LIVRE DIXIÈME

(1679)

LHOMME ET LA COULEUVRE

Un Homme vit une Couleuvre.

« Ah ! méchante, dit-il, je m’en vais faire une œuvre

Agréable à tout l’univers. »

À ces mots, l’animal pervers

5(C’est le Serpent que je veux dire,

Et non l’Homme, on pourrait aisément s’y tromper),

À ces mots le Serpent se laissant attraper,

Est pris, mis en un sac, et, ce qui fut le pire,

On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.

10Afin de le payer toutefois de raison,

L’autre lui fit cette harangue :

« Symbole des ingrats, être bon aux méchants

C’est être sot, meurs donc : ta colère et tes dents

Ne me nuiront jamais. » Le Serpent en sa langue

15Reprit du mieux qu’il put : « S’il fallait condamner

Tous les ingrats qui sont au monde,

À qui pourrait-on pardonner ?

Toi-même tu te fais ton procès. Je me fonde

Sur tes propres leçons ; jette les yeux sur toi.

20Mes jours sont en tes mains, tranche-les : ta justice

C’est ton utilité, ton plaisir, ton caprice ;

Selon ces lois condamne-moi ;

Mais trouve bon qu’avec franchise

En mourant au moins je te dise

25Que le symbole des ingrats

Ce n’est point le serpent, c’est l’homme. » Ces paroles

Firent arrêter l’autre ; il recula d’un pas.

Enfin il repartit : « Tes raisons sont frivoles :

Je pourrais décider ; car ce droit m’appartient ;

30Mais rapportons-nous-en. — Soit fait », dit le reptile.

Une vache était là, l’on l’appelle, elle vient,

Le cas est proposé, c’était chose facile.

« Fallait-il pour cela, dit-elle, m’appeler ?

La Couleuvre a raison, pourquoi dissimuler ?

35Je nourris celui-ci depuis longues années ;

Il n’a sans mes bienfaits passé nulles journées ;

Tout n’est que pour lui seul ; mon lait et mes enfants

Le font à la maison revenir les mains pleines ;

Même j’ai rétabli sa santé, que les ans

40Avaient altérée, et mes peines

Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.

Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coin

Sans herbe ; s’il voulait encor me laisser paître !

Mais je suis attachée, et si j’eusse eu pour maître

45Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin

L’ingratitude ? Adieu. J’ai dit ce que je pense. »

L’Homme tout étonné d’une telle sentence

Dit au serpent : « Faut-il croire ce qu’elle dit ?

C’est une radoteuse, elle a perdu l’esprit.

50Croyons ce Bœuf. — Croyons », dit la rampante bête.

Ainsi dit, ainsi fait. Le Bœuf vient à pas lents.

Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête,

Il dit que du labeur des ans

Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants1,

55Parcourant sans cesser ce long cercle de peines

Qui revenant sur soi ramenait dans nos plaines

Ce que Cérès2 nous donne, et vend aux animaux.

Que cette suite de travaux

Pour récompense avait de tous tant que nous sommes,

60Force coups, peu de gré ; puis quand il était vieux,

On croyait l’honorer chaque fois que les hommes

Achetaient de son sang l’indulgence des Dieux.

Ainsi parla le Bœuf. L’homme dit : « Faisons taire

Cet ennuyeux déclamateur ;

65Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,

Au lieu d’arbitre, accusateur.

Je le récuse aussi. » L’arbre étant pris pour juge,

Ce fut bien pis encore. Il servait de refuge

Contre le chaud, la pluie, et la fureur des vents ;

70Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs.

L’ombrage n’était pas le seul bien qu’il sût faire ;

Il courbait sous les fruits ; cependant pour salaire

Un rustre l’abattait, c’était là son loyer3 ;

Quoique pendant tout l’an libéral il nous donne

75Ou des fleurs au Printemps ; ou du fruit en Automne ;

L’ombre, l’Été ; l’Hiver, les plaisirs du foyer.

Que ne l’émondait-on sans prendre la cognée ?

De son tempérament4 il eût encor vécu.

L’Homme trouvant mauvais que l’on l’eût convaincu,

80Voulut à toute force avoir cause gagnée.

« Je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là. »

Du sac et du serpent aussitôt il donna

Contre les murs, tant qu’il tua la bête.

On en use ainsi chez les grands.

85La raison les offense : ils se mettent en tête

Que tout est né pour eux, quadrupèdes, et gens,

Et serpents.

Si quelqu’un desserre les dents,

C’est un sot. J’en conviens. Mais que faut-il donc faire ?

90Parler de loin ; ou bien se taire.

SOURCE : PILPAY  D’UN HOMME, ET D’UNE COULEUVRE

(Le Livre des Lumières)

Un Homme monté sur un Chameau passait par un bocage : il alla se reposer dans un endroit d’où une caravane venait de partir, et où elle avait laissé du feu, dont quelques étincelles poussées par le vent, enflammaient un buisson, dans lequel il y avait une Couleuvre. Elle se trouva si promptement environnée de flammes, qu’elle ne savait par où sortir. Elle aperçut en ce moment cet Homme dont je viens de parler, et elle le pria de lui sauver la vie. Comme il était naturellement pitoyable, il dit en lui-même : il est vrai que ces animaux sont ennemis des hommes, mais aussi les bonnes actions sont très estimables : et quiconque sème la graine des bonnes œuvres, ne peut manquer de cueillir le fruit des bénédictions. Après avoir fait cette réflexion, il prit un sac qu’il avait, et l’ayant attaché au bout de sa lance, il le tendit à la Couleuvre, qui se jeta aussitôt dedans. L’Homme aussitôt le retira, et en fit sortir la Couleuvre, lui disant qu’elle pouvait aller où bon lui semblerait, pourvu qu’elle ne nuise plus aux hommes, après en avoir reçu un si grand service. Mais la Couleuvre répondit : « Ne pensez pas que je veuille m’en aller de la sorte : je veux auparavant jeter ma rage sur vous et sur votre Chameau. — Soyez juste, répliqua l’Homme, et dites-moi s’il est permis de récompenser le bien par le mal. — Je ne ferai en cela, repartit la Couleuvre, que ce que vous faites vous-même tous les jours, c’est-à-dire, reconnaître une bonne action par une mauvaise, et payer d’ingratitude un bienfait reçu. — Vous ne sauriez, reprit l’Homme, prouver cette proposition ; et si vous me montrez quelqu’un qui soit de votre opinion, je consentirai à tout ce que vous voudrez. — Eh bien, repartit la Couleuvre, qui voyant une Vache, dit : Proposons à cette Vache notre question, et nous verrons ce qu’elle répondra. » L’Homme y ayant consenti, ils s’approchèrent de la Vache, à qui la Couleuvre demanda comment il fallait reconnaître un bienfait ? « Par son contraire, répondit la Vache, selon la loi des hommes ; et je sais cela par expérience : j’appartiens, ajouta-t-elle, à un homme qui tire de moi mille profits ; je lui donne tous les ans un Veau, je fournis sa maison de lait, de beurre et de fromage ; et à présent que je suis vieille, et que je ne suis plus en état de lui faire du bien, il m’a mis dans ce pré pour m’engraisser, dans le dessein de me faire couper la gorge un de ces jours par un Boucher, à qui il m’a déjà vendue. N’est-ce pas là récompenser le bien par le mal. » La Couleuvre prit la parole, et dit à l’Homme : « Eh bien, ne vous ai-je pas voulu traiter selon vos coutumes ? » L’Homme fut fort étonné, et répondit : « Ce n’est pas assez d’un témoin pour me convaincre, il en faut deux. — Je le veux, répliqua la Couleuvre, adressons-nous à cet Arbre qui est devant nous. » L’Arbre ayant appris le sujet de leur dispute, leur dit : « Parmi les hommes, les biens ne sont récompensés que par des maux, et je suis un triste exemple de leur ingratitude. Je garantis les passants de l’ardeur du Soleil : oubliant toutefois bientôt le plaisir que leur a fait mon ombrage, ils coupent mes branches, en font des bâtons et des manches de cognée, et par une horrible barbarie ils scient mon tronc pour en faire des ais. N’est-ce pas là mal reconnaître un bienfait reçu ? » La Couleuvre alors regardant l’Homme, lui demanda s’il était satisfait ; il ne savait que répondre, tant il était confus ; néanmoins cherchant à se tirer d’affaire, il dit à la Couleuvre : « Prenons encore pour juge le premier animal que nous rencontrerons ; donne-moi cette satisfaction, je t’en prie, car tu sais que la vie est fort chère. » Pendant qu’il parlait ainsi, il passa par là un Renard que la Couleuvre arrêta, le conjurant de mettre fin à leur différend. Le Renard voulut savoir de quoi il s’agissait. « J’ai rendu un grand service à la Couleuvre, dit l’Homme, et elle me veut persuader que pour récompense il me faut faire du mal. — Elle a raison, s’écria le Renard ; mais apprenez-moi quel bien elle a reçu de vous. » L’Homme lui raconta de quelle manière il l’avait retirée des flammes avec le petit sac qu’il lui montra. « Quoi, reprit le Renard en riant, vous prétendez me faire croire qu’une si grosse Couleuvre est entrée dans un si petit sac ? cela me paraît impossible ; et si la Couleuvre veut y rentrer pour m’en convaincre, j’aurai bientôt jugé votre affaire. — Très volontiers », répondit la Couleuvre : en même temps elle entra dans le sac. Alors le Renard dit à l’Homme : « Tu es maître de la vie de ton ennemi, sers-toi de cette occasion. » L’Homme aussitôt lia le sac, et le frappa tant de fois contre une pierre, qu’il assomma la Couleuvre, et finit par ce moyen la crainte de l’un et les disputes de l’autre.

LA TORTUE ET LES DEUX CANARDS

SOURCE : ÉSOPE  LA TORTUE ET L’AIGLE

Une tortue pria un aigle de lui apprendre à voler. L’aigle lui remontrant qu’elle n’était pas faite pour le vol, loin de là ! elle n’en devint que plus pressante en sa prière. Alors il la prit dans ses serres, l’enleva en l’air, puis la lâcha. La tortue tomba sur des rochers et fut fracassée.

Cette fable montre que souvent, en voulant rivaliser avec d’autres, en dépit des plus sages conseils, on se fait tort à soi-même.

SOURCE : PILPAY  D’UNE TORTUE, ET DE DEUX CANARDS

(Le Livre des Lumières)

Il y avait, continua la femelle, une Tortue qui vivait contente dans un étang avec quelques Canards. Il vint une année de sécheresse, de sorte qu’il ne resta point d’eau dans l’étang : les Canards se voyant contraints de déloger, allèrent trouver la Tortue pour lui dire adieu : elle leur reprocha qu’ils la quittaient dans le temps de sa misère, et elle les conjura de la mener avec eux. Les Canards répondirent : « Ce n’est pas sans peine que nous nous éloignons de vous, mais nous y sommes obligés ; et quant à ce que vous nous proposez de vous emmener, nous avons une trop longue traite à faire, et vous ne pouvez pas nous suivre, parce que vous ne sauriez voler : néanmoins si vous nous promettez de ne dire mot en chemin, nous vous porterons : mais nous rencontrerons des gens qui nous parleront, vous voudrez leur répondre, et cela sera cause de votre perte. — Non, répondit la Tortue, je ferai tout ce qu’il vous plaira. » Alors les Canards firent prendre à la Tortue un petit bâton par le milieu, qu’elle serra bien fort entre ses dents, et lui recommandant ensuite de tenir ferme, deux Canards prirent le bâton chacun par un bout, et enlevèrent la Tortue de cette façon. Quand ils furent au-dessus d’un Village, les habitants qui les virent, étonnés de la nouveauté de ce spectacle, se mirent à crier tous à la fois : ce qui faisait un charivari que la Tortue écoutait impatiemment. À la fin ne pouvant plus garder le silence, elle voulut dire, que les envieux aient les yeux crevés, s’ils ne nous peuvent regarder : mais dès qu’elle ouvrit la bouche, elle tomba par terre, et se tua.

Cet exemple fait voir qu’il ne faut pas mépriser les exhortations des amis.

LES POISSONS ET LE CORMORAN

Il n’était point d’étang dans tout le voisinage

Qu’un Cormoran n’eût mis à contribution.

