À Cirey, 30 octobre 1738.
Il y a déjà longtemps, Monsieur, que je vous suis attaché par la plus forte estime : je vais l’être par la reconnaissance. Je ne vous répéterai point ici que vos livres doivent être le bréviaire des gens de lettres, que vous êtes l’écrivain le plus utile et le plus judicieux que je connaisse ; je suis si charmé de voir que vous êtes le plus obligeant que je suis tout occupé de cette dernière idée.
Il y a longtemps que j’ai assemblé quelques matériaux pour faire l’histoire du siècle de Louis XIV. Ce n’est point simplement la vie de ce prince que j’écris, ce ne sont point les annales de son règne ; c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain, puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain.
Cet ouvrage est divisé en chapitres. Il y en a vingt environ destinés à l’histoire générale : ce sont vingt tableaux des grands événements du temps. Les principaux personnages sont sur le devant de la toile ; la foule est dans l’enfoncement. Malheur aux détails : la postérité les néglige tous ; c’est une vermine qui tue les grands ouvrages. Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années, c’est là ce que je veux écrire aujourd’hui.
Il y a un chapitre pour la vie privée de Louis XIV ; deux pour les grands changements faits dans la police du royaume, dans le commerce, dans les finances ; deux pour le gouvernement ecclésiastique, dans lequel la révocation de l’édit de Nantes et l’affaire de la régale sont comprises ; cinq ou six pour l’histoire des arts, à commencer par Descartes et à finir par Rameau.
Je n’ai d’autres mémoires, pour l’histoire générale, qu’environ deux cents volumes de mémoires imprimés que tout le monde connaît. Il ne s’agit que de former un corps bien proportionné à tous ces membres épars, et de peindre avec des couleurs vraies, mais d’un trait, ce que Larrey, Limiers, Lamberti, Roussel, etc., etc., falsifient et délayent dans des volumes*2.
J’ai pour la vie privée de Louis XIV les mémoires de M. Dangeau, en quarante volumes dont j’ai extrait quarante pages. J’ai ce que j’ai entendu dire à de vieux courtisans, valets, grands seigneurs, et autres ; et je rapporte les faits dans lesquels ils s’accordent. J’abandonne le reste aux faiseurs de conversations et d’anecdotes. J’ai un extrait de la fameuse lettre du roi au sujet de M. de Barbezieux, dont il marque tous les défauts, auxquels il pardonne en faveur des services du père : ce qui caractérise Louis XIV bien mieux que les flatteries de Pellisson.
Je suis assez instruit de l’aventure de l’homme au masque de fer, mort à la Bastille. J’ai parlé à des gens qui l’ont servi.
Il y a une espèce de mémorial, écrit de la main de Louis XIV, qui doit être dans le cabinet de Louis XV. M. Hardion le connaît sans doute ; mais je n’ose en demander communication.
Sur les affaires de l’Église, j’ai tout le fatras des injures de parti, et je tâcherai d’extraire une once de miel de l’absinthe des Jurieu, des Quesnel, des Doucin, etc.
Pour le dedans du royaume, j’examine les mémoires des intendants, et les bons livres qu’on a sur cette matière. M. l’abbé de Saint-Pierre a fait un journal politique de Louis XIV que je voudrais bien qu’il me confiât. Je ne sais s’il fera cet acte de bienfaisance pour gagner le paradis.
À l’égard des arts et des sciences, il n’est question, je crois, que de tracer la marche de l’esprit humain en philosophie, en éloquence, en poésie, en critique ; de marquer les progrès de la peinture, de la sculpture, de la musique, de l’orfèvrerie, des manufactures de tapisserie, de glaces, d’étoffes d’or, de l’horlogerie. Je ne veux que peindre, chemin faisant, les génies qui ont excellé dans ces parties. Dieu me préserve d’employer trois cents pages à l’histoire de Gassendi ! La vie est trop courte, le temps trop précieux pour dire des choses inutiles.
En un mot, Monsieur, vous voyez mon plan mieux que je ne pourrais vous le dessiner. Je ne me presse point d’élever mon bâtiment. Pendent opera interrupta, minaeque murorum ingentes. Si vous daignez me conduire je pourrai dire alors : aequataque machina cœlo*3. Voyez ce que vous pouvez faire pour moi, pour la vérité, pour un siècle qui vous compte parmi ses ornements.
