Un des premiers exploits de ces troupes anglaises fut de prendre Gibraltar, qui passait avec raison pour imprenable. Une longue chaîne de rochers escarpés en défendent toute approche du côté de terre : il n’y a point de port ; une baie longue, mal sûre et orageuse, y laisse les vaisseaux exposés aux tempêtes et à l’artillerie de la forteresse et du môle. Les bourgeois seuls de cette ville la défendraient contre mille vaisseaux et cent mille hommes ; mais cette force même fut la cause de la prise. Il n’y avait que cent hommes de garnison : c’en était assez ; mais ils négligeaient un service qu’ils croyaient inutile. Le prince de Hesse avait débarqué avec dix-huit cents soldats dans l’isthme qui est au nord, derrière la ville : mais, de ce côté-là, un rocher escarpé rend la ville inattaquable. La flotte tira en vain quinze mille coups de canon. Enfin des matelots, dans une de leurs réjouissances, s’approchèrent dans des barques sous le môle, dont l’artillerie devait les foudroyer : elle ne joua point. Ils montent sur le môle ; ils s’en rendent maîtres : les troupes y accourent ; il fallut que cette ville imprenable se rendît (4 août 1704). Elle est encore aux Anglais dans le temps que j’écris*1. L’Espagne, redevenue une puissance sous le gouvernement de la princesse de Parme, seconde femme de Philippe V, et victorieuse depuis en Afrique et en Italie, voit encore avec une douleur impuissante Gibraltar aux mains d’une nation septentrionale, dont les vaisseaux fréquentaient à peine, il y a deux siècles, la mer Méditerranée.
Immédiatement après la prise de Gibraltar, la flotte anglaise, maîtresse de la mer, attaqua à la vue de Malaga le comte de Toulouse, amiral de France : bataille indécise, à la vérité, mais dernière époque de la puissance de Louis XIV. Son fils naturel, le comte de Toulouse, amiral du royaume, y commandait cinquante vaisseaux de ligne et vingt-quatre galères : il se retira avec gloire et sans perte. (Mars 1705) Mais depuis, le roi ayant envoyé treize vaisseaux pour attaquer Gibraltar, tandis que le maréchal de Tessé l’assiégeait par terre, cette double témérité perdit à la fois et l’armée et la flotte : une partie des vaisseaux fut brisée par la tempête ; une autre prise par les Anglais à l’abordage, après une résistance admirable ; une autre brûlée sur les côtes d’Espagne. Depuis ce jour on ne vit plus de grandes flottes françaises, ni sur l’Océan, ni sur la Méditerranée ; la marine rentra presque dans l’état dont Louis XIV l’avait tirée, ainsi que tant d’autres choses éclatantes qui ont eu sous lui leur orient et leur couchant.
Ces mêmes Anglais, qui avaient pris pour eux Gibraltar, conquirent en six semaines le royaume de Valence et de Catalogne pour l’archiduc Charles ; ils prirent Barcelone par un hasard qui fut l’effet de la témérité des assiégeants.
Les Anglais étaient sous les ordres d’un des plus singuliers hommes qu’ait jamais portés ce pays si fertile en esprit fiers, courageux et bizarres : c’était le comte Peterborough, homme qui ressemblait en tout à ces héros dont l’imagination des Espagnols a rempli tant de livres. À quinze ans il était parti de Londres pour aller faire la guerre aux Maures, en Afrique ; il avait à vingt ans commencé la révolution d’Angleterre, et s’était rendu le premier en Hollande auprès du prince d’Orange : mais, de peur qu’on ne soupçonnât la raison de son voyage, il s’était embarqué pour l’Amérique, et de là il était allé à La Haye sur un vaisseau hollandais. Il perdit, il donna tout son bien, et rétablit sa fortune plus d’une fois. Il faisait alors la guerre en Espagne presque à ses dépens, et nourrissait l’archiduc et toute sa maison. C’était lui qui assiégeait Barcelone avec le prince de Darmstadt*2 : il lui propose une attaque soudaine aux retranchements qui couvrent le fort Mont-Joui et la ville. Ces retranchements, où le prince de Darmstadt périt, sont emportés l’épée à la main. Une bombe crève dans le fort sur le magasin des poudres, et le fait sauter : le fort est pris, la ville capitule. Le vice-roi parle à Peterborough à la porte de cette ville : les articles n’étaient pas encore signés quand on entend tout à coup des cris et des hurlements. « Vous nous trahissez, dit le vice-roi à Peterborough ; nous capitulons avec bonne foi, et voilà vos Anglais qui sont entrés dans la ville par les remparts : ils égorgent, ils pillent, ils violent. — Vous vous méprenez, répondit le comte Peterborough : il faut que ce soit des troupes du prince de Darmstadt. Il n’y a qu’un moyen de sauver votre ville, c’est de me laisser entrer sur-le-champ avec mes Anglais ; j’apaiserai tout, et je reviendrai à la porte achever la capitulation. » Il parlait d’un ton de vérité et de grandeur, qui, joint au danger présent, persuada le gouverneur : on le laissa entrer. Il court avec ses officiers, il trouve des Allemands et des Catalans qui, joints à la populace de la ville, saccageaient les maisons des principaux citoyens ; il les chasse ; il leur fait quitter le butin qu’ils enlevaient ; il rencontre la duchesse de Popoli entre les mains des soldats, prête à être déshonorée ; il la rend à son mari. Enfin, ayant tout apaisé il retourne à cette porte, et signe la capitulation. Les Espagnols étaient confondus de voir tant de magnanimité dans les Anglais que la populace avait pris pour des barbares impitoyables, parce qu’ils étaient hérétiques.