Viviers et réservoirs lui payaient pension :

Sa cuisine allait bien ; mais, lorsque le long âge

5Eut glacé le pauvre animal,

La même cuisine alla mal.

Tout Cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.

Le nôtre, un peu trop vieux pour voir au fond des eaux,

N’ayant ni filets ni réseaux,

10Souffrait une disette extrême.

Que fit-il ? le besoin, docteur en stratagème,

Lui fournit celui-ci. Sur le bord d’un Étang

Cormoran vit une Écrevisse.

« Ma commère, dit-il, allez tout à l’instant

15Porter un avis important

À ce peuple : il faut1 qu’il périsse :

Le maître de ce lieu dans huit jours pêchera. »

L’Écrevisse en hâte s’en va

Conter le cas : grande est l’émute2.

20On court, on s’assemble, on députe

À l’oiseau. « Seigneur Cormoran,

D’où vous vient cet avis ? quel est votre garant ?

Êtes-vous sûr de cette affaire ?

N’y savez-vous remède ? et qu’est-il bon de faire ?

25— Changer de lieu, dit-il. — Comment le ferons-nous ?

— N’en soyez point en soin3 : je vous porterai tous

L’un après l’autre, en ma retraite.

Nul que Dieu seul et moi n’en connaît les chemins :

Il n’est demeure plus secrète.

30Un Vivier que nature y creusa de ses mains,

Inconnu des traîtres humains,

Sauvera votre république. »

On le crut. Le peuple aquatique

L’un après l’autre fut porté

35Sous ce rocher peu fréquenté.

Là Cormoran le bon apôtre,

Les ayant mis en un endroit

Transparent, peu creux, fort étroit,

Vous les prenait sans peine, un jour l’un, un jour l’autre.

40Il leur apprit à leurs dépens

Que l’on ne doit jamais avoir de confiance

En ceux qui sont mangeurs de gens.

Ils y perdirent peu ; puisque l’humaine engeance

En aurait aussi bien croqué sa bonne part ;

45Qu’importe qui vous mange ? homme ou loup ; toute panse

Me paraît une4 à cet égard ;

Un jour plus tôt, un jour plus tard,

Ce n’est pas grande différence.

SOURCE : PILPAY  D’UNE GRUE, ET D’UNE ÉCREVISSE

(Le Livre des Lumières)

Une Grue demeurait au bord d’un étang, et vivait des poissons qu’elle pouvait attraper ; mais étant devenue vieille et faible, elle ne pouvait plus pêcher : ce qui la chagrinait fort. J’ai mal fait, disait-elle, de n’avoir pas pourvu aux choses nécessaires pour passer agréablement ma vieillesse : il faut me servir d’artifice pour subsister. Elle alla se placer au bord de l’eau, et commença de soupirer et de pleurer. Une Écrevisse l’ayant aperçue de loin, s’approcha d’elle, et lui demanda le sujet de ses pleurs. « Comment ne serais-je pas affligée, répondit la Grue, je suis sur le point de me voir enlever ma nourriture ordinaire. Deux Pêcheurs viennent de passer par ici, l’un a dit à l’autre, il y a ici beaucoup de poissons, il les faut prendre ; son compagnon a répondu, il y en a davantage en un tel lieu, allons-y premièrement, et puis nous viendrons ici. Si cela est, ajouta la Grue, il faut que je me dispose à mourir. » L’Écrevisse ayant entendu cela, alla trouver les poissons, et leur fit part de cette mauvaise nouvelle. Les pauvres poissons troublés nagèrent promptement vers la Grue, et lui dirent : « Vous nous voyez dans une si grande consternation, que nous venons vous prier de nous mettre en sûreté. Quoique vous soyez notre ennemie, néanmoins les Sages disent que celui qui se réfugie chez son ennemi, doit être assuré qu’il n’en sera pas mal reçu. Vous avouez que nous vous servons de nourriture, voyez donc ce que vous jugez à propos que nous fassions. » La Grue leur dit : « J’ai ouï ce que vous savez de la bouche des Pêcheurs ; nous n’avons pas le pouvoir de nous y opposer, et je ne sais pas d’autre moyen de vous en garantir, qu’en vous transportant tous, l’un après l’autre, en un petit étang qui est ici près, où il y a de fort belle eau, et où les pêcheurs ne peuvent vous prendre à cause de la profondeur. » Les poissons trouvèrent ce conseil bon, et prièrent la Grue de les porter l’un après l’autre dans cet étang. Tous les matins elle ne manquait pas d’en prendre trois ou quatre, mais elle les portait sur une petite colline, où elle les mangeait : ainsi elle passa quelque temps à faire bonne chère. Un jour l’Écrevisse eut envie d’aller voir ce bel étang, elle fit part de sa curiosité à la Grue, qui se représentant que l’Écrevisse était sa plus grande ennemie, résolut de la tuer comme les autres. Dans ce dessein, elle la prit sur son cou, et vola vers la colline ; mais l’Écrevisse voyant de loin les arêtes de ses compagnons, se douta de l’affaire, et profitant de l’occasion, engagea le gosier de la Grue entre ses pieds, et le serra si fort qu’elle l’étrangla.

Cet exemple fait voir qu’une personne artificieuse est souvent la victime de ses artifices.

LENFOUISSEUR ET SON COMPÈRE

Un Pince-maille1 avait tant amassé,

Qu’il ne savait où loger sa finance.

L’avarice, compagne et sœur de l’ignorance,

Le rendait fort embarrassé

5Dans le choix d’un dépositaire ;

Car il en voulait un : et voici sa raison.

« L’objet2 tente ; il faudra3 que ce monceau s’altère4,

Si je le laisse à la maison :

Moi-même de mon bien je serai le larron. »

10Le larron, quoi jouir, c’est se voler soi-même !

Mon ami, j’ai pitié de ton erreur extrême ;

Apprends de moi cette leçon :

Le bien n’est bien qu’en tant que l’on s’en peut défaire.

Sans cela c’est un mal. Veux-tu le réserver

15Pour un âge et des temps qui n’en ont plus que faire ?

La peine d’acquérir, le soin5 de conserver

Ôtent le prix à l’or qu’on croit si nécessaire.

Pour se décharger d’un tel soin,

Notre homme eût pu trouver des gens sûrs au besoin ;

20Il aima mieux la terre, et prenant son compère,

Celui-ci l’aide ; ils vont enfouir le trésor.

Au bout de quelque temps, l’homme va voir son or :

Il ne retrouva que le gîte.

Soupçonnant à bon droit le compère, il va vite

25Lui dire : « Apprêtez-vous ; car il me reste encor

Quelques deniers ; je veux les joindre à l’autre masse. »

Le Compère aussitôt va remettre en sa place

L’argent volé, prétendant bien

Tout reprendre à la fois sans qu’il n’y manquât rien.

30Mais pour ce coup l’autre fut sage :

Il retint tout chez lui, résolu de jouir,

Plus n’entasser, plus n’enfouir.

Et le pauvre voleur, ne trouvant plus son gage6,

Pensa tomber de sa hauteur7.

35Il n’est pas malaisé de tromper un trompeur.

SOURCE : ABSTÉMIUS  À PROPOS DE L’HOMME QUI AVAIT CACHÉ UN TRÉSOR EN PRÉSENCE D’UN COMPÈRE

(Hecatomythium, CLXIX)

Un homme très riche avait, à l’insu de tous, enfoui son trésor dans un bois, aidé seulement d’un compère en qui il avait toute confiance.

Mais, lorsqu’après quelques jours, notre homme voulut aller voir l’endroit où il avait enterré son bien, il découvrit que celui-ci avait été déterré et emporté.

Il soupçonna donc que le forfait avait été accompli par son compère. Il alla le voir et lui dit : « Je veux, mon ami, encore enterrer mille pièces d’or où j’ai caché mon trésor. »

Le compère, désireux d’en avoir plus, reporta le trésor et le remit en place.

Le propriétaire s’en aperçut peu après, rapporta le trésor sagement en sa demeure et dit à son compère : « Fidèle ami, épargne-toi une peine inutile, car à supposer que tu veuilles accéder au trésor, tu n’y trouveras plus rien. »

La morale de cette histoire, c’est qu’il est facile d’abuser un homme en lui faisant miroiter l’espoir de l’argent.

LE LOUP ET LES BERGERS

La Fontaine développe à sa manière la fable d’Ésope brièvement rapportée par Plutarque dans Le Banquet des Sept Sages : « Le loup vit des bergers qui dans leur cabane mangeaient un mouton : il s’approcha et leur dit : Quel beau vacarme vous mèneriez, si moi j’en faisais autant ! »

SOURCE : ABSTÉMIUS  LARAIGNÉE ET L’HIRONDELLE

(Hecatomythium, IV)

Une araignée était en colère contre une hirondelle qui attrapait les mouches dont l’aragne est friande. Elle avait, dans l’espoir d’y capturer l’oiseau, tendu sa toile dans les endroits où l’hirondelle avait l’habitude de voler : mais l’hirondelle en volant emporta dans les airs et la fileuse et la toile.

Alors l’araignée, pendant dans le vide et comprenant que sa dernière heure était arrivée, se disait que ce qui lui advenait était justifié : comment, alors qu’il lui était déjà si difficile de capturer les plus petits insectes, avait-elle pu s’imaginer qu’elle pourrait venir à bout des grands oiseaux ?

Moralité de la fable : ne présumons pas de nos forces.

SOURCE : ÉSOPE  LES COQS ET LA PERDRIX

Un homme qui avait des coqs dans sa maison, ayant trouvé une perdrix privée à vendre, l’acheta et la rapporta chez lui pour la nourrir avec les coqs. Mais ceux-ci la frappant et la pourchassant, elle avait le cœur gros, s’imaginant qu’on la rebutait, parce qu’elle était de race étrangère. Mais peu de temps après ayant vu que les coqs se battaient entre eux et ne se séparaient pas qu’ils ne se fussent mis en sang, elle se dit en elle-même : « Je ne me plains plus d’être frappée par ces coqs ; car je vois qu’ils ne s’épargnent pas même entre eux. »

Cette fable montre que les hommes sensés supportent facilement les outrages de leurs voisins, quand ils voient que ceux-ci n’épargnent même pas leurs parents.

SOURCE : BENSSERADE  LES COQS ET LA PERDRIX

(Fables d’Ésope en quatrains, LXI)

La Perdrix bien battue eut un dépit extrême

Que les Coqs peu galants la traitassent ainsi :

Depuis voyant qu’entre eux ils en usaient de même,

Patience, dit-elle, ils se battent aussi.

LE BERGER ET LE ROI

Deux démons à leur gré partagent notre vie,

Et de son patrimoine ont chassé la raison.

Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie.

Si vous me demandez leur état et leur nom,

5J’appelle l’un, Amour ; et l’autre, Ambition.

Cette dernière étend le plus loin son empire ;

Car même elle entre dans l’amour.

Je le ferais bien voir : mais mon but est de dire

Comme un Roi fit venir un Berger à sa Cour.

10Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes.

Ce Roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,

Bien broutant, en bon corps1, rapportant tous les ans,

Grâce aux soins du Berger, de très notables sommes.

Le Berger plut au Roi par ces soins diligents.

15« Tu mérites, dit-il, d’être Pasteur de gens ;

Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes.

Je te fais Juge Souverain. »

Voilà notre Berger la balance à la main.

Quoiqu’il n’eût guère vu d’autres gens qu’un Ermite,

20Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c’est tout,

Il avait du bon sens ; le reste vient ensuite.

Bref il en vint fort bien à bout.

L’Ermite son voisin accourut pour lui dire :

« Veillé-je, et n’est-ce point un songe que je vois ?

25Vous favori ! vous grand ! Défiez-vous des Rois :

Leur faveur est glissante, on s’y trompe ; et le pire,

C’est qu’il en coûte cher ; de pareilles erreurs

Ne produisent jamais que d’illustres malheurs.

Vous ne connaissez pas l’attrait qui vous engage.

30Je vous parle en ami. Craignez tout. » L’autre rit,

Et notre Ermite poursuivit :

« Voyez combien déjà la cour vous rend peu sage.

