CHAPITRE XXVIII

SUITE DES ANECDOTES

Louis XIV dévorait sa douleur en public ; il se laissa voir à l’ordinaire ; mais, en secret, les ressentiments de tant de malheurs le pénétraient et lui donnaient des convulsions. Il éprouvait toutes ces pertes domestiques à la suite d’une guerre malheureuse, avant qu’il fût assuré de la paix, et dans un temps où la misère désolait le royaume. On ne le vit pas succomber un moment à ses afflictions.

Le reste de sa vie fut triste. Le dérangement des finances, auquel il ne put remédier, aliéna les cœurs. Sa confiance entière pour le jésuite Le Tellier, homme trop violent, acheva de les révolter. C’est une chose très remarquable que le public, qui lui pardonna toutes ses maîtresses, ne lui pardonna pas son confesseur. Il perdit, les trois dernières années de sa vie, dans l’esprit de la plupart de ses sujets, tout ce qu’il avait fait de grand et de mémorable.

Privé de presque tous ses enfants, sa tendresse, qui redoublait pour le duc du Maine et pour le comte de Toulouse, ses fils légitimés, le porta à les déclarer héritiers de la couronne, eux et leurs descendants, au défaut des princes du sang, par un édit qui fut enregistré sans aucune remontrance, en 1714. Il tempérait ainsi par la loi naturelle la sévérité des lois de convention qui privent les enfants nés hors du mariage de tous droits à la succession paternelle. Les rois dispensent de cette loi. Il crut pouvoir faire pour son sang ce qu’il avait fait en faveur de plusieurs de ses sujets. Il crut surtout pouvoir établir pour deux de ses enfants ce qu’il avait fait passer au parlement sans opposition pour les princes de la maison de Lorraine. Il égala ensuite le rang de ses bâtards à celui des princes du sang, en 1715. Le procès que les princes du sang intentèrent depuis aux princes légitimés est connu. Ceux-ci ont conservé pour leurs personnes et pour leurs enfants les honneurs donnés par Louis XIV : ce qui regarde leur postérité dépendra du temps, du mérite, et de la fortune.

Louis XIV fut attaqué, vers le milieu du mois d’août 1715, au retour de Marly, de la maladie qui termina ses jours. Ses jambes s’enflèrent ; la gangrène commença à se manifester. Le comte de Stair, ambassadeur d’Angleterre, paria, selon le génie de sa nation, que le roi ne passerait pas le mois de septembre. Le duc d’Orléans, qui, au voyage de Marly, avait été absolument seul, eut alors toute la cour auprès de sa personne. Un empirique, dans les derniers jours de la maladie du roi, lui donna un élixir qui ranima ses forces ; il mangea, et l’empirique assura qu’il guérirait. La foule qui entourait le duc d’Orléans diminua dans le moment. « Si le roi mange une seconde fois, dit le duc d’Orléans, nous n’aurons plus personne. » Mais la maladie était mortelle. Les mesures étaient prises pour donner la régence absolue au duc d’Orléans. Le roi ne la lui avait laissée que très limitée par son testament, déposé au parlement ; ou plutôt il ne l’avait établi que chef d’un conseil de régence, dans lequel il n’aurait eu que la voix prépondérante. Cependant il lui dit : « Je vous ai conservé tous les droits que vous donne votre naissance*1. » C’est qu’il ne croyait pas qu’il y eût de loi fondamentale qui donnât dans une minorité un pouvoir sans bornes à l’héritier présomptif du royaume. Cette autorité suprême, dont on peut abuser, est dangereuse ; mais l’autorité partagée l’est encore davantage. Il crut qu’ayant été si bien obéi pendant sa vie, il le serait après sa mort, et ne se souvenait pas qu’on avait cassé le testament de son père.