À la perte de Barcelone se joignit encore l’humiliation de vouloir inutilement la reprendre. Philippe V, qui avait pour lui la plus grande partie de l’Espagne, n’avait ni généraux, ni ingénieurs, ni presque de soldats : la France fournissait tout. Le comte de Toulouse revient bloquer le port avec vingt-cinq vaisseaux qui restaient à la France. Le maréchal de Tessé forme le siège avec trente et un escadrons et trente-sept bataillons ; mais la flotte anglaise arrive, la française se retire : le maréchal de Tessé lève le siège avec précipitation ; il laisse dans son camp des provisions immenses ; il fuit, et abandonne quinze cents blessés à l’humanité du comte de Peterborough. Toutes ces pertes étaient grandes : on ne savait s’il en avait plus coûté auparavant à la France pour vaincre l’Espagne, qu’il ne lui en coûtait alors pour la secourir. Toutefois le petit-fils de Louis XIV se soutenait par l’affection de la nation castillane, qui met son orgueil à être fidèle, et qui persistait dans son choix.
Les affaires allaient bien en Italie : Louis XIV était vengé du duc de Savoie. Le duc de Vendôme avait d’abord repoussé avec gloire le prince Eugène à la journée de Cassano, près de l’Adda (16 août 1705) ; journée sanglante, et l’une de ces batailles indécises pour lesquelles on chante des deux côtés des Te Deum, mais qui ne servent qu’à la destruction des hommes, sans avancer les affaires d’aucun parti. Après la bataille de Cassano, il avait gagné pleinement celle de Calcinato*3 (19 avril 1706), en l’absence du prince Eugène ; et ce prince, étant arrivé le lendemain de la bataille, avait vu encore un détachement de ses troupes entièrement défait. Enfin les alliés étaient obligés de céder tout le terrain au duc de Vendôme. Il ne restait plus guère que Turin à prendre : on allait l’investir ; il ne paraissait pas possible qu’on le secourût. Le maréchal de Villars, vers l’Allemagne, poussait le prince de Bade. Villeroi commandait en Flandre une armée de quatre-vingt mille hommes, et il se flattait de réparer contre Marlborough le malheur qu’il avait essuyé en combattant le prince Eugène. Son trop de confiance en ses propres lumières fut plus que jamais funeste à la France.
Près de la Mehaigne, et vers les sources de la petite Ghette, le maréchal de Villeroi avait campé son armée ; le centre était à Ramillies, village devenu aussi fameux qu’Hochstedt. Il eût pu éviter la bataille : les officiers généraux lui conseillaient ce parti ; mais le désir aveugle de la gloire l’emporta (23 mai 1706). Il fit, à ce qu’on prétend, la disposition de manière qu’il n’y avait pas un homme d’expérience qui ne prévît le mauvais succès ; des troupes de recrue, ni disciplinées ni complètes, étaient au centre ; il laissa les bagages entre les lignes de son armée ; il posta sa gauche derrière un marais, comme s’il eût voulu l’empêcher d’aller à l’ennemi*4.
Marlborough, qui remarquait toutes ces fautes, arrange son armée pour en profiter. Il voit que la gauche de l’armée française ne peut aller attaquer sa droite ; il dégarnit aussitôt cette droite pour fondre sur Ramillies avec un nombre supérieur. M. Gassion, lieutenant général, qui voit ce mouvement des ennemis, crie au maréchal : « Vous êtes perdu si vous ne changez votre ordre de bataille : dégarnissez votre gauche pour vous opposer à l’ennemi à nombre égal. Faites rapprocher vos lignes davantage. Si vous tardez un moment, il n’y a plus de ressource. » Plusieurs officiers appuyèrent ce conseil salutaire ; le maréchal ne les crut pas. Marlborough attaque. Il avait affaire à des ennemis rangés en bataille comme il les eût voulu poster lui-même pour les vaincre. Voilà ce que toute la France a dit, et l’histoire est en partie le récit des opinions des hommes : mais ne devait-on pas dire aussi que les troupes des alliés étaient mieux disciplinées, que leur confiance en leur chef et en leurs succès passés leur inspirait plus d’audace ? N’y eut-il pas des régiments français qui firent mal leur devoir ? Et les bataillons les plus inébranlables au feu ne font-ils pas la destinée des États ? L’armée française ne résista pas une demi-heure. On s’était battu près de huit heures à Hochstedt, et on avait tué près de huit mille hommes aux vainqueurs ; mais à la journée de Ramillies, on ne leur en tua pas deux mille cinq cents : ce fut une déroute totale ; les Français y perdirent vingt mille hommes, la gloire de la nation, et l’espérance de reprendre l’avantage. La Bavière, Cologne, avaient été perdues par la bataille d’Hochstedt ; toute la Flandre espagnole le fut par celle de Ramillies : Marlborough entra victorieux dans Anvers, dans Bruxelles ; il prit Ostende ; Menin se rendit à lui.
Le maréchal de Villeroi, au désespoir, n’osait écrire au roi cette défaite. Il resta cinq jours sans envoyer de courrier. Enfin il écrivit la confirmation de cette nouvelle, qui consternait déjà la cour de France ; et quand il reparut devant le roi, ce monarque, au lieu de lui faire des reproches, lui dit : « Monsieur le maréchal, on n’est pas heureux à notre âge1. »
Le roi tire aussitôt le duc de Vendôme d’Italie, où il ne le croyait pas nécessaire, pour l’envoyer réparer, s’il est possible, ce malheur. Il espérait du moins, avec apparence de raison, que la prise de Turin le consolerait de tant de pertes. Le prince Eugène n’était pas à portée de paraître pour secourir cette ville : il était au delà de l’Adige ; et ce fleuve, bordé en deçà d’une longue chaîne de retranchements, semblait rendre le passage impraticable. Cette grande ville était assiégée par quarante-six escadrons et cent bataillons.
Le duc de La Feuillade, qui les commandait, était l’homme le plus brillant et le plus aimable du royaume ; et quoique gendre du ministre, il avait pour lui la faveur publique. Il était fils de ce maréchal de La Feuillade qui érigea la statue de Louis XIV dans la place des Victoires : on voyait en lui le courage de son père, la même ambition, le même éclat, avec plus d’esprit. Il attendait, pour récompense de la conquête de Turin, le bâton de maréchal de France. Chamillart, son beau-père, qui l’aimait tendrement, avait tout prodigué pour lui assurer le succès. L’imagination est effrayée du détail des préparatifs de ce siège : les lecteurs qui ne sont point à portée d’entrer dans ces discussions seront peut-être bien aises de trouver ici quel fut cet immense et inutile appareil.
On avait fait venir cent quarante pièces de canon ; et il est à remarquer que chaque gros canon monté revient à environ deux mille écus. Il y avait cent dix mille boulets, cent six mille cartouches d’une façon, et trois cent mille d’une autre, vingt et un mille bombes, vingt-sept mille sept cents grenades, quinze mille sacs à terre, trente mille instruments pour le pionnage, douze cent mille livres de poudre. Ajoutez à ces munitions le plomb, le fer et le fer-blanc, les cordages, tout ce qui sert aux mineurs, le soufre, le salpêtre, les outils de toute espèce. Il est certain que les frais de tous ces préparatifs de destruction suffiraient pour fonder et pour faire fleurir la plus nombreuse colonie. Tout siège de grande ville exige ces frais immenses ; et quand il faut réparer chez soi un village ruiné, on le néglige.
Le duc de La Feuillade, plein d’ardeur et d’activité, plus capable que personne des entreprises qui ne demandaient que du courage, mais incapable de celles qui exigeaient de l’art, de la méditation et du temps, pressait ce siège contre toutes les règles. Le maréchal de Vauban, le seul général peut-être qui aimât mieux l’État que soi-même, avait proposé au duc de La Feuillade de venir diriger le siège comme ingénieur, et de servir dans son armée comme volontaire ; mais la fierté de La Feuillade prit les offres de Vauban pour de l’orgueil caché sous de la modestie ; il fut piqué que le meilleur ingénieur de l’Europe lui voulût donner des avis. Il manda dans une lettre que j’ai vue : « J’espère prendre Turin à la Cohorn. » Ce Cohorn était le Vauban des alliés, bon ingénieur, bon général, et qui avait pris plus d’une fois des places fortifiées par Vauban. Après une telle lettre, il fallait prendre Turin ; mais l’ayant attaqué par la citadelle, qui était le côté le plus fort, et n’ayant pas même entouré toute la ville, des secours, des vivres pouvaient y entrer ; le duc de Savoie pouvait en sortir, et plus le duc de La Feuillade mettait d’impétuosité dans des attaques réitérées et infructueuses, plus le siège traînait en longueur.
Le duc de Savoie sortit de la ville avec quelques troupes de cavalerie pour donner le change au duc de La Feuillade. Celui-ci se détache du siège pour courir après le prince, qui, connaissant mieux le terrain, échappe à ses poursuites. La Feuillade manque le duc de Savoie, et la conduite du siège en souffre.
Presque tous les historiens ont assuré que le duc de La Feuillade ne voulait point prendre Turin : ils prétendent qu’il avait juré à madame la duchesse de Bourgogne de respecter la capitale de son père ; ils débitent que cette princesse engagea Mme de Maintenon à faire prendre toutes les mesures qui furent le salut de cette ville. Il est vrai que presque tous les officiers de cette armée en ont été longtemps persuadés ; mais c’était un de ces bruits populaires qui décréditent le jugement des nouvellistes, et qui déshonorent les histoires. Il eût été d’ailleurs bien contradictoire que le même général eût voulu manquer Turin et prendre le duc de Savoie.
Depuis le 13 mai jusqu’au 20 juin, le duc de Vendôme, au bord de l’Adige, favorisait ce siège ; et il comptait, avec soixante-dix bataillons et soixante escadrons, fermer tous les passages au prince Eugène.
Le général des Impériaux manquait d’hommes et d’argent. Les merciers de Londres lui prêtèrent environ six millions de nos livres ; il fit enfin venir des troupes des cercles de l’Empire. La lenteur de ces secours eût pu perdre l’Italie ; mais la lenteur du siège de Turin était encore plus grande.
Vendôme était déjà nommé pour aller réparer les pertes de la Flandre. Mais, avant de quitter l’Italie, il souffre que le prince Eugène passe l’Adige ; il lui laisse traverser le canal Blanc, enfin le Pô même, fleuve plus large et en quelques endroits plus difficile que le Rhône. Le général français ne quitta les bords du Pô qu’après avoir vu le prince Eugène en état de pénétrer jusqu’auprès de Turin ; ainsi il laissa les affaires dans une grande crise en Italie, tandis qu’elles paraissaient désespérées en Flandre, en Allemagne et en Espagne.
Le duc de Vendôme va donc rassembler vers Mons les débris de l’armée de Villeroi ; et le duc d’Orléans, neveu de Louis XIV, vient commander vers le Pô les troupes du duc de Vendôme. Ces troupes étaient en désordre, comme si elles avaient été battues. Eugène avait passé le Pô à la vue de Vendôme ; il passe le Tanaro aux yeux du duc d’Orléans ; il prend Carpi, Corregio, Reggio ; il dérobe une marche aux Français ; enfin il joint le duc de Savoie auprès d’Asti. Tout ce que put faire le duc d’Orléans, ce fut de venir joindre le duc de La Feuillade au camp devant Turin. Le prince Eugène le suit en diligence. Il y avait alors deux partis à prendre : celui d’attendre le prince Eugène dans les lignes de circonvallation, ou celui de marcher à lui, lorsqu’il était encore auprès de Veillane. Le duc d’Orléans assemble un conseil de guerre : ceux qui le composaient étaient le maréchal de Marsin, celui-là même qui avait perdu la bataille d’Hochstedt, le duc de La Feuillade, Albergotti, Saint-Fremont, et d’autres lieutenants généraux. « Messieurs, leur dit le duc d’Orléans, si nous restons dans nos lignes, nous perdons la bataille : notre circonvallation est de cinq lieues d’étendue ; nous ne pouvons border tous ces retranchements. Vous voyez ici le régiment de la marine, qui n’est que sur deux hommes de hauteur ; là, vous voyez des endroits dégarnis entièrement. La Doire, qui passe dans notre camp, empêchera nos troupes de se porter mutuellement de prompts secours. Quand le Français attend qu’on l’attaque, il perd le plus grand de ses avantages, cette impétuosité de ces premiers moments d’ardeur qui décident si souvent du gain des batailles. Croyez-moi, il faut marcher à l’ennemi. » Tous les lieutenants généraux répondirent : Il faut marcher. Alors le maréchal de Marsin tire de sa poche un ordre du roi, par lequel on devait déférer à son avis en cas d’action ; et son avis fut de rester dans les lignes.