Je crois voir cet aveugle, à qui dans un voyage

Un serpent engourdi de froid2

35Vint s’offrir sous la main ; il le prit pour un fouet.

Le sien s’était perdu, tombant de sa ceinture.

Il rendait grâce au Ciel de l’heureuse aventure,

Quand un passant cria : « Que tenez-vous, ô Dieux ?

Jetez cet animal traître et pernicieux,

40Ce serpent. — C’est un fouet. — C’est un serpent, vous dis-je.

À me tant tourmenter quel intérêt m’oblige ?

Prétendez-vous garder ce trésor ? — Pourquoi non ?

Mon fouet était usé ; j’en retrouve un fort bon ;

Vous n’en parlez que par envie. »

45L’aveugle enfin ne le crut pas ;

Il en perdit bientôt la vie :

L’animal dégourdi piqua son homme au bras.

Quant à vous, j’ose vous prédire

Qu’il vous arrivera quelque chose de pire.

50— Eh, que me saurait-il arriver que la mort ?

— Mille dégoûts3 viendront », dit le Prophète Ermite.

Il en vint en effet ; l’Ermite n’eut pas tort.

Mainte peste de Cour fit tant, par maint ressort4,

Que la candeur5 du Juge, ainsi que son mérite,

55Furent suspects au Prince. On cabale, on suscite

Accusateurs et gens grevés6 par ses arrêts.

« De nos biens, dirent-ils, il s’est fait un Palais. »

Le Prince voulut voir ces richesses immenses,

Il ne trouva partout que médiocrité7,

60Louanges du désert et de la pauvreté ;

C’étaient là ses magnificences.

« Son fait8, dit-on, consiste en des pierres de prix.

Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures. »

Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris

65Tous les machineurs d’impostures.

Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,

L’habit d’un gardeur de troupeaux,

Petit chapeau, jupon9, panetière10, houlette,

Et je pense aussi sa musette.

70« Doux trésors, ce11 dit-il, chers gages12, qui jamais

N’attirâtes sur vous l’envie et le mensonge,

Je vous reprends : sortons de ces riches Palais

Comme l’on sortirait d’un songe.

Sire, pardonnez-moi cette exclamation.

75J’avais prévu ma chute en montant sur le faîte.

Je m’y suis trop complu ; mais qui n’a dans la tête

Un petit grain d’ambition ? »

SOURCE : PILPAY  D’UN ERMITE QUI QUITTA LES DÉSERTS POUR ALLER VIVRE À LA COUR

(Le Livre des Lumières)

Un Ermite qui avait renoncé aux plaisirs du monde, menait dans une solitude une vie fort austère. Sa vertu fit dans le monde tant de bruit en peu de temps, qu’un nombre infini de personnes l’allait voir tous les jours, les uns par curiosité, et les autres pour le consulter sur diverses choses. Le Roi du pays qui était dévot, et qui aimait les gens de bien, n’eut pas plutôt appris qu’il y avait dans son Royaume un personnage si vertueux, qu’il monta à cheval pour l’aller visiter. Il lui fit un beau présent, et le pria de lui faire quelque exhortation dont il pût profiter. L’Ermite, pour contenter le Roi, lui dit : « Sire, Dieu a deux habitations, l’une périssable, qui est le monde, et l’autre éternelle, qui est le Paradis. Votre Majesté, qui est généreuse, ne doit pas s’attacher aux biens de la terre, mais il faut qu’elle aspire aux trésors éternels, dont la moindre partie vaut mieux que toutes les Principautés de l’Univers. Essayez donc, Sire, de vous rendre possesseur de ces biens éternels. — Par quel moyen les peut-on acquérir », demanda le Roi ? « En assistant les pauvres, répondit l’Ermite, et en secourant les misérables. Tous les Rois qui veulent jouir de ce repos éternel doivent travailler à donner le repos temporel à leurs sujets. »

Le Roi fut si touché de ce discours, qu’il résolut de s’entretenir tous les jours avec ce bon Ermite. Un jour qu’ils étaient ensemble dans l’Ermitage, ils virent venir une foule de gens qui demandaient justice avec des cris effroyables. L’Ermite les fit approcher, les interrogea, et ayant appris leurs différends, les mit tous d’accord sans peine. Le Roi admirant la conduite de cet Ermite, le pria de se trouver quelquefois dans ses Conseils : ce que l’Ermite promit au Roi, croyant pouvoir être utile aux pauvres : il se trouvait donc souvent dans les Assemblées, et le Roi s’arrêtait toujours à son opinion : enfin il se rendit si nécessaire, que rien ne se faisait dans le Royaume que par son avis.

Ainsi l’Ermite voyant que tout le monde lui faisait la Cour, commença d’avoir bonne opinion de soi, et voulut tenir le rang de Premier ministre. Pour cet effet il eut un bel équipage, et une grosse suite : il oublia ses austérités et ses oraisons, et se regardant comme un homme nécessaire à l’État, il avait grand soin de sa personne : il était mollement couché, et ne mangeait que des mets délicats. Le Roi, qui était d’ailleurs assez content de l’Ermite, le laissait vivre à sa fantaisie, et se reposait sur lui du soin des affaires de son Royaume.

Un jour un Ermite ami de celui qui était à la Cour, étant venu voir son Confrère, avec qui souvent il avait passé la nuit en oraison, fut fort étonné de le voir environné d’un grand nombre de domestiques : néanmoins prenant patience, il attendit que la nuit eût obligé tout le monde à se retirer ; alors abordant l’Ermite Courtisan, il lui dit : « Ô mon cher ami, en quel état est-ce que je vous vois ! quel changement ! » L’Ermite Courtisan voulut s’excuser, en disant qu’il était obligé d’avoir un si gros train ; mais son Confrère, qui était homme d’esprit et de jugement, s’écria : « Ces excuses sont dictées par les sens. Je vois bien que les biens et les honneurs vous enchantent. Quel démon vous a détourné de nos prières, et pourquoi oubliant les devoirs d’une vie retirée, préférez-vous le bruit au silence, et le tumulte au repos ? — Ne croyez pas, répondit l’Ermite Courtisan, que les affaires de la Cour m’empêchent de continuer mes pieux exercices. — Vous vous trompez, repartit l’Ermite, de croire que vos prières puissent être exaucées en servant le monde, comme elles l’étaient dans le temps que le Service Divin faisait toute votre occupation. Vous le connaîtrez quelque jour, et vous vous en repentirez. Croyez-moi, brisez ces chaînes d’or qui vous attachent à la Cour, et retournez dans votre solitude : autrement vous éprouverez la cruelle destinée de cet aveugle qui méprisa le conseil de son ami. Je vais vous conter cette aventure. »

 

LES SIX VOYAGES DE JEAN-BAPTISTE TAVERNIER […]

EN TURQUIE, EN PERSE ET AUX INDES

 

Le grand Cha-Abas Ier du nom étant un jour à la chasse dans les montagnes et éloigné de ses gens, trouva un jeune garçon jouant d’une flûte auprès d’un troupeau de chèvres. Le roi lui ayant fait quelques questions, il répondit si à propos à chaque chose sans savoir qui lui parlait, que Cha-Abas surpris de ses réparties fit signe de loin à Imamcouli-Kan, gouverneur de Schiras qui le vint joindre, de ne rien dire qui pût faire connaître au berger que c’était le roi à qui il parlait. Il continua de lui faire d’autres questions, auxquelles le jeune homme répondit toujours d’une manière à donner de plus en plus d’étonnement au roi. Sur cela le roi demandant au Kan ce qu’il jugeait de l’esprit de ce berger ; il lui répondit qu’il croyait que s’il savait lire et écrire il pourrait rendre très bon service à Sa Majesté. Le roi le remit aussitôt entre ses mains avec ordre de le faire instruire, et ce jeune homme qui avait naturellement l’esprit solide, un jugement net et une mémoire heureuse, se perfectionna en si peu de temps, et s’acquitta si bien de plusieurs charges que le Kan lui donna dans sa maison, que sur le rapport qu’il en fit au roi, Sa Majesté l’avança d’abord à la charge de Nazar ou de grand maître de sa maison, et lui fit l’honneur de lui donner le nom de Mahamed-Ali-Beg. Le roi ayant reconnu sa fidélité et sa bonne conduite en toutes choses l’envoya deux fois en ambassade au grand Mogol, et toutes les deux fois il fut très satisfait de sa négociation. Mahamed aimait la justice, et n’était pas d’humeur à se laisser corrompre par des présents, puisqu’il n’en prenait jamais, ce qui est fort rare parmi les mahométans. Cette grande intégrité lui attira pour ennemis tous les grands de la cour, et particulièrement les eunuques et les femmes qui ont à toute heure l’oreille du roi. Mais du vivant de Cha-Abas, il n’y eut personne qui osât ouvrir la bouche contre le Nazar, et il était trop bien et avec justice, dans l’esprit du roi, pour espérer de lui pouvoir rendre de mauvais offices. Cha-Sefi ayant succédé à Cha-Abas son aïeul, comme je dirais ailleurs, et étant fort jeune, les ennemis de Nazar crurent avoir plus beau jeu, et pouvoir plus aisément donner à ce jeune roi des mauvaises impressions de la conduite du grand maître. Les eunuques qui sont toujours auprès de la personne du roi lui dirent beaucoup de choses au désavantage de Mahamed ; mais toutes les fois qu’ils lui en parlèrent le roi ne fit pas semblant de les écouter. Enfin un jour que le roi prenait plaisir à voir quelques sabres et poignards couverts de pierreries, un des eunuques lui dit qu’il fallait faire apporter un sabre qui avait été envoyé à Cha-Abas par le grand seigneur, et qui était tout couvert de diamants et d’autres pierres de prix. Il est vrai que le grand seigneur avait envoyé un riche sabre à Cha-Abas ; mais longtemps avant que Mahamed fût à son service. Cha-Abas l’avait fait rompre, et des pierreries dont il était garni il avait fait un très beau joyau. On chercha donc ce sabre dans le Trésor dont Mahamed avait l’intendance, et ne s’y pouvant trouver, puisqu’il y avait plusieurs années qu’il n’y était plus, le roi se fâcha, parce qu’il se trouvait dans le livre où on enregistre les présents.

Quelques eunuques et autres grands de la cour qui se trouvèrent alors près du roi, prirent leur temps pour lui rendre odieuse la conduite du Nazar, et lui faire une méchante peinture de sa personne. Ils tâchèrent de décrier toutes ses actions, et représentèrent au roi que Mahamed faisant bâtir en son nom plusieurs beaux caravansérails, des ponts et des digues, et pour soi-même une maison magnifique qui méritait que Sa Majesté la vît ; il ne pouvait faire tous ses grands ouvrages sans une notable diminution des deniers publics, dont il serait bon de lui faire rendre compte. Sur cet entretien, Mahamed arrive, et le roi ne le recevant pas comme à l’accoutumée, lui dit quelques fâcheuses paroles sur ce que le sabre ne se trouvait point. Il ajouta qu’il voulait voir si tout ce qui était dans le Trésor se trouvait conforme à ce qui était couché sur le registre, et qu’il lui donnait quinze jours de temps pour mettre le tout en ordre. Mahamed sans s’émouvoir répondit au roi, que s’il plaisait à Sa Majesté elle pouvait venir au Trésor dès le lendemain, ce qu’il obtint, quoique le roi lui eût dit pour la deuxième fois qu’il voulait lui donner quinze jours pour mettre toutes choses en bon état.

Le roi fut donc le lendemain au Trésor où il trouva chaque chose en très bel ordre, ayant déjà été informé de ce qu’était devenu le sabre qu’il demandait. Du Trésor il fut au logis de Mahamed qui lui fit un présent fort médiocre : car c’est la coutume que celui que le roi honore de sa visite fasse un présent à Sa Majesté. Après que le roi eut reçu en arrivant celui du Nazar, il se promena par les salles et les chambres, et fut bien surpris de voir si mal ornées de simples feutres et tapis grossiers, au lieu que dans les maisons des autres seigneurs on ne marche que sur des tapis d’or et de soie. Le roi selon qu’on lui avait dépeint la maison du Nazar s’attendait d’y trouver tout autre chose, et s’étonna de cette grande modération dans une si haute fortune. Au bout d’une galerie il y avait une porte fermée avec trois gros cadenas. Le roi l’avait passée sans y prendre garde, mais au retour le Meter, qui est un eunuque blanc chef de la chambre du roi, lui fit remarquer cette porte avec les gros cadenas, ce qui donna la curiosité au roi de demander à Mahamed ce qu’il y avait là dans ce lieu-là fermé avec tant de soin.

