L’origine des animaux commence à trouver des explications vraisemblables. De grands esprits s’affrontent sur la manière dont les animaux apparaissent et se transforment, et de nombreuses théories voient le jour. Darwin va peaufiner la sienne pendant plus de vingt ans. Son livre sur l’origine des espèces sera l’un des textes scientifiques les plus importants de tous les temps. Mais il n’a pas tout à fait vu le jour dans les conditions que l’on croit habituellement.
Après avoir cavalé dans la pampa, découvert des ossements de tatous géants, observé des « autruches » et parcouru le monde, Darwin fait escale dans l’archipel des Galápagos, sans doute fatigué et pressé de rentrer chez lui. Il n’en parle que dans les dernières pages de son livre Voyage d’un naturaliste autour du monde, mais cette étape restera dans les esprits, à cause des tortues géantes (galápago est un surnom catalan donné aux tortues1), et surtout des pinsons…
Pinsons. Quatre espèces, quatre formes de becs
Les fameux « pinsons » des Galápagos (treize espèces locales que les ornithologues appellent des géospizes, car ce ne sont pas des pinsons) ont des formes de bec adaptées à des fonctions différentes selon les ressources de nourriture. Ces becs présentent une gradation d’aspect qui va de l’instrument fin comparable à celui du rouge-gorge à la grosse pince style perroquet. Ils sont les symboles les plus célèbres des réflexions de Darwin sur sa théorie naissante, car la variation des becs, exemple de variabilité des êtres vivants, en est un élément clé. Dans son journal de bord, Darwin note que ses observations à propos des tortues pourraient « ébranler la stabilité des espèces »2. En fait, Darwin n’a vraiment perçu l’intérêt de ces volatiles qu’à son retour, et encore.
Peu expert en avifaune exotique, il fit identifier les peaux ramenées de son périple au grand peintre et ornithologue John Gould (1804-1881). Celui-ci corrigea ses multiples erreurs, et remarqua la parenté des divers géospizes, que nous appellerons pinsons, selon l’habitude. Les germes de la théorie ont donc en partie été semés grâce au minutieux travail de John Gould.
Quant aux énormes tortues terrestres, dont on lui avait affirmé qu’elles étaient d’une forme différente d’une île à l’autre – témoignage capital de leur variation –, Darwin n’y prêta pas attention sur le moment et le regretta également. Les trente tortues géantes capturées aux Galápagos sur l’île de Chatham (aujourd’hui San Cristóbal) furent mangées en cours de route, et leurs précieuses carapaces jetées par-dessus bord comme n’importe quel déchet de cuisine3…
La théorie de l’évolution n’est donc pas vraiment née aux Galápagos, contrairement à ce qui est encore affirmé un peu partout, même si la visite de ces îles a fait partie des éléments de réflexion de Darwin. Mais la légende est en marche. En 1935, soit un siècle après l’identification des oiseaux, l’appellation « pinsons de Darwin » voit le jour, et sera popularisée avec le temps.
Darwin commence à écrire sur « sa théorie » à son retour de voyage, avant de s’installer dans sa maison de Down : « En juillet (1837), j’entamai la rédaction de mes premières notes sur les faits relatifs à l’origine des espèces, sur lesquelles j’avais longuement réfléchi, et ne cessai plus d’y travailler vingt ans durant4. »
Peu après son voyage, et pour plusieurs années, Darwin investit beaucoup de temps et d’argent afin d’étudier la sélection artificielle. Il est en contact avec de nombreux éleveurs auxquels il adresse des questionnaires. Il adhère à deux Pigeons-clubs de Londres. Plus tard, à Down House, il fait construire un vaste pigeonnier – à la grande joie de ses enfants – dans lequel il élève des races différentes : pigeon tambour (ou glouglou, à cause de son roucoulement), pigeon hibou (à cravate), grosse gorge (ou boulant), indien (ou dos frisé), à queue de paon, jacobin, culbutant, heurté, barbe, messager anglais, bagadais, coquille, hirondelle, rieur… Ces pigeons aux formes incroyablement variées, dont certains ne ressemblent même plus à des pigeons, sont les résultats de la sélection artificielle que les humains opèrent depuis des millénaires sur les animaux domestiques.
