LA PENSION POÉTIQUE


Introduit en 1658 à la cour de Nicolas Foucquet, La Fontaine offre au ministre le manuscrit de son Adonis, alors inédit, que le dédicataire fera superbement calligraphier par Nicolas Jarry. Relié dans un somptueux maroquin doré aux petits fers de Le Gascon, l’Adonis de Foucquet compte trente feuillets de velin dorés, enluminés d’une guirlande de fleurs et de feuillages parmi lesquels s’ébattent des écureuils (emblème du surintendant). Comme tous ses contemporains, La Fontaine est ébloui par le faste de Vaux et par ses fêtes où les arts se conjuguent en jaillissements de moments inoubliables. Malgré ses goûts simples, ce provincial s’acclimate finalement assez bien à ces salons enveloppés de musique, peuplés de jolies femmes, où les grands noms de France comme ceux de la haute finance côtoient les artistes et les écrivains à la mode autour de repas servis par Vatel.

La vie au château n’est décidément pas sans charme ; mais elle n’est pas non plus sans conséquences sur l’évolution littéraire des écrivains qu’elle attire : à la fin des années 1650, la mode est à la poésie mondaine, à la bagatelle de salon, aux petits madrigaux délicats, bref au style de Vincent Voiture et de Mlle de Scudéry. « Il n’y a point d’agrément plus grand dans l’esprit que ce tour galant et naturel, qui sait mettre je ne sais quoi qui plaît aux choses les moins capables de plaire et qui mêle dans les entretiens les plus communs un charme qui satisfait et divertit », écrit Madeleine de Scudéry dans Artamène ou le Grand Cyrus, publié entre 1649 et 1653.

En dépit de ses aspirations à la poésie héroïque, La Fontaine tient compte de ce goût et s’adapte à l’esprit galant qui ne lui a d’ailleurs jamais été étranger : on sait combien jadis L’Astrée d’Honoré d’Urfé, qui assura le goût de la préciosité au XVIIe siècle, fit les délices du jeune La Fontaine.

Nous mesurons mal aujourd’hui que l’on ne lit plus guère d’Urfé, Scudéry ou Voiture, l’influence du mouvement des précieux, cette réaction aux mœurs de la cour d’Henri IV, qui fut à l’origine d’un véritable style de pensée et de vie. Liée à l’émancipation progressive de la femme, la Préciosité n’est pas seulement cette recherche snob du raffinement excessif dans le goût : elle se veut une réflexion sur la relation amoureuse, allant jusqu’à mettre en cause les rapports traditionnels entre les sexes et ne se privant pas, au passage, de contester les servitudes féminines du mariage. En littérature, la Préciosité ne tournera qu’autour de l’Amour, mais en promouvant une aristocratie de la culture : nul, s’il n’est bel esprit, ne pénètre dans le salon de Mlle de Scudéry où les habitués, pris d’une fureur de composer, rivalisent de portraits, d’énigmes et de bouts-rimés. Bien sûr, à force de traquer le surprenant, l’ingénieux, le rare et le badin, la manière dans cette esthétique de la virtuosité finit par l’emporter sur la matière. Il n’empêche qu’entre-temps la Préciosité, avec ses débats subtils sur les questions de psychologie amoureuse, aura exercé son influence sur les Corneille, Racine, Mme de La Fayette et bien sûr La Fontaine. Toutefois, s’il subit indéniablement l’empreinte des précieux, La Fontaine sera en même temps attiré en sens contraire par le roman comique qui s’inspire d’une tradition satirique et rabelaisienne à laquelle le futur conteur devra beaucoup.

La période de Foucquet est particulièrement intéressante pour saisir l’évolution de « l’instinct littéraire » de La Fontaine. Entré à la cour du surintendant avec Adonis, il est amené à s’éloigner de la « poésie héroïque » à laquelle il se croit destiné, pour produire une série de petites œuvres de circonstances, dans lesquelles cependant il parvient à faire percevoir une voix quelque peu différente et surtout plus libre que celles que l’on entend habituellement dans ce genre d’œuvrettes. Cette faculté de rester indépendant chez ses protecteurs transparaît tout au long de ses productions de l’époque Foucquet.

C’est avec une très grande simplicité que La Fontaine assume sa condition de protégé d’un grand seigneur. Comme le rappelle Renée Kohn : « Toute sa vie il gardera l’attitude moins d’un courtisan que du poète pensionné, tel qu’on le concevait encore à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. » Si dans ses odes de commande, il loue avec exagération, c’est peut-être moins pour flatter que pour suivre la règle du genre. Il obéit à cette coutume du monde littéraire de son temps mais sans servilité. Aussi, lorsque Foucquet l’accueille, La Fontaine intervertit d’emblée les rôles : ce n’est pas le surintendant qui versera une rente au poète, c’est lui qui octroiera au ministre une « Pension poétique » quatre fois par an pour le soin qu’il prend à faire valoir ses vers :

 

[…] Monseigneur n’a que trop mérité

La pension qu’il veut que je lui donne.

[…]

Son souvenir, qui me comble de joie,

Sera payé tout en belle monnoie

De madrigaux, d’ouvrages ayant cours.

[…]

Pour acquitter celle-ci chaque année,

Il me faudra quatre termes égaux.