« Sire, lui dit Mahamed, c’est une chambre que je dois tenir bien fermée, parce que tout mon bien est là-dedans. Tout ce que Sa Majesté a vu dans ce logis est à elle, mais ce qui est dans cette chambre est à moi, et je suis assuré qu’elle aura la bonté de ne me l’ôter jamais. » Ce discours augmenta la curiosité que le roi avait de voir ce qui était dans cette chambre, et ayant commandé à Mahamed de l’ouvrir, il fut étrangement surpris de n’y trouver que les quatre murailles, sans autre ornement que la houlette de Mahamed qui reposait sur deux clous, sa besace où il mettait son manger, son outre qu’il remplissait d’eau, sa flûte et son habit de berger, chacune de ces pièces pendant à un clou contre la muraille. Le Nazar ne voulant pas laisser longtemps le roi dans l’étonnement et le silence où il était à la vue de cette chambre ; « Sire, lui dit-il, quand le roi Cha-Abas m’a trouvé dans la montagne gardant mon troupeau de chèvres, voilà tout ce que j’avais alors, il ne m’en a rien ôté ; ne me l’ôtez pas aussi, mais laissez-moi le reprendre, et que je m’en aille faire mon premier métier, ce que je recevrai de Votre Majesté comme une très grande grâce. » Le roi touché d’une si haute vertu, se fit ôter ses habits à l’heure même et les donna au Nazar, ce qui est le plus grand honneur que les rois de Perse puissent faire à un sujet ; et on lui en apporta d’autres avec lesquels il retourna au Palais. Mahamed continua d’exercer sa charge dans laquelle il est mort glorieusement, et ses ennemis n’ont eu que la honte et le chagrin d’avoir si mal réussi dans l’injuste complot qu’ils avaient fait pour sa perte.

LES POISSONS ET LE BERGER QUI JOUE DE LA FLÛTE

30Ô vous Pasteurs d’humains et non pas de brebis :

Rois qui croyez gagner par raisons les esprits

D’une multitude étrangère,

Ce n’est jamais par là que l’on en vient à bout :

Il y faut une autre manière,

35Servez-vous de vos rets, la puissance fait tout.

SOURCE : ÉSOPE  LE PÊCHEUR QUI JOUE DE LA FLÛTE

Un pêcheur, habile à jouer de la flûte, prenant avec lui ses flûtes et ses filets, se rendit à la mer, et, se postant sur un rocher en saillie, il se mit d’abord à jouer, pensant que les poissons, attirés par la douceur de ses accords allaient d’eux-mêmes sauter hors de l’eau pour venir à lui. Mais comme, en dépit de longs efforts, il n’en était pas plus avancé, il mit de côté ses flûtes, prit son épervier, et, le jetant à l’eau, attrapa beaucoup de poissons. Il les sortit du filet et les jeta sur le rivage ; et, comme il les voyait frétiller, il s’écria : « Maudites bêtes, quand je jouais de la flûte, vous ne dansiez pas ; à présent que j’ai fini, vous vous mettez en branle. »

Cette fable s’applique à ceux qui agissent à contretemps.

LES DEUX PERROQUETS, LE ROI,
ET SON
 FILS

Deux Perroquets, l’un père et l’autre fils,

Du rôt1 d’un Roi faisaient leur ordinaire.

Deux demi-dieux2, l’un fils et l’autre père,

De ces oiseaux faisaient leurs favoris.

5L’âge liait une amitié sincère

Entre ces gens : les deux pères s’aimaient ;

Les deux enfants, malgré leur cœur frivole,

L’un avec l’autre aussi s’accoutumaient,

Nourris ensemble3, et compagnons d’école.

10C’était beaucoup d’honneur au jeune Perroquet ;

Car l’enfant était Prince et son père Monarque.

Par le tempérament que lui donna la Parque4,

Il aimait les oiseaux. Un Moineau fort coquet,

Et le plus amoureux de toute la Province,

15Faisait aussi sa part des délices du Prince.

Ces deux rivaux un jour ensemble se jouants,

Comme il arrive aux jeunes gens,

Le jeu devint une querelle.

Le passereau, peu circonspec5,

20S’attira de tels coups de bec,

Que demi-mort et traînant l’aile,

On crut qu’il n’en pourrait guérir.

Le Prince indigné fit mourir

Son Perroquet. Le bruit en vint au père.

25L’infortuné vieillard crie et se désespère.

Le tout en vain ; ses cris sont superflus :

L’oiseau parleur est déjà dans la barque6 ;

Pour dire mieux, l’oiseau ne parlant plus

Fait qu’en fureur sur le fils du Monarque

30Son père s’en va fondre, et lui crève les yeux.

Il se sauve aussitôt, et choisit pour asile

Le haut d’un Pin. Là dans le sein des Dieux7

Il goûte sa vengeance en lieu sûr et tranquille.

Le Roi lui-même y court, et dit pour l’attirer :

35« Ami, reviens chez moi : que nous sert de pleurer ?

Haine, vengeance et deuil, laissons tout à la porte.

Je suis contraint de déclarer,

Encor que ma douleur soit forte,

Que le tort vient de nous : mon fils fut l’agresseur.

40Mon fils ! non ; c’est le sort qui du coup est l’auteur.

La Parque avait écrit de tout temps en son livre8

Que l’un de nos enfants devait cesser de vivre,

L’autre de voir, par ce malheur.

Consolons-nous tous deux, et reviens dans ta cage. »

45Le Perroquet dit : « Sire Roi,

Crois-tu qu’après un tel outrage

Je me doive fier à toi ?

Tu m’allègues le sort ; prétends-tu par ta foi9

Me leurrer de l’appât d’un profane langage10 ?

50Mais que la providence ou bien que le destin

Règle les affaires du monde,

Il est écrit là-haut qu’au faîte de ce pin

Ou dans quelque Forêt profonde

J’achèverai mes jours loin du fatal objet11

55Qui doit t’être un juste sujet

De haine et de fureur. Je sais que la vengeance

Est un morceau de Roi, car vous vivez en Dieux12.

Tu veux oublier cette offense :

Je le crois : cependant il me faut pour le mieux

60Éviter ta main et tes yeux.

Sire Roi mon ami, va-t’en, tu perds ta peine,

Ne me parle point de retour :

L’absence est aussi bien un remède à la haine

Qu’un appareil13 contre l’amour. »

SOURCE : POUSSINES  PARABOLE IX

(Exemples de la sagesse des anciens Indiens)

Un jour, le roi Abessalom était exempt de ses préoccupations majeures. Le Gymnosophiste, son ami, était lui aussi libre de toute affaire. Comme il venait à la rencontre du roi, celui-ci l’interrogea sur la manière dont il faut que chacun se méfie de celui qui, frappé par une grande offense, offre la réconciliation. Il répondit à peu près de la sorte :

I. Un roi possédait un perroquet qui n’était pas moins beau par son apparence et la variété bigarrée de ses plumes que disert par sa voix et, ce qui est le plus important, prudent, comme peu de gens, par sa sensibilité et ses usages. Régulièrement, le roi le regardait en train de nourrir son petit, avec le prince, son fils, qui venait de quitter l’enfance et, pour le charmer, il le nourrit avec lui. Aussi leur familiarité fut aiguisée jusqu’à un certain point de convivialité et jusqu’aux nécessités d’une amitié presque humaine. Car de même que l’enfant semblait s’amuser outre mesure des deux perroquets, de même il était très cher pour l’un et l’autre de ceux-là, de sorte que, jamais, le plus âgé, revenant des riantes forêts vers lesquelles il volait chaque jour, ne rapportait de doux fruits à son petit sans en garder une partie – je dirais la meilleure – pour l’enfant royal. Ceci dura quelques années, et, déjà, le petit du perroquet avait atteint l’âge adulte et le fils du roi était parvenu à la puberté, quand, un jour, il arriva qu’un autre oiseau qui faisait les délices de l’enfant royal se chamailla avec le jeune perroquet dont il reçut une douloureuse correction. Voyant cela, le jeune prince voulut venger son oiseau bien-aimé et tua le petit perroquet. Le vieux perroquet survécut aux faits et à l’attaque de son petit. De loin, affligé, l’aile basse, il vit l’enfant royal égorger son fils. Il ressentit alors en son cœur paternel une douleur immense, encore amplifiée par l’horreur du spectacle. Il dit dans sa colère et sa rage : « Ô comportement intolérable des rois, droit des hommes et des dieux, devoir, foi, engagement de l’amitié subordonné à sa fortune, et dignité des chefs ! Ô très malheureux sort des ministres de ces lieux dont les sueurs et l’obéissance chargée de peines sont gratifiées par la négligence, généralement, le mépris, et, souvent aussi, par la mort ! Pensant que tout leur est dû par tous, ils ne se jugent pas dignes de devoir ni de songer devoir quelque chose à quelqu’un, et ils ne souffrent pas qu’on le dise. Ils mesurent tout avec leur passion ; ils jugent tout d’après leurs propres habitudes et intérêts. Ils ne regardent qu’eux seuls, ne plaisent qu’à eux seuls. Ils pensent qu’il est juste de ne posséder que leur propre raison et celle de leurs délices. À supposer que tu attendes, de leur part, la reconnaissance pour tes mérites, la miséricorde pour ton infortune, eux qui jamais n’ont appris que le pardon est complaisant pour l’erreur et le délai pour le supplice, une servitude de nombreuses années et des ministères très laborieux sont effacés, à leurs propres yeux, par un seul moment d’une petite offense négligeable. »

II. Chemin faisant, se plaignant de la sorte, il s’approchait de plus près, mais, quand il fut tout près et contempla de ses yeux l’affreux spectacle de la très chère tête ensanglantée, jetée à terre et cruellement écrasée par le vengeur en colère, il s’enflamma de fureur. Aussi s’envola-t-il vers l’enfant royal et, de son bec et de ses serres, il lui creva les yeux, disant : « Reçois ce dont tu es digne, sauvage, sans pitié, toi le plus ingrat : tu n’auras pas souillé impunément de ton infâme cruauté une entente si longue, les obligations d’une hospitalité amicale, les droits très doux d’une tendre inclination. » Après cela, conscient de son acte audacieux, il se posa au sommet d’un arbre du parc royal, jouissant, de là, de la cour en émoi, accourant vers le très dur malheur du prince. Le roi, hors d’haleine, accourut parmi les lamentations des pédagogues et les trépignements des gardes qui, en vain, s’agitaient. Il embrassa son fils, et tâcha vainement de laver de ses larmes le sang noir de son enfant. Il se dirigea vers la fenêtre et, de là, faisant semblant de promettre le pardon de son crime à l’auteur, qui était bien en vue, il commença à l’exhorter à revenir vers lui. Mais le perroquet était décidé à fuir cet endroit le plus loin possible et, quand il eut insulté ses ennemis affligés depuis sa cachette sûre jusqu’à combler son cœur d’une sauvage satiété, il dit : « Reconnais, Roi, la juste force de Némésis vengeresse, dont tu as un exemple dans ta maison, sur un visage qui t’est familier : elle ne laisse aucun sacrilège impuni ; elle ne craint personne, ne redoute les ressources d’aucun, et n’est pas même effrayée par votre arrogante majesté, à vous les rois orgueilleux ; fasse le ciel qu’elle ne rende pas les supplices égaux aux crimes nés, également, dans la pourpre. Tôt ou tard, elle rend ses actions à chacun. Et une très bonne condition est le propre de ceux dont elle se venge vite et dont fait partie ton fils accablé dans sa flagrante perfidie. Elle augmente les punitions d’un délai et unit, par l’intensité des supplices, le sort prévu pour une faute longtemps tolérée, si bien que ceux que la vie a renvoyés sans expiation, elle leur inflige d’éternels tourments d’une manière nullement misérable. » La philosophie déplacée du perroquet était un croc dans la plaie du roi brûlant de douleur. À cause de celle-ci, comme par dérision pour lui-même, bien qu’il en fût plus violemment indigné, il réprima pourtant les marques de sa fureur incandescente et bouillonnante, et mimant la modération par laquelle il pourrait tromper l’ennemi, il répondit le visage calmé autant qu’il le put : « Toi, oui, tu me parles sans détour, je l’avoue, et tu dis vrai. Et, par là-même, tu augmentes mon désir de te voir revenir pour que je ne manque pas d’un directeur de conscience si sage. C’est pourquoi, je t’en prie, ne nous abandonne pas nous qui sommes prêts à corriger notre passé, aussi longtemps qu’il nous sera permis. Et ne pense pas qu’il te faille craindre que nous, qui, en un grand châtiment, te lavons de ton offense, nous osions rien commettre contre toi : ce serait un acte que Némésis, comme tu le prédis, vengerait, lançant contre nous un emportement plus grand. » À cela, le perroquet répondit : « Je ne le ferai pas, car, comme les gens prudents nous l’enseignent, toujours, celui qui a commis un dommage, doit se défier de son adversaire qui se souvient du préjudice reçu. Il doit d’autant plus éviter de le rencontrer que celui-là l’a invité avec plus d’insistance. J’ai entendu dire par des auteurs remarquables que le sage doit avoir ses géniteurs pour amis, ses frères pour compagnons de voyages, son épouse pour compagne de couche, ses fils pour des secrétaires devant transmettre la mémoire de leur père à ses descendants ; il doit considérer ses filles comme des adversaires lors d’un différend, les gens de sa famille comme des usuriers cherchant à obtenir leur dû avec violence et lui-même comme un solitaire que la nécessité a délié de toute affection. Moi, obéissant à ces préceptes, j’ai décidé de me retirer dans la solitude. »

