LIVRE NEUVIÈME


(1679)

LE DÉPOSITAIRE INFIDÈLE

Voici le fait. Un trafiquant de Perse

45Chez son voisin, s’en allant en commerce,

Mit en dépôt un cent4 de fer un jour.

« Mon fer, dit-il, quand il fut de retour.

— Votre fer ? il n’est plus : j’ai regret de vous dire

Qu’un Rat l’a mangé tout entier.

50J’en ai grondé mes gens : mais qu’y faire ? Un grenier

A toujours quelque trou. » Le trafiquant admire

Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.

Au bout de quelques jours, il détourne5 l’enfant

Du perfide voisin ; puis à souper convie

55Le père qui s’excuse, et lui dit en pleurant :

« Dispensez-moi, je vous supplie :

Tous plaisirs pour moi sont perdus.

J’aimais un fils plus que ma vie ;

Je n’ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l’ai plus.

60On me l’a dérobé. Plaignez mon infortune. »

Le Marchand repartit : « Hier au soir sur la brune

Un Chat-huant s’en vint votre fils enlever.

Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter. »

Le père dit : « Comment voulez-vous que je croie

65Qu’un Hibou pût jamais emporter cette proie ?

Mon fils en un besoin6 eût pris le Chat-huant.

— Je ne vous dirai point, reprit l’autre, comment,

Mais enfin je l’ai vu, vu de mes yeux vous dis-je,

Et ne vois rien qui vous oblige

70D’en douter un moment après ce que je dis.

Faut-il que vous trouviez étrange

Que les Chats-huants d’un pays

Où le quintal de fer par un seul Rat se mange,

Enlèvent un garçon pesant un demi-cent ? »

75L’autre vit où tendait cette feinte aventure.

Il rendit le fer au Marchand

Qui lui rendit sa géniture.

SOURCE : PILPAY  D’UN MARCHAND, ET DE SON AMI

(Le Livre des Lumières)

Un Marchand, poursuivit Kalile, eut envie de faire un long voyage. Comme il n’était pas fort riche, il faut, dit-il en lui-même, que je laisse avant que de partir une partie de mon bien dans cette Ville, afin que si je fais mal mes affaires dans mon voyage, je trouve au moins à mon retour de quoi me tirer de la nécessité. Il mit donc une grande quantité de livres de fer en dépôt chez un de ses amis, le priant de garder cela pendant son absence ; ensuite lui ayant dit adieu, il partit. Quelque temps après il revint au logis, et la première chose qu’il fit, fut d’aller chez son ami, auquel il demanda son fer ; mais cet ami qui avait des dettes, l’ayant vendu pour les payer, lui répondit : « J’avais mis votre fer dans une chambre bien fermée, m’imaginant qu’il serait là fort en sûreté : mais il y avait dans cette chambre un Rat qui l’a mangé. » Le Marchand fit l’ignorant, et dit : « Il est vrai que les Rats aiment extrêmement le fer. » Cette réponse plut à l’ami, qui fut bien aisé de voir le Marchand persuadé que le Rat avait mangé le fer ; et pour lui ôter tout soupçon, il le pria de venir le lendemain dîner chez lui. Le Marchand rencontra au milieu de la Ville un enfant de son ami, qu’il mena chez lui, et qu’il enferma. Le jour suivant il ne manqua pas d’aller trouver son ami qui lui parut fort affligé ; le Marchand lui en demanda la cause, qu’il n’ignorait pas. « Ah ! mon cher répondit l’ami, je vous conjure de m’excuser si je ne vous fais pas un meilleur visage : je suis en peine d’un de mes enfants que j’ai perdu, je l’ai fait chercher à son de trompe, et je ne sais ce qu’il est devenu. — Hier au soir, dit le Marchand, je vis en sortant d’ici un Hibou en l’air qui portait un enfant, je ne sais si c’est le vôtre. — Ignorant, s’écria l’ami, pourquoi mentez-vous si grossièrement ! Un Hibou qui ne pèse tout au plus que deux ou trois livres, peut-il porter un enfant qui en pèse près de cinquante. — Cela ne vous doit pas étonner, repartit le Marchand, car dans un pays où un Rat a mangé cent livres de fer, un Hibou peut enlever un enfant de cinquante livres. » L’ami connut alors que le Marchand n’était pas si sot qu’il l’avait cru : il lui demanda pardon de l’avoir voulu tromper, lui rendit son fer, et reprit son fils.

LES DEUX PIGEONS

Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre :

L’un d’eux s’ennuyant au logis

Fut assez fou pour entreprendre

Un voyage en lointain pays.

5L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?

Voulez-vous quitter votre frère ?

L’absence est le plus grand des maux :

Non pas pour vous, cruel : au moins que les travaux1,

Les dangers, les soins2 du voyage,

10Changent un peu votre courage3.

Encor si la saison s’avançait davantage !

Attendez les zéphyrs4 : qui vous presse ? un Corbeau

Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.

Je ne songerai plus que rencontre funeste,

15Que Faucons, que réseaux5. « Hélas, dirai-je, il pleut :

Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,

Bon soupé, bon gîte, et le reste ? »

Ce discours ébranla le cœur

De notre imprudent voyageur ;

20Mais le désir de voir et l’humeur inquiète6

L’emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point :

Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;

Je reviendrai dans peu conter de point en point

Mes aventures à mon frère.

25Je le désennuierai : quiconque ne voit guère

N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint

Vous sera d’un plaisir extrême.

Je dirai : « J’étais là ; telle chose m’avint7,

Vous y croirez être vous-même. »

30À ces mots en pleurant ils se dirent adieu.

Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage

L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.

Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage

Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.

