CHAPITRE XXI

SUITE DES DISGRÂCES DE LA FRANCE ET DE L’ESPAGNE. LOUIS XIV ENVOIE SON PRINCIPAL MINISTRE DEMANDER LA PAIX. BATAILLE DE MALPLAQUET PERDUE, ETC.

La bataille d’Hochstedt avait coûté à Louis XIV la plus florissante armée, et tout le pays du Danube au Rhin ; elle avait coûté à la maison de Bavière tous ses États. La journée de Ramillies avait fait perdre toute la Flandre jusqu’aux portes de Lille. La déroute de Turin avait chassé les Français d’Italie, ainsi qu’ils l’ont toujours été dans toutes les guerres depuis Charlemagne. Il restait des troupes dans le Milanais, et cette petite armée victorieuse sous le comte de Médavi. On occupait encore quelques places. On proposa de céder tout à l’empereur, pourvu qu’il laissât retirer ces troupes, qui montaient à près de quinze mille hommes. L’empereur accepta cette capitulation ; le duc de Savoie y consentit. Ainsi l’empereur, d’un trait de plume, devint le maître paisible en Italie ; la conquête du royaume de Naples et de Sicile lui fut assurée : tout ce qu’on avait regardé en Italie comme feudataire fut traité comme sujet. Il taxa la Toscane à cent cinquante mille pistoles, Mantoue à quarante mille. Parme, Modène, Lucques, Gênes, malgré leur liberté, furent comprises dans ces impositions.

L’empereur qui jouit de tous ces avantages n’était pas ce Léopold, ancien rival de Louis XIV, qui, sous les apparences de la modération, avait nourri sans éclat une ambition profonde ; c’était son fils aîné Joseph, vif, fier, emporté, et qui cependant ne fut pas plus grand guerrier que son père. Si jamais empereur parut fait pour asservir l’Allemagne et l’Italie, c’était Joseph 1er. Il domina delà les monts ; il rançonna le pape ; il fit mettre de sa seule autorité, en 1706, les électeurs de Bavière et de Cologne au ban de l’Empire ; il les dépouilla de leur électorat ; il retint en prison les enfants du Bavarois, et leur ôta jusqu’à leur nom. Leur père n’eut d’autre ressource que d’aller traîner sa disgrâce en France et dans les Pays-Bas. Philippe V lui céda depuis toute la Flandre espagnole, en 1712*1. S’il avait gardé cette province, c’était un établissement qui valait mieux que la Bavière, et qui le délivrait de l’assujettissement à la maison d’Autriche ; mais il ne put jouir que des villes de Luxembourg, de Namur et de Charleroi ; le reste était aux vainqueurs.

Tout semblait déjà menacer ce Louis XIV qui avait auparavant menacé l’Europe. Le duc de Savoie pouvait entrer en France. L’Angleterre et l’Écosse se réunissaient pour ne composer plus qu’un seul royaume ; ou plutôt l’Écosse, devenue province de l’Angleterre, contribuait à la puissance de son ancienne rivale. Tous les ennemis de la France semblaient, vers la fin de 1706 et au commencement de 1707, acquérir des forces nouvelles, et la France toucher à sa ruine. Elle était pressée de tous côtés, et sur mer et sur terre. De ces flottes formidables que Louis XIV avait formées, il restait à peine trente-cinq vaisseaux. En Allemagne, Strasbourg était encore frontière ; mais Landau perdu laissait toujours l’Alsace exposée. La Provence était menacée d’une invasion par terre et par mer ; ce qu’on avait perdu en Flandre faisait craindre pour le reste. Cependant, malgré tant de désastres, le corps de la France n’était point encore entamé ; et dans une guerre si malheureuse elle n’avait encore perdu que des conquêtes.

Louis XIV fit face partout. Quoique partout affaibli, il résistait, ou protégeait, ou attaquait encore de tous côtés. Mais on fut aussi malheureux en Espagne qu’en Italie, en Allemagne et en Flandre. On prétend que le siège de Barcelone avait été encore plus mal conduit que celui de Turin.

Le comte de Toulouse n’avait paru que pour ramener sa flotte à Toulon. Barcelone secourue, le siège abandonné, l’armée française, diminuée de moitié, s’était retirée sans munitions dans la Navarre, petit royaume qu’on conservait aux Espagnols, et dont nos rois ajoutent encore le titre à celui de France, par un usage qui semble au-dessous de leur grandeur.

À ces désastres s’en joignait un autre qui parut décisif. Les Portugais avec quelques Anglais prirent toutes les places devant lesquelles ils se présentèrent, et s’avancèrent jusque dans l’Estramadoure espagnole, différente de celle de Portugal. C’était un Français, devenu pair d’Angleterre, qui les commandait, milord Galloway, autrefois comte de Ruvigny ; tandis que le duc de Berwick, Anglais, et neveu de Marlborough, était à la tête des troupes de France et d’Espagne, qui ne pouvaient plus arrêter les victorieux.

Philippe V, incertain de sa destinée, était dans Pampelune. Charles, son compétiteur, grossissait son parti et ses forces en Catalogne : il était maître de l’Aragon, de la province de Valence, de Carthagène, d’une partie de la province de Grenade. Les Anglais avaient pris Gibraltar pour eux, et lui avaient donné Minorque, Iviça et Alicante. Les chemins d’ailleurs lui étaient ouverts jusqu’à Madrid. (26 juin 1706) Galloway y entra sans résistance, et fit proclamer roi l’archiduc Charles. Un simple détachement le fit aussi proclamer à Tolède.

