N’ayant pas voulu rompre le fil des affaires d’Angleterre, je me ramène à ce qui se passait dans le continent.
Le roi, en formant ainsi une puissance maritime, telle qu’aucun État n’en a jamais eu de supérieure, avait à combattre l’empereur et l’Empire, l’Espagne, les deux puissances maritimes, l’Angleterre et la Hollande, devenues toutes deux plus terribles sous un seul chef, la Savoie, et presque toute l’Italie. Un seul de ces ennemis, tel que l’Anglais et l’Espagnol, avait suffi autrefois pour désoler la France ; et tous ensemble ne purent alors l’entamer. Louis XIV eut presque toujours cinq corps d’armée dans le cours de cette guerre, quelquefois six, jamais moins de quatre. Les armées en Allemagne et en Flandre se montèrent plus d’une fois à cent mille combattants. Les places frontières ne furent pas cependant dégarnies. Le roi avait quatre cent cinquante mille hommes en armes, en comptant les troupes de la marine. L’empire turc, si puissant en Europe, en Asie et en Afrique, n’en a jamais eu autant, et l’empire romain n’en eut jamais davantage, et n’eut en aucun temps autant de guerres à soutenir à la fois. Ceux qui blâmaient Louis XIV de s’être fait tant d’ennemis l’admiraient d’avoir pris tant de mesures pour s’en défendre, et même pour les prévenir.
Ils n’étaient encore ni entièrement déclarés, ni tous réunis : le prince d’Orange n’était pas encore sorti du Texel, pour aller chasser le roi son beau-père, et déjà la France avait des armées sur les frontières de la Hollande et sur le Rhin. Le roi avait envoyé en Allemagne, à la tête d’une armée de cent mille hommes, son fils le dauphin, qu’on nommait Monseigneur, prince doux dans ses mœurs, modeste dans sa conduite, qui paraissait tenir en tout de sa mère. Il était âgé de vingt-sept ans. C’était pour la première fois qu’on lui confiait un commandement, après s’être bien assuré, par son caractère, qu’il n’en abuserait pas. Le roi lui dit publiquement à son départ (22 septembre 1688) : « Mon fils, en vous envoyant commander mes armées, je vous donne les occasions de faire connaître votre mérite ; allez le montrer à toute l’Europe, afin que quand je viendrai à mourir, on ne s’aperçoive pas que le roi soit mort. »
Ce prince eut une commission spéciale pour commander, comme s’il eût été simplement l’un des généraux que le roi eût choisis. Son père lui écrivit : « À mon fils le dauphin, mon lieutenant général, commandant mes armées en Allemagne. »
On avait tout prévu et tout disposé pour que le fils de Louis XIV, contribuant à cette expédition de son nom et de sa présence, ne reçût pas un affront. Le maréchal de Duras commandait réellement l’armée. Boufflers avait un corps de troupes en deçà du Rhin ; le maréchal d’Humières, un autre vers Cologne, pour observer les ennemis. Heidelberg, Mayence, étaient pris. Le siège de Philipsbourg, préalable toujours nécessaire quand la France fait la guerre à l’Allemagne, était commencé. Vauban conduisait le siège. Tous les détails qui n’étaient point de son ressort roulaient sur Catinat, alors lieutenant général, homme capable de tout et fait pour tous les emplois. Monseigneur arriva après six jours de tranchée ouverte. Il imitait la conduite de son père, s’exposant autant qu’il le fallait, jamais en téméraire, affable à tout le monde, libéral envers les soldats. Le roi goûtait une joie pure d’avoir un fils qui l’imitait sans l’effacer, et qui se faisait aimer de tout le monde sans se faire craindre de son père.
Philipsbourg fut pris en dix-neuf jours ; on prit Manheim en trois jours (11 novembre 1688) ; Franckendal en deux ; Spire, Trèves, Vorms et Oppenheim se rendirent dès que les Français furent à leurs portes (15 novembre 1688).