35L’air devenu serein il part tout morfondu,

Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,

Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,

Voit un Pigeon auprès, cela lui donne envie :

Il y vole, il est pris ; ce blé couvrait d’un las8

40Les menteurs et traîtres appas.

Le las était usé ; si bien que de son aile,

De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin ;

Quelque plume y périt ; et le pis du destin

Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle

45Vit notre malheureux qui, traînant la ficelle

Et les morceaux du las qui l’avait attrapé,

Semblait un forçat échappé.

Le Vautour s’en allait le lier9, quand des nues

Fond à son tour un Aigle aux ailes étendues.

50Le Pigeon profita du conflit des voleurs,

S’envola, s’abattit auprès d’une masure,

Crut, pour ce coup, que ses malheurs

Finiraient par cette aventure :

Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié,

55Prit sa fronde, et du coup tua plus d’à moitié

La volatile malheureuse,

Qui maudissant sa curiosité,

Traînant l’aile, et tirant le pied,

Demi-morte et demi-boiteuse,

60Droit au logis s’en retourna.

Que bien que mal elle arriva

Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger

De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

SOURCE : PILPAY  DU PIGEON VOYAGEUR

(Le Livre des Lumières)

Sire, dit le Vizir, il y avait deux Pigeons qui vivaient heureux dans leurs nids, à couvert de toutes les injures du temps, et contents d’un peu d’eau et de grain. C’est un trésor d’être dans la solitude, lorsque l’on y est avec son ami ; et l’on ne perd point à quitter pour lui toutes les autres compagnies du monde ; mais il semble que le destin n’ait autre chose à faire dans ce monde, que de séparer les amis. L’un de ces Pigeons se nommait l’Aimé, et l’autre l’Aimant. Un jour l’Aimé eut envie de voyager, il communiqua son dessein à son compagnon. « Serons-nous toujours enfermés dans un trou, lui dit-il ? pour moi j’ai résolu d’aller quelque jour par le monde ; dans les voyages, on voit tous les jours des choses nouvelles, on acquiert de l’expérience ; et les grands ont dit, que les voyages étaient des moyens pour acquérir les connaissances que nous n’avons pas. Si l’épée ne sort de son fourreau, elle ne peut montrer sa valeur ; et si la plume ne fait sa course sur l’étendue d’une page, elle ne montre point son éloquence. Le Ciel, à cause de son perpétuel mouvement est au-dessus de tout, et la terre sert de marchepied à toutes les créatures, parce qu’elle est immobile. Si un arbre pouvait se transporter d’un lieu en un autre, il ne craindrait pas la scie ni la cognée, et ne serait pas exposé aux mauvais traitements des bûcherons. — Cela est vrai, lui dit l’Aimant. Mais, mon cher compagnon, vous n’avez jamais souffert les fatigues des voyages, et vous ne savez ce que c’est que d’être dans les pays étrangers. Le voyage est un arbre qui ne donne pour tout fruit que des inquiétudes. — Si les fatigues des voyageurs sont grandes, répondit l’Aimé, elles sont bien récompensées par le plaisir qu’ils ont de voir mille choses rares ; et quand on s’est accoutumé à la peine, on ne la trouve plus étrange. — Les voyages, reprit l’Aimant, ne sont agréables que lorsqu’on les fait avec ses amis : car quand on est éloigné d’eux, outre qu’on est exposé aux injures du temps, on a la douleur encore de se voir séparé de ce qu’on aime : ne quittez donc point un lieu où vous êtes en repos, et l’objet que vous aimez. — Si ces peines me paraissent insupportables, repartit l’Aimé, en peu de temps je serai de retour. » Après cette conversation, ils s’embrassèrent, se dirent adieu, et se séparèrent. L’Aimé sortit de son trou comme un oiseau qui s’échappe de la cage : il prit plaisir à regarder les montagnes et les jardins ; et quand il fut arrivé au pied d’une colline où plusieurs fontaines bordées de beaux arbres arrosaient de charmantes prairies, il résolut de passer la nuit dans un lieu qui ressemblait effectivement au paradis terrestre : mais à peine était-il posé sur un arbre, que l’air s’obscurcit, les éclairs bientôt commencèrent à frapper la vue, et le tonnerre fit retentir toute la campagne. La pluie et la grêle faisaient voltiger de branche en branche ce pauvre Pigeon, qui ne savait où se mettre pour éviter les coups qu’il recevait. Enfin il passa si mal la nuit, qu’il se repentit déjà d’avoir quitté son camarade. Le lendemain matin, le Soleil ayant dissipé les nuages, l’Aimé partit pour retourner chez lui ; mais un Épervier qui avait bon appétit aperçut notre voyageur, et vola vers lui à tire-d’aile. À cette vue le Pigeon tremblant, désespéra de revoir jamais son ami, et regrettant de n’avoir pas suivi ses conseils, protesta que s’il pouvait échapper de ce péril, il ne songerait jamais à voyager. Cependant l’Épervier le joignit, et il était sur le point de le mettre en pièces, lorsqu’un Aigle affamé, et devant qui rien ne pouvait se sauver, vint fondre sur l’Épervier, en lui disant : « Laisse-moi manger ce Pigeon, en attendant que je trouve quelque chose de plus solide. » L’Épervier qui avait autant de cœur que de faim, ne voulut pas céder à l’Aigle, et ces deux Oiseaux volèrent l’un contre l’autre : le Pigeon cependant s’échappa de leurs griffes, et remarquant un trou qui était si petit qu’à peine un moineau y aurait pu entrer, il se glissa dedans, et y passa la nuit avec une extrême inquiétude. Il en sortit à la pointe du jour ; mais la faim l’avait rendu si faible, qu’il ne pouvait quasi voler. Il n’était pas encore bien revenu de la frayeur qu’il avait eue le jour précédent, et il regardait de tous côtés si l’Épervier ou l’Aigle ne paraissaient point, lorsqu’il vit dans un champ un Pigeon auprès duquel il y avait beaucoup de grain ; l’Aimé s’en approcha avec confiance : mais il n’eut pas plutôt becqueté quelques grains, qu’il se sentit arrêté par les pieds. Les plaisirs de ce monde sont des pièges que le diable nous tend.