En 1868, dans son livre De la variation des animaux et des plantes à l’état domestique5, Darwin explique son choix d’élever des pigeons : « … l’éleveur peut, avec la plus grande facilité, choisir et accoupler ses oiseaux, et observer promptement les résultats de ses essais, car le pigeon se multiplie avec une grande rapidité. Il peut, en outre, se débarrasser facilement des oiseaux inférieurs, car le pigeon constitue une excellente nourriture ». C’est dit. L’appétit de connaissances n’empêche pas d’autres appétits…
Pour Darwin, un autre avantage des pigeons domestiques est qu’on leur reconnaît un ancêtre unique : le biset sauvage. Leur variété ne s’explique donc pas par des origines différentes. Le naturaliste constate que les jeunes pigeons portent souvent les mêmes couleurs que le biset. Il en déduit que ce dernier est leur ancêtre par la « loi du retour ». Cette hypothèse se fonde sur l’apparition de caractères communs chez les animaux, qui ne sont pas des variations nouvelles, et s’explique par « le principe que les espèces d’un même genre descendent d’une forme primitive unique6 ». Ces caractères communs, telles les rayures dorsales et les zébrures sur les jambes chez certains chevaux domestiques, sont des témoins de ceux de leurs ancêtres.
Darwin constate que tous les équidés sauvages possèdent une raie dorsale. Il décrit les zébrures d’un poulain élevé par lui-même, et dont les parents étaient de robe unie. Sous certains éclairages, le poulain présentait des raies sur tout le corps et la tête, disposées comme celles d’un zèbre. Ces raies ont disparu à l’âge de deux ou trois mois. Pour Darwin, les rayures des marcassins, les taches des lionceaux et autres motifs présents sur le pelage des jeunes animaux sont également des vestiges de leur lignée originelle. L’habitude de représenter les ancêtres des chevaux avec des rayures vient de l’application de cet énoncé de Charles Darwin. Dans L’Origine (p. 219), il écrit : « remontant par la pensée à quelques millions de générations en arrière, j’entrevois un animal rayé comme le zèbre ».
Darwin travaille énormément sur des squelettes de poulets, de canards ou de dindes. Pour les préparer, il doit les faire bouillir, et Emma, qui doit apprécier modérément les effluves de ces préparations, lui suggère de construire une cabane à cet effet. Il quantifie, note les variations, et met au point un système de mesure des membres. Il fait également mesurer des chevaux de course et des chevaux de trait, ou étudie la structure de l’œil de centaines d’animaux sauvages et domestiques.
L’éléphant dort peu : cinq à six heures par nuit, dont deux debout. C’est normal, il mange tout le temps ! Un éléphant d’Afrique engloutit de cent cinquante à deux cent quatre-vingts kilos de végétaux et quelque quatre-vingts litres d’eau par jour. Et un troupeau d’éléphants, ça mange énormément. La survie de ces géants est aujourd’hui un problème parmi les plus visibles de la protection des espèces sauvages, car ils ont besoin de territoires immenses pour se déplacer et se nourrir. Or, aujourd’hui, l’expansion humaine et la destruction de la nature provoquent des problèmes de cohabitation : les parcs entourés de barbelés conviennent moyennement aux grandes migrations, et depuis les années 1960 les bêtes ne peuvent plus circuler librement d’un espace naturel à un autre sans risquer de rencontrer une sagaie, un fusil ou une seringue hypodermique. Dans la lutte pour le territoire, l’espèce humaine a gagné contre le pachyderme, qui ne sait plus où aller. La limitation des ressources, et le partage de l’espace entre les espèces a toujours existé dans la nature. Cette notion de limite fut l’épine dorsale de la théorie de Darwin.
C’est à la lumière des idées de l’économiste Thomas Robert Malthus (1766-1834) que Darwin a considéré la démographie des éléphants.
Le révérend Thomas Malthus pensait que la pauvreté des masses populaires a pour cause le fait que leurs ressources sont inférieures à leur taux de natalité7. En effet, une population augmente selon une courbe exponentielle ou géométrique (par exemple 1, 2, 4, 8, 16, 32…) tandis que ses moyens de subsistance ne croissent que d’une façon arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6…). Darwin, qui cherche le mécanisme de la sélection naturelle, applique le principe aux espèces animales et végétales. Dans L’Origine des espèces, il calcule qu’un seul couple d’éléphants – animaux se reproduisant très lentement – pourrait théoriquement produire, en cinq cents ans, quelque quinze millions de descendants ! Chaque espèce, en principe, peut s’accroître à l’infini si rien ne l’en empêche, mais les disponibilités en nourriture et en espace sont finies et entraînent l’élimination de certains individus. La stabilité des effectifs, dans un troupeau d’éléphants, est apparente ; elle cache une réalité plus complexe : certains individus disparaissent au cours d’une compétition impitoyable pour les ressources au profit des survivants.