Le roi avait résolu de faire un désert du Palatinat dès que ces villes seraient prises. Il avait la vue d’empêcher les ennemis d’y subsister, plus que celle de se venger de l’électeur palatin, qui n’avait d’autre crime que d’avoir fait son devoir en s’unissant au reste de l’Allemagne contre la France. (Février 1689) Il vint à l’armée un ordre de Louis, signé Louvois, de tout réduire en cendres. Les généraux français, qui ne pouvaient qu’obéir, firent donc signifier, dans le cœur de l’hiver, aux citoyens de toutes ces villes si florissantes et si bien réparées, aux habitants des villages, aux maîtres de plus de cinquante châteaux, qu’il fallait quitter leurs demeures, et qu’on allait les détruire par le fer et par les flammes. Hommes, femmes, vieillards, enfants, sortirent en hâte. Une partie fut errante dans les campagnes ; une autre se réfugia dans les pays voisins, pendant que le soldat, qui passe toujours les ordres de rigueur et qui n’exécute jamais ceux de clémence, brûlait et saccageait leur patrie. On commença par Manheim et Heidelberg, séjour des électeurs : leurs palais furent détruits comme les maisons des citoyens ; leurs tombeaux furent ouverts par la rapacité du soldat, qui croyait y trouver des trésors ; leurs cendres furent dispersées. C’était pour la seconde fois que ce beau pays était désolé sous Louis XIV ; mais les flammes dont Turenne avait brûlé deux villes et vingt villages du Palatinat n’étaient que des étincelles en comparaison de ce dernier incendie. L’Europe en eut horreur ; les officiers qui l’exécutèrent étaient honteux d’être les instruments de ces duretés. On les rejetait sur le marquis de Louvois, devenu plus inhumain par cet endurcissement de cœur que produit un long ministère. Il avait en effet donné ces conseils ; mais Louis avait été le maître de ne les pas suivre. Si le roi avait été témoin de ce spectacle, il aurait lui-même éteint les flammes. Il signa, du fond de son palais de Versailles, et au milieu des plaisirs, la destruction de tout un pays, parce qu’il ne voyait dans cet ordre que son pouvoir et le malheureux droit de la guerre ; mais, de plus près, il n’en eût vu que l’horreur. Les nations, qui jusque là n’avaient blâmé que son ambition, en l’admirant, crièrent alors contre sa dureté, et blâmèrent même sa politique : car si les ennemis avaient pénétré dans ses États comme lui chez les ennemis, ils eussent mis ses villes en cendres.
Ce danger était à craindre : Louis, en couvrant ses frontières de cent mille soldats, avait appris à l’Allemagne à faire de pareils efforts. Cette contrée, plus peuplée que la France, peut aussi fournir de plus grandes armées. On les lève, on les assemble, on les paye plus difficilement : elles paraissent plus tard en campagne ; mais la discipline, la patience dans les fatigues, les rendent, sur la fin d’une campagne, aussi redoutables que les Français le sont au commencement. Le duc de Lorraine, Charles V, les commandait. Ce prince, toujours dépouillé de son État par Louis XIV, ne pouvant y rentrer, avait conservé l’Empire à l’empereur Léopold : il l’avait rendu vainqueur des Turcs et des Hongrois. Il vint, avec l’électeur de Brandebourg, balancer la fortune du roi de France. Il reprit Bonn et Mayence, villes très mal fortifiées, mais défendues d’une manière qui fut regardée comme un modèle de défense de places. Bonn ne se rendit qu’au bout de trois mois et demi de siège (12 octobre 1689), après que le baron d’Asfeld, qui y commandait, eut été blessé à mort dans un assaut général.
Le marquis d’Uxelles, depuis maréchal de France, l’un des hommes les plus sages et les plus prévoyants, fit, pour défendre Mayence, des dispositions si bien entendues, que sa garnison n’était presque point fatiguée en servant beaucoup. Outre les soins qu’il eut au dedans, il fit vingt et une sorties sur les ennemis, et leur tua plus de cinq mille hommes. Il fit même quelquefois deux sorties en plein jour. Enfin il fallut se rendre, faute de poudre, au bout de sept semaines. Cette défense mérite place dans l’histoire, et par elle-même, et par la manière dont elle fut reçue dans le public. Paris, cette ville immense pleine d’un peuple oisif qui veut juger de tout, et qui a tant d’oreilles et tant de langues avec si peu d’yeux, regarda d’Uxelles comme un homme timide et sans jugement. Cet homme, à qui tous les bons officiers donnaient de justes éloges, étant, au retour de la campagne, à la comédie sur le théâtre, reçut des huées du public ; on lui cria : Mayence. Il fut obligé de se retirer, non sans mépriser, avec les gens sages, un peuple si mauvais estimateur du mérite, et dont cependant on ambitionne les louanges.
(Juin 1689) Environ dans le même temps, le maréchal d’Humières fut battu à Valcour sur la Sambre, aux Pays-Bas, par le prince de Valdeck ; mais cet échec, qui fit tort à sa réputation, en fit peu aux armes de la France. Louvois, dont il était la créature et l’ami, fut obligé de lui ôter le commandement de cette armée. Il fallait le remplacer.