« Frère, dit l’Aimé au Pigeon, nous sommes d’une même espèce. Pourquoi ne m’as-tu pas averti de cette perfidie, j’aurais pris garde à moi, et ne serais pas tombé dans ces filets. » L’autre lui répondit : « Cesse de me tenir ce langage, personne ne peut prévenir son destin, et toute la prudence humaine ne peut garantir d’un accident inévitable. » Enfin l’Aimé le pria de lui enseigner quelque expédient pour sortir de cet embarras, disant qu’il lui en aurait une obligation éternelle. « Ô innocent, lui répondit l’autre, si je savais quelque moyen, je m’en servirais pour me délivrer moi-même, et je ne serais pas cause de la prise de mes semblables. Tu ressembles à ce petit Chameau qui las de marcher, disait à sa mère en pleurant : “Ô mère sans affection, au moins arrête un peu, que je prenne haleine pour me délasser” ; sa mère lui répondit : “Ô fils sans considération, ne vois-tu pas que ma bride est entre les mains d’un autre ; si j’étais libre, je jetterais le fardeau que je porte, et je te soulagerais.” » Enfin le désespoir prêta des forces à notre voyageur, qui se tourmenta de telle sorte, qu’il rompit le filet qui tenait son pied ; et profitant de ce bonheur inespéré, il s’envola du côté de sa patrie. La joie qu’il eut d’être échappé d’un si grand péril, lui fit oublier la faim. En volant, il passa par un village, et se mit sur une muraille, qui était vis-à-vis d’un champ qu’on avait nouvellement semé ; un paysan qui gardait ses grains, de peur que les oiseaux ne les viennent manger, apercevant le Pigeon, mit une pierre dans sa fronde, et la jeta au pauvre Pigeon qui ne songeait à rien moins qu’à cela. Il fut frappé si rudement, qu’il tomba tout étourdi dans un puits qui était au pied de la muraille. Ce puits était si profond qu’en vingt-quatre heures on n’eût pu descendre jusqu’au fond avec une corde ; si bien que le paysan ne pouvant en retirer sa proie, la laissa dedans, et n’y pensa plus. Le Pigeon y resta pendant une nuit, le cœur triste, et l’aile à demi rompue. Il regretta un million de fois l’heureux séjour de son ami. Cher séjour, disait-il, où je voyais un objet que je ne devais jamais quitter : que puis-je faire pour te revoir. Le lendemain pourtant il fit de si grands efforts qu’il sortit du puits, et il arriva enfin auprès de son nid.

L’Aimant entendant le bruit de l’aile de son compagnon, vola avec une extrême joie au-devant de lui ; mais le voyant si faible et si abattu, il lui en demanda la cause. L’autre lui raconta toutes ses aventures, en protestant de n’y retourner jamais, et de ne faire plus de voyages.

SOURCE : ÉSOPE  LE RENARD ET LA PANTHÈRE

Le renard et la panthère contestaient de leur beauté. La panthère vantait à tous coups la variété de son pelage. Le renard prenant la parole dit : « Combien je suis plus beau que toi, moi qui suis varié, non de corps, mais d’esprit. »

Cette fable montre que les ornements de l’esprit sont préférables à la beauté du corps.

SOURCE : BENSSERADE  LE RENARD ET LA PANTHÈRE

(Fables d’Ésope en quatrains, CXXI)

Le Léopard tenait au Renard ce langage : « Lequel, à votre avis, est le plus beau de nous ? — De la beauté sur moi vous avez l’avantage, mais, lui dit le Renard, j’ai plus d’esprit que vous. »

LÉCOLIER, LE PÉDANT,
ET LE
 MAÎTRE D’UN JARDIN

Certain enfant qui sentait son Collège,

Doublement sot, et doublement fripon,

Par le jeune âge, et par le privilège

Qu’ont les Pédants1 de gâter la raison,

5Chez un voisin dérobait, ce dit-on,

Et fleurs et fruits. Ce voisin, en Automne,

Des plus beaux dons que nous offre Pomone2

Avait la fleur, les autres le rebut.

Chaque saison apportait son tribut :

10Car au Printemps il jouissait encore

Des plus beaux dons que nous présente Flore3.

Un jour dans son jardin il vit notre Écolier,

Qui grimpant sans égard sur un arbre fruitier,

Gâtait jusqu’aux boutons, douce et frêle espérance,

15Avant-coureurs des biens que promet l’abondance.

Même il ébranchait l’arbre, et fit tant à la fin

Que le possesseur du jardin

Envoya faire plainte au maître de la Classe.

Celui-ci vint suivi d’un cortège d’enfants.

20Voilà le verger plein de gens

Pires que le premier. Le Pédant de sa grâce4

Accrut le mal en amenant

Cette jeunesse mal instruite5 :

Le tout, à ce qu’il dit, pour faire un châtiment

25Qui pût servir d’exemple ; et dont toute sa suite

Se souvînt à jamais comme d’une leçon.

Là-dessus il cita Virgile et Cicéron,

Avec force traits de silence.

Son discours dura tant que la maudite engeance

30Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.

Je hais les pièces d’éloquence

Hors de leur place, et qui n’ont point de fin ;

Et ne sais bête au monde pire

Que l’Écolier, si ce n’est le Pédant.

35Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire,

Ne me plairait aucunement.

Aucune source connue à ce jour. On pourra cependant rapprocher cette fable de L’Enfant et le Maître d’École (I, XIX), ainsi que du Jardinier et son Seigneur (IV, IV).

LE STATUAIRE ET LA STATUE DE JUPITER

Un bloc de marbre était si beau

Qu’un Statuaire en fit l’emplette.

« Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?

Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?

5Il sera Dieu : même je veux

Qu’il ait en sa main un tonnerre.

Tremblez humains ; faites des vœux ;

Voilà le maître de la terre. »

L’artisan exprima si bien

10Le caractère de l’Idole,

Qu’on trouva qu’il ne manquait rien

À Jupiter que la parole.

Même l’on dit que l’ouvrier

Eut à peine achevé l’image,

15Qu’on le vit frémir le premier,

Et redouter son propre ouvrage.

Il était enfant en ceci :

Les enfants n’ont l’âme occupée

Que du continuel souci

Qu’on ne fâche point leur poupée.

25Le cœur suit aisément l’esprit :

De cette source est descendue

L’erreur païenne qui se vit

Chez tant de peuples répandue.

Chacun tourne en réalités,

Autant qu’il peut, ses propres songes :

35L’homme est de glace aux vérités ;

Il est de feu pour les mensonges.

Selon Jean-Pierre Collinet, on ne peut, pour cet apologue, indiquer de source précise. En aucun cas ce ne peut être la fable d’Avianus (XXII, Statuarius) qu’allèguent la plupart des éditeurs. En fait la fable se présente comme une mosaïque d’emprunts : à Horace (Satires, Livre I, VIII, v. 1-4) pour la première strophe, à Ovide (Métamorphoses, Livre X, v. 243-297) pour l’avant-dernière, à Hérodote, peut-être, qui attribue à Homère et à Hésiode l’invention de la mythologie (L’Enquête, Livre II, LIII), à Lucrèce surtout (De natura rerum, Livre V, v. 1168-1239, et en particulier 1199-1200) qui montre comment la religion et les dieux sont sortis tout droit de l’imagination des hommes.

LA SOURIS MÉTAMORPHOSÉE EN FILLE

Une Souris tomba du bec d’un Chat-huant :

Je ne l’eusse pas ramassée ;

Mais un Bramin1 le fit ; je le crois aisément ;

Chaque pays a sa pensée2.

5La Souris était fort froissée :

De cette sorte de prochain

Nous nous soucions peu : mais le peuple Bramin

Le traite en frère ; ils ont en tête

Que notre âme au sortir d’un Roi

10Entre dans un ciron, ou dans telle autre bête

Qu’il plaît au sort ; c’est là l’un des points de leur loi.

Pythagore chez eux a puisé ce mystère.

Sur un tel fondement le Bramin crut bien faire

De prier un Sorcier qu’il logeât la Souris

15Dans un corps qu’elle eût eu pour hôte au temps jadis.

Le sorcier en fit une fille

De l’âge de quinze ans, et telle, et si gentille,

Que le fils de Priam3 pour elle aurait tenté

Plus encor qu’il ne fit pour la grecque beauté4.

20Le Bramin fut surpris de chose si nouvelle.

Il dit à cet objet si doux :

« Vous n’avez qu’à choisir ; car chacun est jaloux5

De l’honneur d’être votre époux.

— En ce cas je donne, dit-elle,

25Ma voix au plus puissant de tous.

— Soleil, s’écria lors le Bramin à genoux,

C’est toi qui seras notre gendre.

— Non, dit-il, ce nuage épais

Est plus puissant que moi, puisqu’il cache mes traits ;

30Je vous conseille de le prendre.

— Eh bien, dit le Bramin au nuage volant,

Es-tu né pour ma fille ? — Hélas non ; car le vent

Me chasse à son plaisir de contrée en contrée ;

Je n’entreprendrai point sur les droits de Borée. »

35Le Bramin fâché s’écria :

« Ô vent, donc, puisque vent y va,

Viens dans les bras de notre belle. »

Il accourait : un mont en chemin l’arrêta.

L’éteuf6 passant à celui-là,

40Il le renvoie et dit : « J’aurais une querelle

Avec le Rat, et l’offenser

Ce serait être fou, lui qui peut me percer. »

Au mot de Rat la Demoiselle

Ouvrit l’oreille ; il fut l’époux :

45Un Rat ! un Rat ; c’est de ces coups

Qu’amour fait, témoin telle et telle :

Mais ceci soit dit entre nous.

On tient toujours du lieu dont on vient : cette Fable

Prouve assez bien ce point : mais à la voir de près

50Quelque peu de sophisme entre parmi ses traits :

Car quel époux n’est point au Soleil préférable

En s’y prenant ainsi ? dirai-je qu’un géant

Est moins fort qu’une puce ? Elle le mord pourtant.

Le Rat devait aussi renvoyer pour bien faire

55La belle au chat, le chat au chien,

Le chien au loup. Par le moyen

De cet argument circulaire

Pilpay jusqu’au Soleil eût enfin remonté ;

Le Soleil eût joui de la jeune beauté.

60Revenons s’il se peut à la métempsycose :

Le Sorcier du Bramin fit sans doute une chose

Qui loin de la prouver fait voir sa fausseté.

Je prends droit là-dessus7 contre le Bramin même ;

Car il faut selon son système

65Que l’homme, la souris, le ver, enfin chacun

Aille puiser son âme en un trésor commun :

Toutes sont donc de même trempe ;

Mais agissant diversement

Selon l’organe seulement

70L’une s’élève, et l’autre rampe.

D’où vient donc que ce corps si bien organisé

Ne put obliger son hôtesse

De s’unir au Soleil, un Rat eut sa tendresse ?