(1er septembre 1715) D’ailleurs personne n’ignore avec quelle grandeur d’âme il vit approcher la mort, disant à Mme de Maintenon : « J’avais cru qu’il était plus difficile de mourir », et à ses domestiques : « Pourquoi pleurez-vous ? m’avez-vous cru immortel ? » ; donnant tranquillement ses ordres sur beaucoup de choses, et même sur sa pompe funèbre. Quiconque a beaucoup de témoins de sa mort meurt toujours avec courage. Louis XIII, dans sa dernière maladie, avait mis en musique le De profundis qu’on devait chanter pour lui. Le courage d’esprit avec lequel Louis XIV vit sa fin fut dépouillé de cette ostentation répandue sur toute sa vie. Ce courage alla jusqu’à avouer ses fautes. Son successeur a toujours conservé écrites au chevet de son lit les paroles remarquables que ce monarque lui dit, en le tenant sur son lit entre ses bras. Ces paroles ne sont point telles qu’elles sont rapportées dans toutes les histoires ; les voici fidèlement copiées :

« Vous allez être bientôt roi d’un grand royaume. Ce que je vous recommande plus fortement est de n’oublier jamais les obligations que vous avez à Dieu. Souvenez-vous que vous lui devez tout ce que vous êtes. Tâchez de conserver la paix avec vos voisins. J’ai trop aimé la guerre ; ne m’imitez pas en cela, non plus que dans les trop grandes dépenses que j’ai faites. Prenez conseil en toutes choses, et cherchez à connaître le meilleur pour le suivre toujours. Soulagez vos peuples le plus tôt que vous le pourrez, et faites ce que j’ai eu le malheur de ne pouvoir faire moi-même, etc. »

Ce discours est très éloigné de la petitesse d’esprit qu’on lui impute dans quelques mémoires.

On lui a reproché d’avoir porté sur lui des reliques, les dernières années de sa vie. Ses sentiments étaient grands ; mais son confesseur, qui ne l’était pas, l’avait assujetti à ces pratiques peu convenables et aujourd’hui désusitées, pour l’assujettir plus pleinement à ses insinuations ; et d’ailleurs ces reliques, qu’il avait la faiblesse de porter, lui avaient été données par Mme de Maintenon.

Quoique la vie et la mort de Louis XIV eussent été glorieuses, il ne fut pas aussi regretté qu’il le méritait. L’amour de la nouveauté, l’approche d’un temps de minorité où chacun se figurait une fortune, la querelle de la Constitution qui aigrissait les esprits, tout fit recevoir la nouvelle de sa mort avec un sentiment qui allait plus loin que l’indifférence. Nous avons vu ce même peuple qui, en 1686, avait demandé au ciel avec larmes la guérison de son roi malade, suivre son convoi funèbre avec des démonstrations bien différentes. On prétend que la reine sa mère lui avait dit un jour dans sa grande jeunesse : « Mon fils, ressemblez à votre grand-père, et non pas à votre père. » Le roi en ayant demandé la raison : « C’est, dit-elle, qu’à la mort de Henri IV on pleurait, et qu’on a ri à celle de Louis XIII*2. »

Quoiqu’on lui ait reproché des petitesses, des duretés dans son zèle contre le jansénisme, trop de hauteur avec les étrangers dans ses succès, de la faiblesse pour plusieurs femmes, de trop grandes sévérités dans les choses personnelles, des guerres légèrement entreprises, l’embrasement du Palatinat, les persécutions contre les réformés ; cependant ses grandes qualités et ses actions, mises enfin dans la balance, l’ont emporté sur ses fautes. Le temps, qui mûrit les opinions des hommes, a mis le sceau à sa réputation ; et malgré tout ce qu’on a écrit contre lui, on ne prononcera point son nom sans respect, et sans concevoir à ce nom l’idée d’un siècle éternellement mémorable. Si l’on considère ce prince dans sa vie privée, on le voit, à la vérité, trop plein de sa grandeur, mais affable ; ne donnant point à sa mère de part au gouvernement, mais remplissant avec elle tous les devoirs d’un fils, et observant avec son épouse tous les dehors de la bienséance ; bon père, bon maître, toujours décent en public, laborieux dans le cabinet, exact dans les affaires, pensant juste, parlant bien, et aimable avec dignité.

J’ai remarqué ailleurs1 qu’il ne prononça jamais les paroles qu’on lui fait dire, lorsque le premier gentilhomme de la chambre et le grand-maître de la garde-robe se disputaient l’honneur de le servir : « Qu’importe lequel de mes valets me serve ? » Un discours si grossier ne pouvait partir d’un homme aussi poli et aussi attentif qu’il l’était, et ne s’accordait guère avec ce qu’il dit un jour au duc de La Rochefoucauld au sujet de ses dettes : « Que ne parlez-vous à vos amis ? » Mot bien différent, qui par lui-même valait beaucoup, et qui fut accompagné d’un don de cinquante mille écus.

