L’éternité et le temps1

1. Lorsque nous disons que l’éternité2 et le temps sont différents l’un de l’autre3 et que l’une appartient à la nature4 perpétuelle, tandis que l’autre – le temps – appartient à ce qui est en devenir5 et à notre univers6, nous croyons que, par là même, et pour ainsi dire grâce à leur saisie immédiate par la pensée7 [5], nous avons alors de nous-mêmes8 en nos âmes une impression claire de ces choses que nous ne cessons d’évoquer dans nos discours et de nommer en toutes occasions.

Pourtant, quand nous essayons d’en approfondir l’examen et, en quelque sorte, de nous en rapprocher9, nos pensées retombent dans l’embarras ; chacun de nous se rallie alors à l’une ou l’autre des différentes assertions10 des anciens relatives au temps et à l’éternité, en les interprétant le cas échéant [10] de manière différente ; nous nous en tenons là, et quand on nous interroge, nous estimons qu’il suffit de rappeler l’opinion de ces grands auteurs. Ainsi satisfaits, nous nous abstenons de pousser plus avant notre recherche sur ces notions11. Certes, nous devons admettre que certains de ces antiques et bienheureux12 philosophes ont découvert la vérité ; mais quels sont ceux qui [15] l’ont le mieux atteinte, et comment pouvons-nous nous-mêmes en avoir quelque compréhension, c’est ce qu’il convient d’examiner13.

C’est par l’éternité qu’il nous faut commencer, en nous demandant ce qu’elle est pour ceux qui posent qu’elle est quelque chose de différent du temps14. En effet, une fois connu ce qui est en repos au sens où l’est le modèle15, il est vraisemblable qu’apparaîtra clairement aussi la nature de son image – image en quoi [20], d’après eux, consiste précisément le temps16. Néanmoins, si quelqu’un en venait à se représenter la nature du temps avant d’avoir contemplé l’éternité, il lui serait encore possible, grâce à la réminiscence17, de remonter d’ici-bas jusqu’à l’intelligible, et de contempler ainsi ce à quoi le temps ressemble18, s’il est vrai que le temps présente bien cette ressemblance avec l’éternité.

 

2. Qu’est-ce donc que l’éternité ? Devons-nous dire qu’elle est la réalité intelligible elle-même19, tout comme on a pu affirmer du temps qu’il est l’ensemble du ciel, c’est-à-dire20 du monde, puisqu’il est avéré, à ce qu’on rapporte, que ce fut bien là l’opinion de certains philosophes à propos du temps21 ? [5] En effet, puisque, d’une part, nous22 nous représentons et concevons l’éternité comme quelque chose de suprêmement vénérable, et que, d’autre part, nous concevons aussi la réalité intelligible comme suprêmement vénérable23, et comme on ne peut dire que24 l’une des deux soit plus vénérable que l’autre – quant à ce qui est au-delà25, même ce prédicat ne doit pas lui être attribué26 – il est tentant de les identifier ainsi l’une à l’autre27. Et ce d’autant plus que le monde intelligible et l’éternité28 ont tous deux un caractère enveloppant29 [10], et qu’ils enveloppent les mêmes choses30.

Cependant, lorsque nous affirmons que les uns – les intelligibles – se tiennent dans l’autre31 – à savoir l’éternité –, et que nous leur attribuons le prédicat « éternels » – car, comme il32 le soutient, le modèle33 est éternel34 –, nous disons alors, à l’inverse, que l’éternité est quelque chose d’autre que cette nature35, tout en affirmant qu’elle36 se rapporte à elle, qu’elle est en elle37, ou qu’elle lui appartient [15]. Et le fait que l’une et l’autre soient vénérables38 ne prouve pas qu’elles soient identiques, car il se pourrait, aussi bien, que l’une des deux reçoive de l’autre son caractère vénérable. Quant à leur caractère enveloppant39, il n’est pas du même ordre pour les deux : l’une40 enveloppe ce qu’elle enveloppe comme s’il s’agissait de ses parties41, alors que l’autre – l’éternité – enveloppe ensemble la totalité des intelligibles, non pas comme s’ils étaient ses parties, mais parce que toutes ces réalités que l’on dit éternelles le sont en vertu de l’éternité.

[20] Faut-il donc dire que l’éternité consiste dans le repos intelligible, tout comme on dit que le temps consiste dans le mouvement sensible42 ? Mais alors, on se demandera peut-être, et à juste titre, si l’on veut dire par là que l’éternité est identique au repos pris de manière absolue43, ou bien au repos qui appartient à la réalité44. Car, si elle est identique au repos45, alors [25] nous ne devrons pas dire, d’abord, que le repos est éternel, pas plus que nous ne pouvons dire de l’éternité qu’elle est éternelle, puisque ce qui est éternel c’est ce qui participe à l’éternité46. Comment, ensuite, le mouvement pourrait-il être éternel47 dès lors que par là même il devrait en même temps être immobile48 ? et comment la notion de repos peut-elle comporter le « toujours » – non pas le « toujours » qui est dans le temps, mais celui que nous concevons quand nous évoquons ce qui est perpétuel49 ?

Dans l’hypothèse, [30] en revanche, où l’éternité serait identique au repos de la réalité50, ce sont alors, à l’inverse, les autres genres51 que nous poserons hors de l’éternité.

Ensuite, il ne faut pas concevoir l’éternité comme étant seulement dans le repos, car elle est aussi dans l’unité ; il faut la concevoir en outre comme dépourvue d’étendue52, pour qu’elle ne soit pas identique au temps53 : or le repos en tant que repos ne comporte ni la notion de l’unité, ni l’absence d’étendue54.

Enfin55 [35], nous prédiquons de l’éternité le fait qu’elle demeure dans l’unité56 : elle peut donc bien participer au repos57, mais pas être le Repos en soi58.

 

3. Que peut donc bien être ce caractère qui nous fait dire du monde de là-bas59 qu’il est tout entier éternel60 et perpétuel61 ? Et qu’est-ce que la perpétuité ? Ou bien elle et l’éternité sont une seule et même chose, ou bien l’éternité dépend de la perpétuité. Faut-il donc dire qu’elle est une idée62 qui présente une certaine unité sans doute, mais une unité qui résulte du rassemblement63 d’une multiplicité64 [5] ? Ou bien, n’est-elle pas plutôt une nature qui appartient65 aux choses de là-bas, qui leur est présente, ou qui se manifeste en elles66 ? Oui, toutes ces choses sont cette nature67, parce que celle-ci, tout en étant une, possède une puissance et un être multiples68.

Et ainsi, si l’on examine69 cette puissance multiple70, on la71 nommera « réalité »72, par référence à ce caractère qu’elle a d’être comme un substrat73, « mouvement » dans la mesure où74 [10] l’on considère sa vie, « repos », ensuite, du fait qu’elle demeure absolument dans le même état75, « le même » et « l’autre », dans la mesure où les choses de là-bas76 sont ensemble et ne font qu’un77.