III. Le roi objecta : « Si tu avais sollicité le début d’une rixe et d’un tort, c’est à bon droit, que tu devrais craindre de nous faire confiance. Maintenant que l’origine et la faute du dommage qui est arrivé – j’en souffre, et fais pénitence, je l’avoue – sont devenues nôtres, quel est l’obstacle qui fait que tu crois cela, alors que nous t’invitons ? » À ceci, le perroquet répondit : « La mémoire des torts reçus fixe dans les cœurs de profondes blessures et la langue n’exprime pas toujours les vraies pensées de l’esprit : de la sorte, tes paroles, chez moi, n’ont pas de bonne foi. » Le roi riposta à ceci : « Tu as tort à mon sujet, Perroquet, toi qui sais que l’homme sage déploie toute son énergie à chasser du fond de son cœur le souvenir du préjudice reçu. » Le perroquet lui opposa : « Oui, tout à fait, c’est comme tu dis, Roi, et je voudrais, dans ton intérêt, que tu tentes, selon l’invitation du sage, de chasser de ton esprit l’image du dommage que tu as souffert. Du reste, je me demande si tu mèneras à bien ce que tu essaies, et je crains, non sans raison, que tu ne le puisses pas. C’est pourquoi, permets-moi de réfléchir à ce dilemme. Nombreux sont morts, qui ont accordé trop facilement leur confiance à la modération d’autrui : tandis qu’ils en estiment d’autres, ayant souffert – ce qui arrive souvent aux éléphants indomptés –, ils sont livrés à la servitude de l’homme par ceux qui, domestiqués, les attirent dans un piège, alors qu’ils croient reconnaître leurs semblables. » Le roi rétorqua : « L’homme honnête et de nature libérale ne déprécie pas ses habitudes et ne viole pas les droits de l’amitié, pas plus qu’il ne trompe la confiance une fois accordée. Ces vices sont le propre des natures abjectes. » Le perroquet répondit : « La mémoire d’un préjudice reçu provoque des mouvements violents dans le cœur de quiconque ; ils sont de loin les plus violents dans l’esprit des rois. Car ceux-ci ont l’habitude de compter parmi les plus graves des maux le fait de vivre sans être vengés. Ils sont très avides de cette gloire, eux qui en placent, pour ainsi dire, la plus grande part dans la vengeance. Tu me pardonneras donc, si je pense qu’il n’est pas sûr pour moi d’approcher des charbons ardents de la colère, vive encore dans ton cœur, la matière – d’un usage imprudent – de l’amitié auparavant contractée avec toi. En effet, ni de vaines prières, ni mes supplications tardives n’écarteraient de moi l’incendie dont tu me consumerais. Si tu ignores les meilleurs remèdes pour soigner l’injustice d’un auteur, je désire te les montrer en m’écartant de toi : les blessures de ce genre ne peuvent accompagner et assurer la cicatrisation aux yeux de celui qui les a commises. Et, quoi qu’il en soit à ton propos, je ne me fais aucun doute sur la manière dont je dois agir dans mon intérêt. Même si tu te montrais, à l’avenir, aussi modéré que tu le veuilles, pour me persuader, moi, cependant, je vivrais avec toi dans la crainte. Bien sûr, ignorant ton état d’esprit, et quel qu’il soit, même s’il était comme je le voulais, à bon droit, je craindrais qu’il ne changeât. Renonce donc à m’inviter à vivre à tes côtés : à coup sûr, mes soupçons me rendraient anxieux et, dès lors, très insupportable. Il n’y a aucun intérêt à un rapprochement entre toi et moi. Je ne puis prendre de meilleure décision que de fuir et de m’éloigner de vous très loin. Donc, à tout jamais, adieu et porte-toi bien ! »

IV. « Attends encore un tout petit peu, dit le roi, et songe qu’aucune part de mon malheur ne peut t’être reprochée ou, à ce titre, incriminée. Car je sais que tout arrive par une nécessité du destin. Inévitablement, ceux qui agissent, sont emportés par l’effet des décrets éternels vers l’un ou l’autre de ces maux que nous voyons se produire. Quelle disposition mortelle pourrait lutter contre le lien très robuste d’une chaîne en acier ? Aucun grief n’est à retenir ni contre toi ni contre mon fils. Tous deux, vous avez été les ministres involontaires des destins, parce qu’ils avaient arrêté les conséquences bien avant. Oui, dans les tables d’airain des Parques, étaient gravés depuis l’éternité la mort et l’assassinat de ton fils, et la cécité du mien. Pardonnons-nous mutuellement nos crimes. Viens et ne crains rien. Nous serons amis comme avant. » À cela, le perroquet répondit : « Tu répands une philosophie horrible et que je ne puis croire. Moi, je donne mon assentiment à des maîtres qui sont bien meilleurs : notre libre arbitre est supérieur au destin ; le sort de la vie est placé dans les mains de chacun de sorte que le bonheur et la misère doivent être considérés comme les fruits du mouvement volontaire de ceux qui délibèrent en eux-mêmes. Mais à supposer que j’admette ce dont tu discutes, j’avoue que nombreux sont ceux qui partagent cet avis. Par ailleurs, si j’ai craint qu’il n’ait été fixé dans cette suite de fatalités que tu me sois parjure, je ne me risquerai pas à essayer de coopérer à ma perte en te donnant l’opportunité de la causer. À force de voiles et de rames, je me lancerais plutôt, tête baissée, dans les aventures les plus diverses ; et, interprétant la providence éternelle en ma faveur, je pense être à l’abri de sa loi fatale, de manière à, sain et sauf, dans des lieux très éloignés de ton pouvoir, mener une vie sans souci. Pourtant, quant à moi – car je ne me départirai pas d’une doctrine plus vraie de la vérité –, je n’espère et ne crains rien de la part des destins. Ce qui m’empêche de me confier à toi, c’est ta haine pour moi, haine qui, je le suspecte, brûle, très grande, en ton cœur. Ou plutôt, j’entrevois, d’après la cause d’une telle haine, le souvenir, vigoureux en toi, du dommage que je t’ai porté. Et l’aiguillon qui me pousse loin de toi, ne vit pas plus reculé dans mon cœur : je me rappelle mon fils tué par le tien dans ta maison. Ma conscience me dicte ce jugement à ton propos et je le pense assurément : nous devons nous débarrasser l’un de l’autre pour pouvoir mener notre vie. »

V. À cela répondit le roi : « Ce que tu avoues à ton sujet et penses au mien, est honnête pour l’un et l’autre. Il est dans le pouvoir des gens de bien et des sages d’avoir des désirs et de ne pas obéir aux affections quand elles poussent à quelque chose qui n’est pas en accord avec la raison. Donc, moi et toi, nous pourrons nous aimer malgré le souvenir de nos malheurs. — Cette expérience, répondit le perroquet, aura été triviale, car grande est la force des émois puisque la présence de l’objet incite l’individu à s’enflammer : elle arrache le frein de la raison dans le bouillonnement de la fureur. Et si en s’appuyant sur une grande force, on peut modérer, en une telle circonstance, la colère et la haine, on ressentira, pourtant, un malaise extrême : dans le conflit si véhément des affections, on ne pourra jouir avec discernement, ni de la paix, ni de la tranquillité de l’âme ; en effet, celui qui, blessé au pied, court cependant, souffre d’une très grande douleur, et celui dont les yeux suppurent et qui présente au vent ses paupières ouvertes, même s’il ne le veut pas et qu’il fait tout pour l’éviter, aura la vue trouble, à coup sûr, quand ses yeux seront pleins de poussière. De la même manière, pourtant, dans son cœur, la sensation bien vivante d’un malaise pesant, même si on tente de commander à son âme, on met de l’huile sur le feu quand on voit l’auteur de son chagrin ; on allume, alors, un plus grand incendie que celui qu’on devait éteindre. C’est pourquoi, il ne reste qu’une seule manière de vivre dans la piété et le bonheur malgré de tels maux : écarter de son regard les traces de ses malheurs et chercher le salut dans la solitude. Pour atteindre celui-ci, je suis emporté par tout un assaut de passion, alors qu’à ce conseil nous engagent les avertissements de philosophes que je me souviens avoir entendu professer : on parvient à une illustre gloire par cinq concepts. Ce sont l’innocence, la science, la fuite des soupçons adverses, la douceur du caractère qui ne rabaisse à rien qui ne soit honorable, et, enfin, l’accomplissement de grandes œuvres. Puisque la solitude permet d’accéder à la faculté d’exercer ces honneurs, elle en soustrait les obstacles. Rien ne doit sembler préférable à elle aux yeux du sage, qui pourrait difficilement acquérir ou conserver ce nom, si, craignant pour lui-même, et évitant les occasions de perdre sa vie, il ne se retire pas loin de sa famille, de ses enfants, de ses richesses, de sa patrie même. De toute façon, il pourra changer, contre des choses équivalentes, sa patrie, ses enfants, ses ressources. En compensation, il trouvera, un jour, l’élan de son âme. J’ajouterai, aussi, une autre parole des sages : l’argent qu’on ne dépense pas, est très mauvais, très mauvaise la femme pour qui son mari est objet de haine, très mauvais le fils rebelle envers ses parents, très mauvais le roi qui simule l’innocence, très mauvais l’ami perfide, très mauvaise la cité qui gonfle sous les préparatifs des séditions et dont les citoyens doivent vivre dans l’angoisse et la crainte d’une fin pour les heures qui viennent. De la même manière, moi, je serais anxieux de toujours rester à tes côtés. » Et, ceci dit, il s’envola, laissant pour tous un exemple profitable et le conseil très avisé de ne jamais se fier à qui on a fait du mal.

