CHAPITRE XVIII

GUERRE MÉMORABLE POUR LA SUCCESSION À LA MONARCHIE D’ESPAGNE. CONDUITE DES MINISTRES ET DES GÉNÉRAUX JUSQU’EN 1703

À Guillaume III succéda la princesse Anne, fille du roi Jacques et de la fille d’Hyde, avocat, devenu chancelier, et l’un des grands hommes de l’Angleterre. Elle était mariée au prince de Danemark, qui ne fut que son premier sujet. Dès qu’elle fut sur le trône, elle entra dans toutes les mesures du roi Guillaume, quoiqu’elle eût été ouvertement brouillée avec lui. Ces mesures étaient les vœux de la nation. Un roi fait ailleurs entrer aveuglément ses peuples dans toutes ses vues ; mais à Londres un roi doit entrer dans celles de son peuple.

Ces dispositions de l’Angleterre et de la Hollande pour mettre, s’il se pouvait, sur le trône d’Espagne l’archiduc Charles, fils de l’empereur, ou du moins pour résister aux Bourbons, méritent peut-être l’attention de tous les siècles. La Hollande devait, pour sa part, entretenir cent deux mille hommes de troupes, soit dans les garnisons, soit en campagne. Il s’en fallait beaucoup que la vaste monarchie espagnole pût en fournir autant dans cette conjoncture. Une province de marchands, presque toute subjuguée en deux mois, trente ans auparavant, pouvait plus alors que les maîtres de l’Espagne, de Naples, de la Flandre, du Pérou et du Mexique. L’Angleterre promettait quarante mille hommes, sans compter ses flottes. Il arrive dans toutes les alliances que l’on fournit à la longue beaucoup moins qu’on n’avait promis. L’Angleterre, au contraire, donna cinquante mille hommes dans la seconde année, au lieu de quarante ; et vers la fin de la guerre, elle entretint, tant de ses troupes que de celles des alliés, sur les frontières de France, en Espagne, en Italie, en Irlande, en Amérique, et sur ses flottes, près de deux cent mille soldats et matelots combattants ; dépense presque incroyable pour qui considérera que l’Angleterre proprement dite n’est que le tiers de la France, et qu’elle n’avait pas la moitié tant d’argent monnayé ; mais dépense vraisemblable aux yeux de ceux qui savent ce que peuvent le commerce et le crédit. Les Anglais ont porté toujours le plus grand fardeau de cette alliance : les Hollandais ont insensiblement diminué le leur ; car, après tout, la république des États Généraux n’est qu’une illustre compagnie de commerce, et l’Angleterre est un pays fertile rempli de négociants et de guerriers.

L’empereur devait fournir quatre-vingt-dix mille hommes, sans compter les secours de l’Empire et des alliés qu’il espérait détacher de la maison de Bourbon. Et cependant le petit-fils de Louis XIV régnait déjà paisiblement dans Madrid ; et Louis, au commencement du siècle, était au comble de sa puissance et de sa gloire. Mais ceux qui pénétraient dans les ressorts des cours de l’Europe, et surtout de celle de France, commençaient à craindre quelques revers. L’Espagne, affaiblie sous les derniers rois du sang de Charles-Quint, l’était encore davantage dans les premiers jours du règne d’un Bourbon. La maison d’Autriche avait des partisans dans plus d’une province de cette monarchie. La Catalogne semblait prête à secouer le nouveau joug, et à se donner à l’archiduc Charles. Il était impossible que le Portugal ne se rangeât tôt ou tard du côté de la maison d’Autriche : son intérêt visible était de nourrir chez les Espagnols, ses ennemis naturels, une guerre civile dont Lisbonne ne pouvait que profiter. Le duc de Savoie, à peine beau-père du nouveau roi d’Espagne, et lié aux Bourbons par le sang et les traités, paraissait déjà mécontent de ses gendres : cinquante mille écus par mois, poussés depuis jusqu’à deux cent mille francs, ne paraissaient pas un avantage assez grand pour le retenir dans leur parti ; il lui fallait au moins le Montferrat-Mantouan et une partie du Milanais. Les hauteurs qu’il essuyait des généraux français et du ministère de Versailles lui faisaient craindre avec raison d’être bientôt compté pour rien par ses deux gendres, qui tenaient resserrés ses États de tous côtés. Il avait déjà quitté brusquement le parti de l’Empire pour la France ; il était vraisemblable qu’étant si peu ménagé par la France, il s’en détacherait à la première occasion.

Quant à la cour de Louis XIV et à son royaume, les esprits fins y apercevaient déjà un changement que les grossiers ne voient que quand la décadence est arrivée. Le roi, âgé de plus de soixante ans, devenu plus retiré, ne pouvait plus si bien connaître les hommes ; il voyait les choses dans un trop grand éloignement, avec des yeux moins appliqués, et fascinés par une longue prospérité. Mme de Maintenon, avec toutes les qualités estimables qu’elle possédait, n’avait ni la force, ni le courage, ni la grandeur d’esprit nécessaire pour soutenir la gloire d’un État. Elle contribua à faire donner le ministère des finances, en 1699, et celui de la guerre, en 1701, à sa créature Chamillart, plus honnête homme que ministre, et qui avait plu au roi par la modestie de sa conduite, lorsqu’il était chargé de Saint-Cyr. Malgré cette modestie extérieure, il eut le malheur de se croire la force de porter ces deux fardeaux, que Colbert et Louvois avaient à peine soutenus. Le roi, comptant sur sa propre expérience, croyait pouvoir diriger heureusement ses ministres. Il avait dit, après la mort de Louvois, au roi Jacques : « J’ai perdu un bon ministre ; mais vos affaires et les miennes n’en iront pas plus mal. » Lorsqu’il choisit Barbezieux pour succéder à Louvois dans le ministère de la guerre : « J’ai formé votre père, lui dit-il, je vous formerai de même*1. » Il en dit à peu près autant à Chamillart. Un roi qui avait travaillé si longtemps et si heureusement semblait avoir droit de parler ainsi ; mais sa confiance en ses lumières le trompait.