Tout parut alors si désespéré pour Philippe V que le maréchal de Vauban, le premier des ingénieurs, le meilleur des citoyens, homme toujours occupé de projets, les uns utiles, les autres peu praticables, et tous singuliers, proposa à la cour de France d’envoyer Philippe V régner en Amérique : ce prince y consentit. On l’eût fait embarquer avec les Espagnols attachés à son parti. L’Espagne eût été abandonnée aux factions civiles. Le commerce du Pérou et du Mexique n’eût plus été que pour les Français ; et, dans ce revers de la famille de Louis XIV, la France eût encore trouvé sa grandeur. On délibéra sur ce projet à Versailles ; mais la constance des Castillans et les fautes des ennemis conservèrent la couronne à Philippe V. Les peuples aimaient dans Philippe le choix qu’ils avaient fait, et dans sa femme, fille du duc de Savoie, le soin qu’elle prenait de leur plaire, une intrépidité au-dessus de son sexe, et une constance agissante dans le malheur. Elle allait elle-même de ville en ville animer les cœurs, exciter le zèle, et recevoir les dons que lui apportaient les peuples. Elle fournit ainsi à son mari plus de deux cent mille écus en trois semaines. Aucun des grands qui avaient juré d’être fidèles ne fut traître. Quand Galloway fit proclamer l’archiduc dans Madrid, on cria : Vive Philippe ! et à Tolède, le peuple, ému, chassa ceux qui avaient proclamé l’archiduc.

Les Espagnols avaient jusque-là fait peu d’efforts pour soutenir leur roi ; ils en firent de prodigieux quand ils le virent abattu, et montrèrent en cette occasion une espèce de courage contraire à celui des autres peuples, qui commencent par de grands efforts, et qui se rebutent. Il est difficile de donner un roi à une nation malgré elle. Les Portugais, les Anglais, les Autrichiens, qui étaient en Espagne, furent harcelés partout, manquèrent de vivres, firent des fautes presque toujours inévitables dans un pays étranger, et furent battus en détail. Enfin Philippe V, trois mois après être sorti de Madrid en fugitif, y rentra triomphant, et fut reçu avec autant d’acclamations que son rival avait éprouvé de froideur et de répugnance (22 septembre 1706).

Louis XIV redoubla ses efforts quand il vit que les Espagnols en faisaient ; et tandis qu’il veillait à la sûreté de toutes les côtes sur l’Océan et sur la Méditerranée, en y plaçant des milices ; tandis qu’il avait une armée en Flandre, une auprès de Strasbourg, un corps dans la Navarre, un dans le Roussillon, il envoyait encore de nouvelles troupes au maréchal de Berwick dans la Castille.

(25 avril 1707) Ce fut avec ces troupes, secondées des Espagnols, que Berwick gagna la bataille importante d’Almanza sur Galloway. Almanza, ville bâtie par les Maures, est sur la frontière de Valence : cette belle province fut le prix de la victoire. Ni Philippe V ni l’archiduc ne furent présents à cette journée, et c’est sur quoi le fameux comte Peterborough, singulier en tout, s’écria « qu’on était bien bon de se battre pour eux ». C’est ce qu’il manda au maréchal de Tessé, et c’est ce que je tiens de sa bouche : il ajoutait qu’il n’y avait que des esclaves qui combattissent pour un homme, et qu’il fallait combattre pour une nation. Le duc d’Orléans, qui voulait être à cette action, et qui devait commander en Espagne, n’arriva que le lendemain ; mais il profita de la victoire : il prit plusieurs places, et entre autres Lérida, l’écueil du grand Condé.

(22 mai 1707) D’un autre côté, le maréchal de Villars, remis en France à la tête des armées, uniquement parce qu’on avait besoin de lui, réparait en Allemagne le malheur de la journée d’Hochstedt. Il avait forcé les lignes de Stolhoffen, au delà du Rhin, dissipé toutes les troupes ennemies, étendu les contributions à cinquante lieues à la ronde, pénétré jusqu’au Danube. Ce succès passager faisait respirer sur les frontières de l’Allemagne ; mais en Italie tout était perdu. Le royaume de Naples, sans défense, et accoutumé à changer de maître, était sous le joug des victorieux ; et le pape, qui n’avait pu empêcher que les troupes allemandes passassent par son territoire, voyait, sans oser murmurer, que l’empereur se fît son vassal malgré lui. C’est un grand exemple de la force des opinions reçues, et du pouvoir de la coutume, qu’on puisse toujours s’emparer de Naples sans consulter le pape, et qu’on n’ose jamais lui en refuser l’hommage.

Pendant que le petit-fils de Louis XIV perdait Naples, l’aïeul était sur le point de perdre la Provence et le Dauphiné. Déjà le duc de Savoie et le prince Eugène y étaient entrés par le col de Tende. Ces frontières n’étaient pas défendues comme le sont la Flandre et l’Alsace, théâtre éternel de la guerre, hérissé de citadelles que le danger avait averti d’élever. Point de pareilles précautions vers le Var, point de ces fortes places qui arrêtent l’ennemi, et qui donnent le temps d’assembler des armées. Cette frontière a été négligée jusqu’à nos jours, sans que peut-être on puisse en alléguer d’autre raison, sinon que les hommes étendent rarement leurs soins de tous les côtés. Le roi de France voyait avec une indignation douloureuse que ce même duc de Savoie, qui un an auparavant n’avait presque plus que sa capitale, et le prince Eugène, qui avait été élevé dans sa cour, fussent prêts de lui enlever Toulon et Marseille.