Tout débattu, tout bien pesé,

75Les âmes des Souris et les âmes des belles

Sont très différentes entre elles.

Il en faut revenir toujours à son destin,

C’est-à-dire, à la loi par le Ciel établie.

Parlez au diable, employez la magie,

80Vous ne détournerez nul être de sa fin8.

SOURCE : PILPAY  D’UNE SOURIS QUI FUT CHANGÉE EN FILLE

(Le Livre des Lumières)

Un homme de bien se promenant un jour au bord d’une fontaine, vit tomber à ses pieds une Souris du bec d’un Corbeau qui ne la tenait pas trop bien. Cet homme par pitié la prit, et la porta chez soi ; mais craignant qu’elle ne fît quelque désordre, il pria Dieu de la changer en une Fille : ce qui fut fait ; de manière qu’au lieu d’une Souris il vit tout d’un coup une petite Fille, qu’il fit élever. Quelques années après, le bon homme la voyant assez grande pour être mariée, lui dit : « Choisis dans toute la Nature l’être que tu voudras, je te promets de te le faire épouser. — Je veux, répondit la Fille, un mari qui soit si fort, qu’il ne puisse être vaincu. — C’est donc, répliqua le vieillard, le Soleil que tu demandes. » C’est pourquoi le lendemain matin il dit au Soleil : « Ma fille désire un Époux qui soit invincible, voulez-vous bien l’épouser ? » Mais le Soleil lui répondit : « La Nuée empêche ma force, adressez-vous à elle. » Le bon homme fit le même compliment à la Nuée : « Le Vent, lui dit-elle, me fait aller où bon lui semble. » Le vieillard ne se rebuta point, il pria le Vent d’épouser sa Fille ; mais le Vent lui ayant représenté que sa force était arrêtée par la Montagne, il s’adressa à la Montagne : « Le Rat est plus fort que moi, répondit-elle, puisqu’il me perce de tous côtés, et pénètre jusque dans mes entrailles. » Le vieillard enfin alla trouver le Rat, qui consentit de se marier avec sa Fille, disant qu’il y avait longtemps qu’il cherchait une femme. Le vieillard retourna au logis, et demanda à sa Fille si elle voulait épouser un Rat : il s’attendait à la voir témoigner de l’horreur pour ce mariage, mais il fut bien étonné quand il vit qu’elle marquait beaucoup d’impatience d’être unie au Rat. Le bon homme aussitôt se mit en prière pour demander que sa Fille redevint Souris : ce qu’il obtint.

SOURCE : ABSTÉMIUS  DU FOU QUI VENDAIT DE LA SAGESSE

(Hecatomythium, CLXXXIV)

Un fou allait de ville en ville en proclamant à haute voix qu’il avait de la sagesse à vendre.

À celui qui lui offrait de l’argent pour en acheter, il assénait un soufflet et donnait un long fil, lui disant que s’il voulait être sage, il mettrait toujours entre les pauvres d’esprit, les déments et lui, la longueur de ce fil.

La morale de cette fable c’est que personne ne doit jamais faire commerce avec les pauvres d’esprit.

SOURCE : ÉSOPE  LE CHIEN ENDORMI ET LE LOUP

Un chien dormait devant une ferme. Un loup fondit sur lui, et il allait faire de lui son repas, quand le chien le pria de ne pas l’immoler tout de suite : « À présent, dit-il, je suis mince et maigre ; mais attends quelque temps : mes maîtres vont célébrer des noces ; moi aussi j’y prendrai de bonnes lippées, j’engraisserai et je serai pour toi un manger plus agréable. » Le loup le crut et s’en alla. À quelque temps de là il revint, et trouva le chien endormi dans une pièce haute de la maison ; il s’arrêta en bas et l’appela, lui rappelant leurs conventions. Alors le chien : « Ô loup, dit-il, si à partir d’aujourd’hui tu me vois dormir devant la ferme, n’attends plus de noces. »

Cette fable montre que les hommes sensés, quand ils se sont tirés d’un danger, s’en gardent toute leur vie.

SOURCE : FAËRNE  LE CHIEN ET LE LOUP

Sur un Chien qui dormait au-devant d’une étable,

Un vieux Loup se jetant, allait le dévorer :

Le Chien faisant un cri soumis et pitoyable,

Ne cessait de le conjurer

De n’être pas inexorable,

Disant qu’il était maigre et dur horriblement ;

Que des noces chez lui bientôt allaient se faire,

Où la joie et la bonne chère

Le remettraient assurément ;

Et que, si quelques jours, il voulait bien attendre,

Il le retrouverait et plus gras et plus tendre.

Le Loup ne le contredit point,

Et lui laissa reprendre un meilleur embonpoint.

Ensuite vers le Chien le Loup fit un voyage.

Il le trouve dormant sur le plus haut étage ;

Il l’éveille, et lui dit qu’il descendît en bas,

Qu’il venait voir s’il était assez gras,

Et le sommer de sa parole.

Pauvre Loup, dit le Chien, que ta visite est folle !

Prends garde une autre fois qu’on ne te trompe pas ;

Dans le moment fais ton négoce,

Et sous l’espoir d’un plus friand repas,

N’attends plus qu’on ait fait la noce.

De grands périls qu’on a courus,

On tire ce profit qu’on n’y retombe plus.

SOURCE : BENSSERADE  LE CHIEN ENDORMI,
ET LE
 LOUP

(Fables d’Ésope en quatrains, CXXVI)

SOURCE : ABSTÉMIUS  DE CEUX QUI AVAIENT FAIT BROUTER EXAGÉRÉMENT UN CHAMP

(Hecatomythium, CLXXXVI)


SOURCE : ABSTÉMIUS  DU CIERGE QUI VOULAIT RESTER DUR

(Hecatomythium, LIV)

Un cierge se plaignait à qui voulait l’entendre qu’il était mou et vulnérable au plus léger des coups.