À qui daignerez-vous communiquer vos lumières, si ce n’est à un homme qui aime sa patrie et la vérité, et qui ne cherche à écrire l’histoire ni en flatteur, ni en panégyriste, ni en gazetier, mais en philosophe ? Celui qui a si bien débrouillé le chaos de l’origine des Français m’aidera sans doute à répandre la lumière sur les plus beaux jours de la France. Songez, Monsieur, que vous rendrez service à votre discipline et à votre admirateur.
Je serai toute ma vie avec autant de reconnaissance que d’estime, etc.
VOLTAIRE.
Je vous prie de me dire si le livre de La Hode mérite que je l’achète, et ce que c’est que La Hode*4.
*1. Lettre D1642. Cette lettre est imprimée sous forme de brochure séparée en 1739.
*2. Larrey, Histoire de la France sous le règne de Louis XIV, Rotterdam, 1718, 4 vol. — Limiers, Histoire du règne de Louis XIV, Amsterdam, 1717, 7 vol. — Lamberti, Mémoires pour servir à l’histoire du dix-huitième siècle, 1724-1740, 14 vol. — Roussel est sans doute une faute pour Rousset : Jean Rousset de Missy, Histoire du cardinal Albéroni, La Haye, 1719.
*3. « Les travaux interrompus restent en suspens, hautes murailles menaçantes » ; « et machines dressées jusqu’au ciel ». Virgile, Énéide, IV, 88-89.
*4. La Hode est le pseudonyme de La Motte, auteur d’une Histoire de la vie et du règne de Louis XIV, La Haye, 1740-1742.
circa 1er juin 1740.
Je fais compliment à votre nation, milord, sur la prise de Porto-Bello*2, et sur votre place de garde des sceaux. Vous voilà fixé en Angleterre ; c’est une raison pour moi d’y voyager encore. Je vous réponds bien que, si un certain procès est gagné*3, vous verrez arriver à Londres une petite compagnie choisie de newtoniens à qui le pouvoir de votre attraction, et celui de milady Hervey, feront passer la mer. Ne jugez point, je vous prie, de mon Essai sur le siècle de Louis XIV, par les deux chapitres imprimés en Hollande avec tant de fautes qui rendent mon ouvrage inintelligible. Si la traduction anglaise est faite sur cette copie informe, le traducteur est digne de faire une version de L’Apocalypse. Mais surtout soyez un peu moins fâché contre moi de ce que j’appelle le siècle dernier le siècle de Louis XIV. Je sais bien que Louis XIV n’a pas eu l’honneur d’être le maître ni le bienfaiteur d’un Boyle*4, d’un Newton, d’un Halley, d’un Addison, d’un Dryden ; mais dans le siècle qu’on nomme de Léon X, ce pape Léon X avait-il tout fait ? N’y avait-il pas d’autres princes qui contribuèrent à polir et à éclairer le genre humain ? Cependant le nom de Léon X a prévalu parce qu’il encouragea les arts plus qu’aucun autre. Eh ! quel roi a donc en cela rendu plus de services à l’humanité que Louis XIV ? Quel roi a répandu plus de bienfaits, a marqué plus de goût, s’est signalé par de plus beaux établissements ? Il n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire, sans doute, parce qu’il était homme ; mais il a fait plus qu’aucun autre parce qu’il était un grand homme. Ma plus forte raison pour l’estimer beaucoup, c’est qu’avec des fautes connues il a plus de réputation qu’aucun de ses contemporains ; c’est que, malgré un million d’hommes dont il a privé la France, et qui tous ont été intéressés à le décrier, toute l’Europe l’estime, et le met au rang des plus grands et des meilleurs monarques.
Nommez-moi donc, milord, un souverain qui ait attiré chez lui plus d’étrangers habiles, et qui ait plus encouragé le mérite dans ses sujets. Soixante savants de l’Europe reçurent à la fois des récompenses de lui, étonnés d’en être connus.
« Quoique le roi ne soit pas votre souverain, leur écrivait M. Colbert, il veut être votre bienfaiteur ; il m’a commandé de vous envoyer la lettre de change ci-jointe, comme un gage de son estime. » Un Bohémien, un Danois recevaient de ces lettres datées de Versailles. Guglielmini bâtit une maison à Florence des bienfaits de Louis XIV ; il mit le nom de ce roi sur le frontispice ; et vous ne voulez pas qu’il soit à la tête du siècle dont je parle !