(Août 1707) Toulon était assiégé et pressé : une flotte anglaise, maîtresse de la mer, était devant le port et le bombardait. Un peu plus de diligence, de précautions, et de concert, auraient fait tomber Toulon. Marseille, sans défense, n’aurait pas tenu ; et il était vraisemblable que la France allait perdre deux provinces. Mais le vraisemblable n’arrive pas toujours. On eut le temps d’envoyer des secours. On avait détaché des troupes de l’armée de Villars, dès que ces provinces avaient été menacées ; et on sacrifia les avantages qu’on avait en Allemagne pour sauver une partie de la France. Le pays par où les ennemis pénétraient est sec, stérile, hérissé de montagnes, les vivres rares, la retraite difficile. Les maladies, qui désolèrent l’armée ennemie, combattirent encore pour Louis XIV. Le siège de Toulon fut levé (22 août 1707), et bientôt la Provence délivrée, et le Dauphiné hors de danger : tant le succès d’une invasion est rare, quand on n’a pas de grandes intelligences dans le pays. Charles-Quint y avait échoué ; et, de nos jours1, les troupes de la reine de Hongrie y échouèrent encore*2.

Cependant cette irruption, qui avait coûté beaucoup aux alliés, ne coûtait pas moins aux Français : elle avait ravagé une grande étendue de terrain, et divisé les forces.

L’Europe ne s’attendait pas que dans un temps d’épuisement et lorsque la France comptait pour un grand succès d’être échappée à une invasion, Louis XIV aurait assez de grandeur et de ressources pour tenter lui-même une invasion dans la Grande-Bretagne, malgré le dépérissement de ses forces maritimes, et malgré les flottes des Anglais qui couvraient la mer. Ce projet fut proposé par des Écossais attachés au fils de Jacques II. Le succès était douteux ; mais Louis XIV envisagea une gloire certaine dans la seule entreprise. Il a dit lui-même que ce motif l’avait déterminé autant que l’intérêt politique.

Porter la guerre dans la Grande-Bretagne, tandis qu’on en soutenait le fardeau si difficilement en tant d’autres endroits, et tenter de rétablir du moins sur le trône d’Écosse le fils de Jacques II, pendant qu’on pouvait à peine maintenir Philippe V sur celui d’Espagne, c’était une idée pleine de grandeur, et qui, après tout, n’était pas destituée de vraisemblance.

Parmi les Écossais, tous ceux qui ne s’étaient pas vendus à la cour de Londres gémissaient d’être dans la dépendance des Anglais. Leurs vœux secrets appelaient unanimement le descendant de leurs anciens rois chassé, au berceau, des trônes d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, et à qui on avait disputé jusqu’à sa naissance. On lui promit qu’il trouverait trente mille hommes en armes, qui combattraient pour lui, s’il pouvait seulement débarquer vers Édimbourg avec quelque secours de la France.

Louis XIV, qui dans ses prospérités passées avait fait tant d’efforts pour le père, en fit autant pour le fils dans le temps même de ses revers. Huit vaisseaux de guerre, soixante et dix bâtiments de transport, furent préparés à Dunkerque. Six mille hommes furent embarqués (mars 1708). Le comte de Gacé, depuis maréchal de Matignon, commandait les troupes ; le chevalier Forbin-Janson, l’un des plus grands hommes de mer, conduisait la flotte. La conjoncture paraissait favorable : il n’y avait en Écosse que trois mille hommes de troupes réglées ; l’Angleterre était dégarnie ; ses soldats étaient occupés en Flandre sous le duc de Marlborough. Mais il fallait arriver ; et les Anglais avaient en mer une flotte de près de cinquante vaisseaux de guerre. Cette entreprise fut entièrement semblable à celle que nous avons vue, en 1744, en faveur du petit-fils de Jacques II. Elle fut prévenue par les Anglais. Des contretemps la dérangèrent ; le ministère de Londres eut même le temps de faire revenir douze bataillons de Flandre. On se saisit dans Édimbourg des hommes les plus suspects. Enfin le prétendant s’étant présenté aux côtes d’Écosse, et n’ayant point vu de signaux convenus, tout ce que put faire le chevalier de Forbin, ce fut de le ramener à Dunkerque. Il sauva la flotte ; mais tout le fruit de l’entreprise fut perdu. Il n’y eut que Matignon qui y gagna. Ayant ouvert les ordres de la cour en pleine mer, il y vit les provisions de maréchal de France ; récompense de ce qu’il voulut et qu’il ne put faire.

Quelques historiens*3 ont supposé que la reine Anne était d’intelligence avec son frère. C’est une trop grande simplicité de penser qu’elle invitât son compétiteur à la venir détrôner. On a confondu les temps : on a cru qu’elle le favorisait alors parce que depuis elle le regarda en secret comme son héritier. Mais qui peut jamais vouloir être chassé par son successeur ?

Tandis que les affaires de la France devenaient de jour en jour plus mauvaises, le roi crut qu’en faisant paraître le duc de Bourgogne, son petit-fils, à la tête des armées de Flandre, la présence de l’héritier présomptif de la couronne ranimerait l’émulation, qui commençait trop à se perdre. Ce prince, d’un esprit ferme et intrépide, était pieux, juste et philosophe. Il était fait pour commander à des sages. Élève de Fénelon, archevêque de Cambrai, il aimait ses devoirs ; il aimait les hommes, il voulait les rendre heureux. Instruit dans l’art de la guerre, il regardait cet art plutôt comme le fléau du genre humain et comme une nécessité malheureuse, que comme une source de gloire. On opposa ce prince philosophe au duc de Marlborough ; on lui donna pour l’aider le duc de Vendôme. Il arriva ce qu’on ne voit que trop souvent : le grand capitaine ne fut pas assez écouté, et le conseil du prince balança souvent les raisons du général. Il se forma deux partis ; et dans l’armée des alliés il n’y en avait qu’un, celui de la cause commune. Le prince Eugène était alors sur le Rhin ; mais toutes les fois qu’il fut avec Marlborough, ils n’eurent jamais qu’un sentiment.