Tu vois, disait-il, que les briques qui sont faites d’argile tendre acquièrent par la chaleur du feu cette dureté qui leur permettra de durer des siècles, et que c’est le feu qui est l’artisan de cette dureté même. Tandis que moi, aussitôt que le feu m’a rendu liquide, je disparais.

La morale de cette fable, c’est que nous ne devons pas chercher à atteindre ce qui n’est pas dans notre nature.

SOURCE : ÉSOPE  LE TROMPEUR

Un homme pauvre, étant malade et mal en point, promit aux dieux de leur sacrifier cent bœufs, s’ils le sauvaient de la mort. Les dieux, voulant le mettre à l’épreuve, lui firent très vite recouvrer la santé, et il se leva de son lit. Mais, comme il n’avait pas de vrais bœufs, il en modela cent avec du suif, et les consuma sur un autel, en disant : « Recevez mon vœu, ô dieux. » Mais les dieux, voulant le mystifier à leur tour, lui envoyèrent un songe, et l’engagèrent à se rendre sur le rivage : il y trouverait mille drachmes attiques. Ne se tenant plus de joie, il courut à la grève, où il tomba sur des pirates, qui l’emmenèrent, et, vendu par eux, il trouva ainsi mille drachmes.

Cette fable s’applique bien au menteur.

SOURCE : HAUDENT  D’UN PAUVRE HOMME ET DES LARRONS

(Trois cent soixante et six Apologues d’Ésope, II, XIV)

D’aucun pauvre homme étant fort agité

De maladie, en tel perplexité

Requit aux dieux en santé le remettre

Et pour ce faire il peut donc promettre

Leur immoler cent bœufs sans délayer.

Ce que les dieux désirant essayer

Et approuver, ils l’ont guéri tout sain.

Quand il s’est vu de santé être plein,

Il est venu à cueillir en maints lieux

Les ossements de cent bœufs, pour aux dieux

Les immoler, pensant par telle affaire,

Et par telle fraude, à ceux-ci satisfaire

Et être absous de son vœu et promesse.

Mais eux voyant la malice et finesse

De ce trompeur et bailleur de mensonge,

Le sont venus à induire par songe

Qu’au plus matin qu’il serait éveillé

Fut de chercher prêt et appareillé

Dessus le bord de la mer un trésor

Qui se montait bien à cent talents d’or.

Ce qu’estimant, ce trompeur, être vrai,

S’est transporté à ce rivage et quai.

Mais aussitôt qu’en ce lieu il put être

Trois gros ribauds alors sont venus à mettre

La main sur lui, en lui disant, demeure :

Ta vie aurons, voire tout à cette heure,

Quand il se vit au péril et sur le point

D’encourir la mort, eut telle peur et effroi

Qu’il leur promit cent talents d’or livrer

Pour et afin de ceux-ci se délivrer.

En les menant pour chercher au lieu-même,

Auquel s’était de venir mis en tête

Pour trouver de l’or, mais jamais un seul denier

N’y ont trouvé dont eurent si grand deuil

Vers ce menteur que pour telle entremise

Ils l’ont pillé jusqu’à sa chemise.

La morale

Par la fable certains nous sommes

Que gens menteurs sont odieux.

LE CHAT ET LE RENARD

Le trop d’expédients peut gâter une affaire ;

On perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire.

35N’en ayons qu’un, mais qu’il soit bon.

SOURCE : COGNATI  LE RENARD ET LE CHAT

(Narrationum Sylva)

Un jour, un renard discutait avec un chat. Il se vantait d’avoir des ruses si variées que c’était un peu comme s’il possédait une besace pleine de pièges. Le chat lui aurait alors répondu qu’il n’avait qu’une seule technique à laquelle se fier en cas de danger. Tandis qu’ils conversaient, ils entendirent, soudain, des aboiements de chiens qui couraient. Là, le chat sauta au sommet d’un arbre, alors qu’entre-temps, le renard fut entouré et attrapé par la meute. La petite fable de la panthère et du renard, que l’on trouve, chez Plutarque, dans l’une et l’autre de ses œuvres morales, n’est pas très différente de celle-ci : elle confirme qu’il vaut parfois mieux n’avoir qu’une seule disposition, pourvu qu’elle soit vraie et efficace, que de nombreuses ruses et conseils futiles, et qu’à la vérité, il est quelque peu préférable d’être doué d’un esprit rusé que d’un pelage bigarré. De même, si quelqu’un de pauvre en artifices multiples sollicitait le cœur d’une jeune fille, il serait riche, du reste, en possédant cette seule qualité qu’on rencontre, à l’envi, chez Ovide. Écoute, et tu pourras le répéter à juste titre :

Multiple est la ruse du renard, mais unique et très forte celle du hérisson.

