Ciel se plaignit,
Et lui dit :
« Je fais mainte et mainte lieue,
Comme il plaît à celle-ci.
Croit-elle que toujours j’en veuille user ainsi ?
15Je suis son humble servante.
On m’a faite, Dieu merci,
Sa sœur, et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte :
20Aussi bien qu’elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin voilà ma requête :
C’est à vous de commander,
Qu’on me laisse précéder
25À mon tour ma sœur la tête.
Je la conduirai si bien,
Qu’on ne se plaindra de rien. »
Le Ciel eut pour ces vœux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
30Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors : et la guide nouvelle,
Qui ne voyait au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
35Contre un passant, contre un arbre.
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les États tombés dans son erreur.
Un jour la queue du serpent eut la prétention de conduire et de marcher la première. Les autres organes lui dirent : « Comment nous conduiras-tu, toi qui n’a pas d’yeux ni de nez, comme les autres animaux ? » Mais ils ne la persuadèrent pas, et à la fin le bon sens eut le dessous. La queue commanda et conduisit, tirant à l’aveugle tout le corps, tant qu’enfin elle tomba dans un trou plein de pierres, où le serpent se meurtrit l’échine et tout le corps. Alors elle s’adressa, flatteuse et suppliante, à la tête : « Sauve-nous, s’il te plaît, maîtresse ; car j’ai eu tort d’entrer en lutte avec toi. »
Cette fable confond les hommes rusés et pervers qui se révoltent contre leurs maîtres.
Pendant qu’un Philosophe assure
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre Philosophe jure
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
5Tous les deux ont raison ; et la Philosophie
Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
10Sur le milieu qui l’environne,
Sur l’organe, et sur l’instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement :
J’en dirai quelque jour les raisons amplement.
15J’aperçois le Soleil ; quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n’a que trois pieds de tour :
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l’œil de la Nature1 ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
20Sur l’angle et les côtés ma main la détermine2 ;
L’ignorant le croit plat, j’épaissis sa rondeur ;
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref je démens mes yeux en toute sa machine.
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
25Mon âme en toute occasion
Développe3 le vrai caché sous l’apparence.
Je ne suis point d’intelligence
Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille lente à m’apporter les sons.
30Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse,
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais, en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
35Une tête de femme est au corps de la Lune.
Y peut-elle être ? Non. D’où vient donc cet objet4 ?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La Lune nulle part n’a sa surface unie :
Montueuse en des lieux, en d’autres aplanie,
40L’ombre avec la lumière y peut tracer souvent
Un Homme, un Bœuf, un Éléphant.
Naguère l’Angleterre y vit chose pareille,
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau ;
45Et chacun de crier merveille.
Il était arrivé là-haut un changement
Qui présageait sans doute un grand événement.
Savait-on si la guerre entre tant de puissances
N’en était point l’effet ? Le Monarque accourut :
50Il favorise en Roi ces hautes connaissances.
Le Monstre dans la Lune à son tour lui parut.
C’était une Souris cachée entre les verres :
Dans la lunette était la source de ces guerres.
On en rit. Peuple heureux, quand pourront les François
55Se donner comme vous entiers à ces emplois ?
Mars nous fait recueillir d’amples moissons de gloire :
C’est à nos ennemis de craindre les combats,
À nous de les chercher, certains que la victoire
Amante de Louis5 suivra partout ses pas.
60Ses lauriers nous rendront célèbres dans l’histoire.
Même les filles de Mémoire6
Ne nous ont point quittés : nous goûtons des plaisirs :
La paix fait nos souhaits, et non point nos soupirs.
Charles en sait jouir. Il saurait dans la guerre
65Signaler sa valeur, et mener l’Angleterre
À ces jeux qu’en repos elle voit aujourd’hui.
Cependant, s’il pouvait apaiser la querelle,
Que d’encens ! Est-il rien de plus digne de lui ?
La carrière d’Auguste a-t-elle été moins belle
70Que les fameux exploits du premier des Césars ?
Ô peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle
Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ?
L’anecdote que rapporte La Fontaine est-elle authentique ? Chamfort l’assure et ajoute qu’elle « donna lieu à cette pièce de vers, qu’il plût à La Fontaine d’appeler une fable » (Les Trois Fabulistes). Cette historiette, réelle ou non, inspira également Samuel Butler, qui en tira un poème burlesque, L’Éléphant dans la lune, qui paraît viser la Société royale de Londres. Ce poème restera inédit jusqu’en 1759, mais La Fontaine a très bien pu en connaître la teneur grâce à ses amis vivant à Londres, comme Saint-Évremond par exemple.