Non seulement les ennemis avançaient ainsi pied à pied, et faisaient tomber de ce côté toutes les barrières de la France, mais ils prétendaient, aidés du duc de Savoie, aller surprendre la Franche-Comté, et pénétrer par les deux bouts dans le cœur du royaume. Le général Merci, chargé de faciliter cette entreprise, en entrant dans la haute Alsace par Bâle, fut heureusement arrêté près de l’île de Neubourg sur le Rhin par le comte depuis le maréchal du Bourg (26 août 1709). Je ne sais par quelle fatalité ceux qui ont porté le nom de Merci ont toujours été aussi malheureux qu’estimés. Celui-ci fut vaincu de la manière la plus complète. Rien ne fut entrepris du côté de la Savoie, mais on n’en craignait pas moins du côté de la Flandre ; et l’intérieur du royaume était dans un état si languissant que le roi demanda encore la paix en suppliant. Il offrait de reconnaître l’archiduc pour roi d’Espagne, de ne donner aucun secours à son petit-fils, et de l’abandonner à sa fortune ; de donner quatre places en otages ; de rendre Strasbourg et Brisach ; de renoncer à la souveraineté de l’Alsace, et de n’en garder que la préfecture ; de raser toutes ses places depuis Bâle jusqu’à Philipsbourg ; de combler le port si longtemps redoutable de Dunkerque, et d’en raser les fortifications ; de laisser aux États Généraux Lille, Tournai, Ypres, Menin, Furnes, Condé, Maubeuge. Voilà les points principaux qui devaient servir de fondement à la paix qu’il implorait.
Les alliés voulurent encore goûter le triomphe de discuter les soumissions de Louis XIV. On permit à ses plénipotentiaires de venir, au commencement de 1710, porter dans la petite ville de Gertruidenberg les prières de ce monarque : il choisit le maréchal d’Uxelles, homme froid, taciturne, d’un esprit plus sage qu’élevé et hardi ; et l’abbé, depuis cardinal de Polignac, l’un des plus beaux esprits et des plus éloquents de son siècle, qui imposait par sa figure et par ses grâces. L’esprit, la sagesse, l’éloquence, ne sont rien dans des ministres, lorsque le prince n’est pas heureux : ce sont les victoires qui font les traités. Les ambassadeurs de Louis XIV furent plutôt confinés qu’admis à Gertruidenberg : les députés venaient entendre leurs offres, et les rapportaient à La Haye au prince Eugène, au duc de Marlborough, au comte de Zinzendorf, ambassadeur de l’empereur ; et ces offres étaient toujours reçues avec mépris. On leur insultait par des libelles outrageants, tous composés par des réfugiés français, devenus plus ennemis de la gloire de Louis XIV que Marlborough et Eugène.
Les plénipotentiaires de France poussèrent l’humiliation jusqu’à promettre que le roi donnerait de l’argent pour détrôner Philippe V, et ne furent point écoutés. On exigea que Louis XIV, pour préliminaires, s’engageât seul à chasser d’Espagne son petit-fils, dans deux mois, par la voie des armes. Cette inhumanité absurde, beaucoup plus outrageante qu’un refus, était inspirée par de nouveaux succès.
Tandis que les alliés parlaient ainsi en maîtres irrités contre la grandeur et la fierté de Louis XIV également abaissées, ils prenaient la ville de Douai (juin 1710). Ils s’emparèrent bientôt après de Béthune, d’Aire, de Saint-Venant ; et le lord Stair proposa d’envoyer des partis jusqu’à Paris1.
Presque dans le même temps, l’armée de l’archiduc, commandée en Espagne par Gui de Staremberg, le général allemand qui avait le plus de réputation après le prince Eugène, remporta près de Saragosse une victoire complète sur l’armée en qui le parti de Philippe V avait mis son espérance, à la tête de laquelle était le marquis de Bay, général malheureux (20 août 1710). On remarqua encore que les deux princes qui se disputaient l’Espagne, et qui étaient l’un et l’autre à portée de leur armée, ne se trouvèrent pas à cette bataille. De tous les princes pour qui on combattait en Europe, il n’y avait alors que le duc de Savoie qui fît la guerre par lui-même. Il était triste qu’il n’acquît cette gloire qu’en combattant contre ses deux filles, dont il voulait détrôner l’une pour acquérir en Lombardie un peu de terrain, sur lequel l’empereur Joseph lui faisait déjà des difficultés, et dont on l’aurait dépouillé à la première occasion.
Cet empereur était heureux partout, et n’était nulle part modéré dans son bonheur. Il démembrait de sa seule autorité la Bavière ; il en donnait les fiefs à ses parents et à ses créatures ; il dépouillait le jeune duc de la Mirandole en Italie ; et les princes de l’Empire lui entretenaient une armée vers le Rhin, sans penser qu’ils travaillaient à cimenter un pouvoir qu’ils craignaient : tant était encore dominante dans les esprits la vieille haine contre le nom de Louis XIV, qui semblait le premier des intérêts. La fortune de Joseph le fit encore triompher des mécontents de Hongrie. La France avait suscité contre lui le prince Ragotski, armé pour ses prétentions et pour celles de son pays : Ragotski fut battu, ses villes prises, son parti ruiné. Ainsi Louis XIV était également malheureux au dehors, au dedans, sur mer et sur terre, dans les négociations publiques et dans les intrigues secrètes.
Toute l’Europe croyait alors que l’archiduc Charles, frère de l’heureux Joseph, régnerait sans concurrent en Espagne. L’Europe était menacée d’une puissance plus terrible que celle de Charles-Quint ; et c’était l’Angleterre, longtemps ennemie de la branche d’Autriche espagnole, et la Hollande, son esclave révoltée, qui s’épuisaient pour l’établir. Philippe V, réfugié à Madrid, en sortit encore, et se retira à Valladolid, tandis que l’archiduc Charles fit son entrée en vainqueur dans la capitale.
Le roi de France ne pouvait plus secourir son petit-fils ; il avait été obligé de faire en partie ce que ses ennemis exigeaient à Gertruidenberg, d’abandonner la cause de Philippe en faisant revenir, pour sa propre défense, quelques troupes demeurées en Espagne : lui-même à peine pouvait résister vers la Savoie, vers le Rhin, et surtout en Flandre, où se portaient les plus grands coups.
L’Espagne était encore bien plus à plaindre que la France. Presque toutes ses provinces avaient été ravagées par leurs ennemis et par leurs défenseurs. Elle était attaquée par le Portugal ; son commerce périssait ; la disette était générale ; mais cette disette fut plus funeste aux vainqueurs qu’aux vaincus, parce que, dans une grande étendue de pays, l’affection des peuples refusait tout aux Autrichiens, et donnait tout à Philippe. Ce monarque n’avait plus ni troupes ni général de la part de la France. Le duc d’Orléans, par qui s’était un peu rétablie sa fortune chancelante, loin de continuer de commander ses armées, était regardé alors comme son ennemi. Il est certain que, malgré l’affection de la ville de Madrid pour Philippe, malgré la fidélité de beaucoup de grands et de toute la Castille, il y avait contre Philippe V un grand parti en Espagne. Tous les Catalans, nation belliqueuse et opiniâtre, tenaient obstinément pour son concurrent. La moitié de l’Aragon était aussi gagnée. Une partie des peuples attendait alors l’événement ; une autre haïssait plus l’archiduc qu’elle n’aimait Philippe. Le duc d’Orléans, du même nom de Philippe, mécontent d’ailleurs des ministres espagnols, et de la princesse des Ursins qui gouvernait, crut entrevoir qu’il pouvait gagner pour lui le pays qu’il était venu défendre ; et lorsque Louis XIV avait proposé lui-même d’abandonner son petit-fils, et qu’on parlait déjà en Espagne d’une abdication, le duc d’Orléans se crut digne de remplir la place que Philippe V semblait devoir quitter. Il avait à cette couronne des droits que le testament du feu roi d’Espagne avait négligés, et que son père avait maintenus par une protestation.
Il fit par ses agents une ligue avec quelques grands d’Espagne, par laquelle ils s’engageaient à le mettre sur le trône en cas que Philippe V en descendît. Il aurait en ce cas trouvé beaucoup d’Espagnols empressés à se ranger sous les drapeaux d’un prince qui savait combattre. Cette entreprise, si elle eût réussi, pouvait ne pas déplaire aux puissances maritimes, qui auraient moins redouté alors de voir l’Espagne et la France réunies dans une même main ; et elle aurait apporté moins d’obstacles à la paix. Le projet fut découvert à Madrid, vers le commencement de 1709, tandis que le duc d’Orléans était à Versailles. Ses agents furent emprisonnés en Espagne. Philippe V ne pardonna pas à son parent d’avoir cru qu’il pouvait abdiquer, et d’avoir eu la pensée de lui succéder. La France cria contre le duc d’Orléans. Monseigneur, père de Philippe V, opina dans le conseil qu’on fît le procès à celui qu’il regardait comme coupable ; mais le roi aima mieux ensevelir dans le silence un projet informe et excusable, que de punir son neveu dans le temps qu’il voyait son petit-fils toucher à sa ruine.
Enfin, vers le temps de la bataille de Saragosse, le conseil du roi d’Espagne et la plupart des grands, voyant qu’ils n’avaient aucun capitaine à opposer à Staremberg, qu’on regardait comme un autre Eugène, écrivirent en corps à Louis XIV pour lui demander le duc de Vendôme. Ce prince, retiré dans Anet, partit alors, et sa présence valut une armée. La grande réputation qu’il s’était faite en Italie, et que la malheureuse campagne de Lille n’avait pu lui faire perdre, frappait les Espagnols. Sa popularité, sa libéralité qui allait jusqu’à la profusion, sa franchise, son amour pour les soldats, lui gagnaient les cœurs. Dès qu’il mit les pieds en Espagne, il lui arriva ce qui était arrivé autrefois à Bertrand du Guesclin : son nom seul attira une foule de volontaires. Il n’avait point d’argent : les communautés des villes, des villages et des religieux en donnèrent. Un esprit d’enthousiasme saisit la nation. Les débris de la bataille de Saragosse se rejoignirent sous lui à Valladolid (août 1710). Tout s’empressa de fournir des recrues. Le duc de Vendôme, sans laisser ralentir un moment cette nouvelle ardeur, poursuit les vainqueurs, ramène le roi à Madrid, oblige l’ennemi de se retirer vers le Portugal, le suit, passe le Tage à la nage, fait prisonnier, dans Brihuega, Stanhope avec cinq mille Anglais, atteint le général Staremberg, et le lendemain lui livre la bataille de Villa-Viciosa. Philippe V, qui n’avait point encore combattu avec ses autres généraux, animé de l’esprit du duc de Vendôme, se mit à la tête de l’aile droite. Le général prend la gauche ; il remporte une victoire entière ; de sorte qu’en quatre mois de temps, ce prince, qui était arrivé quand tout était désespéré, rétablit tout, et affermit pour jamais la couronne d’Espagne sur la tête de Philippe*1.
Tandis que cette révolution éclatante étonnait les alliés, une autre plus sourde et non moins décisive se préparait en Angleterre. Une Allemande avait, par sa mauvaise conduite, fait perdre à la maison d’Autriche toute la succession de Charles-Quint, et avait été ainsi le premier mobile de la guerre ; une Anglaise, par ses imprudences, procura la paix. Sara Jennings, duchesse de Marlborough, gouvernait la reine Anne, et le duc gouvernait l’État. Il avait en ses mains les finances par le grand-trésorier Godolphin, beau-père d’une de ses filles. Sunderland, secrétaire d’État, son gendre, lui soumettait le cabinet. Toute la maison de la reine, où commandait sa femme, était à ses ordres. Il était maître de l’armée, dont il donnait tous les emplois. Si deux partis, les whigs et les torys, divisaient l’Angleterre, les whigs, à la tête desquels il était, faisaient tout pour sa grandeur ; et les torys avaient été forcés à l’admirer et à se taire. Il n’est pas indigne de l’histoire d’ajouter que le duc et la duchesse étaient les plus belles personnes de leur temps, et que cet avantage séduit encore la multitude, quand il est joint aux dignités et à la gloire.
Il avait plus de crédit à La Haye que le grand-pensionnaire, et il influait beaucoup en Allemagne. Négociateur et général toujours heureux, nul particulier n’eut jamais une puissance et une gloire si étendues. Il pouvait encore affermir son pouvoir par ses richesses immenses, acquises dans le commandement. J’ai entendu dire à sa veuve qu’après les partages faits à quatre enfants, il lui restait, sans aucune grâce de la cour, soixante et dix mille pièces de revenu, qui font plus de quinze cent cinquante mille livres de notre monnaie d’aujourd’hui. S’il n’avait pas eu autant d’économie que de grandeur, il pouvait se faire un parti que la reine Anne n’aurait pu détruire ; et si sa femme avait eu plus de complaisance, jamais la reine n’eût brisé ses liens. Mais le duc ne put jamais triompher de son goût pour les richesses, ni la duchesse de son humeur. La reine l’avait aimée avec une tendresse qui allait jusqu’à la soumission et à l’abandonnement de toute volonté.
Dans de pareilles liaisons, c’est d’ordinaire du côté des souverains que vient le dégoût, le caprice, la hauteur, l’abus de la supériorité ; ce sont eux qui font sentir le joug, et c’était la duchesse de Marlborough qui l’appesantissait. Il fallait une favorite à la reine Anne ; elle se tourna du côté de milady Masham, sa dame d’atour. Les jalousies de la duchesse éclatèrent. Quelques paires de gants d’une façon singulière qu’elle refusa à la reine, une jatte d’eau qu’elle laissa tomber en sa présence, par une méprise affectée, sur la robe de Mme Masham, changèrent la face de l’Europe. Les esprits s’aigrirent : le frère de la nouvelle favorite demande au duc un régiment ; le duc le refuse ; et la reine le donne. Les torys saisirent cette conjoncture pour tirer la reine de cet esclavage domestique, pour abaisser la puissance du duc de Marlborough, changer le ministère, faire la paix, et rappeler, s’il se pouvait, la maison de Stuart sur le trône d’Angleterre. Si le caractère de la duchesse eût pu admettre quelque souplesse, elle eût régné encore. La reine et elle étaient dans l’habitude de s’écrire tous les jours sous des noms empruntés. Ce mystère et cette familiarité laissent toujours la voie ouverte à la réconciliation ; mais la duchesse n’employa cette ressource que pour tout gâter. Elle écrivit impérieusement ; elle disait dans sa lettre : « Rendez-moi justice, et ne me faites point de réponse. » Elle s’en repentit ensuite ; elle vint demander pardon, elle pleura, et la reine ne lui répondit autre chose, sinon : « Vous m’avez ordonné de ne vous point répondre, et je ne vous répondrai pas. » Alors la rupture fut sans retour. La duchesse ne parut plus à la cour et quelque temps après on commença par ôter le ministère au gendre de Marlborough, Sunderland, pour déposséder ensuite Godolphin et le duc lui-même. Dans d’autres États cela s’appelle une disgrâce ; en Angleterre, c’est une révolution dans les affaires, et la révolution était encore très difficile à opérer.
Les torys, maîtres alors de la reine, ne l’étaient pas du royaume. Ils furent obligés d’avoir recours à la religion. Il n’y en a guère aujourd’hui dans la Grande-Bretagne que le peu qu’il en faut pour distinguer les factions. Les whigs penchaient pour le presbytérianisme : c’était la faction qui avait détrôné Jacques II, persécuté Charles II, et immolé Charles Ier. Les torys étaient pour les épiscopaux, qui favorisaient la maison de Stuart, et qui voulaient établir l’obéissance passive envers les rois, parce que les évêques en espéraient plus d’obéissance pour eux-mêmes. Ils excitèrent un prédicateur à prêcher dans la cathédrale de Saint-Paul cette doctrine, et à désigner d’une manière odieuse l’administration de Marlborough, et le parti qui avait donné la couronne au roi Guillaume*2. Mais la reine, qui favorisait ce prêtre, ne fut pas assez puissante pour empêcher qu’il ne fût interdit pour trois ans par les deux chambres dans la salle de Westminster, et que son sermon ne fût brûlé. Elle sentit encore plus sa faiblesse en n’osant jamais, malgré ses secrètes inclinations pour son sang, lui rouvrir le chemin du trône, fermé à son frère par le parti des whigs. Les écrivains qui disent que Marlborough et son parti tombèrent quand la faveur de la reine ne les soutint plus, ne connaissent pas l’Angleterre. La reine, qui dès lors voulait la paix, n’osait pas même ôter à Marlborough le commandement des armées ; et, au printemps de 1711, Marlborough pressait encore la France, tandis qu’il était disgracié dans sa cour.
Sur la fin de janvier de cette même année 1711, arrive à Versailles un prêtre inconnu, nommé l’abbé Gautier, qui avait été autrefois aide de l’aumônier du maréchal de Tallard dans son ambassade auprès du roi Guillaume. Il avait depuis ce temps demeuré toujours à Londres, n’ayant d’autre emploi que celui de dire la messe dans la chapelle privée du comte de Galas, ambassadeur de l’empereur en Angleterre. Le hasard l’avait introduit dans la confidence d’un lord, ami du nouveau ministère opposé au duc de Marlborough. Cet inconnu se rend chez le marquis de Torci, et lui dit sans autre préambule : « Voulez-vous faire la paix, Monsieur ? je viens vous apporter les moyens de la traiter. » C’était, dit M. de Torci, demander à un mourant s’il voulait guérir*3.
On entama bientôt une négociation secrète avec le comte d’Oxford, grand-trésorier d’Angleterre, et Saint-Jean, secrétaire d’État, depuis lord Bolingbroke. Ces deux hommes n’avaient d’autre intérêt de donner la paix à la France, que celui d’ôter au duc de Marlborough le commandement des armées, et d’élever leur crédit sur les ruines du sien. Le pas était dangereux : c’était trahir la cause commune des alliés ; c’était rompre tous ses engagements, et s’exposer sans aucun prétexte à la haine de la plus grande partie de la nation, et aux recherches du parlement, qui auraient pu leur coûter la tête. Il est fort douteux qu’ils eussent pu réussir : mais un événement imprévu facilita ce grand ouvrage. L’empereur Joseph Ier mourut (17 avril 1711), et laissa les États de la maison d’Autriche, l’Empire d’Allemagne, et les prétentions sur l’Espagne et sur l’Amérique, à son frère Charles, qui fut élu empereur quelques mois après*4.
Au premier bruit de cette mort, les préjugés qui armaient tant de nations commencèrent à se dissiper en Angleterre par les soins du nouveau ministère. On avait voulu empêcher que Louis XIV ne gouvernât l’Espagne, l’Amérique, la Lombardie, le royaume de Naples et la Sicile sous le nom de son petit-fils : pourquoi vouloir réunir tant d’États dans la main de Charles VI ? pourquoi la nation anglaise avait-elle épuisé ses trésors ? Elle payait plus que l’Allemagne et la Hollande ensemble : les frais de la présente année allaient à sept millions de livres sterling. Fallait-il qu’elle se ruinât pour une cause qui lui était étrangère, et pour donner une partie de la France aux Provinces-Unies, rivales de son commerce ? Toutes ces raisons, qui enhardissaient la reine, ouvrirent les yeux à une grande partie de la nation ; et un nouveau parlement étant convoqué, la reine eut la liberté de préparer la paix de l’Europe.
Mais, en la préparant en secret, elle ne pouvait pas encore se séparer publiquement de ses alliés ; et quand le cabinet négociait, Marlborough était en campagne. Il avançait toujours en Flandre ; il forçait les lignes que le maréchal de Villars avait tirées de Montreuil jusqu’à Valenciennes ; (septembre 1711) il prenait Bouchain ; il avançait au Quesnoy, et de là vers Paris : il y avait à peine un rempart à lui opposer.
Ce fut dans ce temps malheureux que le célèbre Du Guai-Trouin, aidé de son courage et de l’argent de quelques marchands, n’ayant encore aucun grade dans la marine, et devant tout à lui-même, équipa une petite flotte, et alla prendre une des principales villes du Brésil, Saint-Sébastien de Rio-Janeiro (septembre et octobre 1711). Son équipage revint chargé de richesses, et les Portugais perdirent beaucoup plus qu’il ne gagna. Mais le mal qu’on faisait au Brésil ne soulageait pas les maux de la France.
*1. On assure qu’après la bataille, Philippe V n’ayant point de lit, le duc de Vendôme lui dit : « Je vais vous donner le plus beau lit sur lequel roi ait jamais couché. » Et il fit faire un matelas des étendards et des drapeaux pris sur les ennemis.
*2. Le marquis de Torci l’appelle, dans ses Mémoires, ministre prédicant : il se trompe, c’est un titre que l’on ne donne qu’aux presbytériens. Henri Sacheverel, dont il est question, était docteur d’Oxford, et du parti épiscopal. Il avait prêché dans la cathédrale de Saint-Paul l’obéissance absolue aux rois et l’intolérance. Ces maximes furent condamnées par le parlement ; mais ses invectives contre le parti de Marlborough le furent bien davantage.
*3. Mémoires de Torci, tome III, page 33.
*4. Le lord Bolingbroke rapporte dans ses Lettres qu’alors il y avait de grandes cabales à la cour de Louis XIV ; il ne doute pas, tome II, page 244, « qu’il ne se formât dans sa cour d’étranges projets d’ambition particulière ». Il en juge par un discours que lui tinrent depuis à souper les ducs de La Feuillade et de Mortemar : « Vous auriez pu nous écraser, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? » Bolingbroke, malgré ses lumières et sa philosophie, tombe ici dans le défaut de quelques ministres, qui croient que tous les mots qu’on leur dit signifient quelque chose. On connaît assez l’état de la cour de France et celui de ces deux ducs, pour savoir qu’il n’y avait, du temps de la paix d’Utrecht, ni desseins, ni factions, ni aucun homme en état de rien entreprendre.