Le duc de Bourgogne était supérieur en forces ; la France, que l’Europe croyait épuisée, lui avait fourni une armée de près de cent mille hommes ; et les alliés n’en avaient alors que quatre-vingt mille. Il avait encore l’avantage des négociations dans un pays si longtemps espagnol, fatigué de garnisons hollandaises, et où beaucoup de citoyens penchaient pour Philippe V. Des intelligences lui ouvrirent les portes de Gand et d’Ypres ; mais les manœuvres de guerre firent évanouir le fruit des manœuvres de politique. La division, qui mettait de l’incertitude dans le conseil de guerre, fit que d’abord on marcha vers la Dendre, et que deux heures après on rebroussa vers l’Escaut, à Oudenarde, ainsi on perdit du temps. On trouva le prince Eugène et Marlborough qui n’en perdaient point, et qui étaient unis. On fut mis en déroute vers Oudenarde : ce n’était pas une grande bataille, mais ce fut une fatale retraite (11 juillet 1708)2. Les fautes se multiplièrent ; les régiments allaient où ils pouvaient, sans recevoir aucun ordre ; il y eut même plus de quatre mille hommes qui furent pris en chemin par l’armée ennemie à quelques milles du champ de bataille.

L’armée découragée se retira sans ordre sous Gand, sous Tournai, sous Ypres, et laissa tranquillement le prince Eugène, maître du terrain, assiéger Lille avec une armée moins nombreuse.

Mettre le siège devant une ville aussi grande et aussi fortifiée que Lille, sans être maître de Gand, sans pouvoir tirer ses convois que d’Ostende, sans les pouvoir conduire que par une chaussée étroite, au hasard d’être à tout moment surpris, c’est ce que l’Europe appela une action téméraire, mais que la mésintelligence et l’esprit d’incertitude qui régnaient dans l’armée française rendirent excusable ; c’est enfin ce que le succès justifia. Leurs grands convois, qui pouvaient être enlevés, ne le furent point. Les troupes qui les escortaient, et qui devaient être battues par un nombre supérieur, furent victorieuses. L’armée du duc de Bourgogne, qui pouvait attaquer les retranchements de l’armée ennemie encore imparfaits, ne les attaqua pas. Lille fut prise (23 octobre 1708) au grand étonnement de toute l’Europe, qui croyait le duc de Bourgogne plus en état d’assiéger Eugène et Marlborough, que ces généraux en état d’assiéger Lille. Le maréchal de Boufflers la défendit pendant près de quatre mois.

Les habitants s’accoutumèrent tellement au fracas du canon et à toutes les horreurs qui suivent un siège, qu’on donnait dans la ville des spectacles aussi fréquentés qu’en temps de paix, et qu’une bombe qui tomba près de la salle de la comédie n’interrompit point le spectacle.

Le maréchal de Boufflers avait mis si bon ordre à tout que les habitants de cette grande ville étaient tranquilles sur la foi de ses fatigues. Sa défense lui mérita l’estime des ennemis, les cœurs des citoyens, et les récompenses du roi. Les historiens, ou plutôt les écrivains de Hollande, qui ont affecté de le blâmer, auraient dû se souvenir que, quand on contredit la voix publique, il faut avoir été témoin, et témoin éclairé, ou prouver ce qu’on avance*4.

Cependant l’armée qui avait regardé faire le siège de Lille se fondait peu à peu ; elle laissa prendre ensuite Gand, Bruges, et tous ses postes l’un après l’autre. Peu de campagnes furent aussi fatales. Les officiers attachés au duc de Vendôme reprochaient toutes ces fautes au conseil du duc de Bourgogne ; et ce conseil rejetait tout sur le duc de Vendôme. Les esprits s’aigrissaient par le malheur. Un courtisan du duc de Bourgogne*5 dit un jour au duc de Vendôme : « Voilà ce que c’est de n’aller jamais à la messe ; aussi vous voyez quelles sont nos disgrâces. — Croyez-vous, lui répondit le duc de Vendôme, que Marlborough y aille plus souvent que moi ? » Les succès rapides des alliés enflaient le cœur de l’empereur Joseph : despotique dans l’Empire, maître de Landau, il voyait le chemin de Paris presque ouvert par la prise de Lille ; déjà même un parti hollandais avait eu la hardiesse de pénétrer de Courtrai jusqu’auprès de Versailles, et avait enlevé sur le pont de Sèvres le premier écuyer du roi, croyant se saisir de la personne du dauphin, père du duc de Bourgogne*6 : la terreur était dans Paris.

L’empereur avait autant d’espérance au moins d’établir son frère Charles en Espagne que Louis XIV d’y conserver son petit-fils. Déjà cette succession, que les Espagnols avaient voulu rendre indivisible, était partagée entre trois têtes : l’empereur avait pris pour lui la Lombardie et le royaume de Naples ; Charles, son frère, avait encore la Catalogne et une partie de l’Aragon. L’empereur força alors le pape Clément XI à reconnaître l’archiduc pour roi d’Espagne. Ce pape, dont on disait qu’il ressemblait à saint Pierre, parce qu’il affirmait, niait, se repentait, et pleurait, avait toujours reconnu Philippe V, à l’exemple de son prédécesseur ; et il était attaché à la maison de Bourbon. L’empereur l’en punit, en déclarant dépendants de l’Empire beaucoup de fiefs qui relevaient jusqu’alors des papes, et surtout Parme et Plaisance, en ravageant quelques terres ecclésiastiques, en se saisissant de la ville de Comacchio.