Ainsi donc, si l’on rassemble à nouveau78 dans l’unité d’un même ensemble la vie unique qui est en elles79, si l’on réunit l’altérité, le caractère incessant80 de l’acte81, l’identité, c’est-à-dire le fait de ne jamais devenir autre, l’intellection ou [15] la vie82 qui ne passent pas d’un état à un autre, ainsi que le fait de demeurer au contraire toujours dans le même état83 et de n’avoir jamais d’extension84, ce que l’on voit alors en voyant toutes ces choses, c’est l’éternité : une vie85 qui demeure dans l’identité parce que le tout lui est toujours présent86. Cette vie n’est pas ceci maintenant puis quelque chose de différent après, mais elle est toutes choses en même temps ; elle n’est pas non plus composée de choses différentes87 maintenant, puis d’autres après. Elle est au contraire parfaitement achevée et sans parties88 : comme dans un point, toutes choses [20] sont en elle ensemble sans jamais s’en éloigner en s’écoulant89. Demeurant au contraire en elle-même et identique, l’éternité ne change pas : elle est toujours dans le présent, parce qu’il n’y a rien d’elle-même qui soit passé ni à venir, et qu’elle est au contraire cela précisément qu’elle est90.

L’éternité, ainsi, n’est pas le substrat91, mais ce qui rayonne, pour ainsi dire, du substrat lui-même [25], en vertu de cette identité qu’il proclame92 appartenir à ce dont l’être n’est pas à venir mais déjà présent et qui, de la sorte, est ainsi et non pas autrement93. Et de fait, qu’est-ce qui pourrait lui advenir ultérieurement qu’il ne soit pas maintenant ? Il ne sera rien non plus par la suite qu’il ne soit déjà94, parce qu’il n’y a rien d’où il partirait pour arriver jusqu’au « maintenant »95, car ce point de départ ne serait [30] pas différent, mais il serait ce maintenant. Et le substrat n’est pas non plus voué à être dans le futur ce qu’il ne possède pas maintenant96. Nécessairement, « était » ne lui appartiendra pas non plus – car qu’y a-t-il qui lui appartenait et qui soit révolu ? –, ni « sera », car que pourra-t-il lui advenir97 ? Il reste98 à l’être, par conséquent, d’être cela précisément qu’il est99.

Ce qui n’était pas, ni ne sera, mais qui est seulement, ce qui [35] possède l’être en demeurant au repos100, parce qu’il ne change pas vers le « sera » ni n’a changé, c’est cela, donc, qui est l’éternité. Il s’avère ainsi que la vie qui appartient à l’être et qui est dans l’être, la vie qui est tout entière ensemble101, pleine et absolument dépourvue d’extension102, que cette vie, donc, constitue l’objet de notre recherche : l’éternité103.

 

4. Et il ne faut pas croire que celle-ci104 soit pour la nature105 intelligible un accident qui lui adviendrait de l’extérieur : elle est, au contraire, cette nature106, elle en provient et elle est avec elle. L’éternité, en effet, se manifeste dans la réalité107 en vertu de la réalité elle-même108, puisque pour toutes les autres choses dont nous affirmons qu’elles sont là-bas, parce que nous voyons qu’elles y ont leur existence109, nous disons que, toutes, elles viennent de [5] la réalité et qu’elles sont avec la réalité110. Il faut en effet que les êtres au sens premier soient avec les premiers et parmi les premiers. De fait, le beau lui-même est parmi eux111 et vient d’eux, et la vérité112 aussi est parmi eux. Et certaines choses113 sont comme dans une partie de l’être total114, tandis que les autres115 sont dans sa totalité116, de même que ce tout qui est vraiment un tout ne résulte pas [10] du rassemblement de ses parties117, mais engendre lui-même ses parties, afin que, par ce moyen précisément, il soit véritablement tout118. Et là-bas, la vérité n’est pas accord avec autre chose119, mais elle appartient à la chose même dont elle est chaque fois la vérité120.

Il faut, en fait, que ce tout qui est le véritable tout, s’il doit être réellement tout, ne soit pas tout seulement au sens où il est toutes choses, mais qu’il ait aussi le caractère d’un tout [15] au sens où il ne manque de rien121. S’il en va ainsi, il en résulte également que rien pour lui ne sera122. Dire que quelque chose « sera », en effet, c’est dire que le tout manquait de cette chose et qu’il n’était donc pas tout123. Et qu’est-ce qui pourrait bien lui arriver qui soit pour lui contre-nature124 ? Car il ne pâtit d’aucune façon125. Si donc rien ne se trouve pouvoir lui arriver, il n’est pas à venir, ni ne sera, ni ne devint. S’agissant des choses engendrées, si tu leur retires le « sera », alors, dans la mesure où [20] elles ne cessent d’acquérir leur être, en même temps et par là même, c’est le non-être qui se trouvera en elles126. Mais pour les choses qui ne sont pas de ce genre127, si tu leur ajoutes le « sera », ce qui en résulte pour elles c’est de déchoir de leur rang d’êtres128. Car il est évident que l’être ne serait129 pas pour elles quelque chose de naturel130 s’il leur advenait sur le mode de l’avenir, de l’être-devenu et de l’être-à-venir dans le futur131.

Pour les choses engendrées, en effet, il se pourrait bien que leur [25] réalité consiste à être depuis le premier instant de leur naissance132 jusqu’à ce qu’elles soient parvenues à leur dernier moment, au-delà duquel elles ne sont plus133. Être, pour elles, c’est précisément cela134, et si on le leur retirait, leur vie s’en trouverait écourtée, et leur être, par conséquent, s’en trouverait aussi diminué135. Et l’univers lui aussi136 a besoin de quelque chose137 qui fait qu’il sera parce qu’il va vers lui138. C’est pourquoi, aussi, il se hâte vers l’avenir [30] sans vouloir rester immobile, et tire à lui l’être qui est le sien139 en produisant une succession d’états différents et en se mouvant en cercle sous l’impulsion d’une sorte de désir de la réalité140. Et par là, nous avons également trouvé la cause de ce mouvement141 qui tend ainsi à être toujours142, en se projetant vers l’avenir.

Mais les êtres premiers et bienheureux143, eux, n’ont pas même de désir de l’avenir144, car ils sont déjà [35] la totalité, et ils ont déjà toute la vie qui, pour ainsi dire, leur est due145. Dès lors, ils ne cherchent rien, parce que ce qui est à venir n’est rien pour eux146, et donc pas même ce en quoi se trouve l’avenir147. La réalité complète et totale de l’être, non pas seulement celle qui consiste dans l’ensemble de ses parties148, mais aussi celle qui consiste dans le fait que rien ne lui manque149 et qu’aucun [40] non-être ne vient s’adjoindre à elle – car il ne suffit pas que tous les êtres soient présents au tout et à l’ensemble, mais il faut en outre qu’il ne comprenne rien qui puisse ne pas être –, cette sienne disposition150 et nature151, c’est précisément l’éternité. Car « éternité » (aiôn) vient de « ce qui est toujours »152 (aei ôn)153.

 

5. Quand j’applique ma pensée à quelque chose154, et que je peux dire de cette chose, ou plutôt voir155, qu’elle est telle qu’il est absolument impossible que quoi que ce soit lui soit advenu (car il s’agirait alors de quelque chose qui n’est pas toujours, ou qui n’est pas toujours total), cela suffit-il pour affirmer alors que cette chose est perpétuelle, si elle n’a pas en outre [5] une nature telle que l’on puisse être fondé à croire qu’elle est ainsi et qu’elle ne sera156 pas autrement, de sorte qu’en s’y appliquant à nouveau on la trouvera telle qu’auparavant157 ?