Le roi choisit le maréchal de Luxembourg, malgré son ministre qui le haïssait, comme il avait haï Turenne. « Je vous promets, lui dit le roi, que j’aurai soin que Louvois aille droit. Je l’obligerai de sacrifier au bien de mon service la haine qu’il a pour vous : vous n’écrirez qu’à moi, vos lettres ne passeront point par lui*1. » Luxembourg commanda donc en Flandre, et Catinat en Italie. On se défendit bien en Allemagne sous le maréchal de Lorges. Le duc de Noailles avait quelque succès en Catalogne ; mais en Flandre, sous Luxembourg, et en Italie, sous Catinat, ce ne fut qu’une suite continuelle de victoires. Ces deux généraux étaient alors les plus estimés en Europe.
Le maréchal duc de Luxembourg avait dans le caractère des traits du grand Condé, dont il était l’élève : un génie ardent, une exécution prompte, un coup d’œil juste, un esprit avide de connaissances, mais vaste et peu réglé ; plongé dans les intrigues des femmes ; toujours amoureux, et même souvent aimé, quoique contrefait et d’un visage peu agréable, ayant plus de qualités d’un héros que d’un sage*2.
Catinat1 avait dans l’esprit une application et une agilité qui le rendait capable de tout, sans qu’il se piquât jamais de rien : il eût été bon ministre, bon chancelier, comme bon général*3. Il avait commencé par être avocat, et avait quitté cette profession à vingt-trois ans, pour avoir perdu une cause qui était juste. Il prit le parti des armes, et fut d’abord enseigne aux gardes françaises. En 1667, il fit aux yeux du roi, à l’attaque de la contrescarpe de Lille, une action qui demandait de la tête et du courage : le roi le remarqua, et ce fut le commencement de sa fortune. Il s’éleva par degrés, sans aucune brigue ; philosophe au milieu de la grandeur et de la guerre, les deux plus grands écueils de la modération ; libre de tous préjugés, et n’ayant point l’affectation de paraître trop les mépriser. La galanterie et le métier de courtisan furent ignorés de lui ; il en cultiva plus l’amitié, et en fut plus honnête homme. Il vécut aussi ennemi de l’intérêt que du faste ; philosophe en tout, à sa mort comme dans sa vie.
Catinat commandait alors en Italie. Il avait en tête le duc de Savoie, Victor-Amédée, prince alors sage, politique, et encore plus malheureux ; guerrier plein de courage, conduisant lui-même ses armées, s’exposant en soldat, entendant aussi bien que personne cette guerre de chicane qui se fait sur des terrains coupés et montagneux, tels que son pays ; actif, vigilant, aimant l’ordre, mais faisant des fautes et comme prince et comme général. Il en fit une, à ce qu’on prétend, en disposant mal son armée devant celle de Catinat. Le général français en profita, et gagna une pleine victoire, à la vue de Saluces, auprès de l’abbaye de Staffarde (18 août 1690), dont cette bataille a eu le nom. Lorsqu’il y a eu beaucoup de morts d’un côté et presque point de l’autre, c’est une preuve incontestable que l’armée battue était dans un terrain où elle devait être nécessairement accablée. L’armée française n’eut que trois cents hommes de tués ; celle des alliés, commandée par le duc de Savoie, en eut quatre mille. Après cette bataille, toute la Savoie, excepté Montmélian, fut soumise au roi. Catinat passe dans le Piémont, force les lignes des ennemis retranchés près de Suse, prend Suse, Villefranche, Montalban, Nice, réputée imprenable, Veillane, Carmagnole, et revient enfin à Montmélian, dont il se rend maître par un siège opiniâtre (1691).
Après tant de succès, le ministre diminua l’armée qu’il commandait, et le duc de Savoie augmenta la sienne. Catinat, moins fort que l’ennemi vaincu, fut longtemps sur la défensive ; mais enfin, ayant reçu des renforts, il descendit des Alpes vers la Marsaille, et là il gagna une seconde bataille rangée (4 octobre 1693), d’autant plus glorieuse que le prince Eugène de Savoie était un des généraux ennemis.
(30 juin 1690) À l’autre bout de la France, vers les Pays-Bas, le maréchal de Luxembourg gagnait la bataille de Fleurus et, de l’aveu de tous les officiers, cette victoire était due à la supériorité de génie que le général français avait sur le prince de Valdeck, alors général de l’armée des alliés. Huit mille prisonniers, six mille morts, deux cents drapeaux ou étendards, le canon, les bagages, la fuite des ennemis, furent les marques de la victoire.
Le roi Guillaume, victorieux de son beau-père, venait de repasser la mer. Ce génie fécond en ressources tirait plus d’avantage d’une défaite de son parti que souvent les Français n’en tiraient de leurs victoires. Il lui fallait employer les intrigues, les négociations, pour avoir des troupes et de l’argent contre un roi qui n’avait qu’à dire : Je veux. Cependant, après la défaite de Fleurus, il vint opposer au maréchal de Luxembourg une armée aussi forte que la française.
Elles étaient composées chacune d’environ quatre-vingt mille hommes ; (avril 1691) mais Mons était déjà investi par le maréchal de Luxembourg, et le roi Guillaume ne croyait pas les troupes françaises sorties de leurs quartiers. Louis XIV vint au siège. Il entra dans la ville au bout de neuf jours de tranchée ouverte, en présence de l’armée ennemie. Aussitôt il reprit le chemin de Versailles, et il laissa Luxembourg disputer le terrain pendant toute la campagne, qui finit par le combat de Leuse (19 septembre 1691), action très singulière, où vingt-huit escadrons de la maison du roi et de la gendarmerie défirent soixante et quinze escadrons de l’armée ennemie.
Le roi reparut encore au siège de Namur, la plus forte place des Pays-Bas par sa situation au confluent de la Sambre et de la Meuse, et par une citadelle bâtie sur des rochers. Il prit la ville en huit jours (juin 1692) et les châteaux en vingt-deux, pendant que le duc de Luxembourg empêchait le roi Guillaume de passer la Méhaigne à la tête de quatre-vingt mille hommes, et de venir faire lever le siège. Louis retourna encore à Versailles après cette conquête, et Luxembourg tint encore tête à toutes les forces des ennemis. Ce fut alors que se donna la bataille de Steinkerque, célèbre par l’artifice et par la valeur. Un espion que le général français avait auprès du roi Guillaume est découvert. On le force, avant de le faire mourir, d’écrire un faux avis au maréchal de Luxembourg. Sur ce faux avis, Luxembourg prend avec raison des mesures qui le devaient faire battre. Son armée endormie est attaquée à la pointe du jour ; une brigade est déjà mise en fuite, et le général le sait à peine : sans un excès de diligence et de bravoure tout était perdu.
Ce n’était pas assez d’être grand général, pour n’être pas mis en déroute ; il fallait avoir des troupes aguerries, capables de se rallier, des officiers généraux assez habiles pour rétablir le désordre, et qui eussent la bonne volonté de le faire : car un seul officier supérieur, qui eût voulu profiter de la confusion pour faire battre son général, le pouvait aisément sans se commettre.
(3 août 1692) Luxembourg était malade : circonstance funeste dans un moment qui demande une activité nouvelle ; le danger lui rendit ses forces : il fallait des prodiges pour n’être pas vaincu, et il en fit. Changer de terrain, donner un champ de bataille à son armée qui n’en avait point, rétablir la droite toute en désordre, rallier trois fois ses troupes, charger trois fois à la tête de la maison du roi, fut l’ouvrage de moins de deux heures. Il avait dans son armée Philippe, duc d’Orléans, alors duc de Chartres, depuis régent du royaume, petit-fils de France, qui n’avait pas encore quinze ans. Il ne pouvait être utile pour un coup décisif ; mais c’était beaucoup pour animer les soldats qu’un petit-fils de France encore enfant, chargeant avec la maison du roi, blessé dans le combat, et revenant encore à la charge malgré sa blessure.
Un petit-fils et un petit-neveu du grand Condé servaient tous deux de lieutenants généraux : l’un était Louis de Bourbon, nommé Monsieur le Duc ; l’autre, François-Louis, prince de Conti, rivaux de courage, d’esprit, d’ambition, de réputation ; Monsieur le Duc, d’un naturel plus austère, ayant peut-être des qualités plus solides, et le prince de Conti de plus brillantes. Appelés tous deux par la voix publique au commandement des armées, ils désiraient passionnément cette gloire ; mais ils n’y parvinrent jamais, parce que Louis, qui connaissait leur ambition comme leur mérite, se souvenait toujours que le prince de Condé lui avait fait la guerre.
Le prince de Conti fut le premier qui rétablit le désordre, ralliant des brigades, en faisant avancer d’autres ; Monsieur le Duc faisant la même manœuvre, sans avoir besoin d’émulation. Le duc de Vendôme, petit-fils de Henri IV, était aussi lieutenant général dans cette armée : il servait depuis l’âge de douze ans, et, quoiqu’il en eût alors quarante, il n’avait pas encore commandé en chef. Son frère le grand-prieur était auprès de lui.
Il fallut que tous ces princes se missent à la tête de la maison du roi, avec le duc de Choiseul, pour chasser un corps d’Anglais qui gardait un poste avantageux, dont le succès de la bataille dépendait. La maison du roi et les Anglais étaient les meilleures troupes qui fussent dans le monde : le carnage fut grand. Les Français, encouragés par cette foule de princes et de jeunes seigneurs qui combattaient autour du général, l’emportèrent enfin : le régiment de Champagne défit les gardes anglaises du roi Guillaume ; et quand les Anglais furent vaincus, il fallut que le reste cédât.
Boufflers, depuis maréchal de France, accourait dans ce moment même de quelques lieues du champ de bataille avec des dragons, et acheva la victoire.
Le roi Guillaume, ayant perdu environ sept mille hommes, se retira avec autant d’ordre qu’il avait attaqué ; et toujours vaincu, mais toujours à craindre, il tint encore la campagne. La victoire, due à la valeur de tous ces jeunes princes et de la plus florissante noblesse du royaume, fit à la cour, à Paris et dans les provinces, un effet qu’aucune bataille gagnée n’avait fait encore.
Monsieur le Duc, le prince de Conti, MM. de Vendôme et leurs amis trouvaient, en s’en retournant, les chemins bordés de peuple. Les acclamations et la joie allaient jusqu’à la démence. Toutes les femmes s’empressaient d’attirer leurs regards. Les hommes portaient alors des cravates de dentelle, qu’on arrangeait avec assez de peine et de temps ; les princes, s’étant habillés avec précipitation pour le combat, avaient passé négligemment ces cravates autour du cou : les femmes portèrent des ornements faits sur ce modèle ; on les appela des steinkerques. Toutes les bijouteries nouvelles étaient à la steinkerque. Un jeune homme qui s’était trouvé à cette bataille était regardé avec empressement. Le peuple s’attroupait partout autour des princes ; on les aimait d’autant plus que leur faveur à la cour n’était pas égale à leur gloire.
Ce fut à cette bataille qu’on perdit le jeune prince de Turenne, neveu du héros tué en Allemagne ; il donnait déjà des espérances d’égaler son oncle. Ses grâces et son esprit l’avaient rendu cher à la ville, à la cour et à l’armée.
Le général, en rendant compte au roi de cette bataille mémorable, ne daigna pas seulement l’instruire qu’il était malade quand il fut attaqué.
Le même général, avec ces mêmes princes et ces mêmes troupes surprises et victorieuses à Steinkerque, alla surprendre, la campagne suivante, le roi Guillaume, par une marche de sept lieues, et l’atteignit à Nervinde. Nervinde est un village près de la Guette, à quelques lieues de Bruxelles. Guillaume eut le temps de se retrancher pendant la nuit, et de se mettre en bataille. On l’attaque à la pointe du jour (29 juillet 1693) ; on le trouve à la tête du régiment de Ruvigny, tout composé de gentilshommes français que la fatale révocation de l’édit de Nantes et les dragonnades avaient forcés de quitter et de haïr leur patrie. Ils se vengeaient sur elle des intrigues du jésuite La Chaise et des cruautés de Louvois. Guillaume, suivi d’une troupe si animée, renversa d’abord les escadrons qui se présentèrent contre lui, mais enfin il fut renversé lui-même sous son cheval tué. Il se releva, et continua le combat avec les efforts les plus obstinés.
Luxembourg entra deux fois, l’épée à la main, dans le village de Nervinde. Le duc de Villeroi fut le premier qui sauta dans les retranchements des ennemis : deux fois le village fut emporté et repris.
Ce fut encore à Nervinde que ce même Philippe, duc de Chartres, se montra digne petit-fils de Henri IV. Il chargeait pour la troisième fois, à la tête d’un escadron. Cette troupe étant repoussée, il se trouva dans un terrain creux, environné de tous côtés d’hommes et de chevaux tués ou blessés. Un escadron ennemi s’avance à lui, lui crie de se rendre ; on le saisit, il se défend seul, il blesse l’officier qui le retenait prisonnier, il s’en débarrasse. On revole à lui dans le moment, et on le dégage. Le prince de Condé, qu’on nommait Monsieur le Duc, le prince de Conti, son émule, qui s’étaient tant signalés à Steinkerque, combattaient de même à Nervinde pour leur vie comme pour leur gloire, et furent obligés de tuer des ennemis de leur main, ce qui n’arrive aujourd’hui presque jamais aux officiers généraux, depuis que le feu décide tout dans les batailles.
Le maréchal de Luxembourg se signala et s’exposa plus que jamais ; son fils, le duc de Montmorency, se mit au-devant de lui lorsqu’on le tirait, et reçut le coup porté à son père. Enfin, le général et les princes reprirent le village une troisième fois, et la bataille fut gagnée.
Peu de journées furent plus meurtrières. Il y eut environ vingt mille morts : douze mille du côté des alliés, et huit de celui des Français. C’est à cette occasion qu’on disait qu’il fallait chanter plus de De profundis que de Te Deum.
Si quelque chose pouvait consoler des horreurs attachées à la guerre, ce serait ce que dit le comte de Salm, blessé et prisonnier dans Tirlemont. Le maréchal de Luxembourg lui rendait des soins assidus : « Quelle nation êtes-vous ! lui dit ce prince ; il n’y a point d’ennemis plus à craindre dans une bataille, ni d’amis plus généreux après la victoire. »
Toutes ces batailles produisaient beaucoup de gloire, mais peu de grands avantages. Les alliés, battus à Fleurus, à Steinkerque, à Nervinde, ne l’avaient jamais été d’une manière complète. Le roi Guillaume fit toujours de belles retraites ; et quinze jours après une bataille, il eût fallu lui en livrer une autre pour être le maître de la campagne. La cathédrale de Paris était remplie des drapeaux ennemis. Le prince de Conti appelait le maréchal de Luxembourg le Tapissier de Notre-Dame : on ne parlait que de victoires. Cependant Louis XIV avait autrefois conquis la moitié de la Hollande et de la Flandre, toute la Franche-Comté, sans donner un seul combat ; et maintenant, après les plus grands efforts et les victoires les plus sanglantes, on ne pouvait entamer les Provinces-Unies, on ne pouvait même faire le siège de Bruxelles.
(1er et 2 septembre 1692) Le maréchal de Lorges avait aussi, de son côté, gagné un grand combat près de Spirebach ; il avait même pris le vieux duc de Virtemberg : il avait pénétré dans son pays ; mais, après l’avoir envahi par une victoire, il avait été contraint d’en sortir. Monseigneur vint prendre une seconde fois et saccager Heidelberg, que les ennemis avaient repris ; et ensuite il fallut se tenir sur la défensive contre les Impériaux.
Le maréchal de Catinat ne put, après sa victoire de Staffarde et la conquête de la Savoie, garantir le Dauphiné d’une irruption de ce même duc de Savoie, ni, après sa victoire de la Marsaille, sauver l’importante ville de Casal.
En Espagne, le maréchal de Noailles gagna aussi une bataille sur le bord du Ter (26 mai 1694). Il prit Gironne et quelques petites places ; mais il n’avait qu’une armée faible, et il fut obligé, après sa victoire, de se retirer devant Barcelone. Les Français, vainqueurs de tous côtés et affaiblis par leurs succès, combattaient dans les alliés une hydre toujours renaissante. Il commençait à devenir difficile en France de faire des recrues, et encore plus de trouver de l’argent. La rigueur de la saison, qui détruisit les biens de la terre en ce temps, apporta la famine ; on périssait de misère au bruit des Te Deum et parmi les réjouissances. Cet esprit de confiance et de supériorité, l’âme des troupes françaises, diminuait déjà un peu : Louis XIV cessa de paraître à leur tête. Louvois était mort (1691) ; on était très mécontent de Barbezieux, son fils. Enfin la mort du maréchal de Luxembourg (janvier 1695), sous qui les soldats se croyaient invincibles, sembla mettre un terme à la suite rapide des victoires de la France.
L’art de bombarder les villes maritimes avec des vaisseaux retomba alors sur ses inventeurs. Ce n’est pas que la machine infernale avec laquelle les Anglais voulurent brûler Saint-Malo, et qui échoua sans faire d’effet, dût son origine à l’industrie des Français : il y avait déjà longtemps qu’on avait hasardé de pareilles machines en Europe. C’était l’art de faire partir les bombes aussi juste d’une assiette mouvante que d’un terrain solide, que les Français avaient inventé ; et ce fut par cet art que Dieppe, le Havre-de-Grâce, Saint-Malo, Dunkerque, et Calais, furent bombardées par des flottes anglaises. (Juillet 1694 et 1695) Dieppe, dont on peut approcher plus facilement, fut la seule qui souffrit un véritable dommage. Cette ville agréable aujourd’hui par ses maisons régulières, et qui doit ses embellissements à son malheur, fut presque toute réduite en cendres. Vingt maisons seulement du Havre-de-Grâce furent écrasées et brûlées par les bombes ; mais les fortifications du port furent renversées. C’est en ce sens que la médaille frappée en Hollande est vraie, quoique tant d’auteurs français se soient récriés sur sa fausseté. On lit dans l’exergue en latin : « Le port du Havre brûlé et renversé, etc. » Cette inscription ne dit pas que la ville fut consumée, ce qui eût été faux ; mais qu’on avait brûlé le port, ce qui était vrai.
Quelque temps après, la conquête de Namur fut perdue. On avait en France prodigué*4 des éloges à Louis XIV pour l’avoir prise, et des railleries et des satires indécentes contre le roi Guillaume, pour ne l’avoir pu secourir avec une armée de quatre-vingt mille hommes. Guillaume s’en rendit maître de la même manière qu’il l’avait vu prendre : il l’attaqua aux yeux d’une armée encore plus forte que n’avait été la sienne quand Louis XIV l’assiégea ; il y trouva de nouvelles fortifications que Vauban avait faites. La garnison française qui la défendit était une armée ; car, dans le temps qu’il en forma l’investissement, le maréchal de Boufflers se jeta dans la place avec sept régiments de dragons. Ainsi Namur était défendue par seize mille hommes, et prête à tout moment à être secourue par près de cent mille.
Le maréchal de Boufflers était un homme de beaucoup de mérite, un général actif et appliqué, un bon citoyen, ne songeant qu’au bien du service, ne ménageant pas plus ses soins que sa vie. Les Mémoires du marquis de Feuquières lui reprochent plusieurs fautes dans la défense de la place et de la citadelle ; ils lui en reprochent encore dans la défense de Lille, qui lui a fait tant d’honneur. Ceux qui ont écrit l’histoire de Louis XIV ont copié servilement le marquis de Feuquières pour la guerre, ainsi que l’abbé de Choisy pour les anecdotes. Ils ne pouvaient pas savoir que Feuquières, d’ailleurs excellent officier, et connaissant la guerre par principes et par expérience, était un esprit non moins chagrin qu’éclairé, l’Aristarque et quelquefois le Zoïle des généraux : il altère des faits pour avoir le plaisir de censurer des fautes. Il se plaignait de tout le monde, et tout le monde se plaignait de lui. On disait qu’il était le plus brave homme de l’Europe, parce qu’il dormait au milieu de cent mille de ses ennemis. Sa capacité n’ayant pas été récompensée par le bâton de maréchal de France, il employa trop contre ceux qui servaient l’État des lumières qui eussent été très utiles s’il eût eu l’esprit aussi conciliant que pénétrant, appliqué et hardi.
Il reprocha au maréchal de Villeroi plus de fautes et de plus essentielles qu’à Boufflers. Villeroi, à la tête d’environ quatre-vingt mille hommes, devait secourir Namur ; mais, quand même les maréchaux de Villeroi et de Boufflers eussent fait généralement tout ce qui se pouvait faire (ce qui est bien rare), il fallait, par la situation du terrain, que Namur ne fût point secourue, et se rendît tôt ou tard. Les bords de la Méhaigne, couverts d’une armée d’observation qui avait arrêté les secours du roi Guillaume, arrêtèrent alors nécessairement ceux du maréchal de Villeroi.
Le maréchal de Boufflers, le comte de Guiscard, gouverneur de la ville, le comte du Châtelet de Lomont, commandant de l’infanterie, tous les officiers et les soldats défendirent la ville avec une opiniâtreté et une bravoure admirables, qui ne recula pas la prise de deux jours. Quand une ville est assiégée par une armée supérieure, que les travaux sont bien conduits, et que la saison est favorable, on sait à peu près en combien de temps elle sera prise, quelque vigoureuse que la défense puisse être. Le roi Guillaume se rendit maître de la ville et de la citadelle, qui lui coûtèrent plus de temps qu’à Louis XIV (septembre 1695).
Le roi, pendant qu’il perdait Namur, fit bombarder Bruxelles : vengeance inutile, qu’il prenait sur le roi d’Espagne, de ses villes bombardées par les Anglais. Tout cela faisait une guerre ruineuse et funeste aux deux partis.