Autrefois un pape eût excommunié tout empereur qui lui aurait disputé le droit le plus léger, et cette excommunication eût fait tomber l’empereur du trône ; mais la puissance des clefs étant réduite à peu près au point où elle doit l’être, Clément XI, animé par la France, avait osé un moment se servir de la puissance du glaive. Il arma, et s’en repentit bientôt : il vit que les Romains, sous un gouvernement tout sacerdotal, n’étaient pas faits pour manier l’épée. Il désarma ; il laissa Comacchio en dépôt à l’empereur ; il consentit à écrire à l’archiduc : À notre très cher fils, roi catholique en Espagne. Une flotte anglaise dans la Méditerranée, et les troupes allemandes sur ses terres, le forcèrent bientôt d’écrire : À notre très cher fils, roi des Espagnes. Ce suffrage du pape, qui n’était rien dans l’Empire d’Allemagne, pouvait quelque chose sur le peuple espagnol, à qui on avait fait accroire que l’archiduc était indigne de régner, parce qu’il était protégé par des hérétiques qui s’étaient emparés de Gibraltar.

(Août 1708) Restait à la monarchie espagnole, au delà du continent, l’île de Sardaigne avec celle de Sicile. Une flotte anglaise donna la Sardaigne à l’empereur Joseph ; car les Anglais voulaient que l’archiduc son frère n’eût que l’Espagne : leurs armes faisaient alors les traités de partage. Ils réservèrent la conquête de la Sicile pour un autre temps, et aimèrent mieux employer leurs vaisseaux à chercher sur les mers les galions de l’Amérique, dont ils prirent quelques-uns, qu’à donner à l’empereur de nouvelles terres.

La France était aussi humiliée que Rome, et plus en danger : les ressources s’épuisaient ; le crédit était anéanti ; les peuples, qui avaient idolâtré leur roi dans ses prospérités, murmuraient contre Louis XIV malheureux.

Des partisans, à qui le ministère avait vendu la nation pour quelque argent comptant dans ses besoins pressants, s’engraissaient du malheur public, et insultaient à ce malheur par leur luxe. Ce qu’ils avaient prêté était dissipé. Sans l’industrie hardie de quelques négociants, et surtout de ceux de Saint-Malo, qui allèrent au Pérou, et rapportèrent trente millions, dont ils prêtèrent la moitié à l’État, Louis XIV n’aurait pas eu de quoi payer ses troupes. La guerre avait ruiné la France, et des marchands la sauvèrent. Il en fut de même en Espagne ; les galions qui ne furent pas pris par les Anglais servirent à défendre Philippe. Mais cette ressource de quelques mois ne rendait pas les recrues de soldats plus faciles. Chamillart, élevé au ministère des finances et de la guerre, se démit, en 1708, des finances, qu’il laissa dans un désordre que rien ne put réparer sous ce règne ; et, en 1709, il quitta le ministère de la guerre, devenu non moins difficile que l’autre. On lui reprochait beaucoup de fautes ; le public, d’autant plus sévère qu’il souffrait, ne songeait pas qu’il y a des temps malheureux où les fautes sont inévitables*7. Voisin, qui après lui gouverna l’état militaire, et Desmarets, qui administra les finances, ne purent ni faire des plans de guerre plus heureux, ni rétablir un crédit anéanti.

(1709) Le cruel hiver de 1709 acheva de désespérer la nation. Les oliviers, qui sont une grande ressource dans le midi de la France, périrent. Presque tous les arbres fruitiers gelèrent. Il n’y eut point d’espérance de récolte. On avait très peu de magasins ; les grains qu’on pouvait faire venir à grands frais des Échelles du Levant et de l’Afrique pouvaient être pris par les flottes ennemies, auxquelles on n’avait presque plus de vaisseaux de guerre à opposer. Le fléau de cet hiver était général dans l’Europe, mais les ennemis avaient plus de ressources. Les Hollandais surtout, qui ont été si longtemps les facteurs des nations, avaient assez de magasins pour mettre les armées florissantes des alliés dans l’abondance, tandis que les troupes de France, diminuées et découragées, semblaient devoir périr de misère.

Le roi vendit pour quatre cent mille francs de vaisselle d’or. Les plus grands seigneurs envoyèrent leur vaisselle d’argent à la Monnaie. On ne mangea dans Paris que du pain bis pendant quelques mois. Plusieurs familles, à Versailles même, se nourrirent de pain d’avoine. Mme de Maintenon en donna l’exemple.

Louis XIV, qui avait déjà fait quelques avances pour la paix, n’hésita pas, dans ces circonstances funestes, à la demander à ces mêmes Hollandais autrefois si maltraités par lui.

Les États Généraux n’avaient plus de stathouder depuis la mort du roi Guillaume ; et les magistrats hollandais, qui appelaient déjà leurs familles les familles patriciennes, étaient autant de rois. Les quatre commissaires hollandais, députés à l’armée, traitaient avec fierté trente princes d’Allemagne à leur solde. « Qu’on fasse venir Holstein, disaient-ils ; qu’on dise à Hesse de nous venir parler*8. » Ainsi s’expliquaient des marchands qui, dans la simplicité de leurs vêtements et dans la frugalité de leurs repas, se plaisaient à écraser à la fois l’orgueil allemand qui était à leurs gages, et la fierté d’un grand roi autrefois leur vainqueur.