Que dire, donc, de celui qui ne cesserait jamais de contempler cette chose, qui demeurerait avec elle, fasciné158 par sa nature, et qui pourrait faire cela parce qu’il n’est pas exposé à la fatigue159 ? Ne va-t-il pas s’élancer160 lui-même vers [10] l’éternité, sans se détourner d’elle en aucune façon161, et devenir ainsi semblable à elle et éternel, contemplant l’éternel et l’éternité par ce qu’il y a en lui d’éternel162 ?

Si c’est donc ce qui présente ces caractères qui est éternel et qui est toujours, à savoir ce qui ne se détourne d’aucune façon vers une nature différente, ce qui a d’emblée tout entière la vie qu’il possède, et qui ne reçoit aucune addition, passée, présente ou [15] à venir, alors la chose qui présente ces caractères sera perpétuelle163 ; la perpétuité sera cet état du substrat, qui vient du substrat lui-même et qui est en lui164, et l’éternité sera le substrat165, pris avec cet état qui se montre en lui166.

De là vient que l’éternité est quelque chose de vénérable167, dont la notion que nous en avons168 nous dit qu’elle est identique au dieu169, et identique, nous dit-elle, à ce dieu170. Et [20] c’est à juste titre que l’on dirait de l’éternité qu’elle est un dieu qui se montre lui-même et se manifeste tel qu’il est171 : l’être, inébranlable172 et identique à lui-même, et, de cette façon, aussi, solidement établi dans la vie173.

Il n’y a pas lieu d’être surpris, néanmoins, lorsque nous disons que cet être vient d’une multiplicité174, car chacun des êtres de là-bas175 est de multiples choses176, du fait de la puissance illimitée de ces êtres177. Être illimité, en effet, c’est ne jamais manquer de rien, et cet être est illimité au sens éminent, puisqu’il [25] ne perd rien de lui-même178. Et si l’on disait, au vu de cela179, que l’éternité est une vie d’emblée illimitée180, parce qu’elle est totale et ne perd rien d’elle-même181, n’étant ni passée ni à venir – sans quoi elle ne serait pas d’emblée totale –, l’on serait bien proche d’une définition de l’éternité. La deuxième partie de cette formule (« parce quelle est totale et ne perd rien d’elle-même ») serait alors, en effet, l’explication [30] de l’expression « être d’emblée illimitée »182.

 

6. Puisque la nature qui présente ces caractères183 possède ainsi une beauté absolue184 et que, perpétuelle, elle est auprès de l’Un185, qu’elle vient de lui et qu’elle est tournée vers lui, sans jamais s’en écarter ; puisqu’au contraire elle demeure toujours auprès de lui et en lui, et qu’elle vit en conformité avec lui186, – ce qui, d’après moi187, a été dit par [5] Platon de fort belle façon et avec une incontestable188 profondeur de pensée, quand il parle de « l’éternité demeurant dans l’Un »189 –, en sorte qu’elle ne se conduit pas seulement elle-même à l’unité190 en se retournant vers elle-même, mais qu’elle est aussi la vie191 identique à soi de l’être, qui est auprès de l’Un, cette nature192 est donc précisément ce que nous cherchons, et ce qui demeure ainsi est l’éternité193. Car c’est cela, ce qui demeure ainsi194, [10] cela même qui demeure et qui est l’acte195 d’une vie qui par elle-même demeure tournée vers l’Un et en lui, ce dont ni l’être ni la vie ne sont mensongers196, c’est cela qui doit être l’éternité197.

Être véritablement, en effet198, c’est ne jamais ne pas être et ne jamais être autrement, en d’autres termes être identique, autrement dit encore être sans différences. [15] L’être véritable199 n’est donc jamais d’aucune manière « ainsi puis autrement », en sorte que tu ne pourras ni l’étendre200, ni le déployer, ni le prolonger, ni le distendre201, et que, par conséquent, tu ne peux pas saisir en lui quelque chose d’antérieur et quelque chose de postérieur202. Si, donc, il n’y a en lui ni « avant » ni « après », si la chose la plus vraie que l’on puisse dire de lui c’est : « il est », et ceci parce [20] qu’il est, pour ainsi dire, par sa réalité203 et par sa vie, alors, là encore, se présente à nous ce dont nous parlons : l’éternité204.

Et chaque fois que nous employons l’expression « toujours »205, ou quand nous disons qu’il n’y a pas « un moment où » il est et « un autre moment où » il n’est pas206, il faut bien voir que nous nous exprimons ainsi pour nous rendre les choses plus claires à nos propres yeux207. Sinon208, en effet, l’expression « toujours », ne serait peut-être pas employée en son sens propre209, et, si on la comprenait, à l’inverse, comme désignant l’incorruptibilité210, elle risquerait [25] d’égarer l’âme en lui faisant concevoir l’être comme quelque chose qui s’étend211 toujours plus212 afin de ne jamais en venir à manquer213. Aussi le mieux serait-il peut-être de s’en tenir à l’expression « ce qui est ». Mais, bien que214 l’expression « ce qui est » suffise à nommer la réalité, dans la mesure toutefois où l’on a aussi nommé « réalité » le devenir215, il a bien fallu, afin de bien faire comprendre les choses, ajouter l’attribut « toujours »216. Car « ce qui est » [30] et « ce qui est toujours » ne sont pas deux choses différentes, pas plus que « philosophe » n’est différent de « philosophe véritable »217 ; mais, tout comme on ajoute l’adjectif « véritable » parce qu’il est possible d’usurper l’habit du philosophe218, de même on a ajouté « toujours » à l’être et « toujours » à l’expression « ce qui est »219, et l’on en vient ainsi à parler de « ce qui est toujours »220. C’est pourquoi il faut prendre l’adverbe « toujours » comme signifiant « ce qui est véritablement », et le comprendre dans un sens restreint [35] comme désignant une puissance inétendue221 qui n’a d’aucune manière besoin de rien de plus que ce qu’elle possède déjà ; or elle possède tout.

Cette nature222 est donc tout223 : elle est ce qui est, elle est totalement dépourvue de besoin et elle n’est pas complète sous un aspect et déficiente sous un autre. Car ce qui est dans le temps, et même ce qui semble parfait224 – comme un corps qui se suffit à lui-même [40] et que son âme rend parfait225 –, a néanmoins besoin de l’après, puisque le temps dont il a besoin lui fait défaut et que, même avec le temps, quand celui-ci lui est présent et qu’il court avec lui226, il reste imparfait227. Si tel est bien son mode d’être, c’est seulement par homonymie228 qu’on peut le dire parfait.

Mais s’il s’agit de ce qui n’a pas même besoin de l’après, que ce soit pour un temps déterminé ou pour un temps indéfini, indéfiniment à venir [45], de ce qui possède au contraire tout ce qu’il doit être229, voilà ce qu’exige230 notre notion de l’éternité231 : elle est ce à quoi l’être appartient, sans que ce soit parce qu’il aurait atteint telle quantité232, car il est au contraire antérieur à la quantité. Dépourvu lui-même de toute quantité, en effet, il ne doit233 avoir absolument aucun contact avec la quantité234 pour éviter que sa vie ne soit divisée en parties, et qu’il ne perde, de la sorte, sa pure indivisibilité, et pour qu’il soit, au contraire, indivisible, aussi bien en sa [50] vie qu’en sa réalité.

