CHAPITRE X

TRAVAUX ET MAGNIFICENCE DE LOUIS XIV. AVENTURE SINGULIÈRE EN PORTUGAL. CASIMIR EN FRANCE. SECOURS EN CANDIE. CONQUÊTE DE LA HOLLANDE

Louis XIV, forcé de rester quelque temps en paix, continua, comme il avait commencé, à régler, à fortifier et embellir son royaume. Il fit voir qu’un roi absolu qui veut le bien vient à bout de tout sans peine. Il n’avait qu’à commander, et les succès dans l’administration étaient aussi rapides que l’avaient été ses conquêtes. C’était une chose véritablement admirable de voir les ports de mer, auparavant déserts, ruinés, maintenant entourés d’ouvrages qui faisaient leur ornement et leur défense, couverts de navires et de matelots, et contenant déjà près de soixante grands vaisseaux qu’il pouvait armer en guerre. De nouvelles colonies, protégées par son pavillon, partaient de tous côtés pour l’Amérique, pour les Indes orientales, pour les côtes de l’Afrique. Cependant en France, et sous ses yeux, des édifices immenses occupaient des milliers d’hommes avec tous les arts que l’architecture entraîne après elle ; et dans l’intérieur de sa cour et de sa capitale, des arts plus nobles et plus ingénieux donnaient à la France des plaisirs et une gloire dont les siècles précédents n’avaient pas eu même l’idée. Les lettres florissaient ; le bon goût et la raison pénétraient dans les écoles de la barbarie. Tous ces détails de la gloire et de la félicité de la nation trouveront leur véritable place dans cette histoire ; il ne s’agit ici que des affaires générales et militaires.

Le Portugal donnait en ce temps un spectacle étrange à l’Europe. Don Alfonse, fils indigne de l’heureux don Juan de Bragance, y régnait ; il était furieux et imbécile. Sa femme, fille du duc de Nemours, amoureuse de don Pèdre, frère d’Alfonse, osa concevoir le projet de détrôner son mari, et d’épouser son amant. L’abrutissement du mari justifia l’audace de la reine. Il était d’une force de corps au-dessus de l’ordinaire ; il avait eu publiquement d’une courtisane un enfant qu’il avait reconnu ; enfin il avait couché très longtemps avec la reine : malgré tout cela elle l’accusa d’impuissance ; et ayant acquis dans le royaume, par son habileté, l’autorité que son mari avait perdue par ses fureurs, elle le fit enfermer (novembre 1667). Elle obtint bientôt de Rome une bulle pour épouser son beau-frère. Il n’est pas étonnant que Rome ait accordé cette bulle ; mais il l’est que des personnes toutes-puissantes en aient besoin. Ce que Jules II avait accordé sans difficulté au roi d’Angleterre Henri VIII, Clément IX l’accorda à l’épouse d’un roi de Portugal. La plus petite intrigue fait dans un temps ce que les plus grands ressorts ne peuvent opérer dans un autre. Il y a toujours deux poids et deux mesures pour tous les droits des rois et des peuples ; et ces deux mesures étaient au Vatican depuis que les papes influèrent sur les affaires de l’Europe. Il serait impossible de comprendre comment tant de nations avaient laissé une si étrange autorité au pontife de Rome, si l’on ne savait combien l’usage a de force.

Cet événement, qui ne fut une révolution que dans la famille royale, et non dans le royaume de Portugal, n’ayant rien changé aux affaires de l’Europe, ne mérite d’attention que par sa singularité.

La France reçut bientôt après un roi qui descendait du trône d’une autre manière (1668). Jean-Casimir, roi de Pologne, renouvela l’exemple de la reine Christine. Fatigué des embarras du gouvernement, et voulant vivre heureux, il choisit sa retraite à Paris, dans l’abbaye de Saint-Germain, dont il fut abbé. Paris, devenu depuis quelques années le séjour de tous les arts, était une demeure délicieuse pour un roi qui cherchait les douceurs de la société, et qui aimait les lettres. Il avait été jésuite et cardinal avant d’être roi, et, dégoûté également de la royauté et de l’Église, il ne cherchait qu’à vivre en particulier et en sage, et ne voulut jamais souffrir qu’on lui donnât à Paris le titre de majesté.

Mais une affaire plus intéressante tenait tous les princes chrétiens attentifs.

Les Turcs, moins formidables, à la vérité, que du temps des Mahomet, des Sélim et des Soliman, mais dangereux encore et forts de nos divisions, après avoir bloqué Candie pendant huit années, l’assiégeaient régulièrement avec toutes les forces de leur empire. On ne sait s’il était plus étonnant que les Vénitiens se fussent défendus si longtemps, ou que les rois de l’Europe les eussent abandonnés.

Les temps sont bien changés. Autrefois, lorsque l’Europe chrétienne était barbare, un pape, ou même un moine, envoyait des millions de chrétiens combattre les mahométans dans leur empire ; nos États s’épuisaient d’hommes et d’argent pour aller conquérir la misérable et stérile province de Judée : et maintenant que l’île de Candie, réputée le boulevard de la chrétienté, était inondée de soixante mille Turcs, les rois chrétiens regardaient cette perte avec indifférence. Quelques galères de Malte et du pape étaient le seul secours qui défendait cette république contre l’empire ottoman. Le sénat de Venise, aussi impuissant que sage, ne pouvait avec ses soldats mercenaires et des secours si faibles résister au grand-vizir Kiuperli, bon ministre, meilleur général, maître de l’empire de la Turquie, suivi de troupes formidables, et qui même avait de bons ingénieurs.