SOURCE : POUSSINES  PARABOLE XIII

(Exemples de la sagesse des anciens Indiens)

Alors, le roi dit : « J’ai écouté cette parabole avec attention et je comprends quels principes elle pose. Explique-moi, maintenant, comment il se fait que l’homme qui n’a jamais essuyé, lui-même, aucun dommage se livre aisément à l’oubli et n’a guère cure des calamités qui lui sont étrangères, mais que, dès qu’il a fait l’expérience des maux, les malheurs d’autres personnes lui tiennent lieu d’avertissements et de preuves l’engageant à prendre garde. » À cela, reprenant son discours, le Gymnosophiste répondit de cette manière : « Assurément, celui qui ne songe pas qu’il y a un juste retour de tous les actes, et que, selon un ordre immuable, arrivera, un jour, pour tout un chacun, une vengeance égale au préjudice, celui-là, c’est sûr, qu’il éprouve la très grande différence au jour ultime où une équitable redistribution sera rendue à chacun selon sa vie. Dans cet esprit, il tombera dans des malheurs irréparables, et, surtout, s’il ne corrige pas sa vie à temps, il souffrira le martyre malgré une pénitence aussi tardive qu’inutile. Pourtant, parfois, ils pourraient se corriger par l’expérience de maux de ce genre et plus proches d’eux. Et si un jour, ils éprouvent des dommages amenés par d’autres, ce n’est qu’alors qu’ils commencent à comprendre qu’ils doivent se préserver de tourmenter d’aucuns en leur portant préjudice. Voyons ce qui est arrivé à une lionne… En effet, l’on raconte qu’une lionne avait deux petits. Comme elle partait à la chasse, elle les déposa en un lieu de la forêt qu’elle pensait sûr. Là, pourtant, un chasseur les trouva, les tua, et, après leur avoir retiré la peau à l’un et l’autre, il les abandonna écorchés et misérablement lacérés. La lionne revint. Elle vit sa très chère progéniture morte et décharnée, et fut affligée d’une douleur indicible. Elle ne parvenait pas à mettre un terme à ses pleurs et ses lamentations. Aussi, l’ourse, sa voisine, au son de ses cris et de ses plaintes, accourut pour consoler son amie. Donc, elle dit en arrivant : « Quel est ce si grand chagrin qui t’afflige ? Allons, de quoi te plains-tu ? Quel mal t’a touchée malgré toi ? » L’autre dit alors : « Comment, en effet, ne pas pleurer, ne pas hurler, ne pas me plaindre, moi qui ai perdu mes deux petits ? Je les avais laissés, cachés dans les roseaux. Mais un chasseur les a trouvés, et – malheur à moi ! – les a tués. Il a emporté leurs peaux et s’en est allé abandonnant leurs chairs mises à nu. »

L’ourse lui dit : « Pourtant, mon amie, il te faut endurer maintenant ton malheur avec d’autant plus de constance que tu t’en sais responsable. Tu souffres des maux identiques à ceux que tu as provoqués. Et pour cette raison, je pense que tu dois relativiser ton chagrin : songe au nombre de mères que tu as privées de leurs enfants, et réalise que c’est un juste deuil qui t’afflige en retour : c’est à ton tour de souffrir et de peiner. Tu souffres des maux courants, justes, éternels. Ménage un bon accueil à ta punition, qu’elle vienne tôt ou tard, partout et toujours : qu’il écoute ses paroles celui qui a mal parlé ; qu’il endure ses maux, celui qui les a provoqués ; qu’il récolte ce qu’il a semé ; et qu’il reçoive, pour lui-même, une mesure égale à celle qui aura échu à d’autres ; enfin, le piège, le lacet, le traquenard, quels qu’ils soient, s’il les a préparés au préjudice d’autrui, qu’il soit entouré, un jour ou l’autre, par de semblables embûches. »

À ces paroles, la lionne, vaincue, répondit : « Tu m’ouvres les yeux à juste titre. — Mais alors, demanda l’ourse, dis-moi, s’il te plaît, combien tu comptes d’années ? — Beaucoup, assurément, dit la lionne ! » Et l’ourse de dire : « Si ceci également n’est pas important, rappelle-toi de quoi tu t’es nourrie pendant si longtemps, ce que d’habitude, tu as mangé durant de si nombreuses années. — Bien sûr, dit-elle, tu sais que j’ai l’habitude de manger la chair des animaux. — Oui, dit l’ourse ; en retour, je te demande ceci : qui te fournissait ces viandes ? — Je chassais, dit la lionne, chaque jour dans la montagne et je dévorais les bêtes que je pouvais attraper. — Maintenant, reprit l’ourse, te semble-t-il que les animaux si nombreux que tu as dévorés n’aient pas eu de parents ? — Ils en ont eu, c’est sûr, dit la lionne. » Sur ce l’ourse lui demanda : « Comment se fait-il alors que nous n’entendions les cris d’aucun père, d’aucune mère parmi les si nombreux petits que tu as dévorés ? Si, donc, ils pleuraient en silence, de toute façon, la plupart ne méritaient pas leur malheur en de semblables crimes : vois, dès lors, s’il n’est pas juste que toi tu supportes avec un peu plus de patience ce que tu as mérité et que des gens, qui n’en sont pas moins indignes, puissent profiter des exemples que tu as donnés et du préjudice qui, pour une fois, s’est retourné contre toi. Bien plus, à mon avis, si tu veux dire la vérité, tu reconnaîtras qu’à l’avenir, il ne te sera nullement aussi facile de causer du tort à d’autres, si tu tiens pour certain qu’il t’arrivera, dès lors, d’avoir à souffrir, toi aussi, un jour, de maux semblables. » Ayant écouté ceci, la lionne, repensa chez elle qu’elle avait été la cause de sa propre infortune ; elle entreprit une pénitence sévère pour sa vie passée ; certaine de se racheter, elle s’abstint, ensuite, de manger de la viande, supportant de ne vivre que de fruits. Sur ce, le Gymnosophiste, résumant sa pensée, ajouta : « Retiens ceci, très grand roi : celui qui est tourmenté par la douleur d’un préjudice, dès qu’il aura réalisé qu’il souffre, parce qu’il a péché semblablement à l’égard d’autrui, celui-là, souffrira moins de son malheur, et sera terrorisé, à l’avenir, à l’idée de faire violence à d’autres : tôt ou tard, l’offense se retourne contre son auteur… »

LES DEUX AVENTURIERS ET LE TALISMAN

Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.

Je n’en veux pour témoin qu’Hercule et ses travaux.

Ce dieu n’a guère de rivaux :

J’en vois peu dans la Fable, encor moins dans l’Histoire.

5En voici pourtant un que de vieux Talismans

Firent chercher fortune au pays des Romans1.

Il voyageait de compagnie.

Son camarade et lui trouvèrent un poteau,

Ayant au haut cet écriteau2 :

10« Seigneur Aventurier3, s’il te prend quelque envie

De voir ce que n’a vu nul Chevalier errant,

Tu n’as qu’à passer ce torrent,

Puis, prenant dans tes bras un Éléphant de pierre,

Que tu verras couché par terre,

15Le porter d’une haleine au sommet de ce mont

Qui menace les Cieux de son superbe front. »

L’un des deux chevaliers saigna du nez4. « Si l’onde

Est rapide autant que profonde,

Dit-il, et supposé qu’on la puisse passer,

20Pourquoi de l’Éléphant s’aller embarrasser ?

Quelle ridicule entreprise !

Le sage l’aura fait par tel art et de guise5

Qu’on le pourra porter peut-être quatre pas :

Mais jusqu’au haut du mont, d’une haleine ? il n’est pas

25Au pouvoir d’un mortel, à moins que la figure6

Ne soit d’un Éléphant nain, pygmée, avorton,

Propre à mettre au bout d’un bâton :

Auquel cas, où l’honneur d’une telle aventure ?

On nous veut attraper dedans cette écriture :

30Ce sera quelque énigme à tromper un enfant.

C’est pourquoi je vous laisse avec votre Éléphant. »

Le raisonneur parti, l’aventureux se lance,

Les yeux clos, à travers cette eau.

Ni profondeur ni violence

35Ne purent l’arrêter, et selon l’écriteau

Il vit son Éléphant couché sur l’autre rive.

Il le prend, il l’emporte, au haut du mont arrive,

Rencontre une esplanade, et puis une cité.

Un cri par l’Éléphant est aussitôt jeté :

40Le peuple aussitôt sort en armes.

Tout autre Aventurier au bruit de ces alarmes

Aurait fui. Celui-ci loin de tourner le dos

Veut vendre au moins sa vie, et mourir en Héros.

Il fut tout étonné d’ouïr cette cohorte

45Le proclamer Monarque au lieu de son Roi mort.

Il ne se fit prier que de la bonne sorte7,

Encor que le fardeau fût, dit-il, un peu fort.

Sixte8 en disait autant quand on le fit saint Père.

(Serait-ce bien une misère

50Que d’être Pape ou d’être Roi ?)

On reconnut bientôt son peu de bonne foi.

Fortune aveugle suit aveugle hardiesse.

Le sage quelquefois fait bien d’exécuter,

Avant que de donner le temps à la sagesse

55D’envisager le fait, et sans la consulter.

SOURCE : PILPAY  DE DEUX VOYAGEURS,
ET D’UN
LION DE PIERRE BLANCHE

(Le Livre des Lumières)

Il y eut autrefois deux amis qui résolurent de ne se point quitter : ils voyageaient ensemble, lorsqu’ils rencontrèrent une fort belle fontaine au pied d’une montagne : le lieu leur parut trop agréable pour ne s’y reposer pas. Après s’être délassés, ils se mirent à considérer tout ce qu’il y avait de plus beau aux environs. Ils jetèrent par hasard la vue sur une pierre blanche, où ils remarquèrent une écriture en lettres d’azur, qui contenait ces paroles :

Voyageurs, nous vous avons préparé un excellent festin pour votre bienvenue ; mais il faut vous jeter hardiment dans cette fontaine, et passer de l’autre côté, où vous rencontrerez un Lion de pierre blanche, que vous prendrez sur vos épaules, et porterez tout d’une course au haut de cette montagne, sans craindre les bêtes féroces qui vous aborderont, ni les épines qui vous piqueront ; parce qu’aussitôt que vous serez sur la cime, vous posséderez un parfait bonheur. Si on ne marche, on n’arrive point au gîte ; et si on ne travaille, on n’a jamais ce qu’on désire.

Ganem, c’était le nom de l’un des deux, dit à l’autre qui s’appelait Salem : « Frère, voici un moyen de terminer nos courses et nos peines ; prenons courage, et voyons si ce que contient ce Talisman, est faux, ou véritable. » Salem répondit : « Cher ami, il n’est pas d’un homme d’esprit d’ajouter foi à une simple écriture, et sous prétexte d’un grand gain, de s’aller jeter dans un péril évident. — Ami, dit Ganem, ceux qui ont parfois peu de courage méprisent les dangers pour se rendre heureux : on ne saurait cueillir la rose sans être piqué des épines ! — Mais, répliqua Salem, il faut entreprendre les choses de manière, que comme on en sait le commencement, on en sache aussi la fin : et non pas se précipiter dans cette fontaine qui paraît être un abîme, et d’où il me semble qu’il ne sera pas aisé de sortir. Un homme raisonnable ne remue jamais un de ses pieds que l’autre ne soit assuré : peut-être que cette écriture est faite à plaisir, et quand elle ne le serait pas, peut-être que lorsque vous aurez passé ce petit lac, ce Lion de pierre se trouvera si pesant, que vous ne le pourrez porter d’une course au haut de la montagne. Mais supposons que tout cela vous soit aisé ; quand vous aurez tout fait de votre côté, vous n’en savez pas la fin. Pour moi, je ne veux pas partager avec vous les périls de cette entreprise, et je tâcherai même de vous en détourner. — Les discours des hommes, repartit Ganem, ne me feront pas changer de dessein ; et si vous ne voulez pas me suivre, ami, du moins prenez plaisir à me regarder. » Salem le voyant dans cette résolution, s’écria : « Cher ami, vous ne voulez pas me croire, je n’ai pas la force d’être témoin de votre perte » ; et aussitôt il se mit à continuer son chemin. Ganem cependant vient au bord de la fontaine, s’y plonge résolu de périr, ou de rapporter quelque belle perle. Il trouva que c’était un abîme ; mais ne perdant pas courage à force de nager il arriva à bord. Il prit un peu haleine : après cela venant au Lion de pierre, il le leva de toute sa force, et d’une course le porta sur le sommet de la montagne. De là il aperçut une fort belle Ville bien située ; mais pendant qu’il la considérait, il sortit du Lion de pierre un bruit si effroyable, que la montagne et les lieux d’alentour en tremblèrent. Ce cri n’eut pas plutôt frappé l’oreille des Citoyens de cette Ville, qu’ils vinrent tous où était Ganem, qui ne fut pas peu étonné de les voir. Ils s’approchèrent de lui, et quelques-uns des plus apparents l’abordèrent avec de grandes révérences ; et après lui avoir donné beaucoup de louanges, ils le mirent sur un fort beau cheval richement paré : ils le menèrent ensuite à la Ville, où ils le lavèrent avec de l’eau rose, lui firent prendre des habits Royaux, et le proclamèrent Roi de tout le pays. Il demanda le sujet de son élection, on lui dit que les Doctes du pays avaient fait un Talisman dans la Fontaine qu’il avait passée, et sur le Lion qu’il avait porté au haut de la montagne ; de sorte que quand leur Roi était mort, et que quelqu’un osait s’exposer au hasard qu’il avait couru, aussitôt le Lion faisait un cri, au bruit duquel les habitants l’allaient chercher pour l’élever sur le trône. Il y a longtemps, poursuivirent-ils que cette coutume dure ; et puisque le sort est tombé sur Votre Majesté, régnez absolument. Ganem alors fut bien aise de voir ses peines si bien récompensées.