Quant à l’expression « il était bon235 », Platon la rapporte à la notion du tout236, signifiant par le tout qui est au-delà237 ce qui n’a commencé en aucun temps. Dès lors, le monde238 non plus ne peut avoir eu un commencement dans le temps239, puisque c’est la cause de son être240 qui constitue pour lui ce qui est antérieur241. Toutefois, même s’il s’exprime ainsi afin de rendre les choses plus claires242 [55], il reproche ensuite243 à cette expression même de ne pas être employée de façon parfaitement adaptée pour des choses qui ont reçu en partage ce que nous désignons et concevons comme l’éternité.

 

7. Lorsque nous tenons ces propos, est-ce que nous témoignons pour d’autres que nous et nos propos portent-ils sur des choses qui nous sont étrangères244 ? Mais comment serait-ce possible ? Comment en effet pourrions-nous parvenir à comprendre quelque chose avec quoi nous n’avons aucun contact ? Or, quel contact pourrions-nous avoir avec ce qui nous est étranger ? Il faut donc bien que nous-mêmes ayons part [5] à l’éternité245. Mais comment est-ce possible alors que nous sommes dans le temps246 ?

Sans doute ne pourrons-nous savoir comment on peut être et dans le temps et dans l’éternité qu’après avoir découvert d’abord ce qu’est le temps. Et pour chercher ce qu’est le temps, il nous faut donc descendre de l’éternité pour aller vers le temps247. Tout à l’heure, en effet, nous sommes allés vers le haut248 alors que maintenant, nous devons dans notre réflexion, aller vers le bas [10], mais sans descendre jusqu’au fond249 et en nous arrêtant là où le temps est descendu250.

Sans doute, si rien n’avait été dit au sujet du temps par les bienheureux auteurs du passé251 il faudrait relier à l’éternité prise comme point de départ ce qui vient après elle et exposer ce qu’il nous en semble, en essayant d’accorder à la notion252 du temps que nous avons acquise l’opinion que nous défendons. Mais, en fait, il faut d’abord prendre en compte les [15] doctrines les plus dignes d’intérêt, et examiner si la thèse que nous soutenons est en accord avec l’une ou l’autre d’entre elles253.

Il convient peut-être, en premier lieu, de diviser en trois groupes les définitions qui ont été données du temps. On peut dire, en effet, que le temps est soit ce qu’on appelle le mouvement254, soit ce qui est mû, soit [20] quelque chose qui se rattache au mouvement255. Soutenir que c’est le repos ou ce qui est en repos ou quelque chose qui se rattache au repos, ce serait en effet s’écarter on ne peut plus de la notion du temps, qui jamais n’est le même256.

Parmi ceux qui disent que le temps est le mouvement, certains diront que c’est le mouvement en général, d’autres que c’est le mouvement du tout257. Ceux qui disent que le temps est ce qui est mû veulent dire que c’est la sphère du tout ; [25] parmi ceux qui disent que le temps est quelque chose qui se rattache au mouvement, les uns disent que c’est l’intervalle du mouvement258, d’autres que c’est la mesure du mouvement259, les autres enfin que c’est, de manière générale, ce qui accompagne le mouvement : il faut alors préciser s’il s’agit de n’importe quel mouvement ou bien du seul mouvement régulier.

 

8. Mais que le temps soit le mouvement260 c’est impossible, soit que l’on prenne tous les mouvements pour les réunir tous, si l’on peut dire, en un seul, ou bien que l’on s’en tienne au mouvement régulier261. Les deux types de mouvements mentionnés sont dans le temps, en effet, et s’il existait un mouvement qui ne fût pas dans le temps, il serait encore moins susceptible [5] d’être le temps, de sorte que ce dans quoi est le mouvement262 et le mouvement lui-même sont deux choses distinctes263. Et parmi toutes les objections que l’on avance ou que l’on a avancées, il suffit de dire que le mouvement peut cesser ou être interrompu, sans que le temps ne cesse264.

Et à qui objecterait que le mouvement de l’univers265, lui, ne connaît pas d’interruption266, on rétorquera que ce mouvement lui-même reviendra au point de départ de sa course circulaire en un temps déterminé267 – si c’est bien le [10] mouvement circulaire qui est évoqué –, un temps qui n’est pas celui qu’il lui faut pour parvenir à la moitié de son parcours ; le second temps sera deux fois plus court que le premier, même si l’un et l’autre mouvement sont des mouvements du tout, le premier qui revient à son point de départ, l’autre qui ne parvient qu’à la moitié de sa course268.

Et dire que le mouvement de la sphère extérieure269 est le mouvement le plus prompt et le plus rapide270 [15], c’est apporter un argument en faveur de notre propos, puisque cela présuppose que ce mouvement et le temps sont deux choses différentes. Car s’il est le plus rapide de tous, il est bien clair que c’est parce qu’en un temps moins long271 il parcourt un intervalle plus grand272 – le plus grand intervalle qui soit273. Les autres choses274, en revanche, sont plus lentes parce qu’en un temps plus long elles ne parcourent qu’une portion de cet intervalle.

[20] Si donc le temps n’est même pas le mouvement de la sphère275, il y aura encore moins de raison qu’il soit la sphère elle-même276, car c’est uniquement parce qu’elle est en mouvement qu’on a pu supposer qu’elle est le temps.

Le temps est-il donc quelque chose qui se rattache au mouvement277 ? Si ce quelque chose est l’intervalle278 du mouvement, alors il faut dire, d’abord, que cet intervalle n’est pas identique pour tous les mouvements, ni même pour tous les mouvements de même espèce279 : le mouvement, en effet, peut être plus rapide [25] ou plus lent280, même si l’on s’en tient au mouvement local281, et les deux intervalles282 seraient alors mesurés par une seule et même chose, distincte d’eux, et c’est elle que l’on serait plus fondé à désigner comme le temps. Duquel de ces deux mouvements le temps est-il donc l’intervalle ? Ou, pour mieux dire – étant donné que ces mouvements sont en fait en nombre indéfini –, de quel mouvement en général est-il l’intervalle ? Si c’est l’intervalle du mouvement régulier283, ce n’est pas alors l’intervalle de tout mouvement régulier, car les seuls mouvements réguliers sont en grand nombre [30], en sorte qu’il y aura alors aussi plusieurs temps à la fois284.

Mais si c’est de l’intervalle du mouvement du tout qu’il s’agit285, et si l’on entend par là l’intervalle qui est dans le mouvement lui-même286, que pourrait-il être, alors, sinon ce mouvement287 ? Le mouvement, sans doute, a une quantité déterminée, mais de deux choses l’une : ou bien cette quantité sera mesurée par le lieu, parce que le lieu a une quantité déterminée, qui est celle que le mouvement a parcourue, et c’est alors cela qui sera l’intervalle – mais cela ce n’est pas [35] le temps, c’est le lieu – ; ou bien c’est ce mouvement lui-même qui contiendra en lui cet intervalle, en raison de la continuité de ce mouvement et parce que, au lieu de s’arrêter à un point donné, il reprend incessamment288. Mais cela serait une multiplicité du mouvement et, même si, considérant ce mouvement, on peut déclarer qu’il est doué de multiplicité, tout comme on peut prêter à la chaleur289 une multiplicité, même en admettant cela, ce n’est pas [40] le temps qui se manifeste ou qui nous est donné ainsi, mais le mouvement, qui recommence encore et encore290, comme de l’eau qui coule encore et encore, et l’intervalle291 que l’on observe en elle. Et ce « encore et encore »292 sera un nombre, le deux ou le trois par exemple, tandis que l’intervalle sera l’intervalle de la masse293. De la même manière, donc, le temps serait294 la multiplicité du mouvement, comme la dizaine, par exemple, ou [45] l’intervalle qui apparaît dans ce qui est pour ainsi dire la masse du mouvement, ce qui ne comporte pas la notion295 du temps. Mais cette quantité déterminée296 adviendra dans le temps297, sans quoi le temps ne sera pas partout298 : il sera au contraire dans le mouvement comme dans son substrat, et nous nous retrouverons à dire à nouveau que le temps est le mouvement299. Car l’intervalle n’est pas extérieur au mouvement300, et [50] le mouvement n’est pas immédiat301. Or, ce qui distingue le caractère non immédiat de ce qui est immédiat, c’est que le premier a lieu dans le temps302 : en quoi ce qui n’est pas immédiat diffère-t-il de ce qui est immédiat, sinon en ce que le premier est dans le temps303 ? Par conséquent, le mouvement qui s’étend sur un intervalle304 et cet intervalle ne sont pas eux-mêmes le temps : ils sont dans le temps.