Le roi donna inutilement aux autres princes l’exemple de secourir Candie. Ses galères, et les vaisseaux nouvellement construits dans le port de Toulon, y portèrent sept mille hommes commandés par le duc de Beaufort : secours devenu trop faible dans un si grand danger, parce que la générosité française ne fut imitée de personne.

La Feuillade, simple gentilhomme français, fit une action qui n’avait d’exemple que dans les anciens temps de la chevalerie. Il mena près de trois cents gentilshommes à Candie, à ses dépens, quoiqu’il ne fût pas riche. Si quelque autre nation avait fait pour les Vénitiens à proportion de La Feuillade, il est à croire que Candie eût été délivrée. Ce secours ne servit qu’à retarder la prise de quelques jours, et à verser du sang inutilement. Le duc de Beaufort périt dans une sortie ; et Kiuperli entra enfin par capitulation dans cette ville, qui n’était plus qu’un monceau de ruines (septembre 1669).

Les Turcs, dans ce siège, s’étaient montrés supérieurs aux chrétiens, même dans la connaissance de l’art militaire. Les plus gros canons qu’on eût vus encore en Europe furent fondus dans leur camp. Ils firent, pour la première fois, des lignes parallèles dans les tranchées. C’est d’eux que nous avons pris cet usage ; mais ils ne le tinrent que d’un ingénieur italien. Il est certain que des vainqueurs tels que les Turcs, avec de l’expérience, du courage, des richesses, et cette constance dans le travail qui faisait alors leur caractère, devaient conquérir l’Italie et prendre Rome en bien peu de temps : mais les lâches empereurs qu’ils ont eus depuis, leurs mauvais généraux, et le vice de leur gouvernement, ont été le salut de la chrétienté.

Le roi, peu touché de ces événements éloignés, laissait mûrir son grand dessein de conquérir tous les Pays-Bas, et de commencer par la Hollande. L’occasion devenait tous les jours plus favorable. Cette petite république dominait sur les mers ; mais sur la terre rien n’était plus faible. Liée avec l’Espagne et avec l’Angleterre, en paix avec la France, elle se reposait avec trop de sécurité sur les traités et sur les avantages d’un commerce immense. Autant que ses armées navales étaient disciplinées et invincibles, autant ses troupes de terre étaient mal tenues et méprisables. Leur cavalerie n’était composée que de bourgeois, qui ne sortaient jamais de leurs maisons, et qui payaient des gens de la lie du peuple pour faire le service en leur place. L’infanterie était à peu près sur le même pied ; les officiers, les commandants même des places de guerre, étaient les enfants ou les parents des bourgmestres, nourris dans l’inexpérience et dans l’oisiveté, regardant leurs emplois comme des prêtres regardent leurs bénéfices. Le pensionnaire Jean de Witt avait voulu corriger cet abus, mais il ne l’avait pas assez voulu ; et ce fut une des grandes fautes de ce républicain.

(1670) Il fallait d’abord détacher l’Angleterre de la Hollande. Cet appui venant à manquer aux Provinces-Unies, leur ruine paraissait inévitable. Il ne fut pas difficile à Louis XIV d’engager Charles dans ses desseins. Le monarque anglais n’était pas, à la vérité, fort sensible à la honte que son règne et sa nation avaient reçue lorsque ses vaisseaux furent brûlés jusque dans la rivière de la Tamise par la flotte hollandaise. Il ne respirait ni la vengeance ni les conquêtes. Il voulait vivre dans les plaisirs, et régner avec un pouvoir moins gêné : c’est par là qu’on le pouvait séduire. Louis, qui n’avait qu’à parler alors pour avoir de l’argent, en promit beaucoup au roi Charles, qui n’en pouvait avoir sans son parlement. Cette liaison secrète entre les deux rois ne fut confiée en France qu’à Madame, sœur de Charles II et épouse de Monsieur, frère unique du roi, à Turenne et à Louvois.

(Mai 1670) Une princesse de vingt-six ans fut le plénipotentiaire qui devait consommer ce traité avec le roi Charles. On prit pour prétexte du passage de Madame en Angleterre un voyage que le roi voulut faire dans ses conquêtes nouvelles vers Dunkerque et vers Lille. La pompe et la grandeur des anciens rois de l’Asie n’approchaient pas de l’éclat de ce voyage. Trente mille hommes précédèrent ou suivirent la marche du roi, les uns destinés à renforcer les garnisons des pays conquis, les autres à travailler aux fortifications, quelques-uns à aplanir les chemins. Le roi menait avec lui la reine sa femme, toutes les princesses et les plus belles femmes de sa cour. Madame brillait au milieu d’elles, et goûtait dans le fond de son cœur le plaisir et la gloire de tout cet appareil qui couvrait son voyage. Ce fut une fête continuelle depuis Saint-Germain jusqu’à Lille.

