CHAPITRE XXVII

SUITE DES PARTICULARITÉS ET ANECDOTES

La jeunesse, la beauté de Mlle de Fontange, un fils qu’elle donna au roi en 1680, le titre de duchesse dont elle fut décorée, écartaient Mme de Maintenon de la première place, qu’elle n’osait espérer et qu’elle eut depuis ; mais la duchesse de Fontange et son fils moururent en 1681.

La marquise de Montespan, n’ayant plus de rivale déclarée, n’en posséda pas plus un cœur fatigué d’elle et de ses murmures. Quand les hommes ne sont plus dans leur jeunesse, ils ont presque tous besoin de la société d’une femme complaisante ; le poids des affaires rend surtout cette consolation nécessaire. La nouvelle favorite, Mme de Maintenon, qui sentait le pouvoir secret qu’elle acquérait tous les jours, se conduisait avec cet art si naturel aux femmes, et qui ne déplaît pas aux hommes. Elle écrivait un jour à Mme de Frontenac, sa cousine, en qui elle avait une entière confiance : « Je le renvoie toujours affligé, et jamais désespéré1. » Dans ce temps où sa faveur croissait, où Mme de Montespan touchait à sa chute, ces deux rivales se voyaient tous les jours, tantôt avec une aigreur secrète, tantôt avec une confiance passagère, que la nécessité de se parler et la lassitude de la contrainte mettaient quelquefois dans leurs entretiens*1. Elles convinrent de faire, chacune de leur côté, des mémoires de tout ce qui se passait à la cour ; l’ouvrage ne fut pas poussé fort loin. Mme de Montespan se plaisait à lire quelque chose de ces mémoires à ses amis, dans les dernières années de sa vie. La dévotion, qui se mêlait à toutes ces intrigues secrètes, affermissait encore la faveur de Mme de Maintenon, et éloignait Mme de Montespan. Le roi se reprochait son attachement pour une femme mariée, et sentait surtout ce scrupule depuis qu’il ne sentait plus d’amour. Cette situation embarrassante subsista jusqu’en 1685, année mémorable par la révocation de l’édit de Nantes. On voyait alors des scènes bien différentes : d’un côté, le désespoir et la fuite d’une partie de la nation ; de l’autre, de nouvelles fêtes à Versailles ; Trianon et Marly bâtis ; la nature forcée dans tous ces lieux de délices, et des jardins où l’art était épuisé. Le mariage du petit-fils du grand Condé avec Mademoiselle de Nantes, fille du roi et de Mme de Montespan, fut le dernier triomphe de cette maîtresse, qui commençait à se retirer de la cour.

Le roi maria depuis deux enfants qu’il avait eus d’elle : Mademoiselle de Blois, avec le duc de Chartres, que nous avons vu depuis régent du royaume ; et le duc du Maine à Louise-Bénédicte de Bourbon, petite-fille du grand Condé, et sœur de Monsieur le Duc, princesse célèbre par son esprit et par le goût des arts. Ceux qui ont seulement approché du Palais-Royal et de Sceaux savent combien sont faux tous les bruits populaires recueillis dans tant d’histoires concernant ces mariages*2.

(1685) Avant la célébration du mariage de Monsieur le Duc avec Mademoiselle de Nantes, le marquis de Seignelai, à cette occasion, donna au roi une fête digne de ce monarque, dans les jardins de Sceaux, plantés par Le Nôtre avec autant de goût que ceux de Versailles. On y exécuta l’idylle de La Paix, composée par Racine. Il y eut dans Versailles un nouveau carrousel, et, après le mariage, le roi étala une magnificence singulière, dont le cardinal Mazarin avait donné la première idée en 1656. On établit dans le salon de Marly quatre boutiques, remplies de ce que l’industrie des ouvriers de Paris avait produit de plus riche et de plus recherché. Ces quatre boutiques étaient autant de décorations superbes, qui représentaient les quatre saisons de l’année. Mme de Montespan en tenait une avec Monseigneur. Sa rivale, Mme de Maintenon, en tenait une autre avec le duc du Maine. Les deux nouveaux mariés avaient chacun la leur : Monsieur le Duc avec Mme de Thiange, et Madame la Duchesse, à qui la bienséance ne permettait pas d’en tenir une avec un homme, à cause de sa grande jeunesse, était avec la duchesse de Chevreuse. Les dames et les hommes nommés du voyage tiraient au sort les bijoux dont les boutiques étaient garnies. Ainsi le roi fit des présents à toute la cour d’une manière digne d’un roi. La loterie du cardinal Mazarin fut moins ingénieuse et moins brillante. Ces loteries avaient été mises en usage autrefois par des empereurs romains ; mais aucun d’eux ne releva la magnificence par tant de galanterie.

Après le mariage de sa fille, Mme de Montespan ne reparut plus à la cour. Elle vécut à Paris avec beaucoup de dignité. Elle avait un grand revenu, mais viager ; et le roi lui fit payer toujours une pension de mille louis d’or par mois. Elle allait prendre tous les ans les eaux à Bourbon, et y mariait des filles du voisinage, qu’elle dotait. Elle n’était plus dans l’âge où l’imagination, frappée par de vives impressions, envoie aux carmélites. Elle mourut à Bourbon en 1707.