Et si l’on dit que le temps est l’intervalle du mouvement, non pas au sens de l’intervalle du mouvement lui-même305 [55], mais comme ce le long de quoi le mouvement même a son extension, et avec lequel il court pour ainsi dire de concert306, cela ne nous dit pas ce qu’il est. Il est évident, en effet, que le temps est ce en quoi le mouvement se produit. Or, c’est cela qui est l’objet de notre recherche depuis le début : qu’est-ce qui fait que le temps est le temps ? Tout se passe en effet ici, ni plus ni moins307, comme si [60] à la question « qu’est-ce que le temps ? », on répondait qu’il est l’intervalle du mouvement dans le temps. Qu’est-ce donc que cet intervalle qu’appelle « temps » celui qui le pose308 à l’extérieur de l’intervalle qui appartient en propre au mouvement ?

En effet309, redisons-le310, celui qui affirme que l’intervalle est dans le mouvement lui-même311 se trouvera dans l’embarras pour dire où placer l’extension du repos. [65] Car aussi longtemps peut se mouvoir une chose, aussi longtemps une autre chose peut rester au repos, et tu diras que ce mouvement et ce repos ont le même temps, ce qui veut dire, évidemment, que celui-ci est différent du mouvement aussi bien que du repos312. Qu’est-ce donc que cet intervalle et quelle est sa nature ? Car il ne peut pas être local, puisque l’intervalle de lieu est lui aussi extérieur au mouvement313.

 

9. Il faut examiner maintenant en quel sens le temps pourrait être le nombre du mouvement ou, mieux, la mesure du mouvement314, puisque le mouvement est continu315.

D’abord, comme on vient de le faire avec la définition du temps comme intervalle du mouvement316, il faut examiner les difficultés soulevées par la mention « toute espèce de », si l’on dit317 que le temps est la mesure de toute espèce de mouvement318. [5] De fait, comment pourrait-on nombrer le mouvement irrégulier et non uniforme ? Quel sera ce nombre, ou cette mesure, et à quoi se rapportera cette mesure ? Car si l’on nombre avec le même nombre l’une et l’autre espèce de mouvement319, et de manière générale toutes les espèces de mouvements, et les lents aussi bien que les rapides, alors il en ira de ce nombre et de cette mesure comme d’une dizaine qui mesurerait à la fois des bœufs et des chevaux320, ou d’une même mesure qui s’appliquerait [10] à la fois aux liquides et aux solides321.

De fait, si le temps est une telle mesure, on a bien dit ainsi de quelle sorte de choses il est la mesure322, à savoir de mouvements ; mais ce qu’il est lui-même, on ne l’a pas encore dit323. S’il est possible de prendre le nombre dix et de penser ce nombre indépendamment des chevaux, et si une mesure est mesure, tout en ayant par ailleurs une nature déterminée, alors même qu’elle n’est encore la mesure de rien, de même le temps doit lui aussi avoir une nature déterminée [15] tout en étant mesure324.

Or, si par lui-même il est quelque chose comme un nombre325, quelle différence y aura-t-il alors entre ce nombre et le nombre dix, ou n’importe quel autre nombre monadique326 ? Si en revanche le temps est une mesure continue, il sera mesure en étant lui-même quelque chose d’une quantité donnée, comme la grandeur d’une coudée327. Il sera alors une grandeur, une ligne par exemple328, qui accompagne [20] évidemment le mouvement dans son cours. Mais si cette ligne elle-même court avec le mouvement, comment pourra-t-elle donc mesurer ce qu’elle accompagne ? Pourquoi, en effet, l’une mesurerait-elle l’autre plutôt que l’inverse ? Il serait préférable et plus plausible de dire que le temps n’est pas la mesure de tout mouvement329 mais seulement de celui dont il accompagne le cours. Et ce mouvement doit être continu, sans quoi la ligne330 qui l’accompagne dans son cours s’arrêtera.

Il ne faut pas, cependant, prendre ce qui mesure comme extérieur au mouvement mesuré ni comme séparé de lui [25], mais prendre les deux ensemble331. Et que sera ce qui mesure ? Ne faut-il pas dire que ce qui est mesuré sera le mouvement, et ce qui a mesuré la grandeur ? Et lequel des deux sera le temps : le mouvement qui est mesuré ou la grandeur qui mesure ? Le temps, en effet, sera ou bien le mouvement qui est mesuré par la grandeur, [30] ou bien la grandeur qui mesure, ou bien ce qui utilise cette grandeur, comme on utilise la coudée pour mesurer la quantité du mouvement332.

Mais dans tous ces cas de figure, il faut prendre pour base, comme nous l’avons dit333, ce qui est le plus plausible, à savoir le mouvement uniforme, car sans uniformité, et qui plus est sans cette uniformité unique qui est celle du tout334, celui qui définit le temps, d’une façon ou d’une autre, comme une mesure [35] rencontrera encore plus de difficultés.

Supposons que le temps est bien un mouvement mesuré335, mesuré par une quantité déterminée : tout comme le mouvement, pour être mesuré, ne peut l’être par lui-même mais doit l’être par autre chose, de même il est nécessaire – s’il est vrai que le mouvement doit avoir, parallèle à lui, une autre mesure, et que c’est pour cette raison, aussi, que nous avions besoin [40] d’une mesure continue afin de mesurer ce mouvement –, de la même manière, dis-je, il est nécessaire que la grandeur elle-même ait une mesure, afin que le mouvement soit mesuré, puisque ce par quoi sa quantité à lui est mesurée a telle ou telle quantité336.

Et ce temps que nous cherchons sera le nombre de la grandeur qui accompagne le mouvement, et non pas la grandeur qui [45] accompagne le mouvement337. Et que pourrait être ce nombre, sinon le nombre monadique338 ? Or, savoir de quelle manière ce nombre pourra mesurer, voilà la difficulté qu’il faut affronter. Car même si l’on trouvait de quelle manière il mesure, ce n’est pas le temps que l’on découvrirait alors comme ce qui mesure, mais un temps de telle ou telle quantité, et cela ce n’est pas la même chose que le temps. Une chose en effet est de dire ce qu’est le temps, une autre de dire ce qu’est un temps de telle quantité. Car avant de dire [50] la quantité d’une chose, il faut dire ce qu’est cette chose qui a telle ou telle quantité.