À l’égard des généraux qu’il employait, ils étaient souvent gênés par des ordres précis, comme des ambassadeurs qui ne devaient pas s’écarter de leurs instructions. Il dirigeait avec Chamillart, dans le cabinet de Mme de Maintenon, les opérations de la campagne. Si le général voulait faire quelque grande entreprise, il fallait souvent qu’il en demandât la permission par un courrier, qui trouvait, à son retour, ou l’occasion manquée, ou le général battu.

Les dignités et les récompenses militaires furent prodiguées sous le ministère de Chamillart. On donna la permission à trop de jeunes gens d’acheter des régiments presque au sortir de l’enfance ; tandis que, chez les ennemis, un régiment était le prix de vingt ans de service. Cette différence ne fut ensuite que trop sensible dans plus d’une occasion, où un colonel expérimenté eût pu empêcher une déroute. Les croix de chevaliers de Saint-Louis, récompense inventée par le roi en 1693, et qui étaient l’objet de l’émulation des officiers, se vendirent dès le commencement du ministère de Chamillart. On les achetait cinquante écus dans les bureaux de la guerre. La discipline militaire, l’âme du service, si rigidement soutenue par Louvois, tomba dans un relâchement funeste : ni le nombre des soldats ne fut complet dans les compagnies, ni même celui des officiers dans les régiments. La facilité de s’entendre avec les commissaires, et l’inattention du ministre, produisaient ce désordre. De là naissait un inconvénient qui devait, toutes choses égales d’ailleurs, faire perdre nécessairement des batailles. Car, pour avoir un front aussi étendu que celui de l’ennemi, on était obligé d’opposer des bataillons faibles à des bataillons nombreux. Les magasins ne furent plus ni assez grands ni assez tôt prêts ; les armes ne furent plus d’une assez bonne trempe. Ceux donc qui voyaient ces défauts du gouvernement, et qui savaient à quels généraux la France aurait affaire, craignirent pour elle, même au milieu des premiers avantages qui promettaient à la France de plus grandes prospérités que jamais*2.

Le premier général qui balança la supériorité de la France fut un Français ; car on doit appeler de ce nom le prince Eugène, quoiqu’il fût petit-fils de Charles-Emmanuel, duc de Savoie. Son père, le comte de Soissons, établi en France, lieutenant général des armées et gouverneur de Champagne, avait épousé Olympe Mancini, l’une des nièces du cardinal Mazarin. De ce mariage, d’ailleurs malheureux, naquit à Paris ce prince si dangereux depuis à Louis XIV, et si peu connu de lui dans sa jeunesse. On le nomma d’abord en France le chevalier de Carignan. Il prit ensuite le petit collet : on l’appelait l’abbé de Savoie. On prétend qu’il demanda un régiment au roi, et qu’il essuya la mortification d’un refus accompagné de reproches. Ne pouvant réussir auprès de Louis XIV, il était allé servir l’empereur contre les Turcs dès l’an 1683. Les deux princes de Conti allèrent le joindre en 1685. Le roi fit ordonner aux princes de Conti, et à tous ceux qui faisaient avec eux le voyage, de revenir ; l’abbé de Savoie fut le seul qui n’obéit point*3. Il avait déjà déclaré qu’il renonçait à la France. Le roi, quand il l’apprit, dit à ses courtisans : « Ne trouvez-vous pas que j’ai fait là une grande perte ? » et les courtisans assurèrent que l’abbé de Savoie serait toujours un esprit dérangé, un homme incapable de tout. On en jugeait par quelques emportements de jeunesse, sur lesquels il ne faut jamais juger les hommes. Ce prince, trop méprisé à la cour de France, était né avec les qualités qui font un héros dans la guerre et un grand homme dans la paix ; un esprit plein de justesse et de hauteur, ayant le courage nécessaire et dans les armées et dans le cabinet. Il a fait des fautes comme tous les généraux ; mais elles ont été cachées sous le nombre de ses grandes actions. Il a ébranlé la grandeur de Louis XIV et la puissance ottomane ; il a gouverné l’Empire ; et dans le cours de ses victoires et de son ministère, il a méprisé également le faste et les richesses. Il a même cultivé les lettres, et les a protégées autant qu’on le pouvait à la cour de Vienne. Âgé alors de trente-sept ans, il avait l’expérience de ses victoires remportées sur les Turcs, et des fautes commises par les Impériaux dans les dernières guerres, où il avait servi contre la France.

Il descendit en Italie par le Trentin sur les terres de Venise avec trente mille hommes, et la liberté entière de s’en servir comme il le voudrait. Le roi de France défendit d’abord au maréchal de Catinat de s’opposer au passage du prince Eugène, soit pour ne point commettre le premier acte d’hostilité, ce qui est une mauvaise politique quand on a les armes à la main, soit pour ménager les Vénitiens, qui étaient pourtant moins dangereux que l’armée allemande.