Un an après le mariage de Mademoiselle de Nantes avec Monsieur le Duc, mourut à Fontainebleau le prince de Condé, à l’âge de soixante-six ans, d’une maladie qui empira dans l’effort qu’il fit d’aller voir Madame la Duchesse, qui avait la petite vérole. On peut juger par cet empressement, qui lui coûta la vie, s’il avait eu de la répugnance au mariage de son petit-fils avec cette fille du roi et de Mme de Montespan, comme l’ont écrit tous ces gazetiers de mensonge dont la Hollande était alors infectée. On trouve encore dans une Histoire du prince de Condé3, sortie de ces mêmes bureaux d’ignorance et d’imposture, que le roi se plaisait en toute occasion à mortifier ce prince, et qu’au mariage de la princesse de Conti, fille de Mme de La Vallière, le secrétaire d’État lui refusa le titre de haut et puissant seigneur, comme si ce titre était celui qu’on donne aux princes du sang. L’écrivain qui a composé l’Histoire de Louis XIV dans Avignon4, en partie sur ces malheureux mémoires, pouvait-il assez ignorer le monde et les usages de notre cour pour rapporter des faussetés pareilles ?

Cependant, après le mariage de Madame la Duchesse, après l’éclipse totale de la mère, Mme de Maintenon, victorieuse, prit un tel ascendant et inspira à Louis XIV tant de tendresse et de scrupule que le roi, par le conseil du P. La Chaise, l’épousa secrètement, au mois de janvier 1686, dans une petite chapelle qui était au bout de l’appartement occupé depuis par le duc de Bourgogne. Il n’y eut aucun contrat, aucune stipulation. L’archevêque de Paris, Harlai de Chanvalon, leur donna la bénédiction ; le confesseur y assista ; Montchevreuil*3 et Bontems, premier valet de chambre, y furent comme témoins. Il n’est plus permis de supprimer ce fait, rapporté dans tous les auteurs, qui d’ailleurs se sont trompés sur les noms, sur le lieu et sur les dates. Louis XIV était alors dans sa quarante-huitième année, et la personne qu’il épousait dans sa cinquante-deuxième. Ce prince, comblé de gloire, voulait mêler aux fatigues du gouvernement les douceurs innocentes d’une vie privée ; ce mariage ne l’engageait à rien d’indigne de son rang. Il fut toujours problématique à la cour si Mme de Maintenon était mariée : on respectait en elle le choix du roi, sans la traiter en reine.

La destinée de cette dame paraît parmi nous fort étrange, quoique l’histoire fournisse beaucoup d’exemples de fortunes plus grandes et plus marquées qui ont eu des commencements plus petits. La marquise de Saint-Sébastien, que le roi de Sardaigne, Victor-Amédée, épousa, n’était pas au-dessus de Mme de Maintenon ; l’impératrice de Russie, Catherine5, était fort au-dessous ; et la première femme de Jacques II, roi d’Angleterre, lui était bien inférieure, selon les préjugés de l’Europe, inconnus dans le reste du monde.

Elle était d’une ancienne maison, petite-fille de Théodore-Agrippa d’Aubigné, gentilhomme ordinaire de la chambre de Henri IV. Son père, Constant d’Aubigné, ayant voulu faire un établissement à la Caroline, et s’étant adressé aux Anglais, fut mis en prison au château Trompette, et en fut délivré par la fille du gouverneur, nommé Cardillac, gentilhomme bordelais. Constant d’Aubigné épousa sa bienfaitrice en 1627, et la mena à la Caroline. De retour en France avec elle au bout de quelques années, tous deux furent enfermés à Niort, en Poitou, par ordre de la cour. Ce fut dans cette prison de Niort que naquit, en 1635, Françoise d’Aubigné, destinée à éprouver toutes les rigueurs et toutes les faveurs de la fortune. Menée à l’âge de trois ans en Amérique, laissée par la négligence d’un domestique sur le rivage, prête à y être dévorée d’un serpent, ramenée orpheline à l’âge de douze ans, élevée avec la plus grande dureté chez Mme de Neuillant, mère de la duchesse de Navailles, sa parente, elle fut trop heureuse d’épouser, en 1651, Paul Scarron, qui logeait auprès d’elle dans la rue d’Enfer. Scarron était d’une ancienne famille du parlement, illustrée par de grandes alliances ; mais le burlesque dont il faisait profession l’avilissait en le faisant aimer. Ce fut pourtant une fortune pour Mlle d’Aubigné d’épouser cet homme disgracié de la nature, impotent, et qui n’avait qu’un bien très médiocre. Elle fit, avant ce mariage, abjuration de la religion calviniste, qui était la sienne comme celle de ses ancêtres. Sa beauté et son esprit la firent bientôt distinguer ; elle fut recherchée avec empressement de la meilleure compagnie de Paris6 ; et ce temps de sa jeunesse fut sans doute le plus heureux de sa vie*4. Après la mort de son mari, arrivée en 1660, elle fit longtemps solliciter auprès du roi une petite pension de quinze cents livres, dont Scarron avait joui. Enfin, au bout de quelques années, le roi lui en donna une de deux mille, en lui disant : « Madame, je vous ai fait attendre longtemps ; mais vous avez tant d’amis, que j’ai voulu avoir seul ce mérite auprès de vous. »

Ce fait m’a été conté par le cardinal de Fleury, qui se plaisait à le rapporter souvent, parce qu’il disait que Louis XIV lui avait fait le même compliment en lui donnant l’évêché de Fréjus.

Cependant il est prouvé par les lettres mêmes de Mme de Maintenon qu’elle dut à Mme de Montespan ce léger secours qui la tira de la misère. On se ressouvint d’elle quelques années après, lorsqu’il fallut élever en secret le duc du Maine, que le roi avait eu, en 1670, de la marquise de Montespan. Ce ne fut certainement qu’en 1672 qu’elle fut choisie pour présider à cette éducation secrète ; elle dit dans une de ses lettres : « Si les enfants sont au roi, je le veux bien ; car je ne me chargerais pas sans scrupule de ceux de Mme de Montespan : ainsi il faut que le roi me l’ordonne ; voilà mon dernier mot. » Mme de Montespan n’avait deux enfants qu’en 1672, le duc du Maine et le comte de Vexin : les dates des lettres de Mme de Maintenon, de 1670, dans lesquelles elle parle de ces deux enfants, dont l’un n’était pas encore né, sont donc évidemment fausses ; presque toutes les dates de ces lettres imprimées sont erronées. Cette infidélité pourrait donner de violents soupçons sur l’authenticité de ces lettres, si d’ailleurs on n’y reconnaissait pas un caractère de naturel et de vérité qu’il est presque impossible de contrefaire8.

Il n’est pas fort important de savoir en quelle année cette dame fut chargée du soin des enfants naturels de Louis XIV ; mais l’attention de ces petites vérités fait voir avec quel scrupule on a écrit les faits principaux de cette histoire.

Le duc du Maine était né avec un pied difforme. Le premier médecin, d’Aquin, qui était dans la confidence, jugea qu’il fallait envoyer l’enfant aux eaux de Barège. On chercha une personne de confiance qui pût se charger de ce dépôt*5. Le roi se souvint de Mme Scarron. M. de Louvois alla secrètement à Paris lui proposer ce voyage. Elle eut soin depuis ce temps-là de l’éducation du duc du Maine, nommée à cet emploi par le roi, et non point par Mme de Montespan, comme on l’a dit. Elle écrivait au roi directement ; ses lettres plurent beaucoup. Voilà l’origine de sa fortune ; son mérite fit tout le reste.

Le roi, qui ne pouvait d’abord s’accoutumer à elle, passa de l’aversion à la confiance, et de la confiance à l’amour. Les lettres que nous avons d’elle sont un monument bien plus précieux qu’on ne pense : elles découvrent ce mélange de religion et de galanterie, de dignité et de faiblesse, qui se trouve si souvent dans le cœur humain, et qui était dans celui de Louis XIV. Celui de Mme de Maintenon paraît à la fois plein d’une ambition et d’une dévotion qui ne se combattent jamais. Son confesseur Gobelin approuve également l’une et l’autre ; il est directeur et courtisan ; sa pénitente, devenue ingrate envers Mme de Montespan, se dissimule toujours son tort : le confesseur nourrit cette illusion ; elle fait venir de bonne foi la religion au secours de ses charmes usés, pour supplanter sa bienfaitrice devenue sa rivale.

Ce commerce étrange de tendresse et de scrupule de la part du roi, d’ambition et de dévotion de la part de la nouvelle maîtresse, paraît durer depuis 1681 jusqu’à 1686, qui fut l’époque de leur mariage.

Son élévation ne fut pour elle qu’une retraite. Renfermée dans son appartement, qui était de plain-pied à celui du roi, elle se bornait à une société de deux ou trois dames retirées comme elle ; encore les voyait-elle rarement. Le roi venait tous les jours chez elle après son dîner, avant et après le souper, et y demeurait jusqu’à minuit. Il y travaillait avec ses ministres, pendant que Mme de Maintenon s’occupait à la lecture, ou à quelque ouvrage des mains, ne s’empressant jamais de parler d’affaires d’État, paraissant souvent les ignorer, rejetant bien loin tout ce qui avait la plus légère apparence d’intrigue et de cabale, beaucoup plus occupée de complaire à celui qui gouvernait que de gouverner, et ménageant son crédit en ne l’employant qu’avec une circonspection extrême. Elle ne profita point de sa place pour faire tomber toutes les dignités et tous les grands emplois dans sa famille. Son frère, le comte d’Aubigné, ancien lieutenant général, ne fut pas même maréchal de France ; un cordon bleu, et quelques parts secrètes*6 dans les fermes générales, furent sa seule fortune : aussi disait-il au maréchal de Vivonne, frère de Mme de Montespan, qu’« il avait eu son bâton de maréchal en argent comptant ».

Le marquis de Villette, son neveu, ou son cousin, ne fut que chef d’escadre. Mme de Caylus, fille de ce marquis de Villette, n’eut en mariage qu’une pension modique donnée par Louis XIV. Mme de Maintenon, en mariant sa nièce d’Aubigné au fils du premier maréchal de Noailles*7, ne lui donna que deux cent mille francs : le roi fit le reste. Elle n’avait elle-même que la terre de Maintenon, qu’elle avait achetée des bienfaits du roi. Elle voulut que le public lui pardonnât son élévation en faveur de son désintéressement. La seconde femme du marquis de Villette, depuis Mme de Bolingbroke, ne put jamais rien obtenir d’elle. Je lui ai souvent entendu dire qu’elle avait reproché à sa cousine le peu qu’elle faisait pour sa famille, et qu’elle lui avait dit en colère : « Vous voulez jouir de votre modération, et que votre famille en soit la victime. » Mme de Maintenon oubliait tout quand elle craignait de choquer les sentiments de Louis XIV ; elle n’osa pas même soutenir le cardinal de Noailles contre le P. Le Tellier. Elle avait beaucoup d’amitié pour Racine ; mais cette amitié ne fut pas assez courageuse pour le protéger contre un léger ressentiment du roi. Un jour, touchée de l’éloquence avec laquelle il lui avait parlé de la misère du peuple, en 1698, misère toujours exagérée, mais qui fut portée réellement depuis jusqu’à une extrémité déplorable, elle engagea son ami à faire un mémoire qui montrât le mal et le remède. Le roi le lut, et en ayant témoigné du chagrin, elle eut la faiblesse d’en nommer l’auteur9, et celle de ne le pas défendre. Racine, plus faible encore, fut pénétré d’une douleur qui le mit depuis au tombeau.*8

Du même fonds de caractère dont elle était incapable de rendre service, elle l’était aussi de nuire. L’abbé de Choisy rapporte que le ministre Louvois s’était jeté aux pieds de Louis XIV pour l’empêcher d’épouser la veuve Scarron. Si l’abbé de Choisy savait ce fait, Mme de Maintenon en était instruite, et non seulement elle pardonna à ce ministre, mais elle apaisa le roi dans les mouvements de colère que l’humeur brusque du marquis de Louvois inspirait quelquefois à son maître*9.

Louis XIV, en épousant Mme de Maintenon, ne se donna donc qu’une compagne agréable et soumise. La seule distinction publique qui faisait sentir son élévation secrète, c’est qu’à la messe elle occupait une de ces petites tribunes ou lanternes dorées qui ne semblaient faites que pour le roi et la reine. D’ailleurs, nul extérieur de grandeur. La dévotion qu’elle avait inspirée au roi, et qui avait servi à son mariage, devint peu à peu un sentiment vrai et profond que l’âge et l’ennui fortifièrent. Elle s’était déjà donné, à la cour et auprès du roi, la considération d’une fondatrice, en rassemblant à Noisy plusieurs filles de qualité ; et le roi avait affecté déjà les revenus de l’abbaye de Saint-Denis à cette communauté naissante. Saint-Cyr fut bâti au bout du parc de Versailles en 1686. Elle donna alors à cet établissement toute sa forme, en fit les règlements avec Godet-Desmarets, évêque de Chartres, et fut elle-même supérieure de ce couvent. Elle y allait souvent passer quelques heures ; et quand je dis que l’ennui la déterminait à ces occupations, je ne parle que d’après elle. Qu’on lise ce qu’elle écrivait à Mme de La Maisonfort, dont il est parlé dans le chapitre du quiétisme :

« Que ne puis-je vous donner mon expérience ! que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands, et la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse, dans une fortune qu’on aurait eu peine à imaginer ? J’ai été jeune et jolie ; j’ai goûté les plaisirs ; j’ai été aimée partout. Dans un âge plus avancé, j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit ; je suis venue à la faveur ; et je vous proteste, ma chère fille, que tous les états laissent un vide affreux*10. »

Si quelque chose pouvait détromper de l’ambition, ce serait assurément cette lettre. Mme de Maintenon, qui pourtant n’avait d’autre chagrin que l’uniformité de sa vie auprès d’un grand roi, disait un jour au comte d’Aubigné, son frère : « Je n’y puis plus tenir ; je voudrais être morte. » On sait quelle réponse il lui fit : « Vous avez donc parole d’épouser Dieu le père ? »

À la mort du roi, elle se retira entièrement à Saint-Cyr. Ce qui peut surprendre, c’est que le roi ne lui avait presque rien assuré ; il la recommanda seulement au duc d’Orléans. Elle ne voulut qu’une pension de quatre-vingt mille livres, qui lui fut exactement payée jusqu’à sa mort, arrivée en 1719, le 15 d’avril. On a trop affecté d’oublier dans son épitaphe le nom de Scarron : ce nom n’est point avilissant, et l’omission ne sert qu’à faire penser qu’il peut l’être.

La cour fut moins vive et plus sérieuse depuis que le roi commença à mener avec Mme de Maintenon une vie plus retirée ; et la maladie considérable qu’il eut en 1686 contribua encore à lui ôter le goût de ces fêtes galantes qui avaient jusque-là signalé presque toutes ses années. Il fut attaqué d’une fistule dans le dernier des intestins. L’art de la chirurgie, qui fit sous ce règne plus de progrès en France que dans tout le reste de l’Europe, n’était pas encore familiarisé avec cette maladie ; le cardinal de Richelieu en était mort, faute d’avoir été bien traité. Le danger du roi émut toute la France ; les églises furent remplies d’un peuple innombrable qui demandait la guérison de son roi, les larmes aux yeux. Ce mouvement d’un attendrissement général fut presque semblable à ce que nous avons vu, lorsque son successeur fut en danger de mort à Metz, en 1744. Ces deux époques apprendront à jamais aux rois ce qu’ils doivent à une nation qui sait aimer ainsi.

Dès que Louis XIV ressentit les premières atteintes de ce mal, son premier chirurgien, Félix, alla dans les hôpitaux chercher des malades qui fussent dans le même péril ; il consulta les meilleurs chirurgiens, il inventa avec eux des instruments qui abrégeaient l’opération, et qui la rendaient moins douloureuse. Le roi la souffrit sans se plaindre. Il fit travailler les ministres auprès de son lit le jour même ; et afin que la nouvelle de son danger ne fît aucun changement dans les cours de l’Europe, il donna audience le lendemain aux ambassadeurs. À ce courage d’esprit se joignait la magnanimité avec laquelle il récompensa Félix : il lui donna une terre qui valait alors plus de cinquante mille écus.

Depuis ce temps le roi n’alla plus aux spectacles. La dauphine de Bavière, devenue mélancolique, et attaquée d’une maladie de langueur qui la fit enfin mourir en 1690, se refusa à tous les plaisirs, et resta obstinément dans son appartement. Elle aimait les lettres, elle avait même fait des vers ; mais, dans sa mélancolie, elle n’aimait plus que la solitude.

Ce fut le couvent de Saint-Cyr qui ranima le goût des choses d’esprit. Mme de Maintenon pria Racine, qui avait renoncé au théâtre pour le jansénisme et pour la cour, de faire une tragédie qui pût être représentée par ses élèves. Elle voulut un sujet tiré de la Bible. Racine composa Esther. Cette pièce, ayant d’abord été jouée dans la maison de Saint-Cyr, le fut ensuite plusieurs fois à Versailles devant le roi, dans l’hiver en 1689. Des prélats, des jésuites, s’empressaient d’obtenir la permission de voir ce singulier spectacle. Il paraît remarquable que cette pièce eut alors un succès universel, et que, deux ans après, Athalie, jouée par les mêmes personnes, n’en eut aucun. Ce fut tout le contraire quand on joua ces pièces à Paris, longtemps après la mort de l’auteur, et après le temps des partialités. Athalie, représentée en 1717, fut reçue comme elle devait l’être, avec transport ; et Esther, en 1721, n’inspira que de la froideur, et ne reparut plus. Mais alors il n’y avait plus de courtisans qui reconnussent avec flatterie Esther dans Mme de Maintenon, et avec malignité Vasthi dans Mme de Montespan, Aman dans M. de Louvois, et surtout les huguenots persécutés par ce ministre dans la proscription des Hébreux. Le public impartial ne vit qu’une aventure sans intérêt et sans vraisemblance : un roi insensé qui a passé six mois avec sa femme, sans savoir, sans s’informer même qui elle est ; un ministre assez ridiculement barbare pour demander au roi qu’il extermine toute une nation, vieillards, femmes, enfants, parce qu’on ne lui a pas fait la révérence ; ce même ministre assez bête pour signifier l’ordre de tuer tous les Juifs dans onze mois, afin de leur donner apparemment le temps de s’échapper ou de se défendre ; un roi imbécile, qui sans prétexte signe cet ordre ridicule, et qui sans prétexte fait pendre subitement son favori. Tout cela, sans intrigue, sans action, sans intérêt, déplut beaucoup à quiconque avait du sens et du goût*11. Mais, malgré le vice du sujet, trente vers d’Esther valent mieux que beaucoup de tragédies qui ont eu de plus grands succès.

Ces amusements ingénieux recommencèrent pour l’éducation d’Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne, amenée en France à l’âge de onze ans.

C’est une des contradictions de nos mœurs que, d’un côté, on ait laissé un reste d’infamie attaché aux spectacles publics, et que, de l’autre, on ait regardé ces représentations comme l’exercice le plus noble et le plus digne des personnes royales. On éleva un petit théâtre dans l’appartement de Mme de Maintenon : la duchesse de Bourgogne, le duc d’Orléans, y jouaient avec les personnes de la cour qui avaient le plus de talents. Le fameux acteur Baron leur donnait des leçons, et jouait avec eux. La plupart des tragédies de Duché, valet de chambre du roi, furent composées pour ce théâtre ; et l’abbé Genest, aumônier de la duchesse d’Orléans, en faisait pour la duchesse du Maine, que cette princesse et sa cour représentaient.

Ces occupations formaient l’esprit, et animaient la société*12.

Aucun de ceux qui ont trop censuré Louis XIV ne peut disconvenir qu’il ne fût, jusqu’à la journée d’Hochstedt, le seul puissant, le seul magnifique, le seul grand, presque en tout genre. Car, quoiqu’il y eût des héros, comme Jean Sobieski, et des rois de Suède, qui effaçassent en lui le guerrier, personne n’effaça le monarque. Il faut avouer encore qu’il soutint ses malheurs, et qu’il les répara. Il a eu des défauts10, il a fait de grandes fautes ; mais ceux qui le condamnent l’auraient-ils égalé s’ils avaient été à sa place ?

La duchesse de Bourgogne croissait en grâces et en mérite. Les éloges qu’on donnait à sa sœur, en Espagne, lui inspirèrent une émulation qui redoubla en elle le talent de plaire. Ce n’était pas une beauté parfaite ; mais elle avait le regard tel que son fils11, un grand air, une taille noble. Ces avantages étaient embellis par son esprit, et plus encore par l’envie extrême de mériter les suffrages de tout le monde. Elle était, comme Henriette d’Angleterre, l’idole et le modèle de la cour, avec un plus haut rang : elle touchait au trône. La France attendait du duc de Bourgogne un gouvernement tel que les sages de l’antiquité en imaginèrent, mais dont l’austérité serait tempérée par les grâces de cette princesse, plus faites encore pour être senties que la philosophie de son époux. Le monde sait comme toutes ces espérances furent trompées. Ce fut le sort de Louis XIV de voir périr en France toute sa famille par des morts prématurées : sa femme à quarante-cinq ans ; son fils unique à cinquante*13 ; et un an après que nous eûmes perdu son fils, nous vîmes son petit-fils, le dauphin duc de Bourgogne, la dauphine sa femme, leur fils aîné, le duc de Bretagne, portés à Saint-Denis au même tombeau, au mois d’avril 1712 ; tandis que le dernier de leurs enfants, monté depuis sur le trône, était dans son berceau aux portes de la mort. Le duc de Berry, frère du duc de Bourgogne, les suivit deux ans après ; et sa fille, dans le même temps, passa du berceau au cercueil.

Ce temps de désolation laissa dans les cœurs une impression si profonde que, dans la minorité de Louis XV, j’ai vu plusieurs personnes qui ne parlaient de ces pertes qu’en versant des larmes. Le plus à plaindre de tous les hommes, au milieu de tant de morts précipitées, était celui qui semblait devoir hériter bientôt du royaume12.

Ces mêmes soupçons qu’on avait eus à la mort de Madame et à celle de Marie-Louise, reine d’Espagne, se réveillèrent avec une fureur singulière. L’excès de la douleur publique aurait presque excusé la calomnie, si elle avait été excusable. Il y avait du délire à penser qu’on eût pu faire périr par un crime tant de personnes royales, en laissant vivre le seul qui pouvait les venger. La maladie qui emporta le dauphin duc de Bourgogne, sa femme, et son fils, était une rougeole pourprée épidémique. Ce mal fit périr à Paris, en moins d’un mois, plus de cinq cents personnes. M. le duc de Bourbon, petit-fils du prince de Condé, le duc de La Trimouille, Mme de La Vrillière, Mme de Listenai, en furent attaqués à la cour ; le marquis de Gondrin, fils du duc d’Antin, en mourut en deux jours ; sa femme, depuis comtesse de Toulouse, fut à l’agonie. Cette maladie parcourut toute la France ; elle fit périr en Lorraine les aînés de ce duc de Lorraine, François, destiné à être un jour empereur, et à relever la maison d’Autriche.

Cependant ce fut assez qu’un médecin, nommé Boudin, homme de plaisir, hardi et ignorant, eût proféré ces paroles : « Nous n’entendons rien à de pareilles maladies » ; c’en fut assez, dis-je, pour que la calomnie n’eût point de frein.

Philippe, duc d’Orléans, neveu de Louis XIV, avait un laboratoire, et étudiait la chimie, ainsi que beaucoup d’autres arts : c’était une preuve sans réplique. Le cri public était affreux ; il faut en avoir été témoin pour le croire. Plusieurs écrits et quelques malheureuses histoires de Louis XIV éterniseraient les soupçons, si des hommes instruits ne prenaient soin de les détruire. J’ose dire que, frappé de tout temps de l’injustice des hommes, j’ai fait bien des recherches pour savoir la vérité. Voici ce que m’a répété plusieurs fois le marquis de Canillac, l’un des plus honnêtes hommes du royaume, intimement attaché à ce prince soupçonné, dont il eut depuis beaucoup à se plaindre. Le marquis de Canillac, au milieu de cette clameur publique, va le voir dans son palais. Il le trouve étendu à terre, versant des larmes, aliéné par le désespoir. Son chimiste, Homberg, court se rendre à la Bastille, pour se constituer prisonnier ; mais on n’avait point d’ordre de le recevoir ; on le refuse. Le prince (qui le croirait ?) demande lui-même, dans l’excès de sa douleur, à être mis en prison ; il veut que des formes juridiques éclaircissent son innocence ; sa mère demande avec lui cette justification cruelle. La lettre de cachet s’expédie ; mais elle n’est point signée, et le marquis de Canillac, dans son émotion d’esprit, conserva seul assez de sang-froid pour sentir les conséquences d’une démarche si désespérée : il fit que la mère du prince s’opposât à cette lettre de cachet ignominieuse. Le monarque qui l’accordait, et son neveu qui la demandait, étaient également malheureux*14.

*1. Les Mémoires donnés sous le nom de Madame de Maintenon rapportent qu’elle dit à Mme de Montespan en parlant de ses rêves : « J’ai rêvé que nous étions sur le grand escalier de Versailles ; je montais, vous descendiez ; je m’élevais jusqu’aux nues, vous allâtes à Fontevrault. » Ce conte est renouvelé d’après le fameux duc d’Épernon, qui rencontra le cardinal de Richelieu sur le grand escalier du Louvre, l’année 1624. Le cardinal lui demanda s’il n’y avait rien de nouveau. « Non, lui dit le duc, sinon que vous montez, et je descends. » Ce conte est gâté en ajoutant que d’un escalier on s’éleva jusqu’aux nues. Il faut remarquer que dans presque tous les livres d’anecdotes, dans les ana, on attribue presque toujours à ceux qu’on fait parler des choses dites un siècle et même plusieurs siècles auparavant.

*3. Et non pas le chevalier de Fourbin, comme le disent les Mémoires de Choisy. On ne prend pour confidents d’un tel secret que des domestiques affidés, et des hommes attachés par leur service à la personne du roi. Il n’y eut point d’acte de célébration : on n’en fait que pour constater un état ; et il ne s’agissait ici que de ce qu’on appelle un mariage de conscience. Comment peut-on rapporter qu’après la mort de l’archevêque de Paris, Harlai, en 1695, près de dix ans après le mariage, « ses laquais trouvèrent dans ses vieilles culottes l’acte de célébration » ? Ce conte, qui n’est pas même fait pour des laquais, ne se trouve que dans les Mémoires de Maintenon.

*4. Il est dit dans les prétendus Mémoires de Maintenon, tome Ier, page 216, qu’« elle n’eut longtemps qu’un seul lit avec la célèbre Ninon Lenclos, sur les ouï-dire de l’abbé de Châteauneuf et de l’auteur du Siècle de Louis XIV ». Mais il ne se trouve pas un mot de cette anecdote chez l’auteur du Siècle de Louis XIV, ni dans tout ce qui nous reste de M. l’abbé de Châteauneuf7. L’auteur des Mémoires de Maintenon ne cite jamais qu’au hasard ; ce fait n’est rapporté que dans les Mémoires du marquis de La Fare, page 190, édition de Rotterdam. C’était encore la mode de partager son lit avec ses amis, et cette mode qui ne subsiste plus était très ancienne, même à la cour. On voit dans l’histoire de France que Charles IX, pour sauver le comte de La Rochefoucauld des massacres de la Saint-Barthélemy, lui proposa de coucher au Louvre dans son lit et que le duc de Guise et le prince de Condé avaient longtemps couché ensemble.

*5. L’auteur du roman des Mémoires de Maintenon lui fait dire à la vue du château Trompette : « Voilà où j’ai été élevée, etc. » Cela est évidemment faux ; elle avait été élevée à Niort.

*6. Voyez les lettres à son frère : « Je vous conjure de vivre commodément, et de manger les dix-huit mille francs de l’affaire que nous avons faite : nous en ferons d’autres. »

*9. Qui croirait que, dans les Mémoires de madame de Maintenon, tome III, page 273, il est dit que ce ministre craignait que le roi ne l’empoisonnât ? Il est bien étrange que l’on débite à Paris des horreurs si insensées, à la suite de tant de contes ridicules.

Cette sottise atroce est fondée sur un bruit populaire qui courut à la mort du marquis de Louvois. Ce ministre prenait des eaux que Séron, son médecin, lui avait ordonnées, et que La Ligerie, son chirugien, lui faisait boire. C’est ce même La Ligerie qui a donné au public le remède qu’on nomme aujourd’hui la poudre des Chartreux. Ce La Ligerie m’a souvent dit qu’il avait averti M. de Louvois qu’il risquait sa vie s’il travaillait en prenant des eaux. Le ministre continua son travail. Il mourut presque subitement, le 16 juillet 1691, et non pas en 1692, comme le dit l’auteur des faux Mémoires. La Ligerie l’ouvrit, et ne trouva d’autre cause de sa mort que celle qu’il avait prédite. On s’avisa de soupçonner le médecin Séron d’avoir empoisonné une bouteille de ces eaux. Nous avons vu combien ces funestes soupçons étaient alors communs. On prétendit qu’un prince voisin, que Louvois avait extrêmement irrité et maltraité, avait gagné le médecin Séron. On trouve une partie de ces anecdotes dans les Mémoires du marquis de La Fare, page 249. La famille même de Louvois fit mettre en prison un Savoyard qui frottait dans la maison ; mais ce pauvre homme, très innocent, fut bientôt relâché. Or si l’on soupçonna, quoique très mal à propos, un prince ennemi de la France d’avoir voulu attenter à la vie d’un ministre de Louis XIV, ce n’était pas certainement une raison pour en soupçonner Louis XIV lui-même.

Le même auteur, qui, dans les Mémoires de Maintenon, a rassemblé tant de faussetés, prétend au même endroit que le roi dit « qu’il avait été défait la même année de trois hommes qu’il ne pouvait souffrir : le maréchal de La Feuillade, le marquis de Seignelai, et le marquis de Louvois ». Premièrement, M. de Seignelai ne mourut point la même année 1691, mais en 1690. En second lieu, à qui Louis XIV, qui s’exprimait toujours avec circonspection et en honnête homme, a-t-il dit des paroles si imprudentes et si odieuses ? À qui a-t-il développé une âme si ingrate et si dure ? À qui a-t-il pu dire qu’il était bien aise d’être défait de trois hommes qui l’avaient servi avec le plus grand zèle ? Est-il permis de calomnier ainsi sans la plus légère preuve, sans la moindre vraisemblance, la mémoire d’un roi connu pour avoir toujours parlé sagement ? Tout lecteur sensé ne voit qu’avec indignation ces recueils d’impostures dont le public est surchargé ; et l’auteur des Mémoires de Maintenon mériterait d’être châtié, si le mépris dont il abuse ne le sauvait de la punition.

*10. Cette lettre est authentique, et l’auteur l’avait déjà vue en manuscrit avant que le fils du grand Racine l’eût fait imprimer.

*13. L’auteur des Mémoires de madame de Maintenon, tome IV, dans un chapitre intitulé Mademoiselle Chouin, dit que « Monseigneur fut amoureux d’une de ses propres sœurs, et qu’il épousa ensuite Mlle Chouin ». Ces contes populaires sont reconnus pour faux chez tous les honnêtes gens. Il faudrait être non seulement contemporain, mais être muni de preuves, pour avancer de telles anecdotes. Il n’y a jamais eu le moindre indice que Monseigneur eût épousé Mlle Chouin. Renouveler ainsi, au bout de soixante ans, des bruits de ville si vagues, si peu vraisemblables, si décriés, ce n’est point écrire l’histoire, c’est compiler au hasard des scandales pour gagner de l’argent. Sur quel fondement cet écrivain a-t-il le front d’avancer, page 244, que madame la duchesse de Bourgogne dit au prince son époux : « Si j’étais morte, auriez-vous fait le troisième tome de votre famille ? » Il fait parler Louis XIV, tous les princes, tous les ministres, comme s’il les avait écoutés. On trouve peu de pages dans ces Mémoires qui ne soient remplies de ces mensonges hardis qui soulèvent tous les honnêtes gens.

*14. L’auteur de la Vie du duc d’Orléans est le premier qui ait parlé de ces soupçons atroces : c’était un jésuite nommé La Motte, le même qui prêcha à Rouen contre ce prince pendant sa régence, et qui se réfugia ensuite en Hollande sous le nom de La Hode. Il était instruit de quelques faits publics. Il dit, tome Ier, page 112, que « le prince, si injustement soupçonné, demanda à se constituer prisonnier » ; et ce fait est très vrai. Ce jésuite n’était pas à portée de savoir comment M. de Canillac s’opposa à cette démarche trop injurieuse à l’innocence du prince. Toutes les autres anecdotes qu’il rapporte sont fausses. Reboulet, qui l’a copié, dit après lui, page 143, tome VIII, que « le dernier enfant du duc et de la duchesse de Bourgogne fut sauvé par du contre-poison de Venise ». Il n’y a point de contre-poison de Venise qu’on donne ainsi au hasard. La médecine ne connaît point d’antidotes généraux qui puissent guérir un mal dont on ne connaît point la source. Tous les contes qu’on a répandus dans le public en ces temps malheureux ne sont qu’un amas d’erreurs populaires.

C’est une fausseté de peu de conséquence dans le compilateur des Mémoires de madame de Maintenon, de dire que « le duc du Maine fut alors à l’agonie » ; c’est une calomnie puérile de dire que « l’auteur du Siècle de Louis XIV accrédite ces bruits plus qu’il ne les détruit ».

Jamais l’histoire n’a été déshonorée par de plus absurdes mensonges que dans ces prétendus Mémoires. L’auteur feint de les écrire en 1753. Il s’avise d’imaginer que le duc et la duchesse de Bourgogne, et leur fils aîné, moururent de la petite vérole ; il avance cette fausseté pour se donner un prétexte de parler de l’inoculation qu’on a faite au mois de mai 1756. Ainsi, dans la même page, il se trouve qu’il parle, en 1753, de ce qui est arrivé en 1756.

La littérature a été infectée de tant de sortes d’écrits calomnieux, on a débité en Hollande tant de faux mémoires, tant d’impostures sur le gouvernement et sur les citoyens, que c’est un devoir de précautionner les lecteurs contre cette foule de libelles.