On les avait vus vendre à bas prix leur attachement à Louis XIV, en 1665 ; soutenir leurs malheurs, en 1672, et les réparer avec un courage intrépide ; et alors ils voulaient user de leur fortune. Ils étaient bien loin de s’en tenir à faire voir aux hommes, par de simples démonstrations de supériorité, qu’il n’y a de vraie grandeur que la puissance : ils voulaient que leur État eût en souveraineté dix villes en Flandre, entre autres Lille, qui était entre leurs mains, et Tournai, qui n’y était pas encore. Ainsi les Hollandais prétendaient retirer le fruit de la guerre, non seulement aux dépens de la France, mais encore aux dépens de l’Autriche, pour laquelle ils combattaient, comme Venise avait autrefois augmenté son territoire des terres de tous ses voisins. L’esprit républicain est au fond aussi ambitieux que l’esprit monarchique.

Il y parut bien quelques mois après ; car, lorsque ce fantôme de négociation fut évanoui, lorsque les armes des alliés eurent encore de nouveaux avantages, le duc de Marlborough, plus maître alors que sa souveraine en Angleterre, et gagné par la Hollande, fit conclure avec les États Généraux, en 1709, ce célèbre traité de la barrière, par lequel ils resteraient maîtres de toutes les villes frontières qu’on prendrait sur la France, auraient garnison dans vingt places de la Flandre, aux dépens du pays, dans Huy, dans Liège et dans Bonn, et auraient en toute souveraineté la haute Gueldre. Ils seraient devenus en effet souverains des dix-sept provinces des Pays-Bas ; ils auraient dominé dans Liège et dans Cologne. C’est ainsi qu’ils voulaient s’agrandir sur les ruines mêmes de leurs alliés. Ils nourrissaient déjà ces projets élevés, quand le roi leur envoya secrètement le président Rouillé pour essayer de traiter avec eux.

Ce négociateur vit d’abord, dans Anvers, deux magistrats d’Amsterdam, Bruys et Vanderdussen, qui parlèrent en vainqueurs, et qui déployèrent avec l’envoyé du plus fier des rois toute la hauteur dont ils avaient été accablés en 1672. On affecta ensuite de négocier quelque temps avec lui, dans un de ces villages que les généraux de Louis XIV avaient mis autrefois à feu et à sang. Quand on l’eut joué assez longtemps, on lui déclara qu’il fallait que le roi de France forçât le roi son petit-fils à descendre du trône sans aucun dédommagement ; que l’électeur de Bavière, François-Marie, et son frère l’électeur de Cologne, demandassent grâce, ou que le sort des armes ferait les traités.

Les dépêches désespérantes du président Rouillé arrivaient coup sur coup au conseil, dans le temps de la plus déplorable misère où le royaume eût été réduit dans les temps les plus funestes. L’hiver de 1709 laissait des traces affreuses ; le peuple dépérissait de famine ; les troupes n’étaient point payées ; la désolation était partout. Les gémissements et les terreurs du public augmentaient encore le mal.

Le conseil était composé du dauphin, du duc de Bourgogne son fils, du chancelier de France Pontchartrain, du duc de Beauvilliers, du marquis de Torci, du secrétaire d’État de la guerre Chamillart, et du contrôleur général Desmarets. Le duc de Beauvilliers fit une peinture si touchante de l’état où la France était réduite, que le duc de Bourgogne en versa des larmes, et tout le conseil y mêla les siennes. Le chancelier conclut à faire la paix à quelque prix que ce pût être. Les ministres de la guerre et des finances avouèrent qu’ils étaient sans ressource. « Une scène si triste, dit le marquis de Torci, serait difficile à décrire, quand même il serait permis de révéler le secret de ce qu’elle eut de plus touchant. » Ce secret n’était que celui des pleurs qui coulèrent.

Le marquis de Torci, dans cette crise, proposa d’aller lui-même partager les outrages qu’on faisait au roi dans la personne du président Rouillé ; mais comment pouvait-il espérer d’obtenir ce que les vainqueurs avaient déjà refusé ? Il ne devait s’attendre qu’à des conditions plus dures.

Les alliés commençaient déjà la campagne. Torci, sous un nom emprunté, va jusque dans La Haye (22 mai 1709). Le grand-pensionnaire Heinsius est bien étonné quand on lui annonce que celui qui est regardé chez les étrangers comme le principal ministre de France est dans son antichambre. Heinsius avait été autrefois envoyé en France par le roi Guillaume, pour y discuter ses droits sur la principauté d’Orange. Il s’était adressé à Louvois, secrétaire d’État ayant le département du Dauphiné, sur la frontière duquel Orange est située. Le ministre de Guillaume parla vivement, non seulement pour son maître, mais pour les réformés d’Orange. Croirait-on que Louvois lui répondit « qu’il le ferait mettre à la Bastille*9 » ? Un tel discours tenu à un sujet eût été odieux ; tenu à un ministre étranger, c’était un insolent outrage aux droits des nations. On peut juger s’il avait laissé des impressions profondes dans le cœur du magistrat d’un peuple libre.

Il y a peu d’exemples de tant d’orgueil suivi de tant d’humiliations. Le marquis de Torci, suppliant dans La Haye, au nom de Louis XIV, s’adressa au prince Eugène et au duc de Marlborough, après avoir perdu son temps avec Heinsius. Tous trois voulaient la continuation de la guerre. Le prince y trouvait sa grandeur et sa vengeance ; le duc, sa gloire et une fortune immense, qu’il aimait également ; le troisième, gouverné par les deux autres, se regardait comme un Spartiate qui abaissait un roi de Perse. Ils proposèrent non pas une paix, mais une trêve, et pendant cette trêve une satisfaction entière pour tous leurs alliés, et aucune pour les alliés du roi ; à condition que le roi se joindrait à ses ennemis pour chasser d’Espagne son propre petit-fils, dans l’espace de deux mois ; et que, pour sûreté, il commencerait par céder à jamais dix villes aux Hollandais dans la Flandre, par rendre Strasbourg et Brisach, et par renoncer à la souveraineté de l’Alsace. Louis XIV ne s’était pas attendu, quand il refusait autrefois un régiment au prince Eugène, quand Churchill n’était pas encore colonel en Angleterre, et qu’à peine le nom de Heinsius lui était connu, qu’un jour ces trois hommes lui imposeraient de pareilles lois. En vain Torci voulut tenter Marlborough par l’offre de quatre millions ; le duc, qui aimait autant la gloire que l’argent, et qui par ses gains immenses, produits par des victoires, était au-dessus de quatre millions, laissa au ministre de France la douleur d’une proposition honteuse et inutile. Torci rapporta au roi les ordres de ses ennemis. Louis XIV fit alors ce qu’il n’avait jamais fait avec ses sujets : il se justifia devant eux ; il adressa aux gouverneurs des provinces, aux communautés des villes, une lettre circulaire par laquelle, en rendant compte à ses peuples du fardeau qu’il était obligé de leur faire encore soutenir, il excitait leur indignation, leur honneur, et même leur pitié*10. Les politiques dirent que Torci n’était allé s’humilier à La Haye que pour mettre les ennemis dans leur tort, pour justifier Louis XIV aux yeux de l’Europe, et pour animer les Français par le ressentiment de l’outrage fait en sa personne à la nation ; mais il n’y était allé réellement que pour demander la paix. On laissa même encore quelques jours le président Rouillé à La Haye, pour tâcher d’obtenir des conditions moins accablantes ; et, pour toute réponse, les États ordonnèrent à Rouillé de partir dans vingt-quatre heures.

Louis XIV, à qui l’on rapporta des réponses si dures, dit en plein conseil : « Puisqu’il faut faire la guerre, j’aime mieux la faire à mes ennemis qu’à mes enfants. » Il se prépara donc à tenter encore la fortune en Flandre. La famine, qui désolait les campagnes, fut une ressource pour la guerre : ceux qui manquaient de pain se firent soldats. Beaucoup de terres restèrent en friche ; mais on eut une armée. Le maréchal de Villars, qu’on avait envoyé commander l’année précédente en Savoie quelques troupes dont il avait réveillé l’ardeur, et qui avait eu quelques petits succès, fut rappelé en Flandre, comme celui en qui l’État mettait son espérance.

Déjà Marlborough avait pris Tournai, dont Eugène avait couvert le siège. Déjà ces deux généraux marchaient pour investir Mons. Le maréchal de Villars s’avança pour les en empêcher. Il avait avec lui le maréchal de Boufflers, son ancien, qui avait demandé à servir sous lui. Boufflers aimait véritablement le roi et la patrie. Il prouva en cette occasion (malgré la maxime d’un homme de beaucoup d’esprit) que, dans un État monarchique, et surtout sous un bon maître, il y a des vertus. Il y en a sans doute tout autant que dans les républiques, avec moins d’enthousiasme peut-être, mais avec plus de ce qu’on appelle honneur*11.

Dès que les Français s’avancèrent pour s’opposer à l’investissement de Mons, les alliés vinrent les attaquer près des bois de Blangies et du village de Malplaquet.

L’armée des alliés était d’environ quatre-vingt mille combattants, et celle du maréchal de Villars d’environ soixante et dix mille. Les Français traînaient avec eux quatre-vingts pièces de canon, les alliés cent quarante, Le duc de Marlborough commandait l’aile droite, où étaient les Anglais et les troupes allemandes à la solde d’Angleterre ; le prince Eugène était au centre ; Tilli et un comte de Nassau à la gauche, avec les Hollandais.

Le maréchal de Villars prit pour lui la gauche, et laissa la droite au maréchal de Boufflers. Il avait retranché son armée à la hâte, manœuvre probablement convenable à des troupes inférieures en nombre, longtemps malheureuses, dont la moitié était composée de nouvelles recrues, et convenable encore à la situation de la France, qu’une défaite entière eût mise aux derniers abois. Quelques historiens ont blâmé le général dans sa disposition. « Il devait, disaient-ils, passer une large trouée, au lieu de la laisser devant lui. » Ceux qui de leur cabinet jugent ainsi ce qui se passe sur un champ de bataille ne sont-ils pas trop habiles ?

Tout ce que je sais, c’est que le maréchal dit lui-même que les soldats, qui, ayant manqué de pain un jour entier, venaient de le recevoir, en jetèrent une partie pour courir plus légèrement au combat. Il y a eu, depuis plusieurs siècles, peu de batailles plus disputées et plus longues, aucune plus meurtrière. Je ne dirai autre chose de cette bataille que ce qui fut avoué de tout le monde. La gauche des ennemis, où combattaient les Hollandais, fut presque toute détruite, et même poursuivie la baïonnette au bout du fusil. Marlborough, à la droite, faisait et soutenait les plus grands efforts. Le maréchal de Villars dégarnit un peu son centre pour s’opposer à Marlborough, et alors même ce centre fut attaqué ; les retranchements qui le couvraient furent emportés ; le régiment des gardes, qui le défendait, ne put résister. Le maréchal, en accourant de sa gauche à son centre, fut blessé, et la bataille fut perdue. Le champ était jonché de près de trente mille morts ou mourants (11 septembre 1709).

On marchait sur les cadavres entassés, surtout au quartier des Hollandais. La France ne perdit guère plus de huit mille hommes dans cette journée. Ses ennemis en laissèrent environ vingt et un mille tués ou blessés ; mais le centre étant forcé, les deux ailes coupées, ceux qui avaient fait le plus grand carnage furent les vaincus.

Le maréchal de Boufflers*12 fit la retraite en bon ordre, aidé du prince de Tingri-Montmorency, depuis maréchal de Luxembourg, héritier du courage de ses pères. L’armée se retira entre le Quesnoy et Valenciennes, emportant plusieurs drapeaux et étendards pris sur les ennemis. Ces dépouilles consolèrent Louis XIV ; et on compta pour une victoire l’honneur de l’avoir disputée si longtemps, et de n’avoir perdu que le champ de bataille. Le maréchal de Villars, en revenant à la cour, assura le roi que sans sa blessure il aurait remporté la victoire. J’en ai vu ce général persuadé ; mais j’ai vu peu de personnes qui le crussent.

On peut s’étonner qu’une armée qui avait tué aux ennemis deux tiers plus de monde qu’elle n’en avait perdu, n’essayât pas d’empêcher que ceux qui n’avaient eu d’autre avantage que celui de coucher au milieu de leurs morts allassent faire le siège de Mons. Les Hollandais craignirent pour cette entreprise. Ils hésitèrent. Mais le nom de bataille perdue impose aux vaincus, et les décourage. Les hommes ne font jamais tout ce qu’ils peuvent faire, et le soldat à qui on dit qu’il a été battu craint de l’être encore. Ainsi Mons fut assiégé et pris et toujours pour les Hollandais, qui le gardèrent ainsi que Tournai et Lille.

*5. Le marquis d’O.

*6. Ce furent des officiers au service de Hollande qui firent ce coup hardi. Presque tous étaient des Français que la révocation fatale de l’édit de Nantes avait forcés de choisir une nouvelle patrie ; ils prirent la chaise du marquis de Beringhen pour celle du dauphin, parce qu’elle avait l’écusson de France. L’ayant enlevé, ils le firent monter à cheval ; mais comme il était âgé et infirme, ils eurent la politesse en chemin de lui chercher une chaise de poste. Cela consuma du temps. Les pages du roi coururent après lui ; le premier écuyer fut délivré ; et ceux qui l’avaient enlevé furent prisonniers eux-mêmes ; quelques minutes plus tard, ils auraient pris le dauphin, qui arrivait après Beringhen avec un seul garde.

*8. C’est ce que l’auteur tient de la bouche de vingt personnes qui les entendirent parler ainsi à Lille, après la prise de cette ville. Cependant il se peut que ces expressions fussent moins l’effet d’une fierté grossière que le style laconique assez en usage dans les armées.

*9. Voyez les Mémoires de Torci, tome III, page 2 ; ils ont confirmé tout ce qui est avancé ici.

*11. Cet endroit mérite d’être éclairci. L’auteur célèbre de L’Esprit des lois dit que l’honneur est le principe des gouvernements monarchiques, et la vertu le principe des gouvernements républicains.

Ce sont là des idées vagues et confuses qu’on a attaquées d’une manière aussi vague, parce que rarement on convient de la valeur des termes, rarement on s’entend. L’honneur est le désir d’être honoré, d’être estimé : de là vient l’habitude de ne rien faire dont on puisse rougir. La vertu est l’accomplissement des devoirs, indépendamment du désir de l’estime. De là vient que l’honneur est commun, la vertu rare.

Le principe d’une monarchie ou d’une république n’est ni l’honneur ni la vertu. Une monarchie est fondée sur le pouvoir d’un seul ; une république est fondée sur le pouvoir que plusieurs ont d’empêcher le pouvoir d’un seul. La plupart des monarchies ont été établies par des chefs d’armée, les républiques par des citoyens assemblés. L’honneur est commun à tous les hommes, et la vertu rare dans tout gouvernement. L’amour-propre de chaque membre d’une république veille sur l’amour-propre des autres ; chacun voulant être maître, personne ne l’est ; l’ambition de chaque particulier est un frein public, et l’égalité règne.

Dans une monarchie affermie, l’ambition ne peut s’élever qu’en plaisant au maître, ou à ceux qui gouvernent sous le maître. Il n’y a dans ces premiers ressorts ni honneur ni vertu, de part ni d’autre ; il n’y a que de l’intérêt. La vertu est en tout pays le fruit de l’éducation et du caractère. Il est dit dans L’Esprit des lois qu’il faut plus de vertu dans une république ; c’est en un sens tout le contraire ; il faut beaucoup plus de vertu dans une cour, pour résister à tant de séductions. Le duc de Montausier, le duc de Beauvilliers, étaient des hommes d’une vertu très austère. Le maréchal de Villeroi joignit des mœurs plus douces à une probité non moins incorruptible. Le marquis de Torci a été un des plus honnêtes hommes de l’Europe, dans une place où la politique permet le relâchement dans la morale. Les contrôleurs généraux Le Pelletier et Chamillart passèrent pour être moins habiles que vertueux.

Il faut avouer que Louis XIV, dans cette guerre malheureuse, ne fut guère entouré que d’hommes irréprochables ; c’est une observation très vraie et très importante dans une histoire où les mœurs ont tant de part.