Cette faute de la cour en fit commettre d’autres à Catinat. Rarement réussit-on quand on suit un plan qui n’est pas le sien. On sait d’ailleurs combien il est difficile dans ce pays, tout coupé de rivières et de ruisseaux, d’empêcher un ennemi habile de les passer. Le prince Eugène joignait à une grande profondeur de desseins une vivacité prompte d’exécution. La nature du terrain aux bords de l’Adige faisait encore que l’armée ennemie était plus ramassée, et la française plus étendue. Catinat voulait aller à l’ennemi ; mais quelques lieutenants généraux firent des difficultés, et formèrent des cabales contre lui. Il eut la faiblesse de ne se pas faire obéir ; la modération de son esprit lui fit commettre cette grande faute. Eugène força d’abord le poste de Carpi, auprès du canal Blanc, défendu par Saint-Fremont, qui ne suivit pas en tout les ordres du général, et qui se fit battre. Après ce succès, l’armée allemande fut maîtresse du pays entre l’Adige et l’Adda ; elle pénétra dans le Bressan, et Catinat recula jusque derrière l’Oglio. Beaucoup de bons officiers approuvaient cette retraite, qui leur paraissait sage, et il faut encore ajouter que le défaut des munitions promises par le ministre la rendait nécessaire. Les courtisans, et surtout ceux qui espéraient de commander à la place de Catinat, firent regarder sa conduite comme l’opprobre du nom français. Le maréchal de Villeroi persuada qu’il réparerait l’honneur de la nation. La confiance avec laquelle il parla, et le goût que le roi avait pour lui, obtinrent à ce général le commandement en Italie ; le maréchal de Catinat, malgré les victoires de Staffarde et de la Marsaille, fut obligé de servir sous lui.

Le maréchal duc de Villeroi, fils du gouverneur du roi, élevé avec lui, avait eu toujours sa faveur ; il avait été de toutes ses campagnes et de tous ses plaisirs : c’était un homme d’une figure agréable et imposante, très brave, très honnête homme, bon ami, vrai dans la société, magnifique en tout*4. Mais ses ennemis disaient qu’il était plus occupé, étant général d’armée, de l’honneur et du plaisir de commander, que des desseins d’un grand capitaine. Ils lui reprochaient un attachement à ses opinions qui ne déférait aux avis de personne.

Il vint en Italie donner des ordres au maréchal de Catinat, et des dégoûts au duc de Savoie. Il faisait sentir qu’il pensait en effet qu’un favori de Louis XIV, à la tête d’une puissante armée, était fort au-dessus d’un prince : il ne l’appelait que Mons de Savoie ; il le traitait comme un général à la solde de France, et non comme un souverain, maître des barrières que la nature a mises entre la France et l’Italie. L’amitié de ce souverain ne fut pas aussi ménagée qu’elle était nécessaire. La cour pensa que la crainte serait le seul nœud qui le retiendrait, et qu’une armée française, dont environ six à sept mille soldats piémontais étaient sans cesse environnés, répondrait de sa fidélité. Le maréchal de Villeroi agit avec lui comme son égal dans le commerce ordinaire, et comme son supérieur dans le commandement. Le duc de Savoie avait le vain titre de généralissime ; mais le maréchal de Villeroi l’était. Il ordonna d’abord que l’on attaquât le prince Eugène au poste de Chiari, près de l’Oglio. (11 septembre 1701) Les officiers généraux jugeaient qu’il était contre toutes les règles de la guerre d’attaquer ce poste, pour des raisons décisives : c’est qu’il n’était d’aucune conséquence, et que les retranchements en étaient inabordables ; qu’on ne gagnait rien en le prenant, et que, si on le manquait, on perdrait la réputation de la campagne. Villeroi dit au duc de Savoie qu’il fallait marcher, et envoya un aide de camp ordonner de sa part au maréchal de Catinat d’attaquer. Catinat se fit répéter l’ordre trois fois, puis, se tournant vers les officiers qu’il commandait : « Allons donc, dit-il, messieurs, il faut obéir. » On marcha aux retranchements. Le duc de Savoie, à la tête de ses troupes, combattit comme un homme qui aurait été content de la France. Catinat chercha à se faire tuer : il fut blessé ; mais, tout blessé qu’il était, voyant les troupes du roi rebutées, et le maréchal de Villeroi ne donnant point d’ordre, il fit la retraite ; après quoi il quitta l’armée, et vint à Versailles rendre compte de sa conduite au roi, sans se plaindre de personne.