Le roi, qui voulait gagner les cœurs de ses nouveaux sujets, et éblouir ses voisins, répandait partout ses libéralités avec profusion : l’or et les pierreries étaient prodigués à quiconque avait le moindre prétexte pour lui parler. La princesse Henriette s’embarqua à Calais pour voir son frère, qui s’était avancé jusqu’à Cantorbéry. Charles, séduit par son amitié pour sa sœur et par l’argent de la France, signa tout ce que Louis XIV voulait, et prépara la ruine de la Hollande au milieu des plaisirs et des fêtes.

La perte de Madame, morte, à son retour, d’une manière soudaine et affreuse, jeta des soupçons injustes sur Monsieur, et ne changea rien aux résolutions des deux rois. Les dépouilles de la république qu’on devait détruire étaient déjà partagées par le traité secret entre les cours de France et d’Angleterre, comme en 1635 on avait partagé la Flandre avec les Hollandais. Ainsi on change de vues, d’alliés et d’ennemis, et on est souvent trompé dans tous ses projets. Les bruits de cette entreprise prochaine commençaient à se répandre ; mais l’Europe les écoutait en silence. L’empereur occupé des séditions de la Hongrie, la Suède endormie par des négociations, l’Espagne, toujours faible, toujours irrésolue et toujours lente, laissaient une libre carrière à l’ambition de Louis XIV.

La Hollande, pour comble de malheur, était divisée en deux factions : l’une, de républicains rigides, à qui toute ombre d’autorité despotique semblait un monstre contraire aux lois de l’humanité ; l’autre, de républicains mitigés, qui voulaient établir dans les charges de ses ancêtres le jeune prince d’Orange, si célèbre depuis sous le nom de Guillaume III. Le grand pensionnaire Jean de Witt et Corneille, son frère, étaient à la tête des partisans austères de la liberté ; mais le parti du jeune prince commençait à prévaloir. La république, plus occupée de ses dissensions domestiques que de son danger, contribuait elle-même à sa ruine.

Des mœurs étonnantes, introduites depuis plus de sept cents ans chez les chrétiens, permettaient que des prêtres fussent seigneurs temporels et guerriers. Louis soudoya l’archevêque de Cologne, Maximilien de Bavière, et ce même Van Galen, évêque de Munster, abbé de Corbie, en Vestphalie, comme il soudoyait le roi d’Angleterre Charles II. Il avait précédemment secouru les Hollandais contre cet évêque, et maintenant il le paye pour les écraser. C’était un homme singulier, que l’histoire ne doit point négliger de faire connaître. Fils d’un meurtrier, et né dans la prison où son père fut enfermé quatorze ans, il était parvenu à l’évêché de Munster par des intrigues secondées de la fortune. À peine élu évêque, il avait voulu dépouiller la ville de ses privilèges : elle résista, l’assiégea ; il mit à feu et à sang le pays qui l’avait choisi pour son pasteur. Il traita de même son abbaye de Corbie. On le regardait comme un brigand à gages, qui tantôt recevait de l’argent des Hollandais pour faire la guerre à ses voisins, tantôt en recevait de la France contre la république.

La Suède n’attaqua pas les Provinces-Unies, mais elle les abandonna dès qu’elle les vit menacées, et rentra dans ses anciennes liaisons avec la France, moyennant quelques subsides. Tout conspirait à la destruction de la Hollande.

Il est singulier et digne de remarque que, de tous les ennemis qui allaient fondre sur ce petit État, il n’y en eût pas un qui pût alléguer un prétexte de guerre. C’était une entreprise à peu près semblable à cette ligue de Louis XII, de l’empereur Maximilien et du roi d’Espagne, qui avaient autrefois conjuré la perte de la république de Venise, parce qu’elle était riche et fière.

Les États Généraux consternés écrivirent au roi, lui demandant humblement si les grands préparatifs qu’il faisait étaient en effet destinés contre eux, ses anciens et fidèles alliés ; en quoi ils l’avaient offensé ; quelle réparation il exigeait. Il répondit « qu’il ferait de ses troupes l’usage que demanderait sa dignité, dont il ne devait compte à personne ». Ses ministres alléguaient pour toute raison que le gazetier de Hollande avait été trop insolent, et qu’on disait que Van Beuning avait fait frapper une médaille injurieuse à Louis XIV. Le goût des devises régnait alors en France : on avait donné à Louis XIV la devise du soleil, avec cette légende : Nec pluribus impar1. On prétendait que Van Beuning s’était fait représenter avec un soleil et ces mots pour âme : In conspectu meo stetit sol, « À mon aspect le soleil s’est arrêté*1 ». Cette médaille n’exista jamais. Il est vrai que les États avaient fait frapper une médaille dans laquelle ils avaient exprimé tout ce que la république avait fait de glorieux : Assertis legibus, emendatis sacris, adjutis, defensis, conciliatis regibus, vindicata marium libertate, stabilita orbis Europæ quiete, « Les lois affermies, la religion épurée, les rois secourus, défendus et réunis, la liberté des mers vengée, l’Europe pacifiée ».

Ils ne se vantaient en effet de rien qu’ils n’eussent fait : cependant ils firent briser le coin de cette médaille pour apaiser Louis XIV.

Le roi d’Angleterre, de son côté, leur reprochait que leur flotte n’avait pas baissé son pavillon devant un bateau anglais, et alléguait encore un certain tableau où Corneille de Witt, frère du pensionnaire, était peint avec les attributs d’un vainqueur. On voyait des vaisseaux pris et brûlés dans le fond du tableau. Ce Corneille de Witt, qui en effet avait eu beaucoup de part aux exploits maritimes contre l’Angleterre, avait souffert ce faible monument de sa gloire ; mais ce tableau, presque ignoré, était dans une chambre où l’on n’entrait presque jamais. Les ministres anglais, qui mirent par écrit les griefs de leur roi contre la Hollande, y spécifièrent des tableaux injurieux, abusive pictures. Les États, qui traduisaient toujours les mémoires des ministres en français, ayant traduit abusive par le mot fautifs, trompeurs, répondirent qu’ils ne savaient ce que c’était que ces tableaux trompeurs. En effet ils ne devinèrent jamais qu’il était question de ce portrait d’un de leurs concitoyens, et ils ne purent imaginer ce prétexte de la guerre.

Tout ce que les efforts de l’ambition et de la prudence humaine peuvent préparer pour détruire une nation, Louis XIV l’avait fait. Il n’y a pas chez les hommes d’exemple d’une petite entreprise formée avec des préparatifs plus formidables. De tous les conquérants qui ont envahi une partie du monde, il n’y en a pas un qui ait commencé ses conquêtes avec autant de troupes réglées et autant d’argent que Louis en employa pour subjuguer le petit État des Provinces-Unies. Cinquante millions, qui en feraient aujourd’hui quatre-vingt-sept, furent consommés à cet appareil. Trente vaisseaux de cinquante pièces de canon joignirent la flotte anglaise, forte de cent voiles. Le roi, avec son frère, alla sur les frontières de la Flandre espagnole et de la Hollande, vers Mastricht et Charleroi, avec plus de cent douze mille hommes. L’évêque de Munster et l’électeur de Cologne en avaient environ vingt mille. Les généraux de l’armée du roi étaient Condé et Turenne ; Luxembourg commandait sous eux ; Vauban devait conduire les sièges. Louvois était partout avec sa vigilance ordinaire. Jamais on n’a vu une armée si magnifique, ni en même temps mieux disciplinée. C’était surtout un spectacle imposant que la maison du roi, nouvellement réformée : on y voyait quatre compagnies des gardes du corps, chacune composée de trois cents gentilshommes, entre lesquels il y avait beaucoup de jeunes cadets sans paye, assujettis comme les autres à la régularité du service ; deux cents gendarmes de la garde, deux cents chevau-légers, cinq cents mousquetaires, tous gentilshommes choisis, parés de leur jeunesse et de leur bonne mine ; douze compagnies de la gendarmerie, depuis augmentées jusqu’au nombre de seize ; les cent-suisses même accompagnaient le roi, et ses régiments des gardes françaises et suisses montaient la garde devant sa maison ou devant sa tente. Ces troupes, pour la plupart couvertes d’or et d’argent, étaient en même temps un objet de terreur et d’admiration pour des peuples chez qui toute espèce de magnificence était inconnue. Une discipline, devenue encore plus exacte, avait mis dans l’armée un nouvel ordre. Il n’y avait point encore d’inspecteurs de cavalerie et d’infanterie, comme nous en avons vu depuis ; mais deux hommes uniques chacun dans leur genre en faisaient les fonctions : Martinet mettait alors l’infanterie sur le pied de discipline où elle est aujourd’hui ; le chevalier de Fourilles faisait la même charge dans la cavalerie. Il y avait un an que Martinet avait mis la baïonnette en usage dans quelques régiments ; avant lui on ne s’en servait pas d’une manière constante et uniforme. Ce dernier effort peut-être de ce que l’art militaire a inventé de plus terrible était connu, mais peu pratiqué, parce que les piques prévalaient. Il avait imaginé des pontons de cuivre, qu’on portait aisément sur des charrettes. Le roi, avec tant d’avantages, sûr de sa fortune et de sa gloire, menait avec lui un historien qui devait écrire ses victoires : c’était Pellisson, homme dont il sera parlé dans l’article des beaux-arts, plus capable de bien écrire que de ne pas flatter.

Ce qui avançait encore la chute des Hollandais, c’est que le marquis de Louvois avait fait acheter chez eux, par le comte de Bentheim2, secrètement gagné, une grande partie des munitions qui allaient servir à les détruire, et avait ainsi dégarni beaucoup leurs magasins. Il n’est point du tout étonnant que des marchands eussent vendu ces provisions avant la déclaration de la guerre, eux qui en vendent tous les jours à leurs ennemis pendant les plus vives campagnes. On sait qu’un négociant de ce pays avait autrefois répondu au prince Maurice, qui le réprimandait sur un tel négoce : « Monseigneur, si on pouvait par mer faire quelque commerce avantageux avec l’enfer, je hasarderai d’y aller brûler mes voiles. » Mais ce qui est surprenant, c’est qu’on a imprimé que le marquis de Louvois alla lui-même, déguisé, conclure ces marchés en Hollande. Comment peut-on avoir imaginé une aventure si déplacée, si dangereuse et si inutile ?

Contre Turenne, Condé, Luxembourg, Vauban, cent trente mille combattants, une artillerie prodigieuse, et de l’argent avec lequel on attaquait encore la fidélité des commandants des places ennemies, la Hollande n’avait à opposer qu’un jeune prince d’une constitution faible, qui n’avait vu ni sièges ni combats, et environ vingt-cinq mille mauvais soldats, en quoi consistait alors toute la garde du pays. Le prince Guillaume d’Orange, âgé de vingt-deux ans, venait d’être élu capitaine général des forces de terre par les vœux de la nation : Jean de Witt, le grand pensionnaire, y avait consenti par nécessité. Ce prince nourrissait, sous le flegme hollandais, une ardeur d’ambition et de gloire qui éclata toujours depuis dans sa conduite, sans s’échapper jamais dans ses discours. Son humeur était froide et sévère ; son génie, actif et perçant ; son courage, qui ne se rebutait jamais, fit supporter à son corps faible et languissant des fatigues au-dessus de ses forces. Il était valeureux sans ostentation, ambitieux, mais ennemi du faste, né avec une opiniâtreté flegmatique faite pour combattre l’adversité, aimant les affaires et la guerre, ne connaissant ni les plaisirs attachés à la grandeur, ni ceux de l’humanité, enfin, presque en tout, l’opposé de Louis XIV.

Il ne put d’abord arrêter le torrent qui se débordait sur sa patrie ; ses forces étaient trop peu de chose, son pouvoir même était limité par les États. Les armes françaises venaient fondre tout à coup sur la Hollande, que rien ne secourait : l’imprudent duc de Lorraine, qui avait voulu lever des troupes pour joindre sa fortune à celle de cette république, venait de voir toute la Lorraine saisie par les troupes françaises avec la même facilité qu’on s’empare d’Avignon quand on est mécontent du pape.

Cependant le roi faisait avancer ses armées vers le Rhin, dans ces pays qui confinent à la Hollande, à Cologne et à la Flandre. Il faisait distribuer de l’argent dans tous les villages, pour payer le dommage que ses troupes y pouvaient faire : si quelque gentilhomme des environs venait se plaindre, il était sûr d’avoir un présent. Un envoyé du gouverneur des Pays-Bas, étant venu faire une représentation au roi sur quelques dégâts commis par les troupes, reçut de la main du roi son portrait enrichi de diamants, estimé plus de douze mille francs. Cette conduite attirait l’admiration des peuples, et augmentait la crainte de sa puissance.

Le roi était à la tête de sa maison et des plus belles troupes, qui composaient trente mille hommes : Turenne les commandait sous lui. Le prince de Condé avait une armée aussi forte. Les autres corps, conduits tantôt par Luxembourg, tantôt par Chamilli, faisaient dans l’occasion des armées séparées, ou se rejoignaient selon le besoin. On commença par assiéger à la fois quatre villes, dont le nom ne mérite de place dans l’histoire que par cet événement : Rhinberg, Orsoy, Vésel, Burick ; elles furent prises presque aussitôt qu’elles furent investies. Celle de Rhinberg, que le roi voulut assiéger en personne, n’essuya pas un coup de canon ; et pour assurer encore mieux sa prise, on eut soin de corrompre le lieutenant de la place, Irlandais de nation, nommé Dossery, qui eut la lâcheté de se vendre, et l’imprudence de se retirer ensuite à Mastricht, où le prince d’Orange le fit punir de mort.

Toutes les places qui bordent le Rhin et l’Issel se rendirent. Quelques gouverneurs envoyèrent leurs clefs dès qu’ils virent seulement passer de loin un ou deux escadrons français ; plusieurs officiers s’enfuirent des villes où ils étaient en garnison, avant que l’ennemi fût dans leur territoire ; la consternation était générale. Le prince d’Orange n’avait point encore assez de troupes pour paraître en campagne. Toute la Hollande s’attendait à passer sous le joug, dès que le roi serait au delà du Rhin. Le prince d’Orange fit faire à la hâte des lignes au delà de ce fleuve, et, après les avoir faites, il connut l’impuissance de les garder. Il ne s’agissait plus que de savoir en quel endroit les Français voudraient faire un pont de bateaux, et de s’opposer, si on pouvait, à ce passage. En effet, l’intention du roi était de passer le fleuve sur un pont de ces petits bateaux inventés par Martinet. Des gens du pays informèrent alors le prince de Condé que la sécheresse de la saison avait formé un gué sur un bras du Rhin, auprès d’une vieille tourelle qui sert de bureau de péage, qu’on nomme Tolhuys, la maison du péage, dans laquelle il y avait dix-sept soldats. Le roi fit sonder ce gué par le comte de Guiche : il n’y avait qu’environ vingt pas à nager au milieu de ce bras du fleuve, selon ce que dit dans ses lettres Pellisson, témoin oculaire, et ce que m’ont confirmé les habitants3. Cet espace n’était rien, parce que plusieurs chevaux de front rompaient le fil de l’eau très peu rapide. L’abord était aisé ; il n’y avait de l’autre côté de l’eau que quatre à cinq cents cavaliers et deux faibles régiments d’infanterie sans canon ; l’artillerie française les foudroyait en flanc. Tandis que la maison du roi et les meilleures troupes de cavalerie passèrent sans risque au nombre d’environ quinze mille hommes, le prince de Condé les côtoyait dans un bateau de cuivre. À peine quelques cavaliers hollandais entrèrent dans la rivière pour faire semblant de combattre : ils s’enfuirent l’instant d’après devant la multitude qui venait à eux. Leur infanterie mit aussitôt bas les armes, et demanda la vie (12 juin 1672). On ne perdit dans le passage que le comte de Nogent et quelques cavaliers, qui, s’étant écartés du gué, se noyèrent ; et il n’y aurait eu personne de tué dans cette journée, sans l’imprudence du jeune duc de Longueville. On dit qu’ayant la tête pleine des fumées du vin, il tira un coup de pistolet sur les ennemis qui demandaient la vie à genoux, en leur criant : « Point de quartier pour cette canaille. » Il tua du coup un de leurs officiers. L’infanterie hollandaise désespérée reprit à l’instant ses armes, et fit une décharge dont le duc de Longueville fut tué. Un capitaine de cavalerie, nommé Ossembrœk*2, qui ne s’était point enfui avec les autres, court au prince de Condé, qui montait alors à cheval en sortant de la rivière, et lui appuie son pistolet à la tête. Le prince par un mouvement détourna le coup, qui lui fracassa le poignet. Condé ne reçut jamais que cette blessure dans toutes ses campagnes. Les Français irrités firent main basse sur cette infanterie, qui se mit à fuir de tous côtés. Louis XIV passa sur un pont de bateaux avec l’infanterie, après avoir dirigé lui-même toute la marche.

Tel fut ce passage du Rhin, action éclatante et unique, célébrée alors comme un des grands événements qui dussent occuper la mémoire des hommes. Cet air de grandeur dont le roi relevait toutes ses actions, le bonheur rapide de ses conquêtes, la splendeur de son règne, l’idolâtrie de ses courtisans, enfin le goût que le peuple, et surtout les Parisiens, ont pour l’exagération, joint à l’ignorance de la guerre où l’on est dans l’oisiveté des grandes villes, tout cela fit regarder à Paris le passage du Rhin comme un prodige qu’on exagérait encore. L’opinion commune était que toute l’armée avait passé ce fleuve à la nage, en présence d’une armée retranchée, et malgré l’artillerie d’une forteresse imprenable, appelée le Tholus. Il était très vrai que rien n’était plus imposant pour les ennemis que ce passage, et que, s’ils avaient eu un corps de bonnes troupes à l’autre bord, l’entreprise était très périlleuse.

Dès qu’on eut passé le Rhin, on prit Doesbourg, Zutphen, Arnheim, Nosembourg, Nimègue, Schenck, Bommel, Crèvecœur, etc. Il n’y avait guère d’heures dans la journée où le roi ne reçût la nouvelle de quelque conquête. Un officier, nommé Mazel, mandait à M. de Turenne : « Si vous voulez m’envoyer cinquante chevaux, je pourrai prendre avec cela deux ou trois places. »

(20 juin 1672) Utrecht envoya ses clefs, et capitula avec toute la province qui porte son nom. Louis fit son entrée triomphale dans cette ville, menant avec lui son grand aumônier, son confesseur, et l’archevêque titulaire d’Utrecht. On rendit avec solennité la grande église aux catholiques ; l’archevêque, qui n’en portait que le vain nom, fut pour quelque temps établi dans une dignité réelle. La religion de Louis XIV faisait des conquêtes comme ses armes : c’était un droit qu’il acquérait sur la Hollande dans l’esprit des catholiques.

Les provinces d’Utrecht, d’Over-Issel, de Gueldre, étaient soumises ; Amsterdam n’attendait plus que le moment de son esclavage ou de sa ruine. Les Juifs qui y sont établis s’empressèrent d’offrir à Gourville, intendant et ami du prince de Condé, deux millions de florins pour se racheter du pillage.

Déjà Naerden, voisine d’Amsterdam, était prise. Quatre cavaliers, allant en maraude, s’avancèrent jusqu’aux portes de Muiden, où sont les écluses qui peuvent inonder le pays, et qui n’est qu’à une lieue d’Amsterdam. Les magistrats de Muiden, éperdus de frayeur, vinrent présenter leurs clefs à ces quatre soldats ; mais enfin, voyant que les troupes ne s’avançaient point, ils reprirent leurs clefs, et fermèrent les portes. Un instant de diligence eût mis Amsterdam dans les mains du roi. Cette capitale une fois prise, non seulement la république périssait, mais il n’y avait plus de nation hollandaise, et bientôt la terre même de ce pays allait disparaître. Les plus riches familles, les plus ardentes pour la liberté, se préparaient à fuir aux extrémités du monde, et à s’embarquer pour Batavia. On fit le dénombrement de tous les vaisseaux qui pouvaient faire ce voyage, et le calcul de ce qu’on pouvait embarquer. On trouva que cinquante mille familles pouvaient se réfugier dans leur nouvelle patrie. La Hollande n’eût plus existé qu’au bout des Indes orientales : ses provinces d’Europe, qui n’achètent leur blé qu’avec leurs richesses d’Asie, qui ne vivent que de leur commerce, et, si on l’ose dire, de leur liberté, auraient été presque tout à coup ruinées et dépeuplées. Amsterdam, l’entrepôt et le magasin de l’Europe, où deux cent mille hommes cultivent le commerce et les arts, serait devenue bientôt un vaste marais. Toutes les terres voisines demandent des frais immenses et des milliers d’hommes pour élever leurs digues : elles eussent probablement à la fois manqué d’habitants comme de richesses, et auraient été enfin submergées, ne laissant à Louis XIV que la gloire déplorable d’avoir détruit le plus singulier et le plus beau monument de l’industrie humaine.

La désolation de l’État était augmentée par les divisions ordinaires aux malheureux, qui s’imputent les uns aux autres les calamités publiques. Le grand pensionnaire de Witt ne croyait pouvoir sauver ce qui restait de sa patrie qu’en demandant la paix au vainqueur. Son esprit, à la fois tout républicain et jaloux de son autorité particulière, craignait toujours l’élévation du prince d’Orange, encore plus que les conquêtes du roi de France ; il avait fait jurer à ce prince même l’observation d’un édit perpétuel, par lequel le prince était exclu de la charge de stathouder. L’honneur, l’autorité, l’esprit de parti, l’intérêt, lièrent de Witt à ce serment. Il aimait mieux voir sa république subjuguée par un roi vainqueur que soumise à un stathouder.

Le prince d’Orange, de son côté, plus ambitieux que de Witt, aussi attaché à sa patrie, plus patient dans les malheurs publics, attendant tout du temps et de l’opiniâtreté de sa constance, briguait le stathoudérat, et s’opposait à la paix avec la même ardeur. Les États résolurent qu’on demanderait la paix malgré le prince ; mais le prince fut élevé au stathoudérat*3 malgré les de Witt.

Quatre députés vinrent au camp du roi implorer sa clémence au nom d’une république qui, six mois auparavant, se croyait l’arbitre des rois. Les députés ne furent point reçus des ministres de Louis XIV avec cette politesse*4 française qui mêle la douceur de la civilité aux rigueurs mêmes du gouvernement : Louvois, dur et altier, né pour bien servir plutôt que pour faire aimer son maître, reçut les suppliants avec hauteur, et même avec l’insulte de la raillerie. On les obligea de revenir plusieurs fois. Enfin le roi leur fit déclarer ses volontés : il voulait que les États lui cédassent tout ce qu’ils avaient au delà du Rhin, Nimègue, des villes et des forts dans le sein de leur pays ; qu’on lui payât vingt millions ; que les Français fussent les maîtres de tous les grands chemins de la Hollande, par terre et par eau, sans qu’ils payassent jamais aucun droit ; que la religion catholique fût partout rétablie ; que la république lui envoyât tous les ans une ambassade extraordinaire, avec une médaille d’or sur laquelle il fût gravé qu’ils tenaient leur liberté de Louis XIV ; enfin, qu’à ces satisfactions ils joignissent celle qu’ils devaient au roi d’Angleterre et aux princes de l’Empire, tels que ceux de Cologne et de Munster, par qui la Hollande était encore désolée.

Ces conditions d’une paix qui tenait tant de la servitude parurent intolérables, et la fierté du vainqueur inspira un courage de désespoir aux vaincus. On résolut de périr les armes à la main. Tous les cœurs et toutes les espérances se tournèrent vers le prince d’Orange. Le peuple en fureur éclata contre le grand pensionnaire qui avait demandé la paix. À ces séditions se joignirent la politique du prince et l’animosité de son parti. On attente d’abord à la vie du grand pensionnaire Jean de Witt ; ensuite on accuse Corneille, son frère, d’avoir attenté à celle du prince. Corneille est appliqué à la question. Il récita dans les tourments le commencement de cette ode d’Horace, Juctum et tenacem, etc., convenable à son état et à son courage, et qu’on peut traduire ainsi pour ceux qui ignorent le latin :

(20 août 1672) Enfin la populace effrénée massacra dans La Haye les deux frères de Witt, l’un qui avait gouverné l’État pendant dix-neuf ans avec vertu, et l’autre qui l’avait servi de son épée. On exerça sur leurs corps sanglants toutes les fureurs dont le peuple est capable : horreurs communes à toutes les nations, et que les Français avaient fait éprouver au maréchal d’Ancre, à l’amiral Coligni, etc. ; car la populace est presque partout la même. On poursuivit les amis du pensionnaire. Ruyter même, l’amiral de la république, qui seul combattait pour elle avec succès, se vit environné d’assassins dans Amsterdam.

Au milieu de ces désordres et de ces désolations, les magistrats montrèrent des vertus qu’on ne voit guère que dans les républiques4. Les particuliers qui avaient des billets de banque coururent en foule à la banque d’Amsterdam ; on craignait que l’on eût touché au trésor public ; chacun s’empressait de se faire payer du peu d’argent qu’on croyait pouvoir y être encore. Les magistrats firent ouvrir les caves où le trésor se conserve : on le trouva tout entier, tel qu’il avait été déposé depuis soixante ans ; l’argent même était encore noirci de l’impression du feu qui avait, quelques années auparavant, consumé l’hôtel de ville. Les billets de banque s’étaient toujours négociés jusqu’à ce temps sans que jamais on eût touché au trésor ; on paya alors avec cet argent tous ceux qui voulurent l’être. Tant de bonne foi et tant de ressources étaient d’autant plus admirables que Charles II, roi d’Angleterre, pour avoir de quoi faire la guerre aux Hollandais et fournir à ses plaisirs, non content de l’argent de la France, venait de faire banqueroute à ses sujets. Autant il était honteux à ce roi de violer ainsi la foi publique, autant il était glorieux aux magistrats d’Amsterdam de la garder dans un temps où il semblait permis d’y manquer.

À cette vertu républicaine ils joignirent ce courage d’esprit qui prend les partis extrêmes dans les maux sans remède. Ils firent percer les digues qui retiennent les eaux de la mer. Les maisons de campagne, qui sont innombrables autour d’Amsterdam, les villages, les villes voisines, Leyde, Delft, furent inondés. Le paysan ne murmura pas de voir ses troupeaux noyés dans les campagnes. Amsterdam fut comme une vaste forteresse au milieu des eaux, entourée de vaisseaux de guerre qui eurent assez d’eau pour se ranger autour de la ville. La disette fut grande chez ces peuples : ils manquèrent surtout d’eau douce ; elle se vendit six sous la pinte ; mais ces extrémités parurent moindres que l’esclavage. C’est une chose digne de l’observation de la postérité, que la Hollande, ainsi accablée sur terre, et n’étant plus un État, demeurât encore redoutable sur la mer : c’était l’élément véritable de ces peuples.

Tandis que Louis XIV passait le Rhin et prenait trois provinces, l’amiral Ruyter, avec environ cent vaisseaux de guerre et plus de cinquante brûlots, alla chercher près des côtes d’Angleterre les flottes des deux rois. Leurs puissances réunies n’avaient pu mettre en mer une armée navale plus forte que celle de la république. Les Anglais et les Hollandais combattirent comme des nations accoutumées à se disputer l’empire de l’Océan. Cette bataille, qu’on nomme de Solbaie, dura un jour entier (7 juin 1672). Ruyter, qui en donna le signal, attaqua le vaisseau amiral d’Angleterre, où était le duc d’York, frère du roi : la gloire de ce combat particulier demeura à Ruyter ; le duc d’York, obligé de changer de vaisseau, ne reparut plus devant l’amiral hollandais. Les trente vaisseaux français eurent peu de part à l’action ; et tel fut le sort de cette journée que les côtes de la Hollande furent en sûreté.

Après cette bataille, Ruyter, malgré les craintes et les contradictions de ses compatriotes, fit entrer la flotte marchande des Indes dans le Texel, défendant ainsi et enrichissant sa patrie d’un côté, lorsqu’elle périssait de l’autre. Le commerce même des Hollandais se soutenait ; on ne voyait que leurs pavillons sur les mers des Indes. Un jour qu’un consul de France disait au roi de Perse que Louis XIV avait conquis presque toute la Hollande : « Comment cela peut-il être, répondit ce monarque persan, puisqu’il y a toujours au port d’Ormus vingt vaisseaux hollandais pour un français ? »

Le prince d’Orange cependant avait l’ambition d’être bon citoyen. Il offrit à l’État le revenu de ses charges et tout son bien pour soutenir la liberté. Il couvrit d’inondations les passages par où les Français pouvaient pénétrer dans le reste du pays. Ses négociations promptes et secrètes réveillèrent de leur assoupissement l’empereur, l’Empire, le conseil d’Espagne, le gouverneur de Flandre. Il disposa même l’Angleterre à la paix. Enfin le roi était entré au mois de mai en Hollande, et dès le mois de juillet l’Europe commençait à être conjurée contre lui.

Monterey, gouverneur de la Flandre, fit passer secrètement quelques régiments au secours des Provinces-Unies. Le conseil de l’empereur Léopold envoya Montecuculli à la tête de près de vingt mille hommes. L’électeur de Brandebourg, qui avait à sa solde vingt-cinq mille soldats, se mit en marche.

(Juillet 1672) Alors le roi quitta son armée. Il n’y avait plus de conquêtes à faire dans un pays inondé. La garde des provinces conquises devenait difficile. Louis voulait une gloire sûre ; mais en ne voulant pas l’acheter par un travail infatigable, il la perdit. Satisfait d’avoir pris tant de villes en deux mois, il revint à Saint-Germain au milieu de l’été, et, laissant Turenne et Luxembourg achever la guerre, il jouit du triomphe. On éleva des monuments de sa conquête, tandis que les puissances de l’Europe travaillaient à la lui ravir.

*1. Il est vrai que depuis on a frappé en Hollande une médaille qu’on a crue être celle de Van Beuning ; mais elle ne porte point de date. Elle représente un combat avec un soleil qui culmine sur la tête des combattants. La légende est : Stetit sol in medio cæli. Cette médaille, que des particuliers ont fabriquée, n’a été faite que pour la bataille d’Hochstedt, en 1709, à l’occasion de ces deux vers qui coururent alors :

Alter in egregio nuper certamine Josue

Clamavit : Sta, sol gallice ! solque stetit.

Van Beuning ne s’appelait point Josué, mais Conrad.

*2. On prononce Ossembrouck ; l’æ fait ou chez les Hollandais.

*4. La Beaumelle, dans ses notes, dit : « C’est un être de raison que cette politesse. » Comment cet écrivain ose-t-il ainsi démentir l’Europe ?