Je vous ai raconté cette Fable pour vous apprendre qu’on ne peut goûter les plaisirs sans peine.

[LES LAPINS]
DISCOURS À MONSIEUR LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD

Je me suis souvent dit, voyant de quelle sorte

L’homme agit et qu’il se comporte

En mille occasions comme les animaux :

Le Roi de ces gens-là n’a pas moins de défauts

5Que ses sujets, et la nature

A mis dans chaque créature

Quelque grain d’une masse où puisent les esprits :

J’entends les esprits corps, et pétris de matière1.

Je vais prouver ce que je dis.

10À l’heure de l’affût, soit lorsque la lumière

Précipite ses traits dans l’humide séjour ;

Soit lorsque le Soleil rentre dans sa carrière,

Et que n’étant plus nuit il n’est pas encor jour,

Au bord de quelque bois sur un arbre je grimpe ;

15Et nouveau Jupiter du haut de cet olympe,

Je foudroie à discrétion

Un lapin qui n’y pensait guère.

Je vois fuir aussitôt toute la nation

Des lapins qui sur la Bruyère,

20L’œil éveillé, l’oreille au guet,

S’égayaient et de thym parfumaient leur banquet.

Le bruit du coup fait que la bande

S’en va chercher sa sûreté

Dans la souterraine cité :

25Mais le danger s’oublie, et cette peur si grande

S’évanouit bientôt. Je revois les lapins

Plus gais qu’auparavant revenir sous mes mains.

Ne reconnaît-on pas en cela les humains ?

Dispersés par quelque orage

30À peine ils touchent le port,

Qu’ils vont hasarder2 encor

Même vent, même naufrage.

Vrais lapins on les revoit

Sous les mains de la fortune.

35Joignons à cet exemple une chose commune.

Quand des chiens étrangers passent par quelque endroit

Qui n’est pas de leur détroit3,

Je laisse à penser quelle fête.

Les chiens du lieu n’ayants en tête

40Qu’un intérêt de gueule, à cris, à coups de dents

Vous accompagnent ces passants

Jusqu’aux confins du territoire.

Un intérêt de biens, de grandeur, et de gloire,

Aux Gouverneurs d’États, à certains courtisans,

45À gens de tous métiers en fait tout autant faire.

On nous voit tous, pour l’ordinaire,

Piller4 le survenant, nous jeter sur sa peau.

La coquette et l’auteur sont de ce caractère ;

Malheur à l’écrivain nouveau.

50Le moins de gens qu’on peut à l’entour du gâteau,

C’est le droit du jeu5, c’est l’affaire.

Cent exemples pourraient appuyer mon discours ;

Mais les ouvrages les plus courts

Sont toujours les meilleurs. En cela j’ai pour guides

55Tous les maîtres de l’art, et tiens qu’il faut laisser

Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser :

Ainsi ce discours doit cesser.

Vous qui m’avez donné ce qu’il a de solide,

Et dont la modestie égale la grandeur,

60Qui ne pûtes jamais écouter sans pudeur6

La louange la plus permise,

La plus juste et la mieux acquise,

Vous enfin dont à peine ai-je encore obtenu

Que votre nom reçût ici quelques hommages,

65Du temps et des censeurs défendant mes ouvrages,

Comme un nom qui des ans7 et des peuples connu,

Fait honneur à la France en grands noms plus féconde

Qu’aucun climat de l’Univers,

Permettez-moi du moins d’apprendre à tout le monde

70Que vous m’avez donné le sujet de ces Vers.

SOURCE : LA ROCHEFOUCAULD  DU RAPPORT DES HOMMES AVEC LES ANIMAUX

(Réflexions diverses, XIe)

Il y a autant de diverses espèces d’hommes qu’il y a de diverses espèces d’animaux, et les hommes sont, à l’égard des autres hommes, ce que les différentes espèces d’animaux sont entre elles et à l’égard les unes des autres. Combien y a-t-il d’hommes qui vivent du sang et de la vie des innocents : les uns comme des tigres, toujours farouches et toujours cruels ; d’autres comme des lions, en gardant quelque apparence de générosité ; d’autres comme des ours, grossiers et avides ; d’autres comme des loups, ravissants et impitoyables ; d’autres comme des renards, qui vivent d’industrie, et dont le métier est de tromper !

Combien y a-t-il d’hommes qui ont du rapport aux chiens ! Ils détruisent leur espèce ; ils chassent pour le plaisir de celui qui les nourrit ; les uns suivent toujours leur maître, les autres gardent sa maison. Il y a des lévriers d’attache, qui vivent de leur valeur, qui se destinent à la guerre, et qui ont de la noblesse dans leur courage ; il y a des dogues acharnés, qui n’ont de qualités que la fureur ; il y a des chiens, plus ou moins inutiles, qui aboient souvent, et qui mordent quelquefois ; il y a même des chiens de jardinier. Il y a des singes et des guenons qui plaisent par leurs manières, qui ont de l’esprit, et qui font toujours du mal ; il y a des paons qui n’ont que de la beauté, qui déplaisent par leur chant, et qui détruisent les lieux qu’ils habitent.

Il y a des oiseaux qui ne sont recommandables que par leur ramage et par leurs couleurs. Combien de perroquets, qui parlent sans cesse, et qui n’entendent jamais ce qu’ils disent ; combien de pies et de corneilles, qui ne s’apprivoisent que pour dérober ; combien d’oiseaux de proie, qui ne vivent que de rapines ; combien d’espèces d’animaux paisibles et tranquilles, qui ne servent qu’à nourrir d’autres animaux !

Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font patte de velours ; il y a des vipères, dont la langue est venimeuse, et dont le reste est utile ; il y a des araignées, des mouches, des punaises et des puces, qui sont toujours incommodes et insupportables ; il y a des crapauds, qui font horreur, et qui n’ont que du venin ; il y a des hiboux, qui craignent la lumière. Combien d’animaux qui vivent sous terre pour se conserver ! Combien de chevaux, qu’on emploie à tant d’usages, et qu’on abandonne quand ils ne servent plus ; combien de bœufs, qui travaillent toute leur vie, pour enrichir celui qui leur impose le joug ; de cigales, qui passent leur vie à chanter ; de lièvres, qui ont peur de tout ; de lapins, qui s’épouvantent et se rassurent en un moment ; de pourceaux, qui vivent dans la crapule et dans l’ordure ; de canards privés, qui trahissent leurs semblables, et les attirent dans les filets ; de corbeaux et de vautours, qui ne vivent que de pourriture et de corps morts ! Combien d’oiseaux passagers, qui vont si souvent d’un monde à l’autre, et qui s’exposent à tant de périls, pour chercher à vivre ! Combien d’hirondelles, qui suivent toujours le beau temps ; de hannetons, inconsidérés et sans dessein ; de papillons, qui cherchent le feu qui les brûle ! Combien d’abeilles, qui respectent leur chef, et qui se maintiennent avec tant de règle et d’industrie ! Combien de frelons, vagabonds et fainéants, qui cherchent à s’établir aux dépens des abeilles ! Combien de fourmis, dont la prévoyance et l’économie soulagent tous leurs besoins ! Combien de crocodiles, qui feignent de se plaindre pour dévorer ceux qui sont touchés de leurs plaintes ! Et combien d’animaux qui sont assujettis parce qu’ils ignorent leur force !

Toutes ces qualités se trouvent dans l’homme, et il exerce, à l’égard des autres hommes, tout ce que les animaux dont on vient de parler exercent entre eux.

LE MARCHAND, LE GENTILHOMME,
LE
PÂTRE, ET LE FILS DE ROI

Quatre chercheurs de nouveaux mondes,

Presque nus échappés à la fureur des ondes,

Un Trafiquant, un Noble, un Pâtre, un Fils de Roi,

Réduits au sort de Bélisaire1,

5Demandaient aux passants de quoi

Pouvoir soulager leur misère.

De raconter quel sort les avait assemblés,

Quoique sous divers points tous quatre ils fussent nés1,

C’est un récit de longue haleine.

10Ils s’assirent enfin au bord d’une fontaine.

Là le conseil se tint entre les pauvres gens.

Le Prince s’étendit sur le malheur des grands.

Le Pâtre fut d’avis qu’éloignant la pensée

De leur aventure passée

15Chacun fit de son mieux, et s’appliquât au soin

De pourvoir au commun besoin.

« La plainte, ajouta-t-il, guérit-elle son homme ?

Travaillons ; c’est de quoi nous mener jusqu’à Rome. »

Un Pâtre ainsi parler ! Ainsi parler ; croit-on

20Que le Ciel n’ait donné qu’aux têtes couronnées

De l’esprit et de la raison,

Et que de tout berger, comme de tout mouton,

Les connaissances soient bornées ?

L’avis de celui-ci fut d’abord3 trouvé bon

25Par les trois échoués au bord de l’Amérique.

L’un, c’était le Marchand, savait l’Arithmétique :

« À tant par mois, dit-il, j’en donnerai leçon.

— J’enseignerai la politique »,

Reprit le fils de Roi. Le Noble poursuivit :

30« Moi, je sais le blason ; j’en veux tenir école » :

Comme si devers l’Inde4, on eût eu dans l’esprit

La sotte vanité de ce jargon frivole.

Le Pâtre dit : « Amis, vous parlez bien ; mais quoi,

Le mois a trente jours, jusqu’à cette échéance

35Jeûnerons-nous, par votre foi5 ?

Vous me donnez une espérance

Belle, mais éloignée ; et cependant6 j’ai faim.

Qui pourvoira de nous au dîner de demain ?

Ou plutôt sur quelle assurance

40Fondez-vous, dites-moi, le souper d’aujourd’hui ?

Avant tout autre c’est celui

Dont il s’agit : votre science

Est courte là-dessus ; ma main y suppléera. »

À ces mots, le Pâtre s’en va

45Dans un bois : il y fit des fagots dont la vente,

Pendant cette journée et pendant la suivante,

Empêcha qu’un long jeûne à la fin ne fît tant

Qu’ils allassent là-bas7 exercer leur talent.

Je conclus de cette aventure

50Qu’il ne faut pas tant d’art pour conserver ses jours ;

Et grâce aux dons de la nature,

La main est le plus sûr et le plus prompt secours.