(2 février 1702) Le prince Eugène conserva toujours sa supériorité sur le maréchal de Villeroi. Enfin, au cœur de l’hiver, un jour que ce maréchal dormait avec sécurité dans Crémone, ville assez forte, et munie d’une très grande garnison, il est réveillé au bruit des décharges de mousqueterie. Il se lève en hâte, monte à cheval ; la première chose qu’il rencontre, c’est un escadron ennemi. Le maréchal est aussitôt fait prisonnier, et conduit hors de la ville, sans savoir ce qui s’y passait, et sans pouvoir imaginer la cause d’un événement si étrange. Le prince Eugène était déjà dans Crémone : un prêtre, nommé Bozzoli, prévôt de Sainte-Marie-la-Neuve, avait introduit les troupes allemandes par un égout ; quatre cents soldats, entrés par cet égout dans la maison du prêtre, avaient sur-le-champ égorgé la garde des deux portes : les deux portes ouvertes, le prince Eugène entre avec quatre mille hommes. Tout cela s’était fait avant que le gouverneur, qui était espagnol, s’en fût douté, et avant que le maréchal de Villeroi fût éveillé. Le secret, l’ordre, la diligence, toutes les précautions possibles, avaient préparé l’entreprise. Le gouverneur espagnol se montre d’abord dans les rues avec quelques soldats ; il est tué d’un coup de fusil ; tous les officiers généraux sont tués ou pris, à la réserve du comte de Revel, lieutenant général, et du marquis de Praslin. Le hasard confondit la prudence du prince Eugène.

Le chevalier d’Entragues devait faire ce jour-là, dans la ville, une revue du régiment des vaisseaux, dont il était colonel, et déjà les soldats s’assemblaient à quatre heures du matin à une extrémité de la ville, précisément dans le temps que le prince Eugène entrait par l’autre. D’Entragues commence à courir par les rues avec ses soldats : il résiste aux Allemands qu’il rencontre ; il donne le temps au reste de la garnison d’accourir. Les officiers, les soldats, pêle-mêle, les uns mal armés, les autres presque nus, sans commandement, sans ordre, remplissent les rues, les places publiques. On combat en confusion, on se retranche de rue en rue, de place en place : deux régiments irlandais, qui faisaient partie de la garnison, arrêtent les efforts des Impériaux. Jamais ville n’avait été surprise avec plus de sagesse, ni défendue avec tant de valeur. La garnison était d’environ cinq mille hommes. Le prince Eugène n’en avait pas encore introduit plus de quatre mille. Un gros détachement de son armée devait arriver par le pont du Pô : les mesures étaient bien prises ; un autre hasard les dérangea toutes. Ce pont du Pô, mal gardé par environ cent soldats français, devait d’abord être saisi par les cuirassiers allemands, qui, dans l’instant que le prince Eugène entra dans la ville, furent commandés pour aller s’en emparer. Il fallait, pour cet effet, qu’étant entrés par la porte du midi, voisine de l’égout, ils sortissent sur-le-champ de Crémone, du côté du nord, par la porte du Pô, et qu’ils courussent au pont. Ils y allaient ; le guide qui les conduisait est tué d’un coup de fusil d’une fenêtre ; les cuirassiers prennent une rue pour une autre : ils allongent leur chemin. Dans ce petit intervalle de temps, les Irlandais se jettent à la porte du Pô ; ils combattent et repoussent les cuirassiers : le marquis de Praslin profite du moment ; il fait couper le pont : alors le secours que l’ennemi attendait ne peut arriver, et la ville est sauvée.

Le prince Eugène, après avoir combattu tout le jour, toujours maître de la porte par laquelle il était entré, se retire enfin, emmenant le maréchal de Villeroi et plusieurs officiers généraux prisonniers, mais ayant manqué Crémone, que son activité et sa prudence, jointes à la négligence du gouverneur, lui avaient donnée, et que le hasard et la valeur des Français et des Irlandais lui ôtèrent.

Le maréchal de Villeroi, extrêmement malheureux en cette occasion, fut condamné à Versailles par les courtisans avec toute la rigueur et l’amertume qu’inspiraient sa faveur et son caractère, dont l’élévation leur paraissait trop approcher de la vanité. Le roi, qui le plaignait sans le condamner, irrité qu’on blâmât si hautement son choix, s’échappa à dire*5 : « On se déchaîne contre lui, parce qu’il est mon favori », terme dont il ne se servit jamais pour personne que cette seule fois en sa vie. Le duc de Vendôme fut aussitôt nommé pour aller commander en Italie.

Le duc de Vendôme, petit-fils de Henri IV, était intrépide comme lui, doux, bienfaisant, sans faste, ne connaissant ni la haine, ni l’envie, ni la vengeance. Il n’était fier qu’avec des princes ; il se rendait l’égal de tout le reste. C’était le seul général sous lequel le devoir du service, et cet instinct de fureur purement animal et mécanique qui obéit à la voix des officiers, ne menassent point les soldats au combat : ils combattaient pour le duc de Vendôme ; ils auraient donné leur vie pour le tirer d’un mauvais pas, où la précipitation de son génie l’engageait quelquefois. Il ne passait pas pour méditer ses desseins avec la même profondeur que le prince Eugène, et pour entendre comme lui l’art de faire subsister les armées. Il négligeait trop les détails ; il laissait périr la discipline militaire ; la table et le sommeil lui dérobaient trop de temps, aussi bien qu’à son frère. Cette mollesse le mit plus d’une fois en danger d’être enlevé ; mais un jour d’action, il réparait tout par une présence d’esprit et par des lumières que le péril rendait plus vives ; et ces jours d’action, il les cherchait toujours : moins fait, à ce qu’on disait, pour une guerre défensive, et aussi propre à l’offensive que le prince Eugène.

Ce désordre et cette négligence qu’il portait dans les armées, il l’avait à un excès surprenant dans sa maison, et même sur sa personne : à force de haïr le faste, il en vint à une malpropreté cynique dont il n’y a point d’exemple ; et son désintéressement, la plus noble des vertus, devint en lui un défaut qui lui fit perdre, par son dérangement, beaucoup plus qu’il n’eût dépensé en bienfaits. On l’a vu manquer souvent du nécessaire. Son frère le grand-prieur, qui commanda sous lui en Italie, avait tous ces mêmes défauts, qu’il poussait encore plus loin, et qu’il ne rachetait que par la même valeur. Il était étonnant de voir deux généraux ne sortir souvent de leur lit qu’à quatre heures après midi, et deux princes, petits-fils de Henri IV, plongés dans une négligence de leurs personnes dont les plus vils des hommes auraient eu honte.

Ce qui est plus étonnant encore, c’est ce mélange d’activité et d’indolence avec lequel Vendôme fit contre Eugène une guerre d’artifices, de surprises, de marches, de passages de rivières, de petits combats souvent aussi inutiles que meurtriers, de batailles sanglantes où les deux partis s’attribuaient la victoire : telle fut celle de Luzara (15 août 1702), pour laquelle les Te Deum furent chantés à Vienne et à Paris. Vendôme était vainqueur toutes les fois qu’il n’avait pas affaire au prince Eugène en personne ; mais, dès qu’il le retrouvait en tête, la France n’avait plus aucun avantage.

Au milieu de ces combats (janvier 1703), et des sièges de tant de châteaux et de petites villes, des nouvelles secrètes arrivent à Versailles, que le duc de Savoie, petit-fils d’une sœur de Louis XIII, beau-père du duc de Bourgogne, beau-père de Philippe V, va quitter les Bourbons, et marchande l’appui de l’empereur. Tout le monde est surpris1 qu’il abandonne à la fois ses deux gendres, et même, à ce qu’on croit, ses véritables intérêts. Mais l’empereur lui promettait tout ce que ses gendres lui avaient refusé, le Montferrat-Mantouan, Alexandrie, Valence, les pays entre le Pô et le Tanaro, et plus d’argent que la France ne lui en donnait. Cet argent devait être fourni par l’Angleterre ; car l’empereur en avait à peine pour soudoyer ses armées. L’Angleterre, la plus riche des alliés, contribuait plus qu’eux tous pour la cause commune. Si le duc de Savoie consulta peu les lois des nations et celles de la nature, c’est une question de morale, laquelle se mêle peu de la conduite des souverains. L’événement seul a fait voir à la fin qu’il ne manqua pas, au moins dans son traité, aux lois de la politique ; mais il y manqua dans un autre point essentiel : ce fut en laissant ses troupes à la merci des Français, tandis qu’il traitait avec l’empereur. Le duc de Vendôme les fit désarmer (10 août 1703). Elle n’étaient, à la vérité, que de cinq mille hommes ; mais ce n’était pas un petit objet pour le duc de Savoie.

À peine la maison de Bourbon a-t-elle perdu cet allié, qu’elle apprend que le Portugal est déclaré contre elle. Pierre, roi de Portugal, reconnaît l’archiduc Charles pour roi d’Espagne. Le conseil impérial, au nom de cet archiduc, démembrait, en faveur de Pierre II, une monarchie dans laquelle il n’avait pas encore une ville : il lui cédait, par un de ces traités qui n’ont point eu d’exécution, Vigo, Bayonne, Alcantara, Badajoz, une partie de l’Estramadure, tous les pays situés à l’occident de la rivière de la Plata en Amérique ; en un mot, il partageait ce qu’il n’avait pas, pour acquérir ce qu’il pourrait en Espagne.

Le roi de Portugal, le prince de Darmstadt, ministre de l’archiduc, l’amirante de Castille, son partisan, implorèrent même le secours du roi de Maroc. Non seulement ils firent des traités avec ce barbare pour avoir des chevaux et du blé, mais ils demandèrent des troupes. L’empereur de Maroc, Muley Ismaël, le tyran le plus guerrier et le plus politique qui fût alors chez les nations mahométanes, ne voulut envoyer ces troupes qu’à des conditions dangereuses pour la chrétienté et honteuses pour le roi de Portugal : il demandait en otage un fils de ce roi et des villes. Le traité n’eut point lieu. Les chrétiens se déchirèrent de leurs propres mains, sans y joindre celles des barbares. Ce secours d’Afrique ne valait pas pour la maison d’Autriche celui d’Angleterre et de Hollande.

Churchill, comte et ensuite duc de Marlborough, déclaré général des troupes anglaises et hollandaises dès l’an 1702, fut l’homme le plus fatal à la grandeur de la France qu’on eût vu depuis plusieurs siècles. Il n’était pas comme ces généraux auxquels un ministre donne par écrit le projet d’une campagne, et qui, après avoir suivi à la tête d’une armée les ordres du cabinet, reviennent briguer l’honneur de servir encore. Il gouvernait alors la reine d’Angleterre, et par le besoin qu’on avait de lui, et par l’autorité que sa femme avait sur l’esprit de cette reine. Il menait le parlement par son crédit et par celui de Godolphin, grand-trésorier, dont le fils épousa sa fille. Ainsi, maître de la cour, du parlement, de la guerre, et des finances, plus roi que n’avait été Guillaume, aussi politique que lui, et beaucoup plus grand capitaine, il fit plus que les alliés n’osaient espérer. Il avait, par-dessus tous les généraux de son temps, cette tranquillité de courage au milieu du tumulte, et cette sérénité d’âme dans le péril, que les Anglais appellent cold head, tête froide. C’est peut-être cette qualité, le premier don de la nature pour le commandement, qui a donné autrefois tant d’avantage aux Anglais sur les Français dans les plaines de Poitiers, de Crécy et d’Azincourt.

Marlborough, guerrier infatigable pendant la campagne, devenait un négociateur aussi agissant pendant l’hiver. Il allait à La Haye et dans toutes les cours d’Allemagne ; il persuadait les Hollandais de s’épuiser pour abaisser la France ; il excitait les ressentiments de l’électeur palatin ; il allait flatter la fierté de l’électeur de Brandebourg, lorsque ce prince voulut être roi ; il lui présentait la serviette à table, pour en tirer le secours de sept à huit mille soldats. Le prince Eugène, de son côté, ne finissait une campagne que pour aller faire lui-même à Vienne les préparatifs de l’autre. On sait si les armées en sont mieux pourvues, quand le général est le ministre. Ces deux hommes, tantôt commandant ensemble, tantôt séparément, furent toujours d’intelligence : ils conféraient souvent à La Haye avec le grand pensionnaire Heinsius et le greffier Fagel, qui gouvernaient les Provinces-Unies avec autant de lumières que les Barnevelt et les de Witt, et avec plus de bonheur. Ils faisaient toujours de concert mouvoir les ressorts de la moitié de l’Europe contre la maison de Bourbon ; et le ministère de France était alors bien faible pour résister longtemps à ces forces réunies. Le secret de leur projet de campagne fut toujours gardé entre eux : ils arrangeaient eux-mêmes leurs desseins, et ne les confiaient à ceux qui les devaient seconder qu’au point de l’exécution. Chamillart, au contraire, n’étant ni politique, ni guerrier, ni même homme de finance, et jouant cependant le rôle d’un premier ministre, dans l’impuissance où il était de faire des arrangements par lui-même, les recevait de plusieurs mains subalternes. Son secret était quelquefois divulgué avant même qu’il sût précisément ce qu’on devait faire. C’est ce que le marquis de Feuquières lui reproche avec raison ; et Mme de Maintenon avoue dans ses lettres que cet homme qu’elle avait choisi était un ministre incapable. Ce fut là une des principales causes du malheur de la France.

Dès que Marlborough eut le commandement des armées confédérées en Flandre, il fit voir qu’il avait appris l’art de la guerre sous Turenne : il avait fait autrefois ses premières campagnes, volontaire, sous ce général. On ne l’appelait dans l’armée que le bel Anglais ; mais le vicomte de Turenne avait jugé que le bel Anglais serait un jour un grand homme. Il commença par élever des officiers subalternes, et jusqu’alors inconnus, dont il démêlait le mérite, sans s’assujettir à l’ordre du grade militaire, que nous appelons en France l’ordre du tableau. Il savait que quand les grades ne sont que la suite de l’ancienneté, l’émulation périt ; et qu’un officier, pour être plus ancien, n’est pas toujours meilleur. Il forma d’abord des hommes. Il gagna du terrain sur les Français sans combattre (1702). Le premier mois, le comte d’Athlone, général hollandais, lui disputa le commandement ; et dès le second, il fut obligé de lui déférer en tout. Le roi de France avait envoyé contre lui son petit-fils le duc de Bourgogne, prince sage et juste, né pour rendre les hommes heureux. Le maréchal de Boufflers, homme d’un courage infatigable, commandait l’armée sous ce jeune prince ; mais le duc de Bourgogne, après avoir vu prendre plusieurs places, après avoir été forcé de reculer par les marches savantes de l’Anglais, revint à Versailles au milieu de la campagne (septembre et octobre 1702). Boufflers resta seul témoin des succès de Marlborough, qui prit Venloo, Ruremonde, Liège, avançant toujours, et ne perdant pas un moment de supériorité.

Marlborough, de retour à Londres après cette campagne, reçut les honneurs dont on peut jouir dans une monarchie et dans une république ; créé duc par la reine, et ce qui est plus flatteur, remercié par les deux chambres du parlement, dont les députés vinrent le complimenter dans sa maison.

Il s’élevait cependant un homme qui semblait devoir rassurer la fortune de la France : c’était le maréchal duc de Villars, alors lieutenant général, et que nous avons vu depuis généralissime des armées de France, d’Espagne et de Sardaigne, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, officier plein d’audace et de confiance. Il avait été l’artisan de sa fortune par son opiniâtreté à faire au delà de son devoir. Il déplut quelquefois à Louis XIV, et, ce qui était dangereux, à Louvois, parce qu’il leur parlait avec la même hardiesse qu’il servait. On lui reprochait de n’avoir pas une modestie digne de sa valeur ; mais enfin on s’était aperçu qu’il avait un génie fait pour la guerre, et fait pour conduire les Français. On l’avait avancé en peu d’années, après l’avoir laissé languir longtemps.

Il n’y a guère eu d’hommes dont la fortune ait fait plus de jaloux, et qui ait dû moins en faire. Il a été maréchal de France, duc et pair, gouverneur de province ; mais il a sauvé l’État, et d’autres qui l’ont perdu, ou qui n’ont été que courtisans, ont eu à peu près les mêmes récompenses. On lui a reproché jusqu’à ses richesses, quoique médiocres, acquises par des contributions dans le pays ennemi, prix de sa valeur et de sa conduite ; pendant que ceux qui ont élevé des fortunes dix fois plus considérables par des voies honteuses les ont possédées avec l’approbation universelle. Il n’a guère commencé à jouir de sa renommée que vers l’âge de quatre-vingts ans. Il fallait qu’il survécût à toute la cour pour goûter pleinement sa gloire.

Il n’est pas inutile qu’on sache quelle a été la raison de cette injustice dans les hommes : c’est que le maréchal de Villars n’avait point d’art. Il n’avait ni celui de se faire des amis avec de la probité et de l’esprit, ni celui de se faire valoir, quoiqu’il parlât de lui-même comme il méritait que les autres en parlassent.

Il dit un jour au roi devant toute la cour, lorsqu’il prenait congé pour aller commander l’armée : « Sire, je vais combattre les ennemis de Votre Majesté, et je vous laisse au milieu des miens. » Il dit aux courtisans du duc d’Orléans, régent du royaume, devenus riches par ce bouleversement de l’État appelé système : « Pour moi, je n’ai jamais rien gagné que sur les ennemis. » Ses discours, où il se permettait le même courage que dans ses actions, rabaissaient trop les autres hommes, déjà assez irrités par son bonheur.

Il était, en ces commencements de la guerre, l’un des lieutenants généraux qui commandaient des détachements dans l’Alsace. Le prince de Bade, à la tête de l’armée impériale, venait de prendre Landau, défendu par Mélac pendant quatre mois. Ce prince faisait des progrès. Il avait les avantages du nombre, du terrain, et d’un commencement de campagne heureux. Son armée était dans ces montagnes du Brisgau qui touchent à la Forêt-Noire, et cette forêt immense séparait les troupes bavaroises des françaises. Catinat commandait dans Strasbourg. Sa circonspection l’empêcha d’entreprendre d’aller attaquer le prince de Bade avec tant de désavantages : l’armée de France eût été perdue sans ressource, et l’Alsace eût été ouverte par un mauvais succès. Villars, qui avait résolu d’être maréchal de France ou de périr, hasarda ce que Catinat n’osait faire ; il en obtint permission de la cour. Il marcha aux Impériaux avec une armée inférieure, vers Fridlingen, et donna la bataille qui porte ce nom.

(14 octobre 1702) La cavalerie se battait dans la plaine : l’infanterie française gravit au haut de la montagne, et attaqua l’infanterie allemande retranchée dans des bois. J’ai entendu dire plus d’une fois au maréchal de Villars que, la bataille étant gagnée, comme il marchait à la tête de son infanterie, une voix cria : « Nous sommes coupés. » À ce mot, tous ses régiments s’enfuirent. Il court à eux, et leur crie : « Allons, mes amis, la victoire est à nous : vive le roi ! » Les soldats répondent Vive le roi ! en tremblant, et recommencent à fuir. La plus grande peine qu’eut le général, ce fut de rallier les vainqueurs. Si deux régiments ennemis avaient paru dans le moment de cette terreur panique, les Français étaient battus : tant la fortune décide souvent du gain des batailles.

Le prince de Bade, après avoir perdu trois mille hommes, son canon, son champ de bataille, après avoir été poursuivi deux lieues à travers les bois et les défilés, tandis que, pour preuve de sa défaite, le fort de Fridlingen capitulait, manda cependant à Vienne qu’il avait remporté la victoire, et fit chanter un Te Deum plus honteux pour lui que la bataille perdue.

Les Français, remis de leur terreur panique, proclamèrent Villars maréchal de France sur le champ de bataille ; et le roi, quinze jours après, confirma ce que la voix des soldats lui avait donné.

(Avril 1703) Le maréchal de Villars joint enfin l’électeur de Bavière avec ses troupes victorieuses : il le trouve vainqueur de son côté, gagnant du terrain, et maître de la ville impériale de Ratisbonne, où l’Empire assemblé venait de conjurer sa perte.

Villars était plus fait pour bien servir l’État, en ne suivant que son génie, que pour agir de concert avec un prince. Il mena, ou plutôt il entraîna l’électeur au delà du Danube ; et quand le fleuve fut passé, l’électeur se repentit, voyant que le moindre échec laisserait ses États à la merci de l’empereur. Le comte de Styrum, à la tête d’un corps d’environ vingt mille hommes, allait se joindre à la grande armée du prince de Bade, auprès de Donavert. « Il faut les prévenir, dit le maréchal au prince : il faut tomber sur Styrum et marcher tout à l’heure. » L’électeur temporisait : il répondait qu’il en devait conférer avec ses généraux et ses ministres. « C’est moi qui suis votre ministre et votre général, lui répliquait Villars : vous faut-il d’autre conseil que moi, quand il s’agit de donner bataille ? » Le prince, occupé du danger de ses États, reculait encore ; il se fâchait contre le général : « Hé bien, lui dit Villars, si Votre Altesse électorale ne veut pas saisir l’occasion avec ses Bavarois, je vais combattre avec les Français » ; et aussitôt il donna ordre pour l’attaque. Le prince indigné*6, et ne voyant dans ce Français qu’un téméraire, fut obligé de combattre malgré lui. C’était dans les plaines d’Hochstedt, auprès de Donavert (20 septembre 1703).

Après la première charge, on vit encore un effet de ce que peut la fortune dans les combats. L’armée ennemie et la française, saisies d’une terreur panique, prirent la fuite toutes deux en même temps, et le maréchal de Villars se vit presque seul quelques minutes sur le champ de bataille : il rallia les troupes, les ramena au combat, et remporta la victoire. On tua trois mille Impériaux ; on en prit quatre mille ; ils perdirent leur canon et leur bagage. L’électeur se rendit maître d’Augsbourg. Le chemin de Vienne était ouvert. Il fut agité dans le conseil de l’empereur s’il sortirait de sa capitale.

La terreur de l’empereur était excusable : il était alors battu partout. (6 septembre) Le duc de Bourgogne, ayant sous lui les maréchaux de Tallard et de Vauban, venait de prendre le vieux Brisach. (14 novembre 1703) Tallard venait non seulement de reprendre Landau, mais il avait encore défait auprès de Spire le prince de Hesse, depuis roi de Suède, qui voulait secourir la ville. Si l’on en croit le marquis de Feuquières, cet officier et ce juge si instruit dans l’art militaire, mais si sévère dans ses jugements, le maréchal de Tallard ne gagna cette bataille que par une faute et par une méprise. Mais enfin il écrivit du champ de bataille au roi : « Sire, votre armée a pris plus d’étendards et de drapeaux qu’elle n’a perdu de simples soldats. »

Cette action fut celle de toute la guerre où la baïonnette fit le plus de carnage. Les Français, par leur impétuosité, avaient un grand avantage en se servant de cette arme. Elle est devenue depuis plus menaçante que meurtrière ; le feu soutenu et roulant a prévalu. Les Allemands et les Anglais s’accoutumèrent à tirer par divisions avec plus d’ordre et de promptitude que les Français. Les Prussiens furent les premiers qui chargèrent leurs fusils avec des baguettes de fer : le second roi de Prusse les disciplina de sorte qu’ils pouvaient tirer six coups par minute très aisément. Trois rangs tirant à la fois et avançant ensuite rapidement, décident aujourd’hui du sort des batailles. Les canons de campagne font un effet non moins redoutable ; les bataillons que ce feu ébranle n’attendent pas l’attaque des baïonnettes, et la cavalerie achève de les rompre. Ainsi la baïonnette effraye plus qu’elle ne tue, et l’épée est devenue absolument inutile à l’infanterie. La force du corps, l’adresse, le courage d’un combattant, ne lui servent plus de rien. Les bataillons sont devenus de grandes machines, dont la mieux montée dérange nécessairement celle qui lui est opposée. C’est précisément par cette raison que le prince Eugène a gagné contre les Turcs les célèbres batailles de Témisvar et de Belgrade, où les Turcs auraient eu probablement l’avantage par leur nombre supérieur, s’il y avait eu ce qu’on appelle une mêlée. Ainsi l’art de se détruire est non seulement tout autre de ce qu’il était avant l’invention de la poudre, mais de ce qu’il était il y a cent ans.

Cependant la fortune de la France se soutenant d’abord si heureusement du côté de l’Allemagne, on présumait que le maréchal de Villars la pousserait encore plus loin avec cette impétuosité qui déconcertait la lenteur allemande : mais ce même caractère qui en faisait un chef redoutable le rendait incompatible avec l’électeur de Bavière. Le roi voulait qu’un général ne fût fier qu’avec l’ennemi ; et l’électeur de Bavière fut assez malheureux pour demander un autre maréchal de France.

Villars lui-même, fatigué des petites intrigues d’une cour orageuse et intéressée, des irrésolutions de l’électeur, et plus encore des lettres du ministre d’État Chamillart, plein de prévention contre lui comme d’ignorance, demanda au roi sa retraite. Ce fut la seule récompense qu’il eut des opérations de guerre les plus savantes et d’une bataille gagnée. Chamillart, pour le malheur de la France, l’envoya dans le fond des Cévennes réprimer des paysans fanatiques, et il ôta aux armées françaises le seul général qui pût alors, ainsi que le duc de Vendôme, leur inspirer un courage invincible. On parlera de ces fanatiques dans le chapitre de la religion : Louis XIV avait alors des ennemis plus terribles, plus heureux, et plus irréconciliables que ces habitants des Cévennes.

*2. Le compilateur des Mémoires de madame de Maintenon dit que, vers la fin de la guerre précédente, le marquis de Nangis, colonel du régiment du roi, lui disait qu’on ne pourrait empêcher la désertion de ses soldats qu’en faisant casser la tête aux déserteurs. Remarquez que le marquis, depuis le maréchal de Nangis, ne fut colonel de ce régiment qu’en 1711.

*6. Tout ceci doit se trouver dans les Mémoires du maréchal de Villars manuscrits ; j’y ai lu ces détails. Le premier tome imprimé de ces Mémoires est absolument de lui ; les deux autres sont d’une main étrangère et un peu différente.

On voit, par les dépêches du maréchal, combien il avait à souffrir de la cour de Bavière : « Peut-être valait-il mieux lui plaire que de le bien servir. Ses gens en usent ainsi. Les Bavarois, les étrangers, tous ceux qui l’ont volé, friponné au jeu, livré à l’empereur, ont fait avec lui leur fortune, etc. »

Il entend par ces mots, livré à l’empereur, une intrigue que les ministres de l’électeur de Bavière formaient alors pour faire sa paix avec l’Autriche, dans le temps que la France combattait pour lui.