Il n’est pas même vrai qu’il ait écrit au duc de La Rochefoucauld : « Je vous fais mon compliment, comme votre ami, sur la charge de grand-maître de la garde-robe, que je vous donne comme votre roi. » Les historiens lui font honneur de cette lettre. C’est ne pas sentir combien il est peu délicat, combien même il est dur de dire, à celui dont on est le maître, qu’on est son maître. Cela serait à sa place si on écrivait à un sujet qui aurait été rebelle : c’est ce que Henri IV aurait pu dire au duc de Mayenne avant l’entière réconciliation. Le secrétaire du cabinet, Rose, écrivit cette lettre ; et le roi avait trop de bon goût pour l’envoyer. C’est ce bon goût qui lui fit supprimer les inscriptions fastueuses dont Charpentier, de l’Académie française, avait chargé les tableaux de Lebrun, dans la galerie de Versailles : L’incroyable passage du Rhin, La merveilleuse prise de Valenciennes, etc. Le roi sentit que La prise de Valenciennes, Le passage du Rhin disaient davantage. Charpentier avait eu raison d’orner d’inscriptions en notre langue les monuments de sa patrie ; la flatterie seule avait nui à l’exécution2.

On a recueilli quelques réponses, quelques mots de ce prince, qui se réduisent à très peu de chose. On prétend que, quand il résolut d’abolir en France le calvinisme, il dit : « Mon grand-père aimait les huguenots, et ne les craignait pas ; mon père ne les aimait point, et les craignait ; moi, je ne les aime ni ne les crains. »

Ayant donné, en 1658, la place de premier président du parlement de Paris à M. de Lamoignon, alors maître des requêtes, il lui dit : « Si j’avais connu un plus homme de bien et un plus digne sujet, je l’aurais choisi. » Il usa à peu près des mêmes termes avec le cardinal de Noailles lorsqu’il lui donna l’archevêché de Paris. Ce qui fait le mérite de ces paroles, c’est qu’elles étaient vraies, et qu’elles inspiraient la vertu.

On prétend qu’un prédicateur indiscret le désigna un jour à Versailles : témérité qui n’est pas permise envers un particulier, encore moins envers un roi. On assure que Louis XIV se contenta de lui dire : « Mon père, j’aime bien à prendre ma part d’un sermon, mais je n’aime pas qu’on me la fasse. » Que ce mot ait été dit ou non, il peut servir de leçon.

Il s’exprimait toujours noblement et avec précision, s’étudiant en public à parler comme à agir en souverain. Lorsque le duc d’Anjou partit pour aller régner en Espagne, il lui dit, pour marquer l’union qui allait désormais joindre les deux nations : « Il n’y a plus de Pyrénées. »

Rien ne peut assurément faire mieux connaître son caractère que le mémoire suivant, qu’on a tout entier écrit de sa main*3 :

