L’ambition de Louis XIV ne fut point retenue par cette paix générale. L’Empire, l’Espagne, la Hollande, licencièrent leurs troupes extraordinaires ; il garda toutes les siennes. Il fit de la paix un temps de conquêtes (1680) : il était même si sûr alors de son pouvoir, qu’il établit dans Metz et dans Brisach*1 des juridictions pour réunir à sa couronne toutes les terres qui pouvaient avoir été autrefois de la dépendance de l’Alsace ou des Trois-Évêchés, mais qui depuis un temps immémorial avaient passé sous d’autres maîtres. Beaucoup de souverains de l’Empire, l’électeur palatin, le roi d’Espagne même, qui avait quelques bailliages dans ces pays, le roi de Suède, comme duc des Deux-Ponts, furent cités devant ces chambres pour rendre hommage au roi de France, ou pour subir la confiscation de leurs biens. Depuis Charlemagne on n’avait vu aucun prince agir en maître et en juge des souverains, et conquérir des pays par des arrêts.
L’électeur palatin et celui de Trèves furent dépouillés des seigneuries de Falkenbourg, de Germersheim, de Veldentz, etc. Ils portèrent en vain leurs plaintes à l’Empire assemblé à Ratisbonne, qui se contenta de faire des protestations.
Ce n’était pas assez au roi d’avoir la préfecture des dix villes libres de l’Alsace, au même titre que l’avaient eue les empereurs. Déjà dans aucune de ces villes on n’osait plus parler de liberté. Restait Strasbourg, ville grande et riche, maîtresse du Rhin par le pont qu’elle avait sur ce fleuve : elle formait seule une puissante république, fameuse par son arsenal, qui renfermait neuf cents pièces d’artillerie.
Louvois avait formé dès longtemps le dessein de la donner à son maître. L’or, l’intrigue et la terreur, qui lui avaient ouvert les portes de tant de villes, préparèrent l’entrée de Louvois dans Strasbourg. (30 septembre 1681) Les magistrats furent gagnés. Le peuple fut consterné de voir à la fois vingt mille Français autour de ses remparts ; les forts qui les défendaient près du Rhin, insultés et pris dans un moment ; Louvois aux portes, et les bourgmestres parlant de se rendre. Les pleurs et le désespoir des citoyens, amoureux de la liberté, n’empêchèrent point qu’en un même jour le traité de reddition ne fût proposé par les magistrats, et que Louvois ne prît possession de la ville. Vauban en a fait depuis, par les fortifications qui l’entourent, la barrière la plus forte de la France.
Le roi ne ménageait pas plus l’Espagne ; il demandait dans les Pays-Bas la ville d’Alost, et tout son bailliage, que les ministres avaient oublié, disait-il, d’insérer dans les conditions de la paix ; et sur les délais de l’Espagne, il fit bloquer la ville de Luxembourg (1682).
En même temps il achetait la forte ville de Casai d’un petit prince, duc de Mantoue (1681), qui aurait vendu tout son État pour fournir à ses plaisirs.
En voyant cette puissance qui s’étendait ainsi de tous côtés, et qui acquérait pendant la paix plus que dix rois, prédécesseurs de Louis XIV, n’avaient acquis par leurs guerres, les alarmes de l’Europe recommencèrent. L’Empire, la Hollande, la Suède même, mécontente du roi, firent un traité d’association. Les Anglais menacèrent ; les Espagnols voulurent la guerre ; le prince d’Orange remua tout pour la faire commencer ; mais aucune puissance n’osait alors porter les premiers coups*2.
Le roi, craint partout, ne songea qu’à se faire craindre davantage. (1680) Il portait enfin sa marine au delà des espérances des Français et des craintes de l’Europe. Il eut soixante mille matelots (1681, 1682). Des lois, aussi sévères que celles de la discipline des armées de terre, retenaient tous ces hommes grossiers dans le devoir. L’Angleterre et la Hollande, ces puissances maritimes, n’avaient ni tant d’hommes de mer, ni de si bonnes lois. Des compagnies de cadets dans les places frontières, et des gardes-marines dans les ports, furent instituées et composées de jeunes gens qui apprenaient tous les arts convenables à leur profession, sous des maîtres payés du trésor public.
Le port de Toulon, sur la Méditerranée, fut construit à frais immenses, pour contenir cent vaisseaux de guerre, avec un arsenal et des magasins magnifiques. Sur l’Océan, le port de Brest se formait avec la même grandeur. Dunkerque, le Havre-de-Grâce, se remplissaient de vaisseaux. La nature était forcée à Rochefort.
Enfin le roi avait plus de cent vaisseaux de ligne, dont plusieurs portaient cent canons, et quelques-uns davantage. Ils ne restaient pas oisifs dans les ports : ses escadres, sous le commandement de Duquesne, nettoyaient les mers infestées par les corsaires de Tripoli et d’Alger. Il se vengea d’Alger avec le secours d’un art nouveau, dont la découverte fut due à cette attention qu’il avait d’exciter tous les génies de son siècle. Cet art funeste, mais admirable, est celui des galiotes à bombes, avec lesquelles on peut réduire des villes maritimes en cendres. Il y avait un jeune homme, nommé Bernard Renaud, connu sous le nom de petit Renaud, qui, sans avoir jamais servi sur les vaisseaux, était un excellent marin à force de génie. Colbert, qui déterrait le mérite dans l’obscurité, l’avait souvent appelé au conseil de marine, même en présence du roi. C’était par les soins et sur les lumières de Renaud que l’on suivait depuis peu une méthode plus régulière et plus facile pour la construction des vaisseaux. Il osa proposer dans le conseil de bombarder Alger avec une flotte. On n’avait pas d’idée que les mortiers à bombes pussent n’être pas posés sur un terrain solide. La proposition révolta. Il essuya les contradictions et les railleries que tout inventeur doit attendre ; mais sa fermeté, et cette éloquence qu’ont d’ordinaire les hommes vivement frappés de leurs inventions, déterminèrent le roi à permettre l’essai de cette nouveauté.
Renaud fit construire cinq vaisseaux plus petits que les vaisseaux ordinaires, mais plus forts de bois, sans ponts, avec un faux tillac à fond de cale, sur lequel on maçonna des creux où l’on mit les mortiers. Il partit avec cet équipage sous les ordres du vieux Duquesne, qui était chargé de l’entreprise, et n’en attendait aucun succès. Duquesne et les Algériens furent étonnés de l’effet des bombes. (28 octobre 1681) Une partie de la ville fut écrasée et consumée. Mais cet art, porté bientôt chez les autres nations, ne servit qu’à multiplier les calamités humaines, et fut plus d’une fois redoutable à la France, où il fut inventé.
La marine, ainsi perfectionnée en peu d’années, était le fruit des soins de Colbert. Louvois faisait à l’envi fortifier plus de cent citadelles. De plus, on bâtissait Huningue, Sar-Louis, les forteresses de Strasbourg, Mont-Royal, etc. ; et pendant que le royaume acquérait tant de force au dehors, on ne voyait au dedans que les arts en honneur, l’abondance, les plaisirs. Les étrangers venaient en foule admirer la cour de Louis XIV ; son nom pénétrait chez tous les peuples du monde.
Son bonheur et sa gloire étaient encore relevés par la faiblesse de la plupart des autres rois, et par le malheur de leurs peuples. L’empereur Léopold avait alors à craindre les Hongrois révoltés, et surtout les Turcs, qui, appelés par les Hongrois, venaient inonder l’Allemagne. La politique de Louis persécutait les protestants en France, parce qu’il croyait devoir les mettre hors d’état de lui nuire, mais protégeait sous main les protestants et les révoltés de Hongrie, qui pouvaient le servir. Son ambassadeur à la Porte avait pressé l’armement des Turcs avant la paix de Nimègue. Le divan, par une singularité bizarre, a presque toujours attendu que l’empereur fût en paix pour se déclarer contre lui. Il ne lui fit la guerre en Hongrie qu’en 1682 ; et, l’année d’après, l’armée ottomane, forte, dit-on, de plus de deux cent mille combattants, augmentée encore des troupes hongroises, ne trouvant sur son passage ni villes fortifiées telles que la France en avait, ni corps d’armée capables de l’arrêter, pénétra jusqu’aux portes de Vienne, après avoir tout renversé sur son passage.
L’empereur Léopold quitta d’abord Vienne avec précipitation, et se retira jusqu’à Lintz, à l’approche des Turcs ; et quand il sut qu’ils avaient investi Vienne, il ne prit d’autre parti que d’aller encore plus loin jusqu’à Passau, laissant le duc de Lorraine, à la tête d’une petite armée déjà entamée en chemin par les Turcs, soutenir comme il pourrait la fortune de l’Empire*3.
Personne ne doutait que le grand-vizir Kara Mustapha, qui commandait l’armée ottomane, ne se rendît bientôt maître de Vienne, ville mal fortifiée, abandonnée de son maître, défendue, à la vérité, par une garnison dont le fonds devait être de seize mille hommes, mais dont l’effectif n’était pas de plus de huit mille. On touchait au moment de la plus terrible révolution.
Louis XIV espéra avec beaucoup de vraisemblance que l’Allemagne, désolée par les Turcs, et n’ayant contre eux qu’un chef dont la fuite augmentait la terreur commune, serait obligée de recourir à la protection de la France. Il avait une armée sur les frontières de l’Empire, prête à le défendre contre ces mêmes Turcs que ses précédentes négociations y avaient amenés : il pouvait ainsi devenir le protecteur de l’Empire, et faire son fils roi des Romains.
Il avait joint d’abord les démarches généreuses à ses desseins politiques, dès que les Turcs avaient menacé l’Autriche ; non qu’il eût envoyé une seconde fois des secours à l’empereur, mais il avait déclaré qu’il n’attaquerait point les Pays-Bas, et qu’il laisserait ainsi à la branche d’Autriche espagnole le pouvoir d’aider la branche allemande prête à succomber. Il voulait pour prix de son inaction qu’on le satisfît sur plusieurs points équivoques du traité de Nimègue, et principalement sur ce bailliage d’Alost qu’on avait oublié d’insérer dans le traité. Il fit lever le blocus de Luxembourg en 1682, sans attendre qu’on le satisfît, et il s’abstint de toute hostilité une année entière. Cette générosité se démentit enfin pendant le siège de Vienne. Le conseil d’Espagne, au lieu de l’apaiser, l’aigrit ; et Louis XIV reprit les armes dans les Pays-Bas, précisément lorsque Vienne était prête de succomber : c’était au commencement de septembre ; mais, contre toute attente, Vienne fut délivrée. La présomption du grand-vizir, sa mollesse, son mépris brutal pour les chrétiens, son ignorance, sa lenteur, le perdirent : il fallait l’excès de toutes ces fautes pour que Vienne ne fût pas prise. Le roi de Pologne, Jean Sobieski, eut le temps d’arriver ; et, avec le secours du duc de Lorraine, il n’eut qu’à se présenter devant la multitude ottomane pour la mettre en déroute (12 septembre 1683). L’empereur revint dans sa capitale avec la douleur de l’avoir quittée. Il y rentra lorsque son libérateur sortait de l’église où l’on avait chanté le Te Deum, et où le prédicateur avait pris pour son texte : « Il fut un homme envoyé de Dieu nommé Jean. » Vous avez déjà vu*4 que le pape Pie V avait appliqué ces paroles à don Juan d’Autriche, après la victoire de Lépante. Vous savez que ce qui paraît neuf n’est souvent qu’une redite. L’empereur Léopold fut à la fois triomphant et humilié. Le roi de France, n’ayant plus rien à ménager, fit bombarder Luxembourg. Il se saisit de Courtrai (novembre 1683), de Dixmude en Flandre. Il s’empara de Trèves, et en démolit les fortifications : tout cela pour remplir, disait-on, l’esprit des traités de Nimègue. Les Impériaux et les Espagnols négociaient avec lui à Ratisbonne, pendant qu’il prenait leurs villes ; et la paix de Nimègue enfreinte fut changée en une trêve de vingt ans (août 1684), par laquelle le roi garda la ville de Luxembourg et sa principauté, qu’il venait de prendre.
(Avril 1684) Il était encore plus redouté sur les côtes de l’Afrique, où les Français n’étaient connus avant lui que par les esclaves que faisaient les barbares.
Alger, deux fois bombardée, envoya des députés lui demander pardon et recevoir la paix : ils rendirent tous les esclaves chrétiens, et payèrent encore de l’argent, ce qui est la plus grande punition des corsaires.
Tunis, Tripoli, firent les mêmes soumissions. Il n’est pas inutile de dire que, lorsque Damfreville, capitaine de vaisseau, vint délivrer dans Alger tous les esclaves chrétiens au nom du roi de France, il se trouva parmi eux beaucoup d’Anglais qui, étant déjà à bord, soutinrent à Damfreville que c’était en considération du roi d’Angleterre qu’ils étaient mis en liberté. Alors le capitaine français fit appeler les Algériens, et, remettant les Anglais à terre : « Ces gens-ci, dit-il, prétendent n’être délivrés qu’au nom de leur roi ; le mien ne prend pas la liberté de leur offrir sa protection, je vous les remets ; c’est à vous à montrer ce que vous devez au roi d’Angleterre. » Tous les Anglais furent remis aux fers. La fierté anglaise, la faiblesse du gouvernement de Charles II, et le respect des nations pour Louis XIV, se font connaître par ce trait.
Tel était ce respect universel, qu’on accordait de nouveaux honneurs à son ambassadeur à la Porte Ottomane, tels que celui du sofa, tandis qu’il humiliait les peuples d’Afrique qui sont sous la protection du Grand-Seigneur.
La république de Gênes s’abaissa encore plus devant lui que celle d’Alger. Gênes avait vendu de la poudre et des bombes aux Algériens. Elle construisait quatre galères pour le service de l’Espagne. Le roi lui défendit par son envoyé Saint-Olon, l’un de ses gentilshommes ordinaires, de lancer à l’eau les galères, et la menaça d’un châtiment prompt si elle ne se soumettait à ses volontés. Les Génois, irrités de cette entreprise sur leur liberté, et comptant trop sur le secours de l’Espagne, ne firent aucune satisfaction. Aussitôt quatorze gros vaisseaux, vingt galères, dix galiotes à bombes, plusieurs frégates, sortent du port de Toulon. Seignelai, nouveau secrétaire de la marine, et à qui le fameux Colbert, son père, avait déjà fait exercer cet emploi avant sa mort, était lui-même sur la flotte. Ce jeune homme, plein d’ambition, de courage, d’esprit, d’activité, voulait être à la fois guerrier et ministre ; avide de toute espèce de gloire, ardent à tout ce qu’il entreprenait, et mêlant les plaisirs aux affaires sans qu’elles en souffrissent. Le vieux Duquesne commandait les vaisseaux, le duc de Mortemar les galères ; mais tous deux étaient les courtisans du secrétaire d’État. On arrive devant Gênes ; les dix galiotes y jettent quatorze mille bombes (17 mars 1684), et réduisent en cendres une partie de ces édifices de marbre qui ont fait donner à la ville le nom de Gênes la superbe. Quatre mille soldats débarqués s’avancent jusqu’aux portes, et brûlent le faubourg de Saint-Pierre d’Arène. Alors il fallut s’humilier pour prévenir une ruine totale (22 février 1685). Le roi exigea que le doge de Gênes et quatre principaux sénateurs vinssent implorer sa clémence dans son palais de Versailles ; et, de peur que les Génois n’éludassent la satisfaction, et dérobassent quelque chose à sa gloire, il voulut que le doge qui viendrait lui demander pardon fût continué dans sa principauté, malgré la loi perpétuelle de Gênes, qui ôte cette dignité à tout doge absent un moment de la ville.
Imperiale Lescaro, doge de Gênes, avec les sénateurs Lomellino, Garibaldi, Durazzo et Salvago, vinrent à Versailles faire tout ce que le roi exigeait d’eux. Le doge, en habit de cérémonie, parla, couvert d’un bonnet de velours rouge qu’il ôtait souvent : son discours et ses marques de soumission étaient dictés par Seignelai. Le roi l’écouta, assis et couvert ; mais, comme dans toutes les actions de sa vie il joignait la politesse à la dignité, il traita Lescaro et les sénateurs avec autant de bonté que de faste. Les ministres Louvois, Croissi et Seignelai lui firent sentir plus de fierté. Aussi le doge disait : « Le roi ôte à nos cœurs la liberté par la manière dont il nous reçoit ; mais ses ministres nous la rendent. » Ce doge était un homme de beaucoup d’esprit. Tout le monde sait que le marquis de Seignelai lui ayant demandé ce qu’il trouvait de plus singulier à Versailles, il répondit : « C’est de m’y voir. »
(1684) L’extrême goût que Louis XIV avait pour les choses d’éclat fut encore bien plus flatté par l’ambassade qu’il reçut de Siam, pays où l’on avait ignoré jusqu’alors que la France existât. Il était arrivé, par une de ces singularités qui prouvent la supériorité des Européens sur les autres nations, qu’un Grec, fils d’un cabaretier de Céphalonie, nommé Phalk Constance, était devenu barcalon, c’est-à-dire premier ministre ou grand-vizir du royaume de Siam. Cet homme, dans le dessein de s’affermir et de s’élever encore, et dans le besoin qu’il avait de secours étrangers, n’avait osé se confier ni aux Anglais ni aux Hollandais : ce sont des voisins trop dangereux dans les Indes. Les Français venaient d’établir des comptoirs sur les côtes de Coromandel, et avaient porté dans ces extrémités de l’Asie la réputation de leur roi. Constance crut Louis XIV propre à être flatté par un hommage qui viendrait de si loin sans être attendu. La religion, dont les ressorts font jouer la politique du monde depuis Siam jusqu’à Paris, servit encore à ses desseins. Il envoya, au nom du roi de Siam, son maître, une solennelle ambassade avec de grands présents à Louis XIV, pour lui faire entendre que ce roi indien, charmé de sa gloire, ne voulait faire de traité de commerce qu’avec la nation française, et qu’il n’était pas même éloigné de se faire chrétien. La grandeur du roi flattée, et sa religion trompée, l’engagèrent à envoyer au roi de Siam deux ambassadeurs et six jésuites ; et depuis il y joignit des officiers avec huit cents soldats ; mais l’éclat de cette ambassade siamoise fut le seul fruit qu’on en retira. Constance périt quatre ans après, victime de son ambition : quelque peu des Français qui restèrent auprès de lui furent massacrés, d’autres obligés de fuir ; et sa veuve, après avoir été sur le point d’être reine, fut condamnée par le successeur du roi de Siam à servir dans la cuisine, emploi pour lequel elle était née1.
Cette soif de gloire, qui portait Louis XIV à se distinguer en tout des autres rois, paraissait encore dans la hauteur qu’il affectait avec la cour de Rome. Odescalchi, Innocent XI, fils d’un banquier du Milanais, était sur le trône de l’Église ; c’était un homme vertueux, un pontife sage, peu théologien, prince courageux, ferme et magnifique. Il secourut contre les Turcs l’Empire et la Pologne de son argent, et les Vénitiens de ses galères. Il condamnait avec hauteur la conduite de Louis XIV, uni contre des chrétiens avec les Turcs. On s’étonnait qu’un pape prît si vivement le parti des empereurs, qui se disent rois des Romains, et qui, s’ils le pouvaient, régneraient dans Rome ; mais Odescalchi était né sous la domination autrichienne ; il avait fait deux campagnes dans les troupes du Milanais. L’habitude et l’humeur gouvernent les hommes. Sa fierté s’irritait contre celle du roi, qui de son côté lui donnait toutes les mortifications qu’un roi de France peut donner à un pape, sans rompre de communion avec lui. Il y avait depuis longtemps dans Rome un abus difficile à déraciner, parce qu’il était fondé sur un point d’honneur dont se piquaient tous les rois catholiques. Leurs ambassadeurs à Rome étendaient le droit de franchise et d’asile affecté à leur maison jusqu’à une très grande distance qu’on nomme quartier. Ces prétentions, toujours soutenues, rendaient la moitié de Rome un asile sûr à tous les crimes. Par un autre abus, ce qui entrait dans Rome sous le nom des ambassadeurs ne payait jamais d’entrée. Le commerce en souffrait, et le fisc en était appauvri.
Le pape Innocent XI obtint enfin de l’empereur, du roi d’Espagne, de celui de Pologne, et du nouveau roi d’Angleterre, Jacques II, prince catholique, qu’ils renonçassent à ces droits odieux. Le nonce Ranucci proposa à Louis XIV de concourir comme les autres rois à la tranquillité et au bon ordre de Rome. Louis, très mécontent du pape, répondit « qu’il ne s’était jamais réglé sur l’exemple d’autrui, et que c’était à lui de servir d’exemple ». Il envoya à Rome le marquis de Lavardin en ambassade pour braver le pape. (Novembre 1687) Lavardin entra dans Rome, malgré les défenses du pontife, escorté de quatre cents gardes de la marine, de quatre cents officiers volontaires, et de deux cents hommes de livrée, tous armés. Il prit possession de son palais, de ses quartiers, et de l’église de Saint-Louis, autour desquels il fit poster des sentinelles et faire la ronde, comme dans une place de guerre. Le pape est le seul souverain à qui on pût envoyer une telle ambassade ; car la supériorité qu’il affecte sur les têtes couronnées leur donne toujours envie de l’humilier, et la faiblesse de son État fait qu’on l’outrage toujours impunément. Tout ce qu’Innocent XI put faire, fut de se servir contre le marquis de Lavardin des armes usées de l’excommunication : armes dont on ne fait pas même à Rome plus de cas qu’ailleurs, mais qu’on ne laisse pas d’employer comme une ancienne formule, ainsi que les soldats du pape sont armés seulement pour la forme.
Le cardinal d’Estrées, homme d’esprit, mais négociateur souvent malheureux, était alors chargé des affaires de France à Rome. D’Estrées, ayant été obligé de voir souvent le marquis de Lavardin, ne put être ensuite admis à l’audience du pape sans recevoir l’absolution ; en vain il s’en défendait, Innocent XI s’obstinait à la lui donner, pour conserver toujours cette autorité imaginaire par les usages sur lesquels elle est fondée.
Louis, avec la même hauteur, mais toujours soutenu par les souterrains de la politique, voulut donner un électeur à Cologne. Occupé du soin de diviser ou de combattre l’Empire, il prétendait élever à cet électorat le cardinal de Furstemberg, évêque de Strasbourg, sa créature et la victime de ses intérêts, ennemi irréconciliable de l’empereur, qui l’avait fait emprisonner dans la dernière guerre comme un Allemand vendu à la France.
Le chapitre de Cologne, comme tous les autres chapitres d’Allemagne, a le droit de nommer son évêque, qui par là devient électeur. Celui qui remplissait ce siège était Ferdinand de Bavière, autrefois l’allié, et depuis l’ennemi du roi, comme tant d’autres princes. Il était malade à l’extrémité. L’argent du roi, répandu à propos parmi les chanoines, les intrigues et les promesses firent élire le cardinal de Furstemberg comme coadjuteur ; et, après la mort du prince, il fut élu une seconde fois par la pluralité des suffrages. Le pape, par le concordat germanique, a le droit de conférer l’évêché à l’élu, et l’empereur a celui de confirmer l’électorat. L’empereur et le pape Innocent XI, persuadés que c’était presque la même chose de laisser Furstemberg sur ce trône électoral et d’y mettre Louis XIV, s’unirent pour donner cette principauté au jeune Bavière, frère du dernier mort. (Octobre 1688) Le roi se vengea du pape en lui ôtant Avignon, et prépara la guerre à l’empereur. Il inquiétait en même temps l’électeur palatin au sujet des droits de la princesse palatine, Madame, seconde femme de Monsieur, droits auxquels elle avait renoncé par son contrat de mariage. La guerre faite à l’Espagne, en 1667, pour les droits de Marie-Thérèse malgré une pareille renonciation, prouve bien que les contrats sont faits pour les particuliers. Voilà comme le roi, au comble de sa grandeur, indisposa, ou dépouilla, ou humilia presque tous les princes ; mais aussi presque tous se réunissaient contre lui.
*1. Dans la compilation intitulée Mémoires de madame de Maintenon, on trouve, tome III, page 23, ces mots : « Les réunions des chambres de Metz et de Besançon. » Nous avons cru d’abord qu’il y avait eu une chambre de Besançon réunie à celle de Metz. Nous avons consulté tous les auteurs, nous avons trouvé que jamais il n’y eut à Besançon de chambre instituée pour juger quelles terres voisines pouvaient appartenir à la France. Il n’y eut, en 1680, que le conseil de Brisach et celui de Metz chargés de réunir à la France les terres qu’on croyait démembrées de l’Alsace et des Trois-Évêchés. Ce fut le parlement de Besançon qui réunit pour quelque temps Montbéliard à la France.
*2. On a prétendu que ce fut alors que le prince d’Orange, depuis roi d’Angleterre, dit publiquement : « Je n’ai pu avoir son amitié, je mériterai son estime. » Ce mot a été recueilli par plusieurs personnes, et l’abbé de Choisy le place vers l’année 1672. Il peut mériter quelque attention, parce qu’il annonçait de loin les ligues que forma Guillaume contre Louis XIV ; mais il n’est pas vrai que ce fut à la paix de Nimègue que le prince d’Orange ait parlé ainsi ; il est encore moins vrai que Louis XIV eût écrit à ce prince : « Vous me demandez mon amitié, je vous l’accorderai quand vous en serez digne. » On ne s’exprime ainsi qu’avec son vassal ; on ne se sert point d’expressions si insultantes envers un prince avec qui on fait un traité. Cette lettre ne se trouve que dans la compilation des Mémoires de Maintenon, et nous apprenons que ces Mémoires sont décriés par le grand nombre d’infidélités qu’ils renferment.
*3. Voyez les étranges particularités du siège de Vienne, dans l’Essai sur les mœurs, et dans les Annales de l’Empire.
*4. Voyez l’Essai sur les mœurs, etc.