Le duc d’Orléans, indigné, vit qu’on ne l’avait envoyé à l’armée que comme un prince du sang, et non comme un général ; et, forcé de suivre le conseil du maréchal de Marsin, il se prépara à ce combat si désavantageux.
Les ennemis paraissaient vouloir former à la fois plusieurs attaques ; leurs mouvements jetaient l’incertitude dans le camp des Français. Le duc d’Orléans voulait une chose, Marsin et La Feuillade une autre ; on disputait, on ne concluait rien. Enfin on laisse les ennemis passer la Doire. Ils avancent sur huit colonnes de vingt-cinq hommes de profondeur ; il faut pour l’instant leur opposer des bataillons d’une épaisseur assez forte.
Albergotti, placé loin de l’armée, sur la montagne des Capucins, avait avec lui vingt mille hommes, et n’avait en tête que des milices qui n’osaient l’attaquer. On lui envoie demander douze mille hommes : il répond qu’il ne peut se dégarnir ; il donne des raisons spécieuses, on les écoute : le temps se perd. Le prince Eugène attaque les retranchements, et au bout de deux heures il les force. Le duc d’Orléans, blessé, s’était retiré pour se faire panser : à peine était-il entre les mains des chirurgiens, qu’on lui apprend que tout est perdu, que les ennemis sont maîtres du camp, et que la déroute est générale. Aussitôt il faut fuir : les lignes, les tranchées sont abandonnées, l’armée dispersée ; tous les bagages, les provisions, les munitions, la caisse militaire, tombent dans les mains du vainqueur (7 septembre 1706).
Le maréchal de Marsin, blessé à la cuisse, est fait prisonnier. Un chirurgien du duc de Savoie lui coupa la cuisse, et le maréchal mourut quelques moments après l’opération. Le chevalier Méthuin, ambassadeur d’Angleterre auprès du duc de Savoie, le plus généreux, le plus franc et le plus brave homme de son pays qu’on ait jamais employé dans les ambassades, avait toujours combattu à côté de ce souverain. Il avait vu prendre le maréchal de Marsin, et il fut témoin de ses derniers moments. Il m’a raconté que Marsin lui dit ces propres mots : « Croyez au moins, monsieur, que ç’a été contre mon avis que nous vous avons attendus dans nos lignes. » Ces paroles semblaient contredire formellement ce qui s’était passé dans le conseil de guerre, et elles étaient pourtant vraies : c’est que le maréchal de Marsin, en prenant congé à Versailles, avait représenté au roi qu’il fallait aller aux ennemis, en cas qu’ils parussent pour secourir Turin ; mais Chamillart, intimidé par les défaites précédentes, avait fait décider qu’on devait attendre, et non présenter la bataille ; et cet ordre, donné dans Versailles, fut cause que soixante mille hommes furent dispersés. Les Français n’avaient pas eu plus de deux mille hommes tués dans cette bataille ; mais on a déjà vu que le carnage fait moins que la consternation. L’impossibilité de subsister, qui ferait retirer une armée après la victoire, ramena vers le Dauphiné les troupes après la défaite. Tout était si en désordre que le comte de Médavi-Grancei, qui était alors dans le Mantouan avec un corps de troupes, et qui battit à Castiglione (9 septembre 1706) les Impériaux commandés par le landgrave de Hesse, depuis roi de Suède, ne remporta qu’une victoire inutile, quoique complète. On perdit en peu de temps le Milanais, le Mantouan, le Piémont, et enfin le royaume de Naples.
*1. En 1740.
*2. L’histoire de Reboulet appelle ce prince chef des factieux, comme s’il eût été un Espagnol révolté contre Philippe V.
*3. C’était à la vérité un comte de Revontlau, né en Danemark, qui commandait au combat de Calcinato ; mais il n’y avait que des troupes impériales.
La Beaumelle dit à ce sujet, dans ses Notes sur l’Histoire du Siècle de Louis XIV, que « les Danois ne valent pas mieux ailleurs que chez eux ». Il faut avouer que c’est une chose rare de voir un tel homme outrager ainsi toutes les nations.
*4. Voyez les Mémoires de Feuquières.