SOURCE : BENSSERADE  LE CHAT ET LE RENARD

(Fables d’Ésope en quatrains, LXX)

Le Renard se vantait d’être subtil et fin ;

Le Chat tout au contraire allait son grand chemin :

Les Chiens viennent, le Chat dessus un arbre monte,

Et le Renard s’écrie : « Ah ! j’en ai pour mon compte. »

 

N. B. : Le même thème avait été traité par Haudent, Jacques Régnier et Pierre Palliot.

LE MARI, LA FEMME, ET LE VOLEUR

SOURCE : PILPAY  D’UN MARCHAND, DE SA FEMME,
ET D’UN
VOLEUR

(Le Livre des Lumières)

Un marchand riche, mais laid, et fort désagréable de sa personne, avait une femme belle et vertueuse. Il l’aimait passionnément ; et elle au contraire le haïssait, de manière que ne pouvant le souffrir, elle faisait lit à part. Une nuit il entra un voleur dans leur chambre : le mari était endormi ; mais la femme qui ne l’était pas, apercevant le voleur, fut saisie d’une telle crainte, qu’elle courut embrasser son mari. Il se réveilla, et fut si transporté de joie de voir ce qu’il aimait entre ses bras, qu’il s’écria : « Miséricorde ! À qui dois-je un bonheur si rare ! j’en voudrais bien savoir l’auteur, pour l’en remercier. » À peine eut-il prononcé ces mots, qu’il vit le voleur. « Ô que tu sois le bienvenu, lui dit-il ! Prends tout ce qu’il te plaira : je ne saurais assez te payer le bon service que tu viens de me rendre. »

On voit par cet exemple que nos ennemis nous servent quelquefois à obtenir des choses dont nous avons inutilement recherché la possession avec le secours de nos amis.

SOURCE : ABSTÉMIUS  DU PASTEUR QUI EXHORTAIT SON TROUPEAU CONTRE LE LOUP

(Hecatomythium, CXXVII)

Un berger qui avait un grand troupeau de chèvres et de brebis, voyant chaque jour son troupeau servir de pâture au loup, rassembla ses bêtes. Il les exhorta par un long discours à bien vouloir cesser de craindre leur ennemi, puisqu’elles étaient plus nombreuses, et qu’armées de leurs cornes, elles ne pouvaient qu’effrayer le loup.

Elles donnèrent un accord unanime, jurèrent qu’elles se porteraient assistance en cas d’attaque et qu’elles ne perdraient pas leur agressivité.

Exhortées par un tel discours, elles promirent qu’elles ne céderaient pas au loup sans se défendre.

Quelques jours plus tard, le bruit courut que le loup arrivait : elles furent prises d’une telle panique qu’aucune parole du berger ne put les empêcher de fuir.

Le berger se dit alors qu’il est impossible de changer la nature profonde.

La morale de cette fable, c’est que les hommes qui sont par nature ignorants et craintifs redoutent non seulement la vue, mais aussi la renommée de leurs ennemis, et qu’aucun discours d’un chef ne peut les rendre courageux.

DISCOURS À MADAME DE LA SABLIÈRE1

Iris2, je vous louerais, il n’est que trop aisé ;

Mais vous avez cent fois notre encens refusé ;

En cela peu semblable au reste des mortelles

Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.

5Pas une ne s’endort à ce bruit si flatteur.

Je ne les blâme point, je souffre cette humeur3 ;

Elle est commune aux Dieux, aux Monarques, aux belles.

Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,

Le Nectar que l’on sert au maître du Tonnerre,

10Et dont nous enivrons tous les Dieux de la terre,

C’est la louange, Iris ; vous ne la goûtez point ;

D’autres propos chez vous récompensent4 ce point ;

Propos, agréables commerces,

Où le hasard fournit cent matières diverses :

15Jusque-là qu’en votre entretien

La bagatelle a part : le monde n’en croit rien.

Laissons le monde, et sa croyance :

La bagatelle, la science,

Les chimères, le rien, tout est bon : je soutiens

20Qu’il faut de tout aux entretiens :

C’est un parterre, où Flore5 épand ses biens ;

Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose,

Et fait du miel de toute chose.

Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais

25Qu’en ces Fables aussi j’entremêle des traits

De certaine Philosophie6

Subtile, engageante, et hardie.

On l’appelle nouvelle7. En avez-vous ou non

Ouï parler ? Ils disent donc

30Que la bête est une machine ;

Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :

Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps.

Telle est la montre qui chemine,

À pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.

35Ouvrez-la, lisez dans son sein ;

Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde.

La première y meut la seconde,

Une troisième suit, elle sonne à la fin.

Au dire de ces gens, la bête est toute telle :

40L’objet la frappe en un endroit ;

Ce lieu frappé s’en va tout droit,

Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.

Le sens8 de proche en proche aussitôt la reçoit.

L’impression se fait, mais comment se fait-elle ?

45Selon eux, par nécessité,

Sans passion9, sans volonté :

L’animal se sent agité

De mouvements que le vulgaire appelle

Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,

50Ou quelque autre de ces états.

Mais ce n’est point cela ; ne vous y trompez pas.

Qu’est-ce donc ? une montre ; et nous ? c’est autre chose.

Voici de la façon que Descartes l’expose

(Descartes ce mortel dont on eût fait un Dieu

55Chez les Païens, et qui tient le milieu

Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’homme

Le tient tel de nos gens, franche bête de somme)

Voici, dis-je, comment raisonne cet Auteur.

Sur tous10 les animaux enfants du Créateur,

60J’ai le don de penser, et je sais que je pense.

Or vous savez Iris de certaine science11,

Que quand la bête penserait,

La bête ne réfléchirait

Sur l’objet, ni sur sa pensée.

65Descartes va plus loin, et soutient nettement

Qu’elle ne pense nullement.

Vous n’êtes point embarrassée

De le croire, ni moi. Cependant, quand aux bois

Le bruit des cors, celui des voix

70N’a donné nul relâche à la fuyante proie,

Qu’en vain elle a mis ses efforts

À confondre, et brouiller la voie12,

L’animal chargé d’ans, vieux Cerf, et de dix cors13,

En suppose14 un plus jeune, et l’oblige par force

75À présenter aux chiens une nouvelle amorce.

Que de raisonnements pour conserver ses jours !

Le retour sur ses pas, les malices, les tours,

Et le change15, et cent stratagèmes

Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort !

80On le déchire après sa mort ;

Ce sont tous ses honneurs suprêmes.

Que ces Castors ne soient qu’un corps vide d’esprit,

115Jamais on ne pourra m’obliger à le croire ;

Mais voici beaucoup plus : écoutez ce récit,

Que je tiens d’un Roi plein de gloire20.

Le défenseur du Nord vous sera mon garant :

Je vais citer un prince aimé de la victoire :

120Son nom seul est un mur à l’empire ottoman ;

C’est le Roi polonais, jamais un Roi ne ment.

Il dit donc que, sur sa frontière

Des animaux entre eux ont guerre de tout temps :

Le sang qui se transmet des pères aux enfants

125En renouvelle la matière.

Ces animaux, dit-il, sont germains21 du Renard.

Jamais la guerre avec tant d’art

Ne s’est faite parmi les hommes,

Non pas même au siècle où nous sommes.

130Corps de garde avancé, vedettes, espions,

Embuscades, partis22, et mille inventions

D’une pernicieuse, et maudite science,

Fille du Styx, et mère des héros,

Exercent de ces animaux

135Le bon sens, et l’expérience.

Pour chanter leurs combats, l’Achéron nous devrait

Rendre Homère. Ah s’il le rendait,

Et qu’il rendît aussi le rival d’Épicure23 !

Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci ?

140Ce que j’ai déjà dit, qu’aux bêtes la nature

Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci ;

Que la mémoire est corporelle,

Et que, pour en venir aux exemples divers

Que j’ai mis en jour dans ces vers,

145L’animal n’a besoin que d’elle.

L’objet, lorsqu’il revient, va dans son magasin

Chercher par le même chemin

L’image auparavant tracée,

Qui sur les mêmes pas revient pareillement,

150Sans le secours de la pensée,

Causer un même événement24.

Nous agissons tout autrement.

La volonté nous détermine,

Non l’objet, ni l’instinct. Je parle, je chemine ;

155Je sens en moi certain agent ;

Tout obéit dans ma machine

À ce principe intelligent.

Il est distinct du corps, se conçoit nettement,

Se conçoit mieux que le corps même :

160De tous nos mouvements c’est l’arbitre suprême.

Mais comment le corps l’entend-il25 ?

C’est là le point : je vois l’outil

Obéir à la main ; mais la main, qui la guide ?

Eh ! qui guide les Cieux, et leur course rapide ?

165Quelque Ange est attaché peut-être à ces grands corps.

Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts :

L’impression se fait. Le moyen, je l’ignore.

On ne l’apprend qu’au sein de la Divinité ;

Et, s’il faut en parler avec sincérité,

170Descartes l’ignorait encore.

Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux.

Ce que je sais Iris, c’est qu’en ces animaux

Dont je viens de citer l’exemple,

Cet esprit n’agit pas, l’homme seul est son temple.

175Aussi26 faut-il donner à l’animal un point,

Que la plante après tout n’a point.

Cependant la plante respire :

Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ?

LES DEUX RATS, LE RENARD, ET L’ŒUF

Deux Rats cherchaient leur vie, ils trouvèrent un Œuf.

180Le dîné suffisait à gens de cette espèce !

Il n’était pas besoin qu’ils trouvassent un Bœuf.

Pleins d’appétit, et d’allégresse,

Ils allaient de leur œuf manger chacun sa part ;

Quand un Quidam parut. C’était maître Renard ;

185Rencontre incommode et fâcheuse.

Car comment sauver l’œuf ? Le bien empaqueter,

Puis des pieds de devant ensemble le porter,

Ou le rouler, ou le traîner,

C’était chose impossible autant que hasardeuse.

190Nécessité l’ingénieuse

Leur fournit une invention.

Comme ils pouvaient gagner leur habitation,

L’écornifleur1 étant à demi-quart de lieue,

L’un se mit sur le dos, prit l’œuf entre ses bras,

195Puis malgré quelques heurts, et quelques mauvais pas,

L’autre le traîna par la queue.

Qu’on m’aille soutenir après un tel récit,

Que les bêtes n’ont point d’esprit.

Pour moi si j’en étais le maître,

200Je leur en donnerais aussi bien qu’aux enfants.

Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans ?

Quelqu’un peut donc penser ne se pouvant connaître.

Par un exemple tout égal,

J’attribuerais à l’animal

205Non point une raison selon notre manière :

Mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort :

Je subtiliserais2 un morceau de matière,

Que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,

Quintessence d’atome, extrait de la lumière,

210Je ne sais quoi plus vif, et plus mobile encor

Que le feu : car enfin, si le bois fait la flamme,

La flamme, en s’épurant, peut-elle pas de l’âme

Nous donner quelque idée, et sort-il pas de l’or

Des entrailles du plomb ? Je rendrais mon ouvrage

215Capable de sentir, juger, rien davantage,

Et juger imparfaitement,

Sans qu’un Singe jamais fît le moindre argument3.

À l’égard de nous autres hommes,

Je ferais notre lot infiniment plus fort :

220Nous aurions un double trésor ;

L’un cette âme pareille en tout-tant que nous sommes,

Sages, fous, enfants, idiots,

Hôtes de l’univers sous le nom d’animaux ;

L’autre encore une autre âme, entre nous et les Anges

225Commune en un certain degré ;

Et ce trésor à part créé

Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,

Entrerait dans un point sans en être pressé,

Ne finirait jamais quoique ayant commencé,

230Choses réelles quoique étranges.

Tant que l’enfance durerait,

Cette fille du Ciel en nous ne paraîtrait

Qu’une tendre et faible lumière ;

L’organe4 étant plus fort, la raison percerait

235Les ténèbres de la matière,

Qui toujours envelopperait

L’autre âme imparfaite et grossière.