Les rois sont souvent obligés à faire des choses contre leur inclination, et qui blessent leur bon naturel. Ils doivent aimer à faire plaisir, et il faut qu’ils châtient souvent, et perdent des gens à qui naturellement ils veulent du bien. L’intérêt de l’État doit marcher le premier. On doit forcer son inclination, et ne pas se mettre en état de se reprocher, dans quelque chose d’importance, qu’on pouvait faire mieux. Mais quelques intérêts particuliers m’en ont empêché, et ont déterminé les vues que je devais avoir pour la grandeur, le bien et la puissance de l’État. Souvent il y a des endroits qui font peine ; il y en a de délicats qu’il est difficile de démêler ; on a des idées confuses. Tant que cela est, on peut demeurer sans se déterminer ; mais, dès que l’on se fixe l’esprit à quelque chose, et qu’on croit voir le meilleur parti, il le faut prendre ; c’est ce qui m’a fait réussir souvent dans ce que j’ai entrepris. Les fautes que j’ai faites, et qui m’ont donné des peines infinies, ont été par complaisance, et pour me laisser aller trop nonchalamment aux avis des autres. Rien n’est si dangereux que la faiblesse, de quelque nature qu’elle soit. Pour commander aux autres, il faut s’élever au-dessus d’eux ; et après avoir entendu ce qui vient de tous les endroits, on se doit déterminer par le jugement, qu’on doit faire sans préoccupation, et pensant toujours à ne rien ordonner ni exécuter qui soit indigne de soi, du caractère qu’on porte, ni de la grandeur de l’État. Les princes qui ont de bonnes intentions et quelque connaissance de leurs affaires, soit par expérience, soit par étude et une grande application à se rendre capables, trouvent tant de différentes choses par lesquelles ils se peuvent faire connaître, qu’ils doivent avoir un soin particulier et une application universelle à tout. Il faut se garder contre soi-même, prendre garde à son inclination, et être toujours en garde contre son naturel. Le métier de roi est grand, noble, flatteur, quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage ; mais il n’est pas exempt de peines, de fatigues, d’inquiétude. L’incertitude désespère quelquefois ; et quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il faut se déterminer, et prendre le parti qu’on croit le meilleur*4.

Quand on a l’État en vue, on travaille pour soi ; le bien de l’un fait la gloire de l’autre : quand le premier est heureux, élevé et puissant, celui qui en est cause en est glorieux, et par conséquent doit plus goûter que ses sujets, par rapport à lui et à eux, tout ce qu’il y a de plus agréable dans la vie. Quand on s’est mépris, il faut réparer sa faute le plus tôt qu’il est possible, et que nulle considération n’en empêche, pas même la bonté.

En 1671, un homme mourut, qui avait la charge de secrétaire d’État, ayant le département des étrangers. Il était homme capable, mais non pas sans défauts ; il ne laissait pas de bien remplir ce poste, qui est très important.

Je fus quelque temps à penser à qui je ferais avoir cette charge ; et après avoir bien examiné, je trouvai qu’un homme, qui avait longtemps servi dans des ambassades, était celui qui la remplirait le mieux*5.

Je lui fis mander de venir. Mon choix fut approuvé de tout le monde, ce qui n’arrive pas toujours. Je le mis en possession de cette charge à son retour. Je ne le connaissais que de réputation, et par les commissions dont je l’avais chargé et qu’il avait bien exécutées ; mais l’emploi que je lui ai donné s’est trouvé trop grand et trop étendu pour lui. Je n’ai pas profité de tous les avantages que je pouvais avoir, et tout cela par complaisance et bonté. Enfin il a fallu que je lui ordonne de se retirer, parce que tout ce qui passait par lui perdait de la grandeur et de la force qu’on doit avoir en exécutant les ordres d’un roi de France. Si j’avais pris le parti de l’éloigner plus tôt, j’aurais évité les inconvénients qui me sont arrivés, et je ne me reprocherais pas que ma complaisance pour lui a pu nuire à l’État. J’ai fait ce détail pour faire voir un exemple de ce que j’ai dit ci-devant.

Ce monument si précieux, et jusqu’à présent inconnu, dépose à la postérité en faveur de la droiture et de la magnanimité de son âme. On peut même dire qu’il se juge trop sévèrement, qu’il n’avait nul reproche à se faire sur M. de Pomponne, puisque les services de ce ministre et sa réputation avaient déterminé le choix du prince, confirmé par l’approbation universelle ; et s’il se condamne sur le choix de M. de Pomponne, qui eut au moins le bonheur de servir dans les temps les plus glorieux, que ne devait-il pas se dire sur M. de Chamillart, dont le ministère fut si infortuné, et condamné si universellement ?

Il avait écrit plusieurs mémoires dans ce goût, soit pour se rendre compte à lui-même, soit pour l’instruction du dauphin, duc de Bourgogne. Ces réflexions vinrent après les événements. Il eût approché davantage de la perfection où il avait le mérite d’aspirer, s’il eût pu se former une philosophie supérieure à la politique ordinaire et aux préjugés ; philosophie que, dans le cours de tant de siècles, on voit pratiquée par si peu de souverains, et qu’il est bien pardonnable aux rois de ne pas connaître, puisque tant d’hommes privés l’ignorent.