Le temps est-il plutôt le nombre qui mesure le mouvement en restant à l’extérieur du mouvement339, comme le nombre dix, qui s’applique aux chevaux, considéré indépendamment de ces chevaux ? Quel est donc ce nombre qui, comme le nombre dix, est ce qu’il est avant de mesurer, on ne l’a pas dit.

[55] Serait-ce ce nombre qui, tout en suivant le cours du mouvement, le mesure selon l’avant et l’après340 ? Mais ce nombre qui mesure selon l’avant et l’après, nous ne savons pas encore clairement ce qu’il est. Toutefois, s’il mesure selon l’avant et l’après – par un point341 ou par quelque autre moyen –, de toute façon c’est selon le temps qu’il mesurera342. Le temps sera donc ce nombre qui mesure le mouvement selon l’avant et l’après, un nombre [60] qui se rapporte au temps et qui est en contact avec lui343, afin de pouvoir le mesurer. En effet, ce qui admet l’avant et l’après est nécessairement soit de nature locale, comme le point de départ d’une course dans le stade, soit de nature temporelle344. De manière générale, en effet, l’avant et l’après sont l’un le temps qui va au maintenant345 [65], l’autre – l’après – ce qui part du maintenant346. Le temps, par conséquent, est autre chose que le nombre qui mesure le mouvement selon l’avant et l’après347 et ce même si ce n’est pas n’importe quel mouvement qu’il mesure mais seulement le mouvement régulier348.

En outre, pourquoi l’ajout d’un nombre – qu’il soit mesuré ou [70] mesurant, car il se peut, rappelons-le349, que le même nombre soit mesurant et mesuré – ferait-il que le temps existe, tandis qu’il n’existerait pas alors qu’il y a mouvement, et qu’il y a l’avant et l’après qui appartiennent sans conteste au mouvement ? C’est comme si l’on disait d’une grandeur qu’elle n’a pas la quantité qu’elle a [75] tant que personne ne l’a mesurée.

Et puisque le temps est illimité, et qu’on le dit illimité350, comment pourrait-on lui attacher un nombre351, à moins de prélever une partie352 du temps et de la mesurer, partie dans laquelle le temps existerait avant même d’avoir été mesuré ?

Et de quel droit affirmer que le temps n’existe pas avant que l’âme ne l’ait mesuré353, si l’on ne pose pas qu’il doit sa naissance [80] à l’âme354 ? Le fait que l’âme mesure le temps, en effet, n’implique en rien cette affirmation, car le temps existe avec sa quantité, même si personne ne le mesure. Et si l’on peut dire que c’est l’âme qui fait usage de la grandeur pour mesurer le temps, quel rapport cela a-t-il avec la notion du temps355 ?

 

10. Dire que le temps est l’accompagnement356 du mouvement357 ne nous apprend pas ce qu’il est, et cela ne nous dit rien tant que l’on n’a pas précisé ce qu’est cette chose qui l’accompagne. Peut-être en effet serait-ce là le temps. Mais il faut examiner cet « accompagnement » et voir s’il est [5] postérieur, simultané ou antérieur358, à supposer qu’un tel accompagnement antérieur existe. Quelle que soit la réponse retenue, on dira que cet accompagnement est dans le temps359. S’il en va ainsi, le temps sera ce qui accompagne le mouvement dans le temps360 !

Mais puisque nous ne cherchons pas ce que le temps n’est pas, mais ce qu’il est361 [10], puisqu’un grand nombre de nos prédécesseurs ont dit bien des choses à propos de chacune de ces thèses, et que celui qui voudrait les parcourir ferait plutôt œuvre d’historien, et puisque nous nous sommes également prononcés, chemin faisant, à propos de ces thèses, et qu’il nous est possible de réfuter celui qui dit que le temps est la mesure du mouvement du tout362 en puisant dans ce que nous avons déjà dit et en reprenant, entre autres, tout ce que nous venons de dire à propos de la mesure [15] du mouvement (à l’exception de celles qui portent sur la non-uniformité363 du mouvement, toutes les objections que nous venons d’adresser à nos prédécesseurs conviendront contre cette dernière définition), il nous faut maintenant dire comment nous devons concevoir ce qu’est le temps.

 

11. Il nous faut donc remonter nous-mêmes jusqu’à cette disposition dont nous avons dit qu’elle appartient à l’éternité364, à cette vie qui est inébranlable365, tout entière ensemble366 et d’emblée illimitée367, qui ne s’incline absolument pas368 et qui demeure en repos dans l’Un et orientée vers l’Un369. Le temps, certes, [5] n’existait pas encore, ou du moins il n’appartenait pas aux intelligibles370 ; cela veut dire que nous devons engendrer le temps par la pensée et selon la nature de ce qui vient après les intelligibles.

Puisque ces réalités demeurent tranquillement371 en elles-mêmes, on ne pourra sans doute pas invoquer les Muses372 pour qu’elles nous disent comment advint la chute initiale du temps, puisque, alors, elles n’existaient pas encore373. Si les Muses avaient existé [10] alors, nous pourrions peut-être nous adresser au temps lui-même, une fois advenu, pour qu’il nous dise comment il est apparu et advenu. Voici, sans doute, ce qu’il nous dirait de lui374.

Avant – quand il n’avait pas encore engendré cet375 « avant » et qu’il n’avait pas encore besoin d’un « après »376 –, il se reposait dans l’être avec l’éternité377, car il n’était pas le temps : il demeurait au contraire lui aussi tranquillement378 dans l’éternité. [15] Mais une nature379 affairée380, parce qu’elle avait choisi de se gouverner elle-même et de s’appartenir à elle-même381, en prenant le parti de rechercher plus que le présent, se mit elle-même en mouvement382, et le temps, lui aussi, se mit en mouvement. Et nous, toujours mus vers « l’ensuite », vers ce qui ne reste jamais le même mais qui devient au contraire toujours autre, nous avons parcouru une certaine partie du chemin383 [20] et nous384 avons ainsi produit le temps comme une image de l’éternité385. Il y avait en effet l’une des puissances de l’âme386 qui n’était pas tranquille387, qui voulait sans cesse échanger contre autre chose388 ce qu’elle voyait là-bas, et qui n’acceptait pas que ce tout lui fût présent tout d’un bloc389. Il en va comme pour une raison formelle qui sort d’une semence au repos : en se développant, elle progresse, à ce qu’elle croit, vers la multiplicité, [25] tout en détruisant cette multiplicité du fait qu’elle la divise ; et, prodiguant390 son unité en passant d’une unité qui est en elle à une unité qui n’est plus en elle, elle procède vers une étendue qui l’affaiblit391. De même, en produisant, à l’imitation de celui de là-bas, le monde sensible, qui se meut d’un mouvement qui n’est pas celui de là-bas, mais qui ressemble à celui de là-bas et qui veut être une image de celui-là392, [30] l’âme, d’abord, s’est temporalisée elle-même393, en produisant le temps au lieu de l’éternité. Ensuite, elle a donné au monde qu’elle a engendré d’être également soumis au temps, parce qu’elle a fait qu’il se retrouvât tout entier dans le temps, en inscrivant dans le temps toutes ses révolutions394. De fait, puisque ce monde se meut dans l’âme – notre univers, en effet, n’a pas d’autre lieu que l’âme395[35] c’est également dans le temps qui appartient à cette âme qu’il doit se mouvoir lui aussi396.

En effet, puisque l’âme exerce une activité, puis une autre, puis une autre encore qui succède à la précédente397, elle a engendré, en même temps que ses activités, la succession. Et à mesure qu’un acte de pensée398 succède à un autre, apparaît en même temps399 ce qui n’existait pas auparavant400, parce que cette pensée n’était pas encore actualisée et que la vie de l’âme à un moment donné [40] n’est pas non plus semblable à celle d’avant401. La vie de l’âme est donc sujette à l’altérité, et cette altérité implique, du même coup, un temps autre402. La vie, en s’étendant, implique donc le temps ; le fait qu’elle avance sans cesse implique sans cesse le temps et la vie qui est passée implique le temps passé403.

Si l’on disait, ainsi, que le temps est la vie de l’âme que son mouvement fait passer d’un état404 à un autre [45], ne dirait-on pas quelque chose de sensé405 ? Car si l’éternité est une vie en repos, qui demeure dans l’identité406, immuable et d’emblée illimitée407, et si le temps doit être pour sa part une image de l’éternité408 – tout comme cet univers est une image de celui de là-bas –, alors, au lieu d’être la vie de là-bas, il faut dire que le temps est une autre vie, comme homonyme409 de celle-là. Le temps est la vie de cette puissance de l’âme410 : [50] il n’est pas le mouvement de l’intellection, mais celui d’une certaine partie411 de l’âme ; il n’est pas l’identité, l’immuabilité et ce qui demeure en soi, mais ce qui ne demeure pas dans l’identité et dont les actes sont toujours différents ; il n’est pas quelque chose d’inétendu et d’un, mais une image de l’unité412, l’unité qui consiste dans la continuité413 ; il n’est pas d’emblée illimité et total, mais il tend toujours et sans limites [55] vers le moment ultérieur ; il n’est pas un tout qui existe d’un bloc414, mais un tout qui existera parties par parties et dont la totalisation sera toujours à venir415. De cette façon, en effet – c’est-à-dire s’il désire être dans l’être en acquérant sans cesse de nouvelles déterminations – le temps imitera bien ce qui est d’emblée total, d’un bloc, et d’emblée illimité. Car son être, ainsi, imitera bien l’être de l’intelligible.

Et ce n’est pas hors de l’âme qu’il faut saisir le [60] temps416, non plus qu’il ne faut, là-bas, saisir l’éternité hors de l’être ; il n’est pas un accompagnement de417 l’âme ni ne lui est postérieur, pas plus que l’éternité ne l’est là-bas ; il faut le concevoir, au contraire, comme ce qui se manifeste dans l’âme elle-même418, comme ce qui est en elle et qui lui appartient, ainsi qu’il en va pour l’éternité419.

 

12. Il faut aussi concevoir, à partir de là, la nature420 du temps comme une vie de cette sorte, qui s’étend421 et qui progresse selon des changements uniformes et homogènes, lesquels progressent sans bruit422, parce que son activité s’étend de manière continue.

Faisons maintenant en pensée423 remonter cette puissance vers l’intelligible424 [5], et faisons cesser cette vie qu’elle possède maintenant comme quelque chose d’incessant425 et qui ne s’interrompra jamais – parce que cette vie est l’acte d’une âme qui existe toujours, un acte qui n’est pas dirigé vers elle-même ni en elle, mais qui consiste dans la production et la génération426 –, en supposant donc qu’elle n’est plus active, que cet acte a cessé et [10] que cette partie de l’âme427 est retournée vers ce qui est là-bas, vers l’éternité et ce qui demeure dans la tranquillité428 : que resterait-il alors après l’éternité429 ? Comment une chose pourrait-elle succéder à une autre alors que toutes choses demeureraient dans l’unité430 ? Qu’y aurait-il encore d’antérieur ? Qu’y aurait-il de postérieur et de futur431 ? Et vers quoi l’âme pourrait-elle se projeter sinon vers ce en quoi elle est déjà432 ? Bien plus, elle ne pourrait pas même se projeter [15] vers ce dans quoi elle est, car il lui faudrait d’abord s’en éloigner afin de pouvoir s’y projeter.

De fait, la sphère elle-même433 n’existerait pas, elle qui ne préexiste pas au temps434. Car, elle aussi, elle est et se meut dans le temps, et, même si elle s’immobilisait tandis que l’âme demeurerait active, nous pourrions mesurer la durée de son repos, aussi longtemps que l’âme resterait hors de l’éternité435. Si donc le retrait436 de l’âme [20] qui s’unifie entraîne la suppression du temps437, il est clair que le commencement de son mouvement vers les choses d’ici, ainsi que cette vie, engendrent le temps. C’est pourquoi, aussi, on dit qu’il est né en même temps que cet univers, car l’âme l’a engendré avec cet univers438. Car c’est à la faveur de cette activité d’engendrement439 que cet univers naquit. [25] Et l’une – l’activité – est le temps, l’autre – le monde – ce qui est dans le temps.

Et à qui objecterait qu’il dit des révolutions des astres qu’elles sont elles aussi des « temps440 », il faudrait rappeler qu’il dit que ces astres sont nés afin de rendre manifeste441 et de « déterminer442 » le temps et « afin qu’il y en eût une claire mesure443 ». De fait, comme il n’était pas possible de déterminer444 le temps lui-même par le moyen de l’âme, ni, pour les hommes, de mesurer [30] par eux-mêmes445 chacune de ses parties, puisque le temps est invisible et insaisissable, et à plus forte raison quand les hommes ne savaient pas encore compter446, le démiurge a produit le jour et la nuit, grâce auxquels il était possible, du fait de leur altérité447, de saisir la dualité, d’où vient selon lui la notion du nombre448. Ensuite, en prenant la quantité de temps449 qui sépare un lever de soleil du suivant, les hommes purent disposer d’un intervalle450 d’une quantité correspondante451, puisque l’espèce de mouvement sur laquelle nous nous appuyons452 est un mouvement uniforme. [35] Et nous utilisons un tel intervalle comme une mesure. Une mesure, dis-je, du temps, car le temps lui-même n’est pas mesure453. Comment en effet pourrait-il mesurer ? Et que dirait-il en mesurant ? Dira-t-il : « ceci a la même quantité que telle quantité de moi454 » ? Qui est donc ce « moi » ? Ne faut-il pas dire que c’est ce par rapport à quoi se fait la mesure ? Car s’il n’existe pas afin de mesurer455, [40] il n’est pas mesure. Le mouvement de l’univers sera donc mesuré sous le rapport du temps : le temps ne sera pas la mesure du mouvement selon ce qu’il est456, mais parce qu’il l’est par accident et qu’il est antérieurement quelque chose d’autre, il fournit de quoi manifester la quantité du mouvement457.

Par ailleurs, si l’on considère ce mouvement unique458 qui s’accomplit en un temps déterminé et que l’on en dénombre les répétitions, on est [45] conduit à la notion de quantité de temps écoulé. Par conséquent, il ne serait pas absurde de dire, pour faire voir ce qu’il en est, que le mouvement de révolution du ciel, d’une certaine manière, mesure le temps459, autant que possible, au sens où il manifeste dans sa propre quantité la quantité du temps, qu’on ne peut saisir ni comprendre autrement460. Ce qui est mesuré [50] par la révolution du ciel – autrement dit ce qui est manifesté par elle – voilà ce qu’est le temps, lequel n’est point engendré par cette révolution461, mais manifesté par elle. Et c’est en ce sens que le temps est mesure du mouvement : c’est ce qui est mesuré par un mouvement déterminé, et qui, mesuré par ce mouvement, est quelque chose d’autre que ce mouvement462. De fait, si le temps est une chose en tant que mesurant et quelque chose de différent en tant que mesuré [55], c’est qu’il est mesuré par accident463. Et s’exprimer ainsi464 c’est comme dire que la grandeur est ce qui est mesuré par la coudée465, sans dire ce qu’elle est, cette grandeur466, alors même qu’on entend la définir, ou comme si, faute de pouvoir montrer ce qu’est le mouvement lui-même, du fait de son caractère indéfini, l’on disait que c’est ce qui est mesuré [60] par l’espace : en considérant l’espace que le mouvement a parcouru, l’on peut dire en effet que ce dernier est de même quantité que l’espace.

 

13. La révolution du ciel rend donc manifeste467 le temps, dans lequel elle se trouve468. Mais quant au temps lui-même, il ne peut plus y avoir pour lui quelque chose en quoi il se trouve469 : il faut d’abord qu’il soit ce qu’il est lui-même470, lui en quoi ces autres choses se meuvent ou se tiennent en repos, de façon uniforme et régulière471, et qu’il apparaisse [5] et se manifeste de manière à ce que nous en ayons la notion grâce à quelque chose de régulier, sans toutefois que cette chose soit ce qui l’engendre. Cette chose pourrait être en repos ou en mouvement, mais elle doit être plutôt en mouvement, car c’est le mouvement plutôt que le repos qui mène472 à la connaissance du temps et qui nous conduit473 vers lui, et474 parce qu’il nous est plus aisé de connaître la quantité d’un mouvement que celle d’un repos.

C’est la raison pour laquelle ils475 furent portés [10] à dire que le temps est la mesure du mouvement, alors qu’il eût mieux valu dire qu’il est mesuré par le mouvement, et ajouter ensuite ce qu’il est, lui qui est mesuré par le mouvement, au lieu d’évoquer quelque chose qui advient par accident à une partie476 de lui477, et d’inverser les choses478. Mais en fait, peut-être ces auteurs évitent-ils de commettre cette inversion479, et c’est peut-être nous qui ne comprenons pas que pour eux480 la « mesure » désigne clairement ce qui est [15] mesuré481, de sorte que nous n’aurions pas bien saisi leur pensée482. Mais la raison pour laquelle nous ne les comprenons pas bien est qu’ils n’ont pas montré dans leurs écrits ce qu’est le temps, s’il est mesurant ou mesuré, et ce parce qu’ils semblent écrire pour des lecteurs qui sont déjà au courant pour avoir été leurs auditeurs483.

Platon, en revanche, n’a pas dit que la réalité484 du temps réside dans le fait de mesurer ou d’être mesuré par quoi que ce soit [20], mais que, afin de rendre manifeste le temps, la révolution du ciel a été prise485 comme un minimum486 correspondant à la plus petite partie du temps487, afin que l’on puisse, à partir de là, connaître la nature et la quantité du temps488.

Cependant, quand il veut rendre manifeste la réalité du temps, il489 dit qu’il est né « en même temps que le ciel »490, avec l’éternité pour modèle, et qu’il en est une « image [25] mobile »491, parce que, comme la vie dont il suit le cours et qu’il accompagne dans sa course492 ne demeure pas ce qu’elle est493, lui non plus ne demeure pas ce qu’il est ; et il dit qu’il est né « en même temps que le ciel »494, parce que c’est cette vie-là495 qui produit aussi le ciel, et que c’est la même vie qui produit le ciel et le temps496. Si cette vie, par conséquent, retournait à l’unité497, à supposer qu’elle le puisse, le temps se trouverait du même coup arrêté, parce qu’il se trouve dans cette vie, et [30] le ciel aussi s’arrêterait, privé de cette vie.

Mais si l’on considérait l’avant et l’après du mouvement d’ici-bas498 en disant que c’est là le temps, parce que ceci499 est bien quelque chose de réel, mais sans dire que le mouvement de l’âme500, qui est plus vrai et qui possède l’avant et l’après, est quelque chose de réel, une telle affirmation serait on ne peut plus absurde. En effet, on accorderait ainsi à un mouvement [35] qui n’est pas celui d’une âme de posséder par lui-même501 l’avant et l’après, et donc502 le temps, alors qu’au mouvement503 dont le mouvement d’ici-bas tient son existence parce qu’il l’imite et en est l’image, on n’accorderait pas cela. Et cela, alors même que c’est de ce mouvement que proviennent primitivement l’avant et l’après, car c’est un mouvement qui a sa source en lui-même504 et qui, de même qu’il engendre chacune de ses activités, engendre aussi [40] leur succession, et505, en même temps qu’il engendre ces activités, engendre le passage de l’une à l’autre.

Pourquoi donc posons-nous l’origine du mouvement de l’univers dans l’âme qui l’enveloppe506, et pourquoi disons-nous que ce mouvement est dans le temps, sans admettre, pourtant, qu’est aussi dans le temps le mouvement de l’âme qui se poursuit en elle dans une progression perpétuelle507 ?

N’est-ce pas parce que ce qui est avant ce mouvement c’est l’éternité, laquelle n’accompagne pas l’âme dans sa course [45] ni ne lui est coextensive ? Cette âme est donc la première à descendre dans le temps : elle a engendré le temps et le temps se confond avec son activité.

– Comment le temps est-il donc partout ?

– C’est parce que cette âme508 n’est absente d’aucune partie du monde, non plus que l’âme qui est en nous n’est absente d’aucune partie de nous509.

Et si quelqu’un disait que le temps consiste dans la non-existence et la non-subsistance510 [50], il faut déclarer511 que, manifestement, il dit quelque chose de faux quand il dit « était » et « sera ». Il en va en effet de « sera » et de « était », comme de ce dans quoi il dit que ceci « sera »512. Mais pour des gens de cette sorte, un autre type d’argumentation est requis.

Et en plus de tout ce qui a été dit, il faut songer au point suivant : lorsque l’on considère la distance parcourue par un homme qui se déplace [55], on saisit aussi la quantité de ce mouvement. Et lorsque l’on considère ce mouvement-là, par exemple le mouvement des jambes, il faut se rendre compte aussi que le mouvement513 qui en cet homme514 précède le mouvement des jambes a une quantité, s’il est vrai qu’il rend possible le mouvement du corps pendant toute cette durée515. On fera donc remonter le corps qui se déplace pendant un certain temps vers le [60] mouvement qui a la même durée et qui en est la cause et vers le temps de ce mouvement ; puis on fera remonter ce mouvement vers celui de l’âme, lequel s’étend sur une durée égale516. Le mouvement de l’âme, alors, vers quoi le fera-t-on remonter ? Car ce vers quoi on voudra le faire remonter sera désormais dépourvu d’extension. C’est donc ceci517 qui existe au point de départ et en quoi se trouvent les autres choses. Et lui-même ne se trouve plus en rien, car il n’a plus rien où être518. [65] Et il en va ainsi pour l’âme de l’univers519.

Le temps est-il donc aussi en nous520 ? Ne faut-il pas dire qu’il est dans toute âme de cette sorte521, qu’il est de façon similaire en chacune d’elles, et que toutes sont une522 ? C’est pourquoi le temps ne se dispersera pas523, pas plus que ne se disperse l’éternité, laquelle, sous un mode différent, se trouve dans toutes les choses524 de même espèce525.