C’est, depuis deux siècles, un des effets de l’industrie et de la fureur des hommes, que les désolations de nos guerres ne se bornent pas à notre Europe. Nous nous épuisons d’hommes et d’argent pour aller nous détruire aux extrémités de l’Asie et de l’Amérique. Les Indiens, que nous avons obligés par force et par adresse à recevoir nos établissements, et les Américains, dont nous avons ensanglanté et ravi le continent, nous regardent comme des ennemis de la nature humaine, qui accourent du bout du monde pour les égorger, et pour se détruire ensuite eux-mêmes.
Les Français n’avaient de colonie dans les grandes Indes que celle de Pondichéry, formée par les soins de Colbert avec des dépenses immenses, dont le fruit ne pouvait être recueilli qu’au bout de plusieurs années. Les Hollandais s’en saisirent aisément, et ruinèrent aux Indes le commerce de la France à peine établi.
(1695) Les Anglais détruisirent les plantations de la France à Saint-Domingue. (1696) Un armateur de Brest ravagea celles qu’ils avaient à Gambie, dans l’Afrique. Les armateurs de Saint-Malo portèrent le fer et le feu à Terre-Neuve, sur la côte orientale qu’ils possédaient. Leur île de la Jamaïque fut insultée par les escadres françaises, leurs vaisseaux pris et brûlés, leurs côtes saccagées.
(Mai 1697) Pointis, chef d’escadre, à la tête de plusieurs vaisseaux du roi et de quelques corsaires de l’Amérique, alla surprendre, auprès de la ligne, la ville de Carthagène, magasin et entrepôt des trésors que l’Espagne tire du Mexique. Le dommage qu’il y causa fut estimé vingt millions de nos livres et le gain dix millions. Il y a toujours quelque chose à rabattre de ces calculs, mais rien des calamités extrêmes que causent ces expéditions glorieuses.
Les vaisseaux marchands de Hollande et d’Angleterre étaient tous les jours la proie des armateurs de France, et surtout de Du Guai-Trouin, homme unique en son genre, auquel il ne manquait que de grandes flottes pour avoir la réputation de Dragut ou de Barberousse.
Jean Bart se fit aussi une grande réputation parmi les corsaires. De simple matelot, il devint enfin chef d’escadre, ainsi que Du Guai-Trouin. Leurs noms sont encore illustres.
Les ennemis prenaient moins de vaisseaux marchands français, parce qu’il y en avait moins. La mort de Colbert et la guerre avaient beaucoup diminué le commerce.
Le résultat des expéditions de terre et de mer était donc le malheur universel. Ceux qui ont plus d’humanité que de politique remarqueront que, dans cette guerre, Louis XIV était armé contre son beau-père le roi d’Espagne ; contre l’électeur de Bavière, dont il avait donné la sœur à son fils le dauphin ; contre l’électeur palatin, dont il brûla les États, après avoir marié Monsieur à la princesse palatine. Le roi Jacques fut chassé du trône par son gendre et par sa fille. Depuis même on a vu le duc de Savoie ligué encore contre la France, où l’une de ses filles était dauphine, et contre l’Espagne, où l’autre était reine. La plupart des guerres entre les princes chrétiens sont des espèces de guerres civiles.
L’entreprise la plus criminelle de toute cette guerre fut la seule véritablement heureuse : Guillaume réussit toujours pleinement en Angleterre et en Irlande. Ailleurs les succès furent balancés. Quand j’appelle cette entreprise criminelle, je n’examine pas si la nation, après avoir répandu le sang du père, avait tort ou raison de proscrire le fils, et de défendre sa religion et ses droits : je dis seulement que, s’il y a quelque justice sur la terre, il n’appartenait pas à la fille et au gendre du roi Jacques de le chasser de sa maison. Cette action serait horrible entre des particuliers ; l’intérêt des peuples semble établir une autre morale pour les princes.
*1. Mémoires du maréchal de Luxembourg
*2. Voyez les Anecdotes à l’article de la Chambre ardente. Il est aujourd’hui généralement regardé par les militaires comme le premier homme de guerre qui ait connu l’art de faire manœuvrer et combattre de grandes armées.
*3. On voit par les Lettres de Mme de Maintenon qu’elle n’aimait pas le maréchal de Catinat. Elle n’espère rien de lui ; elle appelle sa modestie orgueil. Il paraît que le peu de connaissance qu’avait cette dame des affaires et des hommes, et les mauvais choix qu’elle fit, contribuèrent depuis aux malheurs de la France.
*4. Voyez l’Ode de Boileau, et le Fragment historique de Racine. « L’expérience, dit Racine, avait fait connaître au prince d’Orange combien il était inutile de s’opposer à un dessein que le roi conduisait lui-même. »