SOURCE : POUSSINES  PARABOLE XII

(Exemples de la sagesse des anciens Indiens)

« Je comprends et j’approuve ce que tu as exposé, dit le roi Abessalom au Gymnosophiste qui avait prononcé ces paroles. Je voudrais maintenant entendre de ta bouche, si tu en as le loisir et que cela ne t’ennuie pas, comment il se fait que quelqu’un, de pauvre, devienne riche ; pourquoi, d’homme heureux qu’il était, il en est arrivé à être un misérable. » Là-dessus le Gymnosophiste prit la parole :

« Seigneur, dit-il, tu me demandes une chose qui n’est pas tant difficile à expliquer de par son obscurité qu’infinie à développer de par la multiplicité bigarrée des événements quotidiens. C’est ainsi, en effet, que la Fortune infeste la vie de l’homme de nombreux accidents graves et douloureux, détournant les gens heureux de leurs richesses et, en un seul tour de roue, ramenant les tyrans les plus orgueilleux des hauteurs du soleil au plus profond du moulin. Et de la même manière, freinant et corrigeant celle-ci, la Providence de la puissance qui gouverne le monde, pénètre le plus souvent ces très nombreux et identiques calculs les plus inattendus par le tournoiement soudain de la terre pour enrichir les pauvres et les humbles et les transporter, de l’obscurité, à la lumière et au sommet de la gloire. Et ce qui est plus admirable, c’est, pour ceux-là, les mêmes causes qui sont à l’origine d’événements contraires, et ce à un tel point que ceux à qui leur puissance, leur beauté, leur habileté et leur énergie ont objecté une pierre d’achoppement pour les faire choir de leur état, ces mêmes gens, leur noblesse, leur grâce, leur travail, leur expérience leur restituent une meilleure fortune, car la Sagesse Divine intervient, comme d’habitude, dans les affaires humaines. C’est pourquoi, écoute le récit guère long d’un exemple de ces vicissitudes inattendues du destin, qu’ont essuyées quatre hommes il n’y a pas très longtemps. Le jeune fils d’un Roi, à la mort de son père, fut chassé du trône par son frère cadet qui enviait ses vertus, avec l’aide d’une bande de factieux qui craignaient son équité bien connue. Il était forcé à errer, vagabond et sans ressources. Sur le chemin de l’étranger, il rencontra un homme que la jalousie d’un prince soupçonneux accusait, suite à un léger regard, de plaire à son épouse. Aussi fut-il chassé de son pays.

En peu de temps, les deux hommes qui se racontaient, tour à tour, leurs malheurs, marchèrent ensemble : à ceux-ci s’ajouta un marchand dont le navire avait sombré alors qu’il transportait tout son avoir d’une valeur considérable. Ce ne fut qu’à grand-peine qu’il en était sorti sain et sauf en nageant pour, à moitié nu, devoir demander l’aumône. Enfin, le fils costaud et solide d’un vieux paysan, chassé de la maison, à cause du nombre d’enfants et à grands cris, par ses parents qui lui reprochaient son manque d’énergie. Vu qu’il était grand et qu’il ne pouvait soulager la famille pressée par le nombre, il parcourait la même route, cherchant où louer ses services. Et celui-ci fut le quatrième à être admis dans ce qui avait été l’alliance de trois personnes, et, à son tour, on l’écouta raconter lui-même son histoire. Se forma entre les quatre hommes quoique de sorts très divers une société conciliée par la communion de la nécessité, mais assez étroite et unie de par une vraie affection. Et de cette manière, par la liberté d’une conversation mutuelle, ils consolèrent, à leur tour, leur faim et leur fatigue de la manière la plus humaine : ils délibéraient, non pas chacun pour lui-même en privé, mais bien en commun sur ce que chacun pouvait apporter d’aide. Ainsi, chemin faisant, ils arrivèrent dans les environs d’une Grande Cité dont ils prirent le chemin s’engageant sur le trottoir d’une voie publique et dont chacun, en particulier, pensait qu’il y trouverait l’espoir et la faculté de soulager ses compagnons.

“Moi, dit le fils du roi, j’ai, dans ma conscience, une sorte de foi qui flatte une providence comparable à celle qui me priva de mon royaume (rien d’humain ne se fait sans le conseil de la Puissance Divine). Cette providence, que ma prudence ne peut percevoir, inventera un moyen bien précis de m’extraire de cette basse condition et de me replacer dans la faculté de me soulager moi, ainsi que les miens. — Moi, enchaîna à son tour le jeune homme beau et noble, j’ai toute confiance en la grâce et la clarté de la naissance qui me furent prédites, je me le rappelle.” Alors, le marchand naufragé prit la parole : “Bien que la mer ait englouti mon bien, l’énergie, qui était à l’origine de cet avoir, a échappé aux flots à l’instar de ma personne, et m’encourage à espérer en son sein : en retour, mon dénuement doit se transformer en une condition telle que ce ne soit pas en moi seul que je puisse trouver conseil.” En quatrième lieu, le paysan dit : “Vous prophétisez un futur lointain et incertain. Pourtant, la faim nous presse ; mais, moi, ici, j’ai de quoi l’apaiser dans mes bras. Plus un mot : pour soulager notre faim, d’après moi, il faut que vous restiez ici jusqu’au soir. Je me chargerai du dîner.”

Comme tous étaient d’accord, il gravit une montagne verdoyante située dans les environs. Il porta sur ses épaules robustes un gros fagot compact de bûches, et les amena au marché pour les vendre. Il gagna vite quelque argent et acheta de la nourriture qu’il apporta pour en gratifier ses compagnons, écrivant, en passant, sur la porte de la Cité : “Le labeur d’un seul homme a nourri quatre indigents.” Ils passèrent une douce soirée, d’autant plus qu’ils avaient en abondance de quoi dîner le lendemain. Ceci fait, le bel adolescent dit : “Mon rang, désormais, m’appelle à éprouver ce dont ma beauté, ou ma noblesse sont capables. J’irai à la Ville et si je trouve quelque chose avant la nuit, je le rapporterai.” Tous le louèrent. Il erra longtemps de par la Cité fort peuplée et rencontra un Sénateur qui se promenait, sans rien faire, dans la Basilique. Celui-ci regarda longtemps le visage et l’allure du jeune homme qui arrivait du côté opposé. “Il est impossible, dit-il alors, que ce front majestueux, cette démarche de roi ne cachent une noble nature.” Il lui plut de mieux connaître le jeune homme. Il alla à sa rencontre et lui dit : “D’où nous viens-tu ? Ose, donc, me dire qui tu es. Tu verras que tu as pénétré des lieux où l’on reconnaît la valeur de la noblesse et du mérite.” Notre jeune homme lui évoqua sa patrie et son peuple ; il ajouta en quelques mots quel était son sort, autant qu’il lui parut sûr de l’avouer à des inconnus lors d’une première conversation. Il plut au Patricien d’une manière étonnante. C’est pourquoi celui-ci le prit par la main et dit : “Les gens comme toi ne manquent pas d’un toit : ils viennent chez moi.” Ainsi, il le conduit en ses demeures et ordonne de préparer une table très raffinée pour l’adolescent las de la route. À table, il fut charmé par sa conversation, sa distinction et son élégance pleine d’usages. “Si le séjour en cette Ville te plaît, dit-il, ma maison est la tienne ; tu pourras rester ici, comme chez toi, aussi longtemps qu’il te plaira ; mais si tu es pressé par autre chose, je t’offrirai un viatique et prendrai congé.” Le jeune homme choisit cette dernière alternative, prétextant qu’il devait accomplir un voyage. Il reçut à titre de pécule une coquette somme d’argent et, content de lui, revint auprès de ses compagnons, au coucher du soleil, non sans avoir écrit, lui-même, sur les portes de la Cité, motivé par son espérance comblée : “La beauté d’un seul jeune homme a assuré la subsistance de quatre étrangers.”

Cela faisait déjà quelques jours que les quatre compagnons vivaient très confortablement sur l’argent du beau et noble jeune homme. Quand l’argent commença à faire défaut, le Marchand qui durant ces jours s’était procuré un habit, et avait remarqué, près du port, la possibilité, d’après lui, de faire quelque bénéfice, dit à ses compagnons : “Pour sûr, faites-moi confiance ! Et à mon retour, vous me réclamerez l’aide que vous promet mon activité. Demain matin, sans retard, je partirai, et si Mercure me vient en aide, vous ne m’accueillerez pas ce soir les mains vides.” Et la promesse fut tenue : à la fin du jour suivant, il rapporta, à ses compagnons, mille pièces qu’il avait gagnées par son art. Près des quais, en visitant les navires étrangers, il en avait trouvé un, arrivé récemment ; il demanda à son capitaine où il se rendait. Il arracha le secret : il était possédé du désir de faire commerce d’une certaine denrée assez rare, pour laquelle il n’hésiterait pas à dépenser six, ou sept mille pièces s’il la trouvait en une quantité honnête et convenable. Bien entendu, notre homme avait appris d’anciens amis (il en avait rencontré certains par hasard dans la foule), qu’on attendait une grande quantité de la substance que désirait le commerçant : elle devait être importée par un patron de navire qui arrivait. Il l’attend et, premier de tous, il va le trouver. Il achète pour six mille pièces de la marchandise dont j’ai parlé. Et un de ses amis se porte garant de ce qu’il exécute le paiement le jour même ; il va trouver, muni de la marchandise, le capitaine avec qui il avait traité. Ce dernier se réjouit de l’avoir trouvée si vite dans la qualité et la quantité qu’il désirait. Aussi, il convient sans peine de payer sept mille pièces et acquitta la somme directement. Une fois en possession de l’argent, notre homme libère son promoteur de la garantie en payant, comme le stipulait le contrat, les six mille pièces à qui de droit. Et bientôt, retournant auprès de ses compagnons, sur la porte de la Ville, il laissa une trace de son ouvrage, écrivant au charbon : “L’activité d’un marchand, partant de rien, a procuré, en un seul jour, à lui et à ses camarades, mille pièces.”

Il n’en restait plus qu’un : le fils du Roi. Peu après, au lever du jour, on le vit entrer dans la Ville sous de mauvais auspices, car, endeuillée par le chagrin, elle célébrait, dans la tristesse, les funérailles de son roi mort sans enfant. Les Grands qui administraient l’État, étaient à ce point très inquiets qu’apparaisse le moindre trouble, qu’ils avaient doublé la garde aux portes de la Ville et ordonné de fouiller ceux qui arrivaient. Le jeune étranger à l’allure de héros fut remarqué par les gardes ; on lui demanda qui il était, de quel pays, d’où et pourquoi il venait. Et comme il avait fourni une réponse peu assurée, suspect, il fut enchaîné. Bien sûr, quand ils apprirent l’affaire, ses compagnons déplorèrent un événement si triste. Deux jours après, les Sénateurs délibéraient au sujet du choix d’un monarque ; ils écoutèrent les enquêteurs raconter ce qu’ils avaient appris de la bouche du jeune captif, c’est-à-dire qu’il était le fils aîné d’un roi connu et puissant, qu’il avait été chassé du trône malgré son droit d’hérédité par son frère cadet. Et il se fait que par hasard, la nouvelle de cette affaire si grande et qui s’était produite si près était parvenue en ce lieu : aussi louait-on beaucoup notre homme. Après avoir écouté ces paroles, le Prince du Sénat prit la parole : “Assurément, Dieu nous offre un Roi et nous ne pouvons en choisir de meilleur. Comme vous le savez, toute la famille royale s’est éteinte pour être avec le Seigneur que nous avons loué. Que nous est-il permis de faire de plus élégant que de mettre sur le trône vide de notre royaume un jeune homme de la plus haute noblesse, très bon et point ignorant de l’art de régner.” On discuta un certain temps de l’affaire et on procéda à un vote. Comme la majorité des avis rejoignait celui du premier Sénateur, on sortit le jeune homme de sa geôle et on le couronna selon le rite. Chacun comprendra facilement quelle nouveauté et quelle admiration il suscita chez tous les autres. Ce fut surtout après l’attente anxieuse de ses trois compagnons que la joie fut immense et, tout à la fois, ils remercièrent et louèrent Dieu. Se trouvant dans une meilleure fortune, le nouveau roi ne les oublia pas et il les convoqua directement : il engagea, à son service personnel, le noble et beau jeune homme comme le plus grand magistrat du palais ; il mit à la tête du trésor public le marchand naufragé ; au paysan, enfin, il confia l’administration des fermes royales. Comme il avait appris que ses compagnons avaient, chacun, écrit sur la porte de la Ville une louange à sa propre fortune, il imita lui-même cet usage, il fit placer, sur le front des propylées joints à la porte principale de la Ville, un marbre où il avait fait graver en capitales dorées : “La Providence Divine est, pour la confiance de l’homme, une assise plus certaine et plus solide que le travail, la beauté, et l’énergie. D’elle procède tout bien.” Telle fut toujours l’opinion de Genxas (c’était son nom), confortée par l’issue la plus heureuse. Terminant son oraison sur ces paroles, le Gymnosophiste dit au roi Abessalom : “Ainsi, tu verras, Seigneur, que les ressources touchent les malheureux grâce à leur activité, leur allure, leur naissance, leur art, mais surtout, grâce à la providence et au pouvoir de la Divinité suprême très instruite de toute chose et le plus justement modératrice.” »