CHAPITRE XV

LE ROI JACQUES DÉTRÔNÉ PAR SON GENDRE, GUILLAUME III, ET PROTÉGÉ PAR LOUIS XIV

Le prince d’Orange, plus ambitieux que Louis XIV, avait conçu des projets vastes qui pouvaient paraître chimériques dans un stathouder de Hollande, mais qu’il justifia par son habileté et par son courage. Il voulait abaisser le roi de France, et détrôner le roi d’Angleterre. Il n’eut pas de peine à liguer petit à petit l’Europe contre la France. L’empereur, une partie de l’Empire, la Hollande, le duc de Lorraine, s’étaient d’abord secrètement ligués à Augsbourg ; ensuite l’Espagne et la Savoie s’unirent à ces puissances. Le pape, sans être expressément un des confédérés, les animait tous par ses intrigues. Venise les favorisait, sans se déclarer ouvertement. Tous les princes d’Italie étaient pour eux. Dans le Nord, la Suède était alors du parti des Impériaux, et le Danemark était un allié inutile de la France. Plus de cinq cent mille protestants, fuyant la persécution de Louis, et emportant avec eux, hors de France, leur industrie et leur haine contre le roi, étaient de nouveaux ennemis qui allaient dans toute l’Europe exciter les puissances déjà animées à la guerre. (On parlera de cette fuite dans le chapitre de la religion.) Le roi était de tous côtés entouré d’ennemis, et n’avait d’ami que le roi Jacques.

Jacques, roi d’Angleterre, successeur de Charles II, son frère, était catholique comme lui ; mais Charles n’avait bien voulu souffrir qu’on le fît catholique, sur la fin de sa vie, que par complaisance pour ses maîtresses et pour son frère : il n’avait en effet d’autre religion qu’un pur déisme. Son extrême indifférence sur toutes les disputes qui partagent les hommes n’avait pas peu contribué à le faire régner paisiblement en Angleterre. Jacques, au contraire, attaché depuis sa jeunesse à la communion romaine par persuasion, joignait à sa créance l’esprit de parti et de zèle. S’il eût été mahométan, ou de la religion de Confucius, les Anglais n’eussent jamais troublé son règne ; mais il avait formé le dessein de rétablir dans son royaume*1 le catholicisme, regardé avec horreur par ces royalistes républicains comme la religion de l’esclavage. C’est une entreprise quelquefois très aisée de rendre une religion dominante dans un pays. Constantin, Clovis, Gustave Vasa, la reine Élisabeth, firent recevoir sans danger, chacun par des moyens différents, une religion nouvelle ; mais pour de pareils changements, deux choses sont absolument nécessaires : une profonde politique et des circonstances heureuses ; l’une et l’autre manquaient à Jacques.

Il était indigné de voir que tant de rois dans l’Europe étaient despotiques2 ; que ceux de Suède et de Danemark le devenaient alors ; qu’enfin il ne restait plus dans le monde que la Pologne et l’Angleterre où la liberté des peuples subsistât avec la royauté. Louis XIV l’encourageait à devenir absolu chez lui, et les jésuites le pressaient de rétablir leur religion avec leur crédit. Il s’y prit si malheureusement qu’il ne fit que révolter tous les esprits. Il agit d’abord comme s’il fût venu à bout de ce qu’il avait envie de faire, ayant publiquement à sa cour un nonce du pape, des jésuites, des capucins ; mettant en prison sept évêques anglicans qu’il eût pu gagner ; ôtant les privilèges à la ville de Londres, à laquelle il devait plutôt en accorder de nouveaux ; renversant avec hauteur des lois qu’il fallait saper en silence ; enfin se conduisant avec si peu de ménagement que les cardinaux de Rome disaient en plaisantant « qu’il fallait l’excommunier comme un homme qui allait perdre le peu de catholicisme qui restait en Angleterre ». Le pape Innocent XI n’espérait rien des entreprises de Jacques, et refusait constamment un chapeau de cardinal que ce roi demandait pour son confesseur le jésuite Peters. Ce jésuite était un intrigant impétueux, qui, dévoré de l’ambition d’être cardinal et primat d’Angleterre, poussait son maître au précipice. Les principales têtes de l’État se réunirent en secret contre les desseins du roi. Ils députèrent vers le prince d’Orange. Leur conspiration fut tramée avec une prudence et un secret qui endormirent la confiance de la cour.

*2Le prince d’Orange équipa une flotte qui devait porter quatorze à quinze mille hommes. Ce prince n’était rien autre chose qu’un particulier illustre, qui jouissait à peine de cinq cent mille florins de rente ; mais telle était sa politique heureuse que l’argent, la flotte, les cœurs des États Généraux étaient à lui. Il était roi véritablement en Hollande par sa conduite habile, et Jacques cessait de l’être en Angleterre par sa précipitation. On publia d’abord que cet armement était destiné contre la France. Le secret fut gardé par plus de deux cents personnes. Barillon, ambassadeur de France à Londres, homme de plaisir, plus instruit des intrigues des maîtresses de Jacques que de celles de l’Europe, fut trompé le premier. Louis XIV ne le fut pas : il offrit des secours à son allié, qui les refusa d’abord avec sécurité, et qui les demanda ensuite lorsqu’il n’était plus temps et que la flotte du prince, son gendre, était à la voile. Tout lui manqua à la fois, comme il se manqua lui-même. (Octobre 1688) Il écrivit en vain à l’empereur Léopold, qui lui répondit : « Il ne vous est arrivé que ce que nous vous avions prédit. » Il comptait sur sa flotte ; mais ses vaisseaux laissèrent passer ceux de son ennemi. Il pouvait au moins se défendre sur terre : il avait une armée de vingt mille hommes ; et, s’il les avait menés au combat, sans leur donner le temps de la réflexion, il est à croire qu’ils eussent combattu ; mais il leur laissa le loisir de se déterminer. Plusieurs officiers généraux l’abandonnèrent, entre autres ce fameux Churchill, aussi fatal depuis à Louis qu’à Jacques, et si illustre sous le nom de duc de Marlborough. Il était favori de Jacques, sa créature, le frère de sa maîtresse, son lieutenant général dans l’armée ; cependant il le quitta, et passa dans le camp du prince d’Orange. Le prince de Danemark, gendre de Jacques, enfin sa propre fille, la princesse Anne, l’abandonnèrent.

Alors, se voyant attaqué et poursuivi par un de ses gendres, quitté par l’autre, ayant contre lui ses deux filles, ses propres amis, haï des sujets mêmes qui étaient encore dans son parti, il désespéra de sa fortune : la fuite, dernière ressource d’un prince vaincu, fut le parti qu’il prit sans combattre. Enfin, après avoir été arrêté dans sa fuite par la populace, maltraité par elle, reconduit à Londres ; après avoir reçu paisiblement les ordres du prince d’Orange dans son propre palais ; après avoir vu sa garde relevée sans coup férir par celle du prince, chassé de sa maison, prisonnier à Rochester, il profita de la liberté qu’on lui donnait d’abandonner son royaume : il alla chercher un asile en France.

Ce fut là l’époque de la vraie liberté de l’Angleterre. La nation, représentée par son parlement, fixa les bornes si longtemps contestées des droits du roi et de ceux du peuple ; et, ayant prescrit au prince d’Orange les conditions auxquelles il devait régner, elle le choisit pour son roi, conjointement avec sa femme Marie, fille du roi Jacques. Dès lors ce prince ne fut plus connu dans la plus grande partie de l’Europe que sous le nom de Guillaume III, roi légitime d’Angleterre, et libérateur de la nation. Mais en France il ne fut regardé que comme le prince d’Orange, usurpateur des États de son beau-père.

(Janvier 1689) Le roi fugitif vint avec sa femme, fille d’un duc de Modène, et le prince de Galles, encore enfant, implorer la protection de Louis XIV. La reine d’Angleterre, arrivée avant son mari, fut étonnée de la splendeur qui environnait le roi de France, de cette profusion de magnificence qu’on voyait à Versailles et surtout de la manière dont elle fut reçue. Le roi alla au-devant d’elle jusqu’à Chatou*3 : « Je vous rends, madame, lui dit-il, un triste service ; mais j’espère vous en rendre bientôt de plus grands et de plus heureux. » Ce furent ses propres paroles. Il la conduisit au château de Saint-Germain, où elle trouva le même service qu’aurait eu la reine de France : tout ce qui sert à la commodité et au luxe, des présents de toute espèce, en argent, en or, en vaisselle, en bijoux, en étoffes.

Il y avait parmi tous ces présents une bourse de dix mille louis d’or sur sa toilette. Les mêmes attentions furent observées pour son mari, qui arriva un jour après elle. On lui régla six cent mille francs pour l’entretien de sa maison, outre les présents sans nombre qu’on lui fit. Il eut les officiers du roi et ses gardes. Toute cette réception était bien peu de chose auprès des préparatifs qu’on faisait pour le rétablir sur son trône. Jamais le roi ne parut si grand ; mais Jacques parut petit. Ceux qui, à la cour et à la ville, décident de la réputation des hommes, conçurent pour lui peu d’estime. Il ne voyait guère que des jésuites : il alla descendre chez eux à Paris, dans la rue Saint-Antoine ; il leur dit qu’il était jésuite lui-même ; et, ce qui est de plus singulier, c’est que la chose était vraie. Il s’était fait associer à cet ordre avec de certaines cérémonies par quatre jésuites anglais, étant encore duc d’York. Cette pusillanimité dans un prince, jointe à la manière dont il avait perdu sa couronne, l’avilit au point que les courtisans s’égayaient tous les jours à faire des chansons sur lui. Chassé d’Angleterre, on s’en moquait en France. On ne lui savait nul gré d’être catholique : l’archevêque de Reims, frère de Louvois, dit tout haut à Saint-Germain, dans son antichambre : « Voilà un bon homme qui a quitté trois royaumes pour une messe. » Il ne recevait de Rome que des indulgences et des pasquinades. Enfin, dans toute cette révolution, sa religion lui rendit si peu de services que, lorsque le prince d’Orange, le chef du calvinisme, avait mis à la voile pour détrôner le roi son beau-père, le ministre du roi catholique à La Haye avait fait dire des messes pour l’heureux succès de ce voyage.

Au milieu des humiliations de ce roi fugitif, et des libéralités de Louis XIV envers lui, c’était un spectacle digne de quelque attention de voir Jacques toucher les écrouelles au petit couvent des Anglaises ; soit que les rois anglais se soient attribué ce singulier privilège, comme prétendants à la couronne de France, soit que cette cérémonie soit établie chez eux depuis le temps du premier Édouard.

Le roi le fit bientôt conduire en Irlande, où les catholiques formaient encore un parti qui paraissait considérable. Une escadre de treize vaisseaux du premier rang était à la rade de Brest pour le transport. Tous les officiers, les courtisans, les prêtres même, qui étaient venus trouver Jacques à Saint-Germain, furent défrayés jusqu’à Brest aux dépens du roi de France. Le jésuite Innès, recteur du collège des Écossais à Paris, était son secrétaire d’État ; un ambassadeur (c’était M. d’Avaux) était nommé auprès du roi détrôné, et le suivit avec pompe. Des armes, des munitions de toute espèce furent embarquées sur la flotte, on y porta jusqu’aux meubles les plus vils et jusqu’aux plus recherchés. Le roi lui alla dire adieu à Saint-Germain. Là, pour dernier présent, il lui donna sa cuirasse, et lui dit en l’embrassant : « Tout ce que je peux vous souhaiter de mieux est de ne nous jamais revoir. » À peine le roi Jacques était-il débarqué en Irlande avec cet appareil que vingt-trois autres grands vaisseaux de guerre sous les ordres de Château-Renaud, et une infinité de navires de transport, le suivirent. Cette flotte, ayant mis en fuite et dispersé la flotte anglaise qui s’opposait à son passage, débarqua heureusement (12 mai 1689) ; et, ayant pris dans son retour sept vaisseaux marchands hollandais, revint à Brest, victorieuse de l’Angleterre, et chargée des dépouilles de la Hollande.

(Mars 1690) Bientôt après, un troisième secours partit encore de Brest, de Toulon, de Rochefort. Les ports d’Irlande et la mer de la Manche étaient couverts de vaisseaux français.

Enfin Tourville, vice-amiral de France, avec soixante et douze grands vaisseaux, rencontra une flotte anglaise et hollandaise d’environ soixante voiles. On se battit pendant dix heures (juillet 1690) : Tourville, Château-Renaud, d’Estrées, Nemond, signalèrent leur courage et une habileté qui donnèrent à la France un honneur auquel elle n’était pas accoutumée. Les Anglais et les Hollandais, jusqu’alors maîtres de l’Océan, et de qui les Français avaient appris depuis si peu de temps à donner des batailles rangées, furent entièrement vaincus. Dix-sept de leurs vaisseaux, brisés et démâtés, allèrent échouer et se brûler sur leurs côtes ; le reste alla se cacher vers la Tamise, ou entre les bancs de la Hollande. Il n’en coûta pas une seule chaloupe aux Français. Alors, ce que Louis XIV souhaitait depuis vingt années, et ce qui avait paru si peu vraisemblable, arriva : il eut l’empire de la mer, empire qui fut à la vérité de peu de durée. Les vaisseaux de guerre ennemis se cachaient devant ses flottes. Seignelai, qui osait tout, fit venir les galères de Marseille sur l’Océan : les côtes d’Angleterre virent des galères pour la première fois ; on fit par leur moyen une descente aisée à Tingmouth.

On brûla dans cette baie plus de trente vaisseaux marchands ; les armateurs de Saint-Malo et du nouveau port de Dunkerque s’enrichissaient, eux et l’État, de prises continuelles. Enfin, pendant près de deux années, on ne connaissait plus sur les mers que les vaisseaux français.

Le roi Jacques ne seconda pas en Irlande ces secours de Louis XIV. Il avait avec lui près de six mille Français et quinze mille Irlandais. Les trois quarts de ce royaume se déclaraient en sa faveur ; son concurrent Guillaume était absent : cependant il ne profita d’aucun de ses avantages. Sa fortune échoua d’abord devant la petite ville de Lodondéri ; il la pressa par un siège opiniâtre, mais mal dirigé, pendant quatre mois. Cette ville ne fut défendue que par un prêtre presbytérien, nommé Valker. Ce prédicant s’était mis à la tête de la milice bourgeoise. Il la menait au prêche et au combat. Il faisait braver aux habitants la famine et la mort. Enfin le prêtre contraignit le roi de lever le siège.

Cette première disgrâce en Irlande fut bientôt suivie d’un plus grand malheur. Guillaume arriva, et marcha à lui. La rivière de Boyne était entre eux. (11 juillet 1690) Guillaume entreprend de la franchir à la vue de l’ennemi. Elle était à peine guéable en trois endroits. La cavalerie passa à la nage, l’infanterie était dans l’eau jusqu’aux épaules ; mais à l’autre bord il fallait encore traverser un marais ; ensuite on trouvait un terrain escarpé qui formait un retranchement naturel. Le roi Guillaume fit passer son armée en trois endroits, et engagea la bataille. Les Irlandais, que nous avons vus de si bons soldats en France et en Espagne, ont toujours mal combattu chez eux. Il y a des nations dont l’une semble faite pour être soumise à l’autre. Les Anglais ont toujours eu sur les Irlandais la supériorité du génie, des richesses et des armes. Jamais l’Irlande n’a pu secouer le joug de l’Angleterre, depuis qu’un simple seigneur anglais la subjugua. Les Français combattirent à la journée de Boyne ; les Irlandais s’enfuirent : leur roi Jacques, n’ayant paru dans l’engagement, ni à la tête des Français, ni à la tête des Irlandais, se retira le premier. Il avait toujours cependant montré beaucoup de valeur ; mais il y a des occasions où l’abattement d’esprit l’emporte sur le courage. Le roi Guillaume, qui avait eu l’épaule effleurée d’un coup de canon avant la bataille, passa pour mort en France. Cette fausse nouvelle fut reçue à Paris avec une joie indécente et honteuse ; quelques magistrats subalternes encouragèrent les bourgeois et le peuple à faire des illuminations ; on sonna des cloches ; on brûla dans plusieurs quartiers des figures d’osier qui représentaient le prince d’Orange, comme on brûle le pape dans Londres ; on tira le canon de la Bastille, non point par ordre du roi, mais par le zèle inconsidéré d’un commandant. On croirait, sur ces marques d’allégresse et sur la foi de tant d’écrivains, que cette joie effrénée, à la mort prétendue d’un ennemi, était l’effet de la crainte extrême qu’il inspirait. Tous ceux qui ont écrit, et Français et étrangers, ont dit que ces réjouissances étaient le plus grand éloge du roi Guillaume. Cependant, si on veut faire attention aux circonstances du temps et à l’esprit qui régnait alors, on verra bien que la crainte ne produisit pas ces transports de joie. Les bourgeois et le peuple ne savent guère craindre un ennemi que quand il menace leur ville. Loin d’avoir de la terreur au nom de Guillaume, le commun des Français avait alors l’injustice de le mépriser. Il avait presque toujours été battu par les généraux français ; le vulgaire ignorait combien ce prince avait acquis de véritable gloire, même dans ses défaites. Guillaume, vainqueur de Jacques en Irlande, ne paraissait pas encore aux yeux des Français un ennemi digne de Louis XIV. Paris, idolâtre de son roi, le croyait réellement invincible. Les réjouissances ne furent donc point le fruit de la crainte, mais de la haine. La plupart des Parisiens, nés sous le règne de Louis, et façonnés au joug despotique, regardaient alors un roi comme une divinité, et un usurpateur comme un sacrilège. Le petit peuple, qui avait vu Jacques aller tous les jours à la messe, détestait Guillaume hérétique. L’image d’un gendre et d’une fille ayant chassé leur père, d’un protestant régnant à la place d’un catholique, enfin d’un ennemi de Louis XIV, transportait les Parisiens d’une espèce de fureur ; mais les gens sages pensaient modérément.

Jacques revint en France, laissant son rival gagner en Irlande de nouvelles batailles, et s’affermir sur le trône. Les flottes françaises furent occupées alors à ramener les Français qui avaient inutilement combattu, et les familles irlandaises catholiques qui, étant très pauvres dans leur patrie, voulurent aller subsister en France des libéralités du roi.

Il est à croire que la fortune eut peu de part à toute cette révolution, depuis son commencement jusqu’à sa fin. Les caractères de Guillaume et de Jacques firent tout. Ceux qui aiment à voir dans la conduite des hommes les causes des événements remarqueront que le roi Guillaume, après sa victoire, fit publier un pardon général, et que le roi Jacques, vaincu, en passant par une petite ville, nommée Galloway, fit pendre quelques citoyens qui avaient été d’avis de lui fermer les portes. De deux hommes qui se conduisaient ainsi, il était bien aisé de voir qui devait l’emporter.

Il restait à Jacques quelques villes en Irlande, entre autres Limerick, où il y avait plus de douze mille soldats. Le roi de France, soutenant toujours la fortune de Jacques, fit passer encore trois mille hommes de troupes réglées dans Limerick. Pour surcroît de libéralité, il envoya tout ce qui peut servir aux besoins d’un grand peuple et à ceux des soldats. Quarante vaisseaux de transport, escortés de douze vaisseaux de guerre, apportèrent tous les secours possibles en hommes, en ustensiles, en équipages ; des ingénieurs, des canonniers, des bombardiers, deux cents maçons ; des selles, des brides, des housses pour plus de vingt mille chevaux ; des canons avec leurs affûts, des fusils, des pistolets, des épées pour armer vingt-six mille hommes ; des vivres, des habits, et jusqu’à vingt-six mille paires de souliers. Limerick assiégée, mais munie de tant de secours, espérait de voir son roi combattre pour sa défense. Jacques ne vint point. Limerick se rendit : les vaisseaux français retournèrent encore vers les côtes d’Irlande, et ramenèrent en France environ vingt mille Irlandais, tant soldats que citoyens fugitifs.

Ce qu’il y a peut-être de plus étonnant, c’est que Louis XIV ne se rebuta pas. Il soutenait alors une guerre difficile contre presque toute l’Europe : cependant il tenta encore de changer la fortune de Jacques par une entreprise décisive, et de faire une descente en Angleterre avec vingt mille hommes. Il comptait sur le parti que Jacques avait conservé en Angleterre. Les troupes étaient assemblées entre Cherbourg et La Hogue ; plus de trois cents navires de transport étaient prêts à Brest. Tourville, avec quarante-quatre grands vaisseaux de guerre, les attendait aux côtes de Normandie. D’Estrées arrivait du port de Toulon avec trente autres vaisseaux. S’il y a des malheurs causés par la mauvaise conduite, il en est qu’on ne peut imputer qu’à la fortune. Le vent, d’abord favorable à l’escadre de d’Estrées, changea ; il ne put joindre Tourville : ses quarante-quatre vaisseaux furent attaqués par les flottes d’Angleterre et de Hollande, fortes de près de cent voiles. La supériorité du nombre l’emporta. Les Français cédèrent après un combat de dix heures (29 juillet 1692). Russel, amiral anglais, les poursuivit deux jours. Quatorze grands vaisseaux, dont deux portaient cent quatre pièces de canon, échouèrent sur la côte, et les capitaines y firent mettre le feu, pour ne les pas laisser brûler par les ennemis. Le roi Jacques, qui du rivage avait vu ce désastre, perdit toutes ses espérances.

Ce fut le premier échec que reçut sur la mer la puissance de Louis XIV. Seignelai, qui, après Colbert son père, avait perfectionné la marine, était mort à la fin de 1690. Pontchartrain, élevé de la première présidence de Bretagne à l’emploi de secrétaire d’État de la marine, ne la laissa point périr. Le même esprit régnait toujours dans le gouvernement. La France eut, dès l’année qui suivit la disgrâce de La Hogue, des flottes aussi nombreuses qu’elle en avait eu déjà ; car Tourville se trouva à la tête de soixante vaisseaux de ligne, et d’Estrées en avait trente, sans compter ceux qui étaient dans les ports (1696) ; et même, quatre ans après, le roi fit encore un armement plus considérable que tous les précédents, pour conduire Jacques en Angleterre à la tête de vingt mille Français ; mais cette flotte ne fit que se montrer, les mesures du parti de Jacques ayant été aussi mal concertées à Londres que celles de son protecteur avaient été bien prises en France.

Il ne resta de ressource au parti du roi détrôné que dans quelques conspirations contre la vie de son rival. Ceux qui les tramèrent périrent presque tous du dernier supplice ; et il est à croire que, quand même elles eussent réussi, il n’eût jamais recouvré son royaume. Il passa le reste de ses jours à Saint-Germain, où il vécut des bienfaits de Louis, et d’une pension de soixante et dix mille francs qu’il eut la faiblesse de recevoir en secret de sa fille Marie, par laquelle il avait été détrôné. Il mourut en 1701 à Saint-Germain. Quelques jésuites irlandais prétendirent qu’il se faisait des miracles à son tombeau*4. On parla même de faire canoniser à Rome, après sa mort, ce roi que Rome avait abandonné pendant sa vie.

Peu de princes furent plus malheureux que lui, et il n’y a aucun exemple dans l’histoire d’une maison si longtemps infortunée. Le premier des rois d’Écosse, ses aïeux, qui eut le nom de Jacques, après avoir été dix-huit ans prisonnier en Angleterre, mourut assassiné avec sa femme par la main de ses sujets. Jacques II, son fils, fut tué à vingt-neuf ans, en combattant contre les Anglais. Jacques III, mis en prison par son peuple, fut tué ensuite par les révoltés dans une bataille. Jacques IV périt dans un combat qu’il perdit. Marie Stuart, sa petite-fille, chassée de son trône, fugitive en Angleterre, ayant langui dix-huit ans en prison, se vit condamnée à mort par des juges anglais, et eut la tête tranchée. Charles Ier, petit-fils de Marie, roi d’Écosse et d’Angleterre, vendu par les Écossais, et jugé à mort par les Anglais, mourut sur un échafaud dans la place publique. Jacques son fils, septième du nom et deuxième en Angleterre, dont il est ici question, fut chassé de ses trois royaumes ; et, pour comble de malheur, on contesta à son fils jusqu’à sa naissance. Ce fils ne tenta de remonter sur le trône de ses pères que pour faire périr ses amis par des bourreaux ; et nous avons vu le prince Charles-Édouard, réunissant en vain les vertus de ses pères et le courage du roi Jean Sobieski, son aïeul maternel, exécuter les exploits et essuyer les malheurs les plus incroyables. Si quelque chose justifie ceux qui croient une fatalité à laquelle rien ne peut se soustraire, c’est cette suite continuelle de malheurs qui a persécuté la maison de Stuart pendant plus de trois cents années.

*1. On trouve dans la compilation des Mémoires de Maintenon, au tome III, chap. IV, intitulé : du Roi et de la Reine d’Angleterre, un tissu étrange de faussetés. Il y est dit que les jurisconsultes proposèrent cette question : « Un peuple a-t-il le droit de se révolter contre l’autorité qui veut le forcer à croire ? » Ce fut précisément le contraire. On s’opposa en Angleterre à la tolérance du roi pour la communion romaine. On agita cette question : « Si le roi pouvait dispenser du serment du test ceux qu’il admettait aux emplois ? »

Le même auteur dit que le pape Innocent XI donna au prince d’Orange deux cent mille ducats pour aller détruire la religion catholique en Angleterre.

Le même auteur, avec la même témérité, prétend qu’Innocent XI fit dire des milliers de messes pour l’heureux succès du prince d’Orange. Il est reconnu que ce pape favorisa la ligue d’Augsbourg ; mais il ne fit jamais de démarche si ridicule et si contraire aux bienséances de sa dignité. L’envoyé d’Espagne à La Haye fit des prières publiques pour l’heureux succès de la flotte hollandaise. M. d’Avaux le manda au roi.

Le même auteur fait entendre que le comte d’Avaux corrompait des membres de l’État : il se trompe, c’est le comte d’Estrade. Il se trompe encore sur le temps : c’était vingt-quatre ans auparavant. Voyez la lettre de M. d’Estrade à M. de Lyonne, du 17 septembre 1665.

Le même auteur ose citer l’évêque Burnet, et lui faire dire, pour exprimer un vice du prince d’Orange, que ce prince n’aimait que les portes de derrière. Il n’y a pas un mot dans toute l’histoire de Burnet1 qui ait le moindre rapport à cette expression si basse et si indigne de l’histoire. Et si quelque faiseur d’anecdotes avait jamais prétendu que l’évêque Burnet eût laissé échapper dans la conversation un mot aussi indécent, ce témoignage obscur ne pourrait prévaloir contre une histoire authentique.

*2. L’auteur des Mémoires de Maintenon avance que le prince d’Orange, voyant que les États Généraux refusaient des fonds, entra dans l’assemblée et dit ces mots : « Messieurs, il y aura guerre au printemps prochain, et je demande qu’on enregistre cette prédiction. » Il cite le comte d’Avaux. Il dit que ce ministre pénétrait toutes les mesures du prince d’Orange. Il est difficile d’entasser plus mal plus de faussetés. Les neuf mille matelots étaient prêts dès l’an 1687. Le comte d’Avaux ne dit pas un mot du prétendu discours du prince d’Orange. Il ne soupçonna le dessein de ce prince que le 20 mai 1688. Voyez sa lettre au roi, du 20 mai.

*4. On a poussé le ridicule jusqu’à dire que ses reliques avaient guéri un évêque d’Autun de la fistule.