Les éléphants nous montrent que seuls les individus les mieux adaptés aux contraintes du milieu survivent. Pour Darwin, l’idée de « lutte » pour la vie (struggle for life, expression empruntée à Malthus) explique les mécanismes de l’adaptation par la sélection naturelle qui lui manquaient. Il peut désormais appliquer la sélection artificielle à la nature : sa théorie est mûre.
« En octobre 1838, c’est-à-dire quinze mois après le début de mon enquête systématique, il m’arriva de lire, pour me distraire, l’essai de Malthus sur la Population ; comme j’étais bien placé pour apprécier la lutte omniprésente pour l’existence, du fait de mes nombreuses observations sur les habitudes des animaux et des plantes, l’idée me vint tout à coup que, dans ces circonstances, les variations favorables auraient tendance à être préservées, et les défavorables à être détruites. Il en résulterait la formation de nouvelles espèces. J’avais donc enfin trouvé une théorie sur laquelle travailler ; mais j’étais si anxieux d’éviter les critiques que je décidai de n’en pas écrire la moindre esquisse pour quelque temps. En juin 1842, je m’accordai un très bref résumé de ma théorie en 35 pages ; puis je l’augmentai, pendant l’été 1844, jusqu’à 230 pages, que j’ai soigneusement recopiées et possède encore », déclare Darwin dans son autobiographie8.
En 1844 paraît anonymement Témoignages de l’histoire naturelle de la création, écrit par l’éditeur et journaliste Robert Chambers (1802-1871). Les attaques violentes dont le livre est l’objet rafraîchissent nettement l’enthousiasme de l’ami Charles…
Les doutes de Darwin sont connus. Le 11 janvier 1844, il écrit à son jeune ami le botaniste Joseph Hooker (1817-1911) : « … je suis à peu près convaincu, contrairement à l’opinion qui était la mienne au départ, que les espèces ne sont pas (c’est comme avouer un meurtre) immuables… » C’est comme avouer un meurtre… Il rêve qu’il est décapité ou qu’il est le chapelain du diable. Charles ne veut pas heurter sa femme9, très pieuse (elle camoufle soigneusement les frasques du grand-père Erasmus Darwin), ni être déconsidéré socialement pour ses écrits.
Les paradisiers sont des oiseaux si merveilleux qu’ils semblent presque irréels. On a longtemps cru qu’ils vivaient dans l’éther de l’Éden et qu’ils ne se posaient jamais, faute de pattes – les amours se déroulant en vol et la femelle déposant ses œufs sur le dos de son compagnon. C’est en 1857, dans les îles d’Aru, que l’explorateur naturaliste Alfred Russel Wallace (1823-1913) découvre et décrit pour la première fois scientifiquement une de ces créatures, le paradisier grand-émeraude. Sa découverte que les Papous leur coupent les pattes avant de les vendre aux Occidentaux met fin aux légendes.
En 1858 sur l’île de Batjan, aux Moluques, le même Wallace trouve un nouvel oiseau de paradis que Gould décrira et baptisera en son honneur : le paradisier de Wallace. Il inventorie de nombreuses autres espèces et décrit une grenouille volante qui fera sensation. Comme Darwin en Amérique du Sud, Wallace ne se contente pas d’accumuler les échantillons. Il réfléchit sur les lois qui régissent cette nature exubérante. Il détermine une ligne de démarcation entre la faune australienne et la faune asiatique qui porte encore son nom. Pendant une attaque de paludisme, aux Moluques, Wallace laisse ses pensées s’envoler… et arrive exactement aux mêmes conclusions que Charles Darwin sur la sélection naturelle, qu’il rédige fiévreusement (c’est le cas de le dire) en trois jours. Par déférence pour cette figure estimée du monde scientifique britannique, il lui transmet aussitôt les résultats de ses recherches. Darwin est assommé : exactement ses idées, presque mot pour mot10 !
C’est décidément une bien mauvaise période : le bébé de Charles et Emma, Charles Waring, meurt de la scarlatine. Accablé par la mort de son enfant, Darwin n’a pas le cœur à mettre en avant l’antériorité de ses découvertes. Alors se déroule une des plus belles histoires d’estime réciproque, d’amitié et de loyauté de l’épopée des sciences.