Ce qu’il a fait dans son royaume doit servir à jamais d’exemple. Il chargea de l’éducation de son fils et de son petit-fils les plus éloquents et les plus savants hommes de l’Europe. Il eut l’attention de placer trois enfants de Pierre Corneille, deux dans les troupes et l’autre dans l’Église. Il excita le mérite naissant de Racine, par un présent considérable pour un jeune homme inconnu et sans bien ; et, quand ce génie se fut perfectionné, ces talents, qui souvent sont l’exclusion de la fortune, firent la sienne. Il eut plus que de la fortune, il eut la faveur, et quelquefois la familiarité d’un maître dont un regard était un bienfait. Il était, en 1688 et 1689, de ces voyages de Marly tant brigués par les courtisans ; il couchait dans la chambre du roi pendant ses maladies, et lui lisait ses chefs-d’œuvre d’éloquence et de poésie qui décoraient ce beau règne.
Cette faveur, accordée avec discernement, est ce qui produit de l’émulation et qui échauffe les grands génies ; c’est beaucoup de faire des fondations, c’est quelque chose de les soutenir ; mais s’en tenir à ces établissements, c’est souvent préparer les mêmes asiles pour l’homme inutile et pour le grand homme ; c’est recevoir dans la même ruche l’abeille et le frelon.
Louis XIV songeait à tout. Il protégeait les académies, et distinguait ceux qui se signalaient. Il ne prodiguait point ses faveurs à un genre de mérite, à l’exclusion des autres, comme tant de princes qui favorisent, non ce qui est bon, mais ce qui leur plaît ; la physique et l’étude de l’antiquité attirèrent son attention. Elle ne se ralentit pas même dans les guerres qu’il soutenait contre l’Europe ; car, en bâtissant trois cents citadelles, en faisant marcher quatre cent mille soldats, il faisait élever l’Observatoire, et tracer une méridienne d’un bout du royaume à l’autre, ouvrage unique dans le monde. Il faisait imprimer dans son palais les traductions des bons auteurs grecs et latins ; il envoyait des géomètres et des physiciens au fond de l’Afrique et de l’Amérique chercher de nouvelles connaissances. Songez, milord, que sans le voyage et les expériences de ceux qu’il envoya à Cayenne, en 1672, et sans les mesures de M. Picard, jamais Newton n’eût fait ses découvertes sur l’attraction. Regardez, je vous prie, un Cassini et un Huygens, qui renoncent tous deux à leur patrie qu’ils honorent, pour venir en France jouir de l’estime et des bienfaits de Louis XIV. Et pensez-vous que les Anglais mêmes ne lui aient pas d’obligation ? Dites-moi, je vous prie, dans quelle cour Charles II puisa tant de politesse et tant de goût. Les bons auteurs de Louis XIV n’ont-ils pas été vos modèles ? N’est-ce pas d’eux que votre sage Addison, l’homme de votre nation qui avait le goût le plus sûr, a tiré souvent ses excellentes critiques ? L’évêque Burnet avoue que ce goût, acquis en France par les courtisans de Charles II, réforma chez vous jusqu’à la chaire, malgré la différence de nos religions ; tant la saine raison a partout d’empire ! Dites-moi si les bons livres de ce temps n’ont pas servi à l’éducation de tous les princes de l’Empire. Dans quelles cours de l’Allemagne n’a-t-on pas vu des théâtres français ? Quel prince ne tâchait pas d’imiter Louis XIV ? Quelle nation ne suivait pas alors les modes de la France ?
Vous m’apportez, milord, l’exemple du czar Pierre le Grand, qui a fait naître les arts dans son pays, et qui est le créateur d’une nation nouvelle ; vous me dites cependant que son siècle ne sera pas appelé dans l’Europe le siècle du czar Pierre ; vous en concluez que je ne dois pas appeler le siècle passé le siècle de Louis XIV. Il me semble que la différence est bien palpable. Le czar Pierre s’est instruit chez les autres peuples ; il a porté leurs arts chez lui ; mais Louis XIV a instruit les nations ; tout, jusqu’à ses fautes, leur a été utile. Des protestants, qui ont quitté ses États, ont porté chez vous-mêmes une industrie qui faisait la richesse de la France. Comptez-vous pour rien tant de manufactures de soie et de cristaux ? Ces dernières surtout furent perfectionnées chez vous par nos réfugiés, et nous avons perdu ce que vous avez acquis.