Voici une partie des instructions qu’il donne à son petit-fils Philippe V partant pour l’Espagne3. Il les écrivit à la hâte, avec une négligence qui découvre bien mieux l’âme qu’un discours étudié. On y voit le père et le roi :

Aimez les Espagnols et tous vos sujets attachés à vos couronnes et à votre personne. Ne préférez pas ceux qui vous flatteront le plus ; estimez ceux qui, pour le bien, hasarderont de vous déplaire : ce sont là vos véritables amis.

Faites le bonheur de vos sujets ; et, dans cette vue, n’ayez de guerre que lorsque vous y serez forcé, et que vous en aurez bien considéré et bien pesé les raisons dans votre conseil.

Essayez de remettre vos finances ; veillez aux Indes et à vos flottes ; pensez au commerce ; vivez dans une grande union avec la France, rien n’étant si bon pour nos deux puissances que cette union, à laquelle rien ne pourra résister*6.

Si vous êtes contraint de faire la guerre, mettez-vous à la tête de vos armées.

Songez à rétablir vos troupes partout, et commencez par celles de Flandre.

Ne quittez jamais vos affaires pour votre plaisir ; mais faites-vous une sorte de règle qui vous donne des temps de liberté et de divertissement.

Il n’y en a guère de plus innocents que la chasse et le goût de quelque maison de campagne, pourvu que vous n’y fassiez pas trop de dépense.

Donnez une grande attention aux affaires quand on vous en parle ; écoutez beaucoup dans le commencement, sans rien décider.

Quand vous aurez plus de connaissance, souvenez-vous que c’est à vous à décider ; mais quelque expérience que vous ayez, écoutez toujours tous les avis et tous les raisonnements de votre conseil avant que de faire cette décision.

Faites tout ce qui vous sera possible pour bien connaître les gens les plus importants, afin de vous en servir à propos.

Tâchez que vos vice-rois et gouverneurs soient toujours Espagnols.

Traitez bien tout le monde ; ne dites jamais rien de fâcheux à personne ; mais distinguez les gens de qualité et de mérite.

Témoignez de la reconnaissance pour le feu roi, et pour tous ceux qui ont été d’avis de vous choisir pour lui succéder.

Ayez une grande confiance au cardinal Porto-Carrero, et lui marquez le gré que vous lui savez de la conduite qu’il a tenue.

Je crois que vous devez faire quelque chose de considérable pour l’ambassadeur qui a été assez heureux pour vous demander, et pour vous saluer le premier en qualité de sujet.

N’oubliez pas Bedmar, qui a du mérite, et qui est capable de vous servir.

Ayez une entière créance au comte d’Harcourt ; il est habile homme, et honnête homme, et ne vous donnera des conseils que par rapport à vous.

Tenez tous les Français dans l’ordre.

Traitez bien vos domestiques, mais ne leur donnez pas trop de familiarité, et encore moins de créance. Servez-vous d’eux tant qu’ils seront sages, renvoyez-les à la moindre faute qu’ils feront, et ne les soutenez jamais contre les Espagnols.

N’ayez de commerce avec la reine douairière que celui dont vous ne pouvez vous dispenser. Faites en sorte qu’elle quitte Madrid, et qu’elle ne sorte pas d’Espagne. En quelque lieu qu’elle soit, observez sa conduite, et empêchez qu’elle ne se mêle d’aucune affaire. Ayez pour suspects ceux qui auront trop de commerce avec elle.

Aimez toujours vos parents. Souvenez-vous de la peine qu’ils ont eue à vous quitter. Conservez un grand commerce avec eux dans les grandes choses et dans les petites. Demandez-nous ce que vous auriez besoin ou envie d’avoir qui ne se trouve pas chez vous ; nous en userons de même avec vous.

N’oubliez jamais que vous êtes Français, et ce qui peut vous arriver. Quand vous aurez assuré la succession d’Espagne par des enfants, visitez vos royaumes, allez à Naples et en Sicile, passez à Milan, et venez en Flandre*7 ; ce sera une occasion de nous revoir. En attendant, visitez la Catalogne, l’Aragon, et autres lieux. Voyez ce qu’il y aura à faire pour Ceuta.

Jetez quelque argent au peuple quand vous serez en Espagne, et surtout en entrant à Madrid.