Ses amis, le botaniste Joseph Hooker et le géologue Charles Lyell, prennent les choses en main. Le 1er juillet 1858, devant la Société linnéenne de Londres, de façon à rester équitables, ils lisent successivement les théories de Wallace et de Darwin. La suite est à l’avenant… Non seulement les deux hommes éviteront toute rivalité, mais ils défendront ensemble leurs idées novatrices et garderont une haute considération mutuelle. Et quand Wallace sera victime de déboires financiers, il profitera de cette solidarité entre darwinistes. Dans l’immédiat, et contre toute attente, la lecture des deux textes évolutionnistes ne provoque pas d’hostilité, ni même de réaction particulière. Pour garder la paternité de sa théorie et en montrer l’ampleur, avec le soutien de ses amis, et sous leur pression insistante, Darwin se résout finalement à en publier rapidement un résumé, plus de vingt ans après son élaboration.
Les réactions sont très contrastées.
Les attaques les plus virulentes viennent du clergé ; elles portent bien plus sur la théologie que sur la science. Cependant, certains ecclésiastiques se montrent ouverts, tel Charles Kingsley, le chapelain de la reine Victoria, qui témoigne son admiration au désormais célèbre Charles Darwin : « Tout ce que j’ai lu de votre livre m’impressionne grandement. À la fois le volume des faits et le prestige de votre nom, et aussi l’intuition très nette que, si vous avez raison, il me faudra abandonner beaucoup de ce que j’ai cru et écrit jusqu’à présent. De cela, je ne me soucie guère. »
À l’opposé, la déception vient des proches de Charles, et même de scientifiques amis comme Lyell, qui ne se montre pas d’emblée très favorable aux idées évolutionnistes. Le vieux professeur Sedgwick écrit une lettre qui déçoit terriblement Darwin : « J’ai lu votre livre avec plus de désagrément que de plaisir. J’en ai grandement admiré certaines parties, d’autres m’ont fait rire à en avoir mal aux côtes. » Le naturaliste est très sensible à ces critiques. Malgré tout, il répond sans détour à un détracteur : « J’ai tendance à croire qu’il vous serait plus facile de prendre un lavement que de relire le moindre passage de mon livre11. » Richard Owen, plus subtil et plus ambigu, tente publiquement de minimiser l’importance de l’œuvre de Darwin, et ne néglige aucun coup bas, commettant notamment des publications anonymes contre L’Origine.
FitzRoy, enfin, exprime l’inexprimable : « Je ne vois pour ma part rien de très noble à l’idée de descendre même du plus ancien des singes. » Aïe. Malgré toutes les précautions prises par Darwin pour éviter d’évoquer les origines naturelles de l’homme, voici les singes entrés en jeu. La boîte de Pandore est ouverte. De nombreuses caricatures montrent Darwin en créature simiesque et velue. Une des citations les plus connues à ce sujet est cette réflexion de la femme d’un archevêque, Lady Worcester : « Ainsi, l’homme descendrait du singe ? pourvu que cela ne soit pas vrai ; mais si cela devait l’être, prions pour que le peuple ne le sache pas ! »
Voici ce que Darwin raconte sur son bouledogue : « Son esprit était rapide comme l’éclair et aussi aigu qu’un rasoir. C’est le plus brillant causeur que j’aie connu. Il ne dit ni n’écrit jamais rien de plat12. » L’animal en question, c’est le jeune biologiste Thomas Henry Huxley13, et s’il est surnommé « le bouledogue de Darwin », c’est parce qu’il va sur le terrain défendre les idées du maître. Il se fait notamment remarquer au cours de la fameuse réunion d’Oxford du 30 juin 1860, proche du pugilat. Du côté des anti-évolutionnistes, voici Soapy Sam, Sam le Savonneux, l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce ; son surnom fait référence à sa voix mielleuse et sa capacité à glisser du discours respectable aux venimeux noms d’oiseaux.
Devant une assistance d’un millier d’auditeurs, les échanges durent plusieurs heures, au point qu’une femme s’évanouit. Sam le Savonneux à Huxley : « J’aimerais savoir, est-ce par votre grand-père ou par votre grand-mère que vous prétendez descendre du singe ? » Et le Bouledogue de répondre : « Je prétends qu’il n’y a pas de honte pour un homme à avoir un singe pour grand-père. Si je devais avoir honte d’un ancêtre, ce serait plutôt d’un homme, un homme à l’intellect superficiel et versatile, qui, ne se contentant pas du succès dans sa propre sphère d’activité, plonge dans des questions scientifiques qui lui sont totalement étrangères, ne faisant que les obscurcir par une rhétorique vaine et distraire l’attention de ses auditeurs du vrai point de discussion par des digressions éloquentes et d’habiles appels aux préjugés religieux14 ! » Suite à ce coup de crocs dans la soutane, le débat se resserre sur les questions strictement scientifiques.
Quelques années plus tard, Darwin sera défendu non par un bouledogue, mais par un homme-singe. Edgar Rice Burroughs (1875-1950), l’inventeur de Tarzan, est un darwinien convaincu. C’est pourquoi il met en scène des primates intermédiaires entre les grands singes et les hommes, dotés d’un langage rudimentaire (Tar-zan signifiant « singe blanc »), mais aussi des pithécanthropes et autres hominidés représentant des stades différents de l’évolution. Tarzan lui-même n’est-il pas un mélange des qualités humaines et animales qui montre la proximité entre l’homme et le singe15 ?
Darwin n’a pas employé d’emblée le mot « évolution » dans son ouvrage. Il parle plutôt de variations ou de transmutation. Le terme évolution n’apparaît qu’à la sixième édition ! La transmutation des espèces, qu’il étaye par une multitude d’exemples, se fonde sur trois notions complémentaires :
1. Les organismes vivants présentent des variations, dont une partie se transmet à leurs descendants (ainsi les becs des pinsons de Darwin).
Les deux idées qui scandalisent le plus, dans L’Origine des espèces, sont :
1. L’absence de Dieu. La sélection naturelle s’opère sans intervention divine. Le hasard fait de l’être humain un organisme comme n’importe quel autre, arrivé presque là par accident. Aïe, ça fait mal à l’ego !
2. L’animalité de l’homme. Il n’est plus créé par Dieu à Son image, il « descend du singe », selon le raccourci bien connu. Ouille, la chute est dure !
Le philosophe Herber Spencer (1820-1903), que Darwin n’appréciait pas, applique « la lutte pour l’existence » du monde biologique à la sphère économique, imaginant un libéralisme impitoyable qu’il appelle « darwinisme social ». D’autres voient au contraire dans l’évolutionnisme les justifications biologiques du marxisme. Une légende prétend même que Marx aurait demandé à Darwin de préfacer l’édition anglaise de son Capital. En réalité, c’est son gendre Edward Aveling qui, ayant proposé à Darwin de lui dédier un ouvrage, s’est vu opposer un refus courtois16. Darwin s’en tenait strictement à la biologie.
Le pire « traître » de Darwin est certainement son propre cousin Francis Galton. Transposant radicalement le prétendu constat d’une « élimination des faibles » aux sociétés humaines, il a inventé l’eugénisme. En Allemagne, Ernst Haeckel, que nous retrouverons plus loin, prend le relais en défendant l’eugénisme spartiate et l’euthanasie – on le retrouvera cité dans le Mein Kampf d’Adolf Hitler. Pauvre Charles, il s’en est certainement retourné dans sa tombe !
La dérive qui consiste à vouloir couler la science dans le moule d’une idéologie politique est fréquemment appelée le lyssenkisme, du Russe Trofim Denissovitch Lyssenko (1898-1976), faux héritier des évolutionnistes parmi les plus malhonnêtes. C’est surtout au nom de Lamarck que Lyssenko a exercé sa censure. S’appuyant sur les théories du savant français, il prétendait démontrer que les caractères acquis étaient héréditaires, ainsi « l’homme nouveau » serait-il capable d’acquérir et transmettre les vertus socialistes. Grâce au soutien de Staline et à quelques expériences truquées, il a réussi à interdire aux scientifiques russes la génétique, jugée réactionnaire, n’hésitant pas à faire déporter ses rivaux dans les goulags.
Tout cela donne des arguments faciles à d’autres joyeux drilles, opposants de tout évolutionnisme qu’il soit lamarckien ou darwinien, les créationnistes. Faute de bases scientifiques solides, ces derniers masquent désormais leur dogmatisme derrière le supposé caractère eugéniste des idées évolutionnistes. Mais ils n’argumentent ici que sur les trahisons à la pensée de Darwin, et non sur la théorie elle-même. En réalité, Darwin s’est prononcé explicitement contre l’eugénisme, affirmant contre son cousin Galton, dans La Filiation de l’homme, qu’il fallait protéger les faibles – et non les supprimer. Il précise que la supériorité de l’homme sur les autres espèces lui vient de ses facultés intellectuelles et de « ses habitudes sociales, qui le portent à aider et à défendre ses semblables17 ».
Il est malhonnête de vouloir faire passer Darwin pour ce qu’il n’est pas. Certes, l’homme a les préjugés de son époque, il est chauvin et convaincu de la mission civilisatrice de l’Empire britannique. Mais il défend des idées novatrices, fondamentalement non racistes et non sexistes. À nos yeux, hommes et femmes du XXIe siècle, il y a une contradiction entre ses préjugés et son vocabulaire – ceux de son époque – et sa pensée profonde. Du coup, des citations en apparence très opposées peuvent être tirées de La Filiation de l’homme. S’il pense que l’homme « possède un génie plus inventif » que la femme, il ajoute que « par sa plus grande tendresse et son moindre égoïsme », elle montre des qualités d’altruisme plus hautes que l’homme, « condamné à la compétition et à l’ambition »18.
Darwin, s’il est bien de son temps, n’est pas un misogyne. Surtout, toujours, il est un défenseur de tous les instants des droits de l’homme – et de la femme : « L’homme est plus puissant dans son corps et dans son esprit que la femme, et, à l’état sauvage, il la maintient dans un état de servitude bien plus abject que ne le fait le mâle de tout autre animal » (p. 717). Darwin a, en effet, été très choqué par la manière dont les Indiens traitent leurs femmes. Alors, s’il est sexiste, c’est contre la violence des mâles de son espèce.
Darwin parle de races humaines « inférieures » ou « supérieures », mais le mot race désigne une société et non une variété physique héréditaire, et l’« infériorité » un degré de développement sur l’échelle de la civilisation. Il fait ainsi une comparaison entre les Fuégiens du Beagle si « semblables à nous » et leurs congénères restés sauvages19. Il se rappelle que les Fuégiens du Beagle, Fuégia Basket, York Minster et Jemmy Button, revenant d’Angleterre, étaient « si semblables » à lui qu’ils se montraient capables de partager les sujets de conversation du naturaliste, tandis que les autres, demeurés chez eux, sont si différents qu’en cas de famine, ils préféraient manger leurs grand-mères que leurs chiens – anecdote dont il a eu du mal à se remettre. Quant à l’emploi du mot « nègre », il n’était pas nécessairement entaché de racisme, à l’époque. Darwin n’a pas oublié avoir été l’élève d’un taxidermiste noir qui lui avait beaucoup apporté, et pour qui il avait une grande estime.
Ne perdons pas de vue l’essentiel : tout en utilisant les références sociales de ses contemporains, Darwin écrit clairement que tous les humains sont de la même espèce, et que les races humaines sont fondamentalement semblables, car d’origine unique. Malgré son tempérament conciliant, le naturaliste n’a pas pu s’empêcher de s’opposer au capitaine FitzRoy au sujet de l’esclavage, qu’il abhorre – il n’a pas de mots assez durs envers ce « scandale des nations chrétiennes ». En fait, Charles Darwin déteste toutes les formes de violence et de ségrégation.
Darwin n’est pas non plus spéciste20. En clair : l’homme qu’il est n’a pas, vis-à-vis des autres espèces animales, le moindre mépris, et se montre – nous l’avons vu – non seulement très anthropomorphiste, mais soucieux du bien-être des bêtes. Le rapprochement qu’il établit entre l’espèce humaine et le singe ne comporte aucun sous-entendu méprisant pour l’homme sauvage, mais plutôt, au contraire, une approche du singe exempte de dédain. L’auteure et vétérinaire Cynthia Mills, dans son livre La Théorie de l’évolution21, fait à ce sujet cette très jolie réflexion : « Darwin ne pouvait contempler la nature sans s’y fondre et était incapable de nourrir un sentiment de supériorité ou d’aversion envers les créatures qu’il observait. Il ne percevait aucun fossé entre nous et le reste de l’animalité ; la nature tout entière lui apparaissait faite de la même étoffe. »
En visitant les derniers grands espaces sauvages de la planète, le touriste venu des pays industriels, déshabitué à l’observation d’une nature en état de marche, a un choc : un peu partout, il voit des traces de la mort. Des crânes de gnous jonchent la savane africaine ; en Inde, des vautours nettoient des carcasses de vaches ; en Amérique, ce sont des urubus qui dissèquent les charognes – Darwin avait noté le nombre et les mœurs des urubus, ces « êtres extrêmement curieux pour quiconque n’a été habitué qu’aux oiseaux de l’Europe septentrionale22 ».
Notre touriste fait une autre constatation : les animaux morts disparaissent vite. Depuis les gros charognards jusqu’aux petits insectes nécrophages, toute une équipe de nettoyeurs se charge des dépouilles, puis les os se désagrègent. Dans le parc d’Amboseli, au Kenya, les biologistes ont établi qu’un cadavre d’éléphant est complètement détruit en moins de cinq ans. Il est donc presque impossible de trouver les restes d’une créature disparue depuis longtemps. Le phénomène de fossilisation est exceptionnel.
Charles Darwin se méfiait des fossiles. Il les trouvait beaucoup trop rares et incomplets pour prétendre représenter des archives significatives du passé. Il faut dire qu’à l’époque, les fossiles s’obstinaient à ne pas lui donner ce qui lui manquait pour confirmer sa théorie : une preuve d’existence de forme intermédiaire entre deux espèces, son absence étant l’objection la plus sérieuse à sa théorie… jusqu’à ce jour providentiel de 1861 où est mis au jour un fossile d’archéoptéryx (la « vieille aile ») dans les calcaires lithographiques de Solnhofen, en Bavière. Pour Darwin, qui vient de publier L’Origine des espèces, la vieille aile tombe à pic. Cet « oiseau fossile avec une longue queue et des doigts sur les ailes… est de loin le plus grand prodige de ces derniers temps. C’est une grande question pour moi car aucun groupe ne se trouvait aussi isolé que les oiseaux ; et cela montre que nous ne savons que peu de chose de ce qui a vécu durant les périodes qui nous ont précédés ».
L’archéoptéryx est alors une sorte de « chaînon manquant » entre les reptiles et les oiseaux, car il porte des caractéristiques de ces deux classes d’animaux. D’une taille variant entre celle d’un pigeon et celle d’une poule, il ne possède pas de bréchet23 comme les oiseaux volants actuels, mais un bassin, des côtes ventrales et une queue formée de nombreuses vertèbres typiques des reptiles. Ses plumes sont au contraire dignes des volatiles modernes. D’autres caractères anatomiques de l’archéoptéryx sont intermédiaires, comme les os des pattes – les métatarsiens – qui ne sont ni séparés comme chez les dinosaures, ni fusionnés comme chez les oiseaux actuels, mais partiellement fusionnés.
Comme on pouvait s’y attendre, les anti-évolutionnistes n’y croient pas. Pour Richard Owen, il s’agit d’un oiseau (il fut magistralement contredit par Huxley le Bouledogue). Pour Andreas Wagner, directeur du musée de Paléontologie de Munich, c’est au contraire un reptile, qu’il nomme Griphosaurus : le saurien énigmatique…
Malgré la découverte de nouveaux spécimens, certains insinuent qu’il s’agit de faux. Attaque facile, car, vers la même époque, l’histoire des fossiles connaît un épisode fâcheux : le fameux homme de Piltdown, dont les ossements sont présentés par les experts comme les restes du « premier Anglais », n’est en réalité qu’un assemblage d’un crâne humain et d’une mâchoire d’orang-outang – canular qui sera révélé quarante ans après sa découverte, en 1912. Les créationnistes auront beau jeu de surnommer l’archéoptéryx Piltdown chicken : « le poulet de Piltdown ». L’amalgame est malhonnête, car les fossiles d’archéoptéryx, si précieux pour la théorie de Darwin, sont, eux, authentiques.
L’archéoptéryx nous démontre cette vérité intemporelle : on ne voit que ce qu’on croit. L’argument des anti-darwinistes a d’abord été qu’il manquait des intermédiaires entre lui, les reptiles et les oiseaux. Depuis, plusieurs fossiles ont été trouvés en Chine qui sont de parfaits candidats pour le rôle. Mais cela n’a rien changé : quoi qu’il arrive, une certitude figée n’a que faire de la réalité…
1. Le mot Galápagos a une histoire : des marins qui dérivaient en 1535 au large du Pérou ont découvert ces îles qu’ils ont appelées las Encantadas (les îles Enchantées) où vivaient des tortues géantes alors extraordinairement nombreuses. À cause de leur carapace bombée, elles ont été surnommées galápagos, mot catalan qui signifie en réalité « selle de cheval ». Avec l’usage, galápagos a également été attribué à l’archipel. Le mot espagnol qui désigne la tortue est tortuga.
2. Dans Le Voyage d’un naturaliste (voir bibliographie), on lit cette réflexion de Charles Darwin sur les géospizes des Galápagos : « Quand on considère cette gradation et cette diversité de conformation dans un petit groupe d’oiseaux très voisins les uns des autres, on pourrait réellement se figurer qu’en vertu d’une pauvreté originelle d’oiseaux dans cet archipel, une seule espèce s’est modifiée pour atteindre des buts différents… » Hélas pour la légende, cette analyse prophétique n’a été ajoutée que dans la deuxième édition, celle de 1845, et ne pouvait donc pas figurer dans la première. Lire également Le Sourire du flamant rose, de Stephen Jay Gould (chapitre « Darwin en mer – et enfin à bon port »). Voir bibliographie.
3. Une tortue géante des Galápagos célèbre pour sa longévité, Harriet, est née vers 1830 d’après des tests ADN opérés sur elle. Cette tortue a donc été la contemporaine de Darwin. Elle est censée avoir été rapportée par lui à Londres, mais elle provient d’une île que le naturaliste n’a pas visitée. Cela tient vraisemblablement de la légende, peut-être encouragée par les responsables du zoo d’Australie où elle est morte le 23 juin 2006. Pour l’anecdote, elle s’est appelée Harry pendant plus de cent ans, car on a d’abord cru que c’était un mâle.
4. Charles Darwin, Autobiographie…, p. 67.
5. Charles Darwin, De la variation des animaux…, p. 224. Voir bibliographie. Nous suivons plus ici le cheminement logique des arguments de Darwin que la chronologie exacte des parutions : en 1859, le premier chapitre de L’Origine des espèces a déjà pour objet la sélection artificielle, mais ce thème sera développé plus amplement dans ce livre paru en Angleterre en 1868 sous le titre The Variation on Animals and Plants under Domestication.
6. Charles Darwin, De la variation des animaux…, p. 264.
7. Les travaux de Malthus ont donné le « malthusianisme », c’est-à-dire, en gros, la restriction volontaire de la procréation (et, dans un sens plus large, le ralentissement de la production). Pour Malthus, pasteur anglican témoin d’une famine due à une mauvaise récolte, aider les pauvres les conduit à proliférer : il faut donc cesser de donner aux nécessiteux pour leur bien-être… Le malthusianisme a beaucoup été critiqué par Proudhon et Marx, qui préféraient expliquer la pauvreté par la propriété privée et le non-partage des richesses. En fait, Darwin n’a jamais approuvé le contrôle des naissances de Malthus.
8. Chapitre « Mes publications ».
9. Néanmoins, il laisse de l’argent pour publier ses travaux au cas où il meure…
10. Wallace avait déjà écrit en 1855 un article, « De la loi qui a présidé à l’introduction de nouvelles espèces », qui perturba Darwin, mais ce dernier pensait que la théorie de Wallace n’était pas aboutie. En revanche, le manuscrit du 18 juin 1858, « Sur la tendance qu’ont les variétés à s’écarter indéfiniment du type d’origine », s’appuie clairement sur la sélection naturelle.
11. Irvin Stone, Charles Darwin, le roman de nos origines, p. 572.
12. Charles Darwin, Autobiographie…
13. Thomas Henry Huxley sera le grand-père de l’écrivain Aldous Huxley, auteur du Meilleur des mondes, mais aussi l’ami de l’oncle de H. G. Wells, l’auteur de La Guerre des mondes.
14. D’après le récit fait à Darwin par Hooker, cité dans Charles Darwin, le roman de nos origines, p. 569.
15. D’après Claude Aziza, historien de la littérature populaire, in L’Histoire, no 328, février 2008.
16. Lettre datée du 13 octobre 1880.
17. Charles Darwin, La Filiation de l’homme, p. 132.
18. Ibid., p. 676-684.
19. Le mot « sauvage » n’a rien de désobligeant, surtout pour un naturaliste !
20. Le spécisme est aux autres espèces ce que le racisme est aux autres races. Cela devrait faire très plaisir aux anti-spécistes qui militent pour que les grands singes soient protégés par des droits au même titre que les humains.
22. Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste…, p. 58.
23. Le bréchet est une crête osseuse située sur le sternum des oiseaux. Indispensable au vol, il sert d’insertion aux muscles des ailes. Les autruches et autres oiseaux marcheurs n’en possèdent pas.