Enfin la langue française, milord, est devenue presque la langue universelle. À qui en est-on redevable ? Était-elle aussi étendue du temps de Henri IV ? Non, sans doute ; on ne connaissait que l’italien et l’espagnol. Ce sont nos excellents écrivains qui ont fait ce changement. Mais qui a protégé, employé, encouragé ces excellents écrivains ? C’était M. Colbert, me direz-vous ; je l’avoue, et je prétends bien que le ministre doit partager la gloire du maître. Mais qu’eût fait un Colbert sous un autre prince, sous votre roi Guillaume, qui n’aimait rien, sous le roi d’Espagne Charles II, sous tant d’autres souverains ?
Croiriez-vous bien, milord, que Louis XIV a réformé le goût de sa cour en plus d’un genre ? Il choisit Lulli pour son musicien, et ôta le privilège à Cambert, parce que Cambert était un homme médiocre, et Lulli un homme supérieur. Il savait distinguer l’esprit du génie ; il donnait à Quinault les sujets de ses opéras ; il dirigeait les peintures de Lebrun ; il soutenait Boileau, Racine et Molière contre leurs ennemis ; il encourageait les arts utiles comme les beaux-arts, et toujours en connaissance de cause ; il prêtait de l’argent à Van Robais pour établir ses manufactures ; il avançait des millions à la compagnie des Indes qu’il avait formée ; il donnait des pensions aux savants et aux braves officiers. Non seulement il s’est fait de grandes choses sous son règne, mais c’est lui qui les faisait. Souffrez donc, milord, que je tâche d’élever à sa gloire un monument que je consacre encore plus à l’utilité du genre humain.
Je ne considère pas seulement Louis XIV parce qu’il a fait du bien aux Français, mais parce qu’il a fait du bien aux hommes ; c’est comme homme, et non comme sujet, que j’écris ; je veux peindre le dernier siècle, et non pas seulement un prince. Je suis las des histoires où il n’est question que des aventures d’un roi, comme s’il existait seul, ou que rien n’existât que par rapport à lui ; en un mot, c’est encore plus d’un grand siècle que d’un grand roi que j’écris l’histoire.
Pellisson eût écrit plus éloquemment que moi ; mais il était courtisan et il était payé. Je ne suis ni l’un ni l’autre ; c’est à moi qu’il appartient de dire la vérité.
J’espère que dans cet ouvrage vous trouverez, milord, quelques-uns de vos sentiments ; plus je penserai comme vous, plus j’aurai droit d’espérer l’approbation publique.
*1. Lettre D2216. Cette lettre est imprimée sous forme de brochure séparée dès 1740.
*2. Voltaire écrit dans le Précis du Siècle de Louis XIV (chap. VIII) : « L’amiral Vernon pénétra dans le golfe du Mexique, y attaqua et prit la ville de Porto-Bello, l’entrepôt des trésors du nouveau monde, la rasa et en fit un chemin ouvert, par lequel les Anglais purent exercer à main armée le commerce autrefois clandestin qui avait été le sujet de la rupture. Cette expédition fut regardée par les Anglais comme un des plus grands services rendus à la nation. » (Œuvres historiques, Bibl. de la Pléiade, p. 1345.) La prise de Porto-Bello fut connue en France en mars 1740, mais l’événement remontait au 1er décembre 1739.
*3. Depuis mai 1739, un procès obligeait Mme du Châtelet à faire de longs séjours à Bruxelles. Voltaire l’accompagnait.
*4. Boyle : le chimiste anglais Robert Boyle (1627-1691), père de la philosophie naturelle, fondée sur la méthode expérimentale, et précurseur de la théorie des atomes. — Dryden : le poète et dramaturge anglais John Dryden (1631-1700), dont l’influence fut très importante de son vivant et au XVIIIe siècle. Walter Scott publia en 1808 une édition complète de ses œuvres, en 18 volumes.