Ne paraissez pas choqué des figures extraordinaires que vous trouverez, ne vous en moquez point : chaque pays a ses manières particulières, et vous serez bientôt accoutumé à ce qui vous paraîtra d’abord le plus surprenant.

Évitez, autant que vous pourrez, de faire des grâces à ceux qui donnent de l’argent pour les obtenir. Donnez à propos et libéralement ; et ne recevez guère de présents, à moins que ce ne soient des bagatelles. Si quelquefois vous ne pouvez éviter d’en recevoir, faites-en, à ceux qui vous en auront donné, de plus considérables, après avoir laissé passer quelques jours.

Ayez une cassette pour mettre ce que vous aurez de particulier, dont vous aurez seul la clef.

Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner. Ne vous laissez pas gouverner ; soyez le maître : n’ayez jamais de favori ni de premier ministre. Écoutez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions*8.

Louis XIV avait dans l’esprit plus de justesse et de dignité que de saillies ; et d’ailleurs on n’exige pas qu’un roi dise des choses mémorables, mais qu’il en fasse. Ce qui est nécessaire à tout homme en place, c’est de ne laisser sortir personne mécontent de sa présence, et de se rendre agréable à tous ceux qui l’approchent. On ne peut faire du bien à tout moment ; mais on peut toujours dire des choses qui plaisent : il s’en était fait une heureuse habitude. C’était, entre lui et sa cour, un commerce continuel de tout ce que la majesté peut avoir de grâces, sans jamais se dégrader, et de tout ce que l’empressement de servir et de plaire peut avoir de finesse, sans l’air de la bassesse. Il était, surtout avec les femmes, d’une attention et d’une politesse qui augmentait encore celle de ses courtisans ; et il ne perdit jamais l’occasion de dire aux hommes de ces choses qui flattent l’amour-propre en excitant l’émulation, et qui laissent un long souvenir.

Un jour, Madame la duchesse de Bourgogne, encore fort jeune, voyant à souper un officier qui était très laid, plaisanta beaucoup et très haut sur sa laideur. « Je le trouve, Madame, dit le roi encore plus haut, un des plus beaux hommes de mon royaume, car c’est un des plus braves. »

Un officier général4, homme un peu brusque, et qui n’avait pas adouci son caractère dans la cour même de Louis XIV, avait perdu un bras dans une action, et se plaignait au roi, qui l’avait pourtant récompensé autant qu’on peut le faire pour un bras cassé : « Je voudrais avoir perdu aussi l’autre, dit-il, et ne plus servir Votre Majesté. — J’en serais bien fâché pour vous et pour moi », lui répondit le roi ; et ce discours fut suivi d’une grâce qu’il lui accorda. Il était si éloigné de dire des choses désagréables, qui sont des traits mortels dans la bouche d’un prince, qu’il ne se permettait pas même les plus innocentes et les plus douces railleries, tandis que des particuliers en font tous les jours de si cruelles et de si funestes5.

Il se plaisait et se connaissait à ces choses ingénieuses, aux impromptus, aux chansons agréables ; et quelquefois même il faisait sur-le-champ de petites parodies sur les airs qui étaient en vogue, comme celle-ci :

Et cette autre qu’il fit en congédiant un jour le conseil :

Ces bagatelles servent au moins à faire voir que les agréments de l’esprit faisaient un des plaisirs de sa cour, qu’il entrait dans ces plaisirs, et qu’il savait, dans le particulier, vivre en homme, aussi bien que représenter en monarque sur le théâtre du monde.

Sa lettre à l’archevêque de Reims, au sujet du marquis de Barbezieux, quoique écrite d’un style extrêmement négligé, fait plus d’honneur à son caractère que les pensées les plus ingénieuses n’en auraient fait à son esprit. Il avait donné à ce jeune homme la place de secrétaire d’État de la guerre, qu’avait eue le marquis de Louvois, son père. Bientôt mécontent de la conduite de son nouveau secrétaire d’État, il veut le corriger sans le trop mortifier. Dans cette vue, il s’adresse à son oncle, l’archevêque de Reims ; il le prie d’avertir son neveu. C’est un maître instruit de tout, c’est un père qui parle :