[…]

Et, si j’y manque, envoyez un sergent,

Faites saisir, sans aucune remise,

Stances, rondeaux, et vers de toute guise :

Ce sont nos biens…

 

La Fontaine ne sera donc jamais dans la position du quémandeur obligé de réclamer le paiement de son dû : ce sera au ministre de rappeler régulièrement au poète les vers promis par le contrat rédigé en forme d’épître. Et l’on verra tout au long de cette production mercenaire comment La Fontaine parvient à écrire, à propos de tout et de rien, des pièces de circonstance chargées de la préciosité et de l’hyperbole inhérentes au genre, tout en instillant sous les clichés et les fleurs cette malice souriante qui n’appartient qu’à lui. En même temps, s’il s’amuse visiblement à divertir son protecteur, ces pièces sont autant de variations où le poète exerce son art. Et sous les contraintes, quelle liberté ! La Fontaine parvient à tout exprimer en odes, madrigaux et stances : demande, rappel, requête, éloge, plainte, réclamation, tout passe à travers ces vers souples à l’enjambement fréquent et au rythme varié, accordé aux nuances de la pensée – et des besoins.

 

La pièce suivante peut être considérée comme le « contrat » qui lie le poète au ministre. La Fontaine l’envoie à son ami Pellisson qui se charge de la transmettre à Foucquet en y adjoignant deux épitaphes, avec cette note :

« Je ne fais pas difficulté d’ajouter à cette lettre que M. de La Fontaine m’a envoyée, un tableau qu’il fit de la vie d’un de ses proches au lieu d’épitaphe, le jour de sa mort, et d’une épigramme de six vers, que j’ai trouvée assez belle et parfaitement bien appliquée au sujet qui convient à un paresseux… »

JE VOUS L’AVOUE, ET C’EST LA VÉRITÉ

M…1 ayant dit que je lui devais donner pension pour le soin qu’il prenait de faire valoir mes vers, j’envoyai quelque temps après cette lettre-ci à M.2

Je vous l’avoue, et c’est la vérité,

Que Monseigneur n’a que trop mérité

La pension qu’il veut que je lui donne.

En bonne foi je ne sache personne

À qui Phébus s’engageât aujourd’hui

De la donner plus volontiers qu’à lui.

Son souvenir, qui me comble de joie,

Sera payé tout en belle monnoie

De madrigaux, d’ouvrages ayant cours.

(Cela s’entend, sans manquer de deux jours

Aux termes pris, ainsi que je l’espère.)

Cette monnaie est sans doute légère,

Et maintenant peu la savent priser ;

Mais c’est un fonds qu’on ne peut épuiser.

Plût aux destins, amis de cet empire,

Que de l’Épargne3 on en pût autant dire !

J’offre ce fonds avec affection ;

Car, après tout, quelle autre pension

Aux demi-dieux pourrait être assinée4 ?

Pour acquitter celle-ci chaque année,

Il me faudra quatre termes égaux.

À la Saint-Jean je promets madrigaux,

Courts et troussés, et de taille mignonne :

Longue lecture en été n’est pas bonne.

Le chef d’octobre aura son tour après ;

Ma Muse alors prétend se mettre en frais :

Notre héros, si le beau temps ne change,

De menus vers aura pleine vendange ;

Ne dites point que c’est menu présent,

Car menus vers sont en vogue à présent.

Vienne l’an neuf, ballade est destinée :

Qui rit ce jour, il rit toute l’année ;

Or la ballade a cela, ce dit-on,

Qu’elle fait rire ou ne vaut un bouton.

Pâques, jour saint, veut autre poésie :

J’envoirai lors, si Dieu me prête vie,

Pour achever toute la pension,

Quelque sonnet plein de dévotion.

Ce terme-là pourrait être le pire :

On me voit peu sur tels sujets écrire ;

Mais tout au moins je serai diligent,

Et, si j’y manque, envoyez un sergent,

Faites saisir, sans aucune remise,

Stances, rondeaux, et vers de toute guise :

Ce sont nos biens ; les doctes nourrissons

N’amassent rien, si ce n’est des chansons.

Ne pouvant donc présenter autre chose,

Qu’à son plaisir le héros en dispose.

Vous lui direz qu’un peu de son esprit

Me viendrait bien pour polir chaque écrit.

Quoi qu’il en soit, je me fais fort de quatre ;

Et je prétends, sans un seul en rabattre,

Qu’au bout de l’an le compte y soit entier :

Deux en six mois, un par chacun quartier.

Pour sûreté, j’oblige par promesse

Le bien que j’ai sur les bords du Permesse ;

Même au besoin notre ami Pellisson

Me pleigera5 d’un couplet de chanson.

Chanson de lui tient lieu de longue épître ;

Car il en est sur un autre chapitre :

Bien nous en prend ; nul de nous n’est fâché

Qu’il soit ailleurs jour et nuit empêché.

À mon égard je juge nécessaire

De n’avoir plus sur les bras qu’une affaire :

C’est celle-ci. J’ai donc intention

De retrancher toute autre pension ;

Celle d’Iris6 même : c’est tout vous dire.

Elle aura beau me conjurer d’écrire ;

En lui payant pour ses menus plaisirs

Par an trois cent soixante et cinq soupirs

(C’est un par jour, la somme est assez grande),

Je n’entends point après qu’elle demande

Lettre ni vers, protestant de bon cœur

Que tout sera gardé pour Monseigneur.

L’Épitaphe d’un paresseux qu’il se tisse à lui-même révèle un La Fontaine qui avoue en souriant à la fois la modestie de sa condition et sa part de responsabilité dans cette situation. Remarquons cependant qu’à cette époque, fils d’un notable de province bien installé, La Fontaine n’est pas pauvre. Alors, prémonition de sa situation future où il mangera effectivement le fonds avec le revenu, ou simple affectation du mépris des biens, attitude commune à l’époque ?

ÉPITAPHE D’UN GRAND PARLEUR
(1659)

Sous ce tombeau pour toujours dort

Paul, qui toujours contait merveilles :

Louange à Dieu, repos au mort,

Et paix en terre à nos oreilles !

Le premier terme échoit à la Saint-Jean 1659. La Fontaine envoie sa ballade non pas au surintendant, mais à sa seconde femme, Marie-Madeleine de Castille.

BALLADE POUR LE PREMIER TERME

À MADAME FOUCQUET

Comme je vois Monseigneur votre époux

Moins de loisir qu’homme qui soit en France,

Au lieu de lui, puis-je payer à vous ?

Serait-ce assez d’avoir votre quittance ?

Oui, je le crois ; rien ne tient en balance

Sur ce point-là mon esprit soucieux.

Je voudrais bien faire un don précieux ;

Mais si mes vers ont l’honneur de vous plaire,

Sur ce papier promenez vos beaux yeux.

En puissiez-vous dans cent ans autant faire !

Je viens de Vaux, sachant bien que sur tous

Les Muses font en ce lieu résidence ;

Si leur ai dit, en ployant les genoux :

« Mes vers voudraient faire la révérence

À deux soleils de votre connaissance,

Qui sont plus beaux, plus clairs, plus radieux

Que celui-là qui loge dans les cieux ;

Partant, vous faut agir dans cette affaire,

Non par acquit, mais de tout votre mieux.

En puissiez-vous dans cent ans autant faire ! »

L’une des neuf m’a dit d’un ton fort doux

(Et c’est Clio, j’en ai quelque croyance) :

« Espérez bien de ces yeux et de nous. »

J’ai cru la Muse ; et sur cette assurance

J’ai fait ces vers, tout rempli d’espérance.

Commandez donc en termes gracieux

Que, sans tarder, d’un soin officieux,

Celui des Ris qu’avez pour secrétaire

M’en expédie un acquit glorieux.

En puissiez-vous dans cent ans autant faire !

Dans son Histoire de la vie et des ouvrages de M. de La Fontaine, première étude importante sur le fabuliste, Mathieu Marais signale ces deux pièces de vers que Paul Pellisson adresse en manière de « quittance » à La Fontaine après avoir reçu la « Ballade pour le premier terme ».

QUITTANCES DE M. PELLISSON

QUITTANCE PUBLIQUE

Par devant moi, sur Parnasse notaire,

Se présenta la reine des beautés

Et des vertus le parfait exemplaire,

Qui lut ces vers, puis, les ayant comptés,

Pesés, revus, approuvés et vantés,

Pour le passé voulut s’en satisfaire ;

Se réservant le tribut ordinaire

Pour l’avenir aux termes arrêtés.

Muses de Vaux, et vous leur secrétaire,

Voilà l’acquit, tel que vous souhaitez.

En puissiez-vous dans cent ans autant faire !

QUITTANCE SOUS SEING PRIVÉ (DE LA SURINTENDANTE)

De mes deux yeux, ou de mes deux soleils,

J’ai lu vos vers qu’on trouve sans pareils

Et qui n’ont rien qui ne me doive plaire.

Je vous tiens quitte et promets vous fournir

De quoi partout vous le faire tenir,

Pour le passé, mais non pour l’avenir.

En puissiez-vous dans cent ans autant faire !

Pour le terme suivant, en octobre 1659, le poète répond à une commande.

BALLADE
À Mr… [FOUCQUET]

On me donna pour sujet de la Ballade du second terme l’imitation du rondeau de Voiture : Ma foi, c’est fait.

Sur ce refrain, de grâce, permettez

Que je vous conte en vers une sornette.

Colin, venant des Universités,

Promit un jour cent francs à Guillemette ;

De quatre-vingts il trompa la fillette,

Qui, de dépit, lui dit pour faire court :

« Vous y viendrez cuire dans notre four ! »

Colin répond, faisant le bon apôtre :

« Ne vous fâchez, belle, car, en amour,

Promettre est un, et tenir est un autre. »

Sans y penser j’ai vingt vers ajustés,

Et la besogne est plus d’à demi faite.

Cherchons-en treize encor de tous côtés,

Puis ma ballade est entière et parfaite.

Pour faire tant que l’ayez toute nette,

Je suis en eau, tantque j’ai l’esprit lourd ;

Et n’ai rien fait si par quelque bon tour

Je ne fabrique encore un vers en ôtre ;

Car vous pourriez me dire à votre tour :

« Promettre est un, et tenir est un autre. »

ENVOI

Ô vous, l’honneur de ce mortel séjour,

Ce n’est pas d’hui que ce proverbe court ;

On ne l’a fait de mon temps ni du vôtre :

Trop bien savez qu’en langage de cour

Promettre est un, et tenir est un autre.

Le troisième terme tombe le 1er janvier 1660. La paix des Pyrénées qui met fin à la guerre franco-espagnole vient d’être signée (7 novembre 1659) par Jules Mazarin et don Luis de Haro : outre la cession par l’Espagne de divers territoires à la France, le traité prévoit le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche, fille de Philippe IV d’Espagne, mais en même temps la renonciation par le roi de France au trône espagnol, en échange d’une dot de 500 000 écus.

ENVOI

Prince amoureux de dame si gentille,

Si tu veux faire à la France un bon tour,

Avec l’Infante enlève à la Castille

Les Jeux, les Ris, les Grâces, et l’Amour.

POUR LA REINE

EN SUITE DE LA BALLADE PRÉCÉDENTE

Ils sont partis, les Jeux, les Ris, les Grâces,

Nous les verrons au temps que j’ai prédit.

Le dieu d’amour, qui marche sur leurs traces,

De les compter l’autre jour entreprit :

Le pauvre enfant pensa perdre l’esprit

En calculant, tant la somme était haute.

« Bon, ce dit-il, nous allons moissonner ;

Car le climat doit en cœurs foisonner. »

Petit Amour, vous comptez sans votre hôte :

Tout l’Univers n’en saurait tant donner

Que notre Reine en mérite sans faute.

La régularité de cette « pension poétique » commence à lasser La Fontaine qui néglige sa production : il ne met que fort peu de lui-même dans les ballades, dizains et autres madrigaux de circonstance qu’il continue d’adresser à Foucquet. C’est donc sans regret que nous ne les avons pas retenus. Mais le surintendant se rend compte de la légèreté des derniers envois et le fait savoir au poète qui lui répond par un dizain ironique qu’accompagne une Ode pour la paix.

ÉPIGRAMME
À MONSEIGNEUR LE SURINTENDANT

QUI NE S’ÉTAIT PAS CONTENTÉ DE TROIS MADRIGAUX À LA DERNIÈRE SAINT-JEAN

Sur ce que M. Foucquet souhaitait un plus grand nombre de petits ouvrages que celui qu’il avait reçu, les deux pièces suivantes lui furent envoyées pour supplément.

Trois madrigaux, ce n’est pas votre compte,

Et c’est le mien : que sert de vous flatter ?

Dix fois le jour au Parnasse je monte,

Et n’en saurais plus de trois ajuster.

Bien vous dirai qu’au nombre s’arrêter

N’est pas le mieux, Seigneur, et voici comme :

Quand ils sont bons, en ce cas tout prud’homme

Les prend au poids au lieu de les compter ;

Sont-ils méchants, tant moindre en est la somme,

Et tant plutôt on s’en doit contenter.

S’il tient ce qu’il a promis,

Et qu’un heureux mariage

Rende nos rois bons amis,

Je ne plains pas son voyage.

Le plus grand de mes souhaits

Est de voir, avant les roses,

L’Infante avecque la Paix ;

Car ce sont deux belles choses.

Ô Paix, Infante des cieux,

Toi que tout heur accompagne,

Viens vite embellir ces lieux

Avec l’Infante d’Espagne.

Chasse des soldats gloutons

La troupe fière et hagarde,

Qui mange tous mes moutons,

Et bat celui qui les garde.

Délivre ce beau séjour

De leur brutale furie,

Et ne permets qu’à l’Amour

D’entrer dans la bergerie.

Fais qu’avecque le berger

On puisse voir la bergère,

Qui court d’un pied léger,

Qui danse sur la fougère,

Et qui, du berger tremblant

Voyant le peu de courage,

S’endorme ou fasse semblant

De s’endormir à l’ombrage.

Ô Paix ! source de tout bien,

Viens enrichir cette terre,

Et fais qu’il n’y reste rien

Des images de la guerre.

Accorde à nos longs désirs

De plus douces destinées ;

Ramène-nous les plaisirs,

Absents depuis tant d’années.

Étouffe tous ces travaux,

Et leurs semences mortelles :

Que les plus grands de nos maux

Soient les rigueurs de nos belles ;

Et que nous passions les jours

Étendus sur l’herbe tendre,

Prêts à conter nos amours

À qui voudra les entendre.

Si La Fontaine se complaît à couvrir le surintendant de fleurs, il n’hésite pas à se plaindre (respectueusement, bien sûr) de sa désinvolture envers lui. Foucquet, peut-être absorbé dans ses dossiers, avait laissé le poète attendre longuement dans l’antichambre avant de lui faire enfin savoir qu’il ne le recevrait pas. Froissé, le poète lui compose cette épître où il se montre au naturel : il commence à faire état de sa blessure, mais sans amertume, avant de plaindre le ministre surchargé et accaparé par les demandeurs.

À M. LE SURINTENDANT

ÉPÎTRE

Dussé-je une fois vous déplaire,

Seigneur, je ne me saurais taire.

Celui qui, plein d’affection,

Vous promet une pension

Bien payable et bien assignée

À tous les quartiers de l’année ;

Qui, pour tenir ce qu’il promet,

Va souvent au sacré Sommet,

Et, n’épargnant aucune peine,

Y dort1 après tout d’une haleine

Huit ou dix heures réglément,

Pour l’amour de vous seulement,

J’entends à la bonne mesure,

Et de cela je vous assure :

Celui-là, dis-je, a contre vous

Un juste sujet de courroux.

L’autre jour, étant en affaire,

Et le jugeant peu nécessaire,

Vous ne daignâtes recevoir

Le tribut, qu’il croit vous devoir,

D’une profonde révérence.

Il fallut prendre patience,

Attendre une heure, et puis partir.

J’eus le cœur gros, sans vous mentir,

Un demi-jour, pas davantage ;

Car enfin ce serait dommage

Que, prenant trop mon intérêt,

Vous en crussiez plus qu’il n’en est.

Comme on ne doit tromper personne,

Et que votre âme est tendre et bonne,

Vous m’iriez plaindre un peu trop fort,

Si, vous mandant mon déconfort,

Je ne contais au vrai l’histoire ;

Peut-être même iriez-vous croire

Que je souhaite le trépas

Cent fois le jour, ce qui n’est pas.

Je me console, et vous excuse :

Car après tout on en abuse ;

On se bat à qui vous aura.

Je crois qu’il vous arrivera

Choses dont aux courts jours se plaignent

Moines d’Orbès, et surtout craignent :

C’est qu’à la fin vous n’aurez pas

Loisir de prendre vos repas.

Le Roi, l’État, votre patrie,

Partagent toute votre vie ;

Rien n’est pour vous, tout est pour eux.

Bon Dieu ! que l’on est malheureux

Quand on est si grand personnage !

Seigneur, vous êtes bon et sage,

Et je serais trop familier

Si je faisais le conseiller.

À jouir pourtant de vous-même

Vous auriez un plaisir extrême :

Renvoyez donc en certains temps

Tous les traités, tous les traitants,

Les requêtes, les ordonnances,

Le Parlement, et les finances,

Le vain murmure des frondeurs,

Mais plus que tout, les demandeurs,

La Cour, la paix, le mariage,

Et la dépense du voyage2,

Qui rend nos coffres épuisés,

Et nos guerriers les bras croisés.

Renvoyez, dis-je, cette troupe,

Qu’on ne vit jamais sur la croupe

Du mont où les savantes Sœurs

Tiennent boutique de douceurs.

Mais que pour les amants des Muses

Votre suisse n’ait point d’excuses,

Et moins pour moi que pour pas un :

Je ne serai pas importun ;

Je prendrai votre heure et la mienne.

Si je vois qu’on vous entretienne,

J’attendrai fort paisiblement

En ce superbe appartement

Où l’on a fait d’étrange terre3

Depuis peu, venir à grand’erre4

(Non sans travail et quelques frais)

Des rois Céphrim et Kiopès5

Le cercueil, la tombe, ou la bière :

Pour les rois, ils sont en poussière.

C’est là que j’en voulais venir.

Il me fallut entretenir

Avec ces monuments antiques,

Pendant qu’aux affaires publiques

Vous donniez tout votre loisir.

Certes j’y pris un grand plaisir :

Vous semble-t-il pas que l’image

D’un assez galant personnage6

Sert à ces tombeaux d’ornement ?

Pour vous en parler franchement,

Je ne puis m’empêcher d’en rire.

« Messire Orus, me mis-je à dire,

Vous nous rendez tous ébahis :

Les enfants de votre pays

Ont, ce me semble, des bavettes

Que je trouve plaisamment faites. »

On m’eût expliqué tout cela ;

Mais il fallut partir de là

Sans entendre l’allégorie.

Je quittai donc la galerie,

Fort content, parmi mon chagrin,

De Kiopès et de Céphrim,

D’Orus et de tout son lignage,

Et de maint autre personnage.

Puissent ceux d’Égypte en ces lieux,

Fussent-ils rois, fussent-ils dieux,

Sans violence et sans contrainte,

Se reposer dessus leur plinthe

Jusques au bout du genre humain !

Ils ont fait assez de chemin

Pour des personnes de leur taille.

Et vous, Seigneur, pour qui travaille

Le temps qui peut tout consumer.

Vous, que s’efforce de charmer

L’antiquité qu’on idolâtre,

Pour qui le dieu de Cléopâtre,

Sous nos murs enfin abordé,

Vient de Memphis à Saint-Mandé,

Puissiez-vous voir ces belles choses

Pendant mille moissons de roses !

Mille moissons ! c’est un peu trop,

Car nos ans s’en vont au galop,

Jamais à petites journées.

Hélas ! les belles destinées

Ne devraient aller que le pas.

Mais quoi ! le Ciel ne le veut pas.

Toute âme illustre s’en console,

Et, pendant que l’âge s’envole,

Tâche d’acquérir un renom

Qui fait encor vivre le nom

Quand le héros n’est plus que cendre :

Témoin celui qu’eut Alexandre,

Et celui du fils d’Osiris,

Qui va revivre dans Paris.

La Fontaine, on le sait, n’éprouve pas une tendresse excessive pour les enfants : « Cet âge est sans pitié », dit-il dans Les Deux Pigeons. De là à considérer une fausse couche, même chez la femme de son maître, comme un incident sans trop d’importance, il n’y a qu’un pas que le poète saute en concluant d’un ton badin que la place est libre pour un autre poupon…

Fallait-il que votre œuvre imparfait fût laissé ?

Ne le deviez-vous pas rapporter de Toulouse ?

À quoi songeait l’Amour qui l’avait commencé,

Et sont-ce là des traits de véritable épouse ?

Ne quittant qu’avec peine un mari par trop cher,

Et le voyant partir pour un si long voyage,

Vous le voulûtes suivre, il ne put l’empêcher :

De vos chastes amours vous lui dûtes ce gage.

Dites-nous s’il devait être fille ou garçon,

Et si c’est d’un Amour, ou si c’est d’une Grâce,

Que vous avez perdu l’étoffe et la façon,

À quelque autre poupon laissant libre la place.

Pour tous les fruits d’hymen qui sont sur le métier,

Carrosses en relais sont méchante voiture.

Votre poupon, au moins, devait avoir quartier :

Il était digne, hélas ! de plus douce aventure.

Vous l’auriez achevé sans qu’il y manquât rien,

De Grâces et d’Amours étant bonne ouvrière.

Dieu ne l’a pas voulu, peut-être pour un bien ;

Aux dépens de nos cœurs il eût vu la lumière.

Olympe, assurément vous auriez mis au jour

Quelque sujet charmant et peut-être insensible.

Votre sexe ou le nôtre en serait mort d’amour ;

Mais nous ne gagnons rien ; c’est un sort infaillible.

Ce miracle ébauché laisse ici frère et sœurs.

Chez vous, mâle et femelle il en est une bande :

Un seul étant perdu ne nous rend point nos cœurs ;

De ceux qui sont restés la part sera plus grande.

Depuis une dizaine d’années (c’est-à-dire depuis 1650), les habitants de Château-Thierry se plaignent des crues répétées de la Marne qui endommagent leurs propriétés. De surcroît, cet hiver, l’unique pont a été emporté par les flots. Connaissant les liens qui unissent La Fontaine au surintendant, les bourgeois de Château-Thierry demandent au poète d’intervenir auprès de son protecteur pour lui demander de financer un nouveau pont.

Le pont sera finalement reconstruit aux frais du roi.

BALLADE À M. FOUCQUET

POUR LE PONT DE CHÂTEAU-THIERRY

Dans cet écrit, notre pauvre cité

Par moi, Seigneur, humblement vous supplie,

Disant qu’après le pénultième été

L’hiver survint avec grande furie,

Monceaux de neige et gros randons de pluie,

Dont maint ruisseau croissant subitement

Traita nos ponts bien peu courtoisement.

Si vous voulez qu’on les puisse refaire,

De bons moyens j’en sais certainement :

L’argent sur tout est chose nécessaire.

Or d’en avoir c’est la difficulté ;

La ville en est dès longtemps dégarnie :

Qu’y ferait-on ? vice n’est pauvreté.

Mais cependant, si l’on n’y remédie,

Chaussée et pont s’en vont à la voirie.

Depuis dix ans, nous ne savons comment,

La Marne fait des siennes tellement

Que c’est pitié de la voir en colère.

Pour s’opposer à son débordement,

L’argent sur tout est chose nécessaire.

Si demandez combien en vérité

L’œuvre en requiert, tant que soit accomplie,

Dix mille écus en argent bien compté ;

C’est justement ce de quoi l’on vous prie.

Mais que le Prince en donne une partie,

Le tout, s’il veut, j’ai bon consentement

De l’agréer, sans craindre aucunement.

S’il ne le veut, afin d’y satisfaire,

Aux échevins on dira franchement :

« L’argent sur tout est chose nécessaire. »

ENVOI

Pour ce vous plaise ordonner promptement

Nous être fait du fonds suffisamment ;

Car vous savez, Seigneur, qu’en toute affaire,

Procès, négoce, hymen, ou bâtiment,

L’argent sur tout est chose nécessaire.

En août 1660, la reine fait son entrée dans Paris.

AU ROI ET À L’INFANTE

MADRIGAL (1660)

Heureux couple d’amants, race de mille rois,

Bien que de voir trembler cent peuples sous vos lois

Soit une gloire peu commune,

Vous avouerez pourtant un jour

Qu’on est mieux couronné par les mains de l’Amour

Que par celles de la Fortune.

VOUS QUI MENEZ LES GRIPON…

Monsieur le Surintendant ayant fait venir depuis peu de Normandie les nièces de feu Monsieur du Gripon, de peur que, ces filles étant riches et orphelines, il ne se fît en ce pays-là quelque entreprise pour les enlever, voici ce que j’en écrivis, il y a environ un mois, à l’exempt qui en avait la conduite :

Vous qui menez les Gripon,

Dont l’œil a grippé, dit-on,

Tous les cœurs de Normandie,

Bressay, tenez-y la main,

Et gardez sur votre vie

Qu’on ne les grippe en chemin.

Aussi voit-on qu’un héros

A trouvé fort à propos

D’ôter ces jeunes merveilles

D’entre les mains des Normands,

Épargnant à leurs oreilles

Tous les jours cent faux serments.

Foucquet prend soin de leur sort,

Et, se souvenant encor,

Par sa bonté plus qu’humaine,

De l’oncle qu’il a chéri,

Il ôte aux nièces la peine

De se choisir un mari.

Mais il faut en attendant

Élire un tuteur prudent

Pour ces personnes peu fines,

Qui veille comme un Argus

À de pauvres orphelines

Ayant deux-cent mille écus.

En juillet 1661, quelques mois après sa fausse couche, Madame la surintendante met au monde un petit Louis Foucquet. La Fontaine embouche aussitôt les trompettes de la gloire – non sans commettre un joli lapsus que l’on interprétera comme l’on voudra : au premier vers de la deuxième stance il avait écrit « deux Amours », alors que la surintendante venait d’accoucher de son troisième enfant. Lorsque Foucquet lui fait remarquer sa bévue, le poète ne paraît pas troublé outre mesure : « j’y avais mis un deux pour un trois, ce qui est la plus grande rêverie dont un nourrisson du Parnasse se pût aviser… », écrit-il simplement au surintendant à la fin de l’épître qu’il lui envoie pour le terme suivant (voir ici).

À MADAME LA SURINTENDANTE

SUR LA NAISSANCE DE SON DERNIER FILS À FONTAINEBLEAU

Vous avez fait des poupons le héros,

Et l’avez fait sur un très bon modèle.

Il tient déjà mille menus propos ;

Sans se méprendre, il rit à la plus belle.

C’est, ce dit-on, la meilleure cervelle

De nourrisson qui soit sous le soleil :

Pour bien têter il n’a pas son pareil ;

Il fait en tout son jugement paraître.

Quelqu’un m’a dit qu’il sera du Conseil1

(Sans y manquer) du Dauphin qui va naître.

Or vous voilà mère de trois Amours ;

Dieu soit loué ! La reine de Cythère

N’en a qu’un seul, qu’elle montre toujours ;

Et cet enfant ne va pas sans sa mère :

À se conduire il n’a pas peu d’affaire,

Étant privé de la clarté des cieux.

Mais vos trois fils ont chacun deux beaux yeux,

Deux magasins de lumière et de flamme,

Deux vrais soleils dont l’éclat radieux

Éblouira quelque jour plus d’une âme.

De vos aînés d’autres gens ont écrit ;

De ce cadet je dirai quelque chose.

C’est un enfant tout sens et tout esprit ;

D’un feu de joie au Parnasse il est cause :

À le louer déjà l’on se dispose.

Son nom, chanté par cent auteurs divers,

Sera bientôt le sujet de nos vers,

Et remplira, selon son horoscope,

Tous les échos qui sont dans l’Univers :

Pour un tel nom trop petite est l’Europe.

Dans l’horoscope il est encor parlé

Des qualités nobles, grandes et belles,

Par qui sera cet enfant signalé,

Et dont il a déjà des étincelles :

Je crois qu’en lui la raison a des ailes.

Comme son père il aimera l’honneur ;

Il logera quelque jour dans son cœur

De rares dons une troupe infinie :

Ce me serait un insigne bonheur

Si je logeais en telle compagnie.

La reine est enceinte ! Avec une emphase redoublée, La Fontaine chante la naissance prochaine de l’enfant royal : ce sera à n’en pas douter un dauphin, il ose le gager, car

 

Nous avons un roi trop habile

Pour ne pas réussir en tous ses coups d’essai.

À M. F[OUCQUET]

Monseigneur,

Le zèle que vous avez pour toute la maison royale me fait espérer que ce terme-ci1 vous sera plus agréable que pas un autre, et que vous lui accorderez la protection qu’il vous demande. Avec ce passe-port, qui n’a jamais été violé, il vous ira trouver sans rien craindre. J’y loue la merveille que nous ont donnée les Anglais. Encore que sa naissance vienne des dieux2, ce n’est pas ce qui fait son plus grand mérite ; mille autres qualités, toutes excellentes, font qu’elle est l’ornement aussi bien que l’admiration de notre Cour. C’est ce qu’on peut dire de plus à l’avantage de cette princesse ; car notre Cour est telle à présent que son approbation serait glorieuse à la mère même des Grâces. L’entreprise de louer dans le même ouvrage le digne frère de notre Monarque était infiniment au-dessus de moi. Cependant ce n’était pas encore assez faire ; il fallait, Monseigneur, vous dire aussi quelque chose touchant la grossesse de la reine. Je serais coupable si je me taisais, tandis que chacun raisonne sur la qualité du présent qu’elle nous fera. Il sera beau, l’on n’en doute point ; mais que ce doive être un dieu ou une déesse, c’est ce qui n’est pas encore tout à fait certain. Quoi que ce puisse être, on s’en réjouit dans l’Olympe, malgré tous les sujets d’envie qu’on y peut avoir. Ces nouvelles divinités pourraient bien ravir aux autres leurs temples. Je ne parle pas de ceux que nous avons bâtis dans nos cœurs à Leurs Majestés, qui ne sauraient, avec toute leur puissance, nous rien donner de plus parfait qu’Elles. Je ne pouvais, Monseigneur, vous entretenir de sujets qui méritassent mieux d’interrompre vos occupations et vos soins. La grossesse de la reine est l’attente de tout le monde. On a déjà consulté les astres sur ce sujet.

Quant à moi, sans être devin,

J’ose gager que d’un Dauphin

Nous verrons dans peu la naissance :

Thérèse, accomplissant le repos de la France,

Y fera, je m’assure, encor cette façon.

Ce qui confirme mon soupçon,

C’est la faveur des dieux, qui sert notre monarque

Comme il mérite, et qui ne put jamais

Lui refuser aucune marque

Du respect que le sort a pour tous ses souhaits.

La conjecture que je fais

N’est pas, Seigneur, fort difficile :

Car, sans vous étaler d’un discours inutile

Toutes les raisons que j’en ai,

Nous avons un roi trop habile

Pour ne pas réussir en tous ses coups d’essai.

À peine il commença ses premiers exercices,

Qu’il se fit admirer des héros de sa Cour ;

Puis, d’un cœur ennemi de ces molles délices

Qui loin du Champ de Mars ont choisi leur séjour,

Il sortit des bras de l’Amour,

Fit trembler cent cités, porta partout la guerre ;

Maint rempart fut ouvert, maint escadron rompu :

Les Flamands, s’ils eussent pu,

Se fussent cachés sous terre.

Tel on voit un jeune lion

Courir à sa première proie.

La Flandre allait souffrir plus de maux qu’Ilion :

Ses peuples ignoraient l’usage de la joie ;

Louis eût renversé le reste de leurs tours,

Si la fille du prince ibère

N’eût interposé les Amours,

Qui firent plus en quatre jours

Qu’aucun plénipotentiaire,

Par son travail et ses discours,

En quatre mois n’aurait su faire.

Que si notre monarque aux tournois de Bellone

Se fit dès l’abord renommer,

N’a-t-il pas mieux fait que personne

Son apprentissage d’aimer ?

Pour l’objet qui l’a su charmer

N’a-t-il pas cédé des conquêtes,

Refusé des trésors, méprisé des États,

Et préféré Thérèse aux palmes toutes prêtes

Que le Sort promettait aux efforts de son bras ?

Celle dont nous venons de chanter l’hyménée

Ne peut qu’elle ne rende un tel œuvre accompli ;

De bien moins de fleurons sa tête est couronnée

Que son cœur de vertus ne se montre rempli.

Les grâces, les beautés qui reluisent en elle

Ne font que la moitié d’un tout si précieux ;

Son esprit est divin, son âme est toute belle :

Thérèse est un chef-d’œuvre achevé par les Cieux.

Dispensez-moi de cette peine :

Vous savez, Monseigneur, quelle est Anne et Louis ;

Vous voyez tous les jours notre nouvelle reine ;

Si vos yeux n’en sont éblouis,

Je les tiens bons ; ils le sont, et personne

N’en a douté jusques ici ;

Puissent-ils dans vingt ans veiller pour la couronne !

Je ne vous plaindrai pas d’avoir un tel souci.

Voilà, Monseigneur, ce que je pense sur ce sujet. J’ai corrigé les derniers vers que vous avez lus6, et qui ont eu l’honneur de vous plaire ; j’espère que vous les trouverez en meilleur état qu’ils n’étaient. Entre autres fautes, j’y avais mis un deux pour un trois, ce qui est la plus grande rêverie dont un nourrisson du Parnasse se pût aviser ; la bévue ne vient que de là, car je prends trop d’intérêt en tout ce qui regarde votre famille pour ne pas savoir de combien d’Amours et de Grâces elle est composée. Je me rétracterai plus amplement à la première occasion ; et cependant je serai toujours, Monseigneur, etc.

 

L’ode suivante accompagne l’épître précédente qui lui sert de lettre d’envoi (PC). Henriette d’Angleterre a épousé en mars 1661 Monsieur, Philippe d’Orléans, le frère du roi.

Les Anglais virent partir

La Princesse et tous ses charmes,

Sans qu’elle pût consentir

Qu’on la rendît à leurs larmes ;

Ces peuples, avant ce jour,

Glorieux de son séjour,

Se croyaient seuls dignes d’elle :

Ils le croyaient vainement,

Car la France est d’une belle

Le véritable élément.

Bientôt, selon nos désirs,

Nous en devînmes les hôtes ;

Une troupe de Zéphyrs

L’accompagna dans nos côtes :

Telle vint en ce séjour

La merveille que je chante :

Elle crût, et notre Cour

Reprit sa face riante.

Autant que Mars florissait,

Amour alors languissait,

Levant à peine les ailes ;

L’astre né chez les Anglois,

À la honte de nos belles,

Le rétablit dans ses droits.

Mais si son cœur est d’un prix

Pour qui la terre est petite,

L’objet dont il est épris

N’est pas d’un moindre mérite ;

Si sa beauté le surprit,

Des grâces de son esprit

De jour en jour il s’enflamme ;

La Princesse tient des Cieux

Du moins autant par son âme

Que par l’éclat de ses yeux.

Ils sont joints, ces jeunes cœurs

Qui du Ciel tirent leur race :

Puissent-ils être vainqueurs

Des ans par qui tout s’efface !

Que de leurs désirs constants

Dure à jamais le printemps,

Rempli de jours agréables !

Ô couple aussi beau qu’heureux,

Vous serez toujours aimables ;

Soyez toujours amoureux.

Que de vous naisse un héros

Dont les palmes immortelles

Ne donnent aucun repos

Aux nations infidèles ;

Que ce fruit de vos amours

Égale aux herbes leurs tours,

Mette leurs villes en cendre ;

Et puisse un jour l’Univers

Devoir un autre Alexandre

Au Philippe de mes vers !