Le manuscrit de cet ouvrage m’ayant été remis par l’auteur, je le lus avec une très grande attention ; j’y remarquai un amour extrême de la vérité et une impartialité entière sur toutes les matières qui y sont traitées. C’est surtout par ces raisons que je me suis fait un devoir de le faire imprimer, sous les auspices d’un monarque à qui la vérité n’est pas moins chère que la gloire, et qui, de l’aveu de l’Europe, est aussi capable d’instruire les hommes que de juger de leurs ouvrages.
J’ai préféré une édition commode en deux petits volumes à une plus magnifique et plus grande ; et j’ose assurer que dans ces deux petits volumes on trouvera plus de faits intéressants et plus d’anecdotes curieuses que dans les collections immenses qu’on nous a données jusqu’ici sur le règne de Louis XIV.
Au reste, quoiqu’il soit question à la fin de cet ouvrage des choses que Louis XV a exécutées par lui-même, et que plus d’un établissement de Louis XIV ait été perfectionné par son successeur, cependant il a paru que le titre de Siècle de Louis XIV devait subsister, non seulement parce que c’est l’histoire d’environ quatre-vingts années, mais parce que la plupart des grands changements dont il est parlé ont été commencés sous ce règne.
Nous donnons cette nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, quoiqu’on en ait déjà fait huit en moins de dix mois, ou plutôt parce qu’on les a faites. Les additions intéressantes et en grand nombre nous y ont déterminés : l’auteur ayant envoyé de tous côtés des additions à tant de personnes, nous les avons recueillies avec la plus grande exactitude. On y verra de nouvelles particularités sur l’homme au masque de fer, sur la cour de Louis XIV, sur la paix de Rysvick, sur la manière dont Louis XIV reconnut le fils de Jacques second roi d’Angleterre, sur le testament de Charles second roi d’Espagne, et enfin jusqu’à des mémoires très curieux écrits de la propre main du feu roi.
La liste des écrivains est augmentée d’un grand tiers, et on y trouve les plus curieuses anecdotes ; de sorte qu’il ne faut compter pour édition véritable que celle-ci, à laquelle nous avons donné tous les soins dont nous sommes capables, pour la beauté des caractères et pour l’exactitude.
Cette nouvelle édition, revue et corrigée avec soin par l’auteur, est beaucoup plus exacte pour le style, pour les faits et pour les dates que toutes les éditions qui ont paru jusqu’ici. On trouve dans le premier volume des choses importantes qu’on n’avait pas osé d’abord rendre publiques, parce qu’on n’avait pas encore assez de témoignages ; telles sont par exemple les causes de la paix de Rysvick et la raison pour laquelle Louis XIV reconnut Jacques III roi d’Angleterre. Dans le second volume, à la liste des artistes, il y a environ cinquante additions considérables, et un beaucoup plus grand nombre dans le corps de l’ouvrage. On y trouve surtout des fragments dont l’original est écrit de la main de Louis XIV. Ces fragments font connaître le cœur, l’esprit et le style de ce monarque, et sont le morceau le plus curieux de l’histoire.
Cet essai sur le siècle de Louis XIV était la suite d’une histoire universelle qui commençait à Charlemagne et qui finissait au temps où nous sommes. On en a vu déjà quelques fragments dans les Mercure de France et ailleurs, mais ces fragments étaient tronqués. La perte que l’auteur a faite du manuscrit qui contenait le XVIe et le XVIIe siècles et les matériaux pour l’histoire des arts, l’a obligé de ne donner que le siècle de Louis XIV*1. Tout le reste était dans cette même forme, divisé par chapitres, et on s’y attachait plus à peindre les événements principaux qu’à détailler les petits. C’était plutôt l’histoire de l’esprit et des mœurs que des récits de batailles. Aussi il ne faut pas s’étonner si cette dernière partie de l’ouvrage et surtout le second volume, est conforme au reste de cette histoire universelle.
*1. Des fragments de l’Essai sur les mœurs avaient paru dans le Mercure de France, en 1745, 1746 et 1750. L’ensemble de l’œuvre figurait parmi les manuscrits que Longchamp vola et restitua au bout de quelques jours. Mais Voltaire prétendit avoir perdu une partie du manuscrit de l’Histoire générale, comprenant notamment un chapitre sur les arts. Était-ce une feinte ? Le chapitre sur les arts fut retrouvé parmi les papiers de Voltaire à Pétersbourg et publié par Fernand Caussy (Œuvres inédites, Champion, 1914, p. 37-98). D’autre part, quelques mois après cet Avertissement de 1753, Voltaire préparait la première édition complète et authentique de l’Essai sur les mœurs (voir la Chronologie, déc. 1753, 1754, mars 1756).
Dans l’histoire de l’esprit humain, le protestantisme était un grand objet. On voit que c’est le pouvoir de l’opinion, soit vraie soit fausse, soit sainte soit réprouvée, qui a rempli la terre de carnage pendant tant de siècles. Quelques protestants ont reproché à l’auteur de l’Essai sur les mœurs de les avoir souvent condamnés ; et quelques catholiques ont chargé l’auteur d’avoir montré trop de compassion pour les protestants. Ces plaintes prouvent qu’il a gardé ce juste milieu qui ne satisfait que les esprits modérés.
Il est très vrai que partout et dans tous les temps où l’on a prêché une réforme, ceux qui la prêchèrent furent persécutés et livrés aux supplices. Ceux qui s’élevèrent en Europe contre l’Église de Rome comptèrent autant de martyrs de leur opinion que les chrétiens du second siècle en comptèrent de la leur, quand ils s’élevèrent contre le culte de l’empire romain. Les premiers chrétiens étaient de vrais martyrs ; les premiers réformés étaient, dit-on, de faux martyrs. À la bonne heure ; mais ils souffraient, ils mouraient véritablement les uns et les autres : ils étaient tous les victimes de leur persuasion. Les juges qui les envoyèrent à la mort avaient la même jurisprudence, ils condamnaient par le même principe. Ils faisaient périr ceux qu’ils croyaient ennemis des lois divines et humaines : tout est parfaitement égal dans cette conduite du plus fort contre le plus faible. Le sénat romain, le concile de Constance, jugeaient de la même manière ; les condamnés marchaient au supplice avec la même intrépidité. Jean Hus et Jérôme de Prague en eurent autant que saint Ignace et saint Polycarpe ; il n’y a de différence entre eux que la cause ; et il y a cette différence entre leurs juges, que les Romains n’étaient pas obligés par leur religion à épargner ceux qui voulaient détruire leurs dieux, et que les chrétiens étaient obligés par leur religion à ne pas persécuter inhumainement des chrétiens, leurs frères, qui adoraient le même Dieu.
Si c’est la politique bien ou mal entendue qui a livré aux bourreaux les premiers chrétiens et les hérétiques d’entre les chrétiens, la chose est encore absolument égale de part et d’autre ; si c’est le zèle, ce zèle est encore égal des deux côtés. Si l’on regarde comme très injustes les païens persécuteurs, on doit regarder aussi comme très injustes les chrétiens persécuteurs. Ces maximes sont vraies, et il a fallu les développer pour le bien des hommes.
Il est constant que ceux qui se disent réformés en France furent persécutés quarante ans avant qu’ils se révoltassent ; car ce ne fut qu’après le massacre de Vassy qu’ils prirent les armes.
On doit aussi avouer que la guerre qu’une populace sauvage fit vers les Cévennes, sous Louis XIV, fut le fruit de la persécution. Les camisards agirent en bêtes féroces : mais on leur avait enlevé leurs femelles et leurs petits, ils déchirèrent les chasseurs qui couraient après eux.
Les deux partis ne conviennent pas de l’origine de ces horreurs. Les uns disent que le meurtre de l’abbé du Chaila, chef des missions du Languedoc, fut commis pour reprendre une fille des mains de cet abbé ; les autres pour délivrer plusieurs enfants qu’il avait enlevés à leurs parents, afin de les instruire dans la foi catholique : ces deux causes peuvent avoir concouru, et l’on ne peut nier que la violence n’ait produit le soulèvement qui causa tant de crimes, et qui attira tant de supplices.
Après la paix de Rysvick, Orange, où régnait encore la religion protestante, appartenant à Louis XIV, plusieurs habitants du Languedoc y allèrent chanter leurs psaumes, et prier Dieu, dans leur jargon. À leur retour, on en prit cent trente, hommes et femmes, qu’on attacha deux à deux sur le chemin ; les plus robustes, au nombre de soixante-et-dix, furent envoyés aux galères.
Bientôt après, un prédicant, nommé Marlié, fut pendu avec ses trois enfants, convaincu d’avoir prêché sa religion, et d’avoir fait convoquer l’assemblée par ses fils. On fit feu sur plusieurs familles qui allaient au prêche, on en tua dix-huit dans le diocèse d’Uzès ; et trois femmes grosses étant du nombre des morts, on les éventra pour tuer leurs enfants dans leurs entrailles. Ces femmes grosses étaient dans leur tort ; elles avaient en effet désobéi aux nouveaux édits ; mais, encore une fois, les premiers chrétiens ne désobéissaient-ils pas aux édits des empereurs, quand ils prêchaient ? Il faut absolument ou convenir que les juges romains firent très bien de pendre les chrétiens, ou dire que les juges catholiques firent très mal de pendre les protestants. Car et protestants et premiers chrétiens étaient précisément dans les mêmes termes : on ne peut trop le répéter, ils étaient également innocents ou également coupables.
Enfin les chrétiens persécutés par Maximin égorgèrent après sa mort son fils âgé de dix-huit ans, sa fille âgée de sept, et noyèrent sa veuve dans l’Oronte. Les protestants, persécutés par l’abbé du Chaila, le massacrèrent. Ce fut là l’origine de la guerre horrible des Cévennes. Il est même impossible que la révolte n’ait pas commencé par la persécution. Il n’est pas dans la nature humaine que le peuple se soulève contre ses magistrats, et les égorge quand il n’est pas poussé à bout. Mahomet lui-même ne fit d’abord la guerre que pour se défendre, et peut-être n’y aurait-il point de mahométans sur la terre, si les Mecquois n’avaient pas voulu faire mourir Mahomet.
On ne peut, dans un Essai sur les mœurs, entrer dans le détail des horreurs qui ont dévasté tant de provinces. Le genre humain paraîtrait trop odieux, si l’on avait tout dit.
Il sera utile que, dans les histoires particulières, on voie un détail de nos crimes, afin qu’on ne les commette plus. Les proscriptions de Sylla et d’Octave, par exemple, n’approchèrent pas des massacres des Cévennes, ni pour le nombre, ni pour la barbarie ; elles sont seulement plus célèbres parce que le nom de l’ancienne Rome doit faire plus d’impression que celui des villages et des cavernes d’Anduze ; et Sylla, Antoine, Auguste, en imposent plus que Ravanel et Castagnet. Mais l’atrocité fut poussée plus loin dans les six années des troubles du Languedoc que dans les trois mois de proscription du triumvirat. On en peut juger par des lettres de l’éloquent Fléchier, qui était évêque de Nîmes dans ces temps funestes. Il écrit en 1704 : « Plus de quatre mille catholiques ont été égorgés à la campagne, quatre-vingts prêtres massacrés, deux cents églises brûlées. » Il ne parlait que de son diocèse : les autres étaient en proie aux mêmes calamités.
Jamais il n’y eut de plus grands crimes suivis de plus horribles supplices ; et les deux partis, tantôt assassins, tantôt assassinés, invoquaient également le nom du Seigneur. Nous verrons dans Le Siècle de Louis XIV plus de quatre mille fanatiques périr par la roue et dans les flammes ; et, ce qui est bien remarquable, il n’y en eut pas un seul qui ne mourût en bénissant Dieu, pas un seul qui montrât la moindre faiblesse : hommes, femmes, enfants, tous expirèrent avec le même courage.
Quelle a été la cause de cette guerre civile et de toutes celles de religion dont l’Europe a été ensanglantée ? Point d’autre que le malheur d’avoir trop longtemps négligé la morale pour la controverse. L’autorité a voulu ordonner aux hommes d’être croyants, au lieu de leur commander simplement d’être justes. Elle a fourni des prétextes à l’opiniâtreté. Ceux qui sacrifient leur sang et leur vie ne sacrifient pas de même ce qu’ils appellent leur raison. Il est plus aisé de mener cent mille hommes au combat que de soumettre l’esprit d’un persuadé.
*1. Voltaire a classé ce texte parmi les annexes de l’Essai sur les mœurs ; mais c’est plutôt un supplément au Siècle de Louis XIV, en lien avec le chapitre XXXVI sur le calvinisme. Il l’a rédigé en 1763, pendant l’affaire Calas. On remarquera qu’il manifeste ici plus de sympathie pour les protestants que dans le chapitre sur le calvinisme.