« Je sais, dit-il, ce que je dois à la mémoire de M. de Louvois*9 ; mais si votre neveu ne change de conduite, je serai forcé de prendre un parti. J’en serai fâché, mais il en faudra prendre un. Il a des talents, mais il n’en fait pas un bon usage. Il donne trop souvent à souper aux princes, au lieu de travailler ; il néglige les affaires pour ses plaisirs ; il fait attendre trop longtemps les officiers dans son antichambre ; il leur parle avec hauteur, et quelquefois avec dureté. »

Voilà ce que ma mémoire me fournit de cette lettre, que j’ai vue autrefois en original. Elle fait bien voir que Louis XIV n’était pas gouverné par ses ministres, comme on l’a cru, et qu’il savait gouverner ses ministres.

Il aimait les louanges, et il est à souhaiter qu’un roi les aime, parce qu’alors il s’efforce de les mériter. Mais Louis XIV ne les recevait pas toujours, quand elles étaient trop fortes. Lorsque notre Académie, qui lui rendait toujours compte des sujets qu’elle proposait pour ses prix, lui fit voir celui-ci : Quelle est, de toutes les vertus du roi, celle qui mérite la préférence ? Le roi rougit, et ne voulut pas qu’un tel sujet fût traité. Il souffrit les prologues de Quinault ; mais c’était dans les beaux jours de sa gloire, dans le temps où l’ivresse de la nation excusait la sienne. Virgile et Horace, par reconnaissance, et Ovide par une indigne faiblesse, prodiguèrent à Auguste des éloges plus forts, et, si on songe aux proscriptions, bien moins mérités.

Si Corneille avait dit, dans la chambre du cardinal de Richelieu, à quelqu’un des courtisans : « Dites à M. le cardinal que je me connais mieux en vers que lui », jamais ce ministre ne lui eût pardonné ; c’est pourtant ce que Despréaux dit tout haut au roi, dans une dispute qui s’éleva sur quelques vers que le roi trouvait bons, et que Despréaux condamnait. « Il a raison, dit le roi, il s’y connaît mieux que moi. »

Le duc de Vendôme avait auprès de lui Villiers, un de ces hommes de plaisir qui se font un mérite d’une liberté cynique. Il le logeait à Versailles dans son appartement. On l’appelait communément Villiers-Vendôme. Cet homme condamnait hautement tous les goûts de Louis XIV, en musique, en peinture, en architecture, en jardins. Le roi plantait-il un bosquet, meublait-il un appartement, construisait-il une fontaine, Villiers trouvait tout mal entendu, et s’exprimait en termes peu mesurés. « Il est étrange, disait le roi, que Villiers ait choisi ma maison pour venir s’y moquer de tout ce que je fais. » L’ayant rencontré un jour dans les jardins : « Eh bien ! lui dit-il en lui montrant un de ses nouveaux ouvrages, cela n’a donc pas le bonheur de vous plaire ? — Non, répondit Villiers. — Cependant, reprit le roi, il y a bien des gens qui n’en sont pas si mécontents. — Cela peut être, repartit Villiers, chacun a son avis. » Le roi, en riant, répondit : « On ne peut pas plaire à tout le monde. »

Un jour, Louis XIV jouant au trictrac, il y eut un coup douteux. On disputait ; les courtisans demeuraient dans le silence. Le comte de Grammont arrive. « Jugez-nous, lui dit le roi. — Sire, c’est vous qui avez tort, dit le comte. — Et comment pouvez-vous me donner le tort avant de savoir ce dont il s’agit ? — Eh ! sire, ne voyez-vous pas que, pour peu que la chose eût été seulement douteuse, tous ces messieurs vous auraient donné gain de cause ? »

Le duc d’Antin se distingua dans ce siècle par un art singulier, non pas de dire des choses flatteuses, mais d’en faire. Le roi va coucher à Petit-Bourg ; il y critique une grande allée d’arbres qui cachait la vue de la rivière. Le duc d’Antin la fait abattre pendant la nuit. Le roi, à son réveil, est étonné de ne plus voir ces arbres qu’il avait condamnés. « C’est parce que Votre Majesté les a condamnés qu’elle ne les voit plus », répond le duc.

Nous avons aussi rapporté ailleurs6 que le même homme, ayant remarqué qu’un bois assez grand, au bout du canal de Fontainebleau, déplaisait au roi, prit le moment d’une promenade, et, tout étant préparé, il se fit donner un ordre de couper ce bois, et on le vit dans l’instant abattu tout entier. Ces traits sont d’un courtisan ingénieux, et non pas d’un flatteur.

On a accusé Louis XIV d’un orgueil insupportable, parce que la base de sa statue, à la place des Victoires, est entourée d’esclaves enchaînés. Mais ce n’est point lui qui fit ériger cette statue, ni celle qu’on voit à la place Vendôme. Celle de la place des Victoires est le monument de la grandeur d’âme et de la reconnaissance du premier maréchal de La Feuillade pour son souverain ; il y dépensa cinq cent mille livres, qui font près d’un million aujourd’hui, et la ville en ajouta autant pour rendre la place régulière. Il paraît qu’on a eu également tort d’imputer à Louis XIV le faste de cette statue, et de ne voir que de la vanité et de la flatterie dans la magnanimité du maréchal.

On ne parlait que de ces quatre esclaves ; mais ils figurent des vices domptés aussi bien que des nations vaincues, le duel aboli, l’hérésie détruite. Les inscriptions le témoignent assez. Elles célèbrent aussi la jonction des mers, la paix de Nimègue. Elles parlent de bienfaits plus que d’exploits guerriers. D’ailleurs c’est un ancien usage des sculpteurs de mettre des esclaves au pied des statues des rois. Il vaudrait mieux y représenter des citoyens libres et heureux ; mais enfin on voit des esclaves aux pieds du clément Henri IV et de Louis XIII, à Paris ; on en voit à Livourne sous la statue de Ferdinand de Médicis, qui n’enchaîna assurément aucune nation ; on en voit à Berlin sous la statue d’un électeur qui repoussa les Suédois, mais qui ne fit point de conquêtes.

Les voisins de la France, et les Français eux-mêmes, ont rendu très injustement Louis XIV responsable de cet usage. L’inscription VIRO IMMORTALI, à l’homme immortel, a été traitée d’idolâtrie, comme si ce mot signifiait autre chose que l’immortalité de sa gloire. L’inscription de Viviani, à sa maison de Florence, ÆDES A DEO DATÆ, maison donnée par un dieu, serait bien plus idolâtre : elle n’est pourtant qu’une allusion au surnom de Dieudonné, et au vers de Virgile : Deus nobis hœc otia fecit7.

À l’égard de la statue de la place Vendôme, c’est la ville qui l’a érigée : les inscriptions latines qui remplissent les quatre faces de la base sont des flatteries plus grossières que celles de la place des Victoires. On y lit que Louis XIV ne prit jamais les armes que malgré lui. Il démentit bien solennellement cette adulation, au lit de la mort, par des paroles dont on se souviendra plus longtemps que de ces inscriptions ignorées de lui, et qui ne sont que l’ouvrage de la bassesse de quelques gens de lettres.

Le roi avait destiné les bâtiments de cette place pour sa bibliothèque publique. La place était plus vaste ; elle avait d’abord trois faces, qui étaient celles d’un palais immense dont les murs étaient déjà élevés lorsque le malheur des temps, en 1701, força la ville de bâtir des maisons de particuliers sur les ruines de ce palais commencé. Ainsi le Louvre n’a point été fini ; ainsi la fontaine et l’obélisque que Colbert voulait faire élever vis-à-vis le portail de Perrault n’ont paru que dans les dessins ; ainsi le beau portail de Saint-Gervais est demeuré offusqué, et la plupart des monuments de Paris laissent des regrets.

La nation désirait que Louis XIV eût préféré son Louvre et sa capitale au palais de Versailles, que le duc de Créqui appelait un favori sans mérite. La postérité admire avec reconnaissance ce qu’on a fait de grand pour le public ; mais la critique se joint à l’admiration, quand on voit ce que Louis XIV a fait de superbe et de défectueux pour sa maison de campagne.

Il résulte de tout ce qu’on vient de rapporter, que ce monarque aimait en tout la grandeur et la gloire. Un prince qui, ayant fait d’aussi grandes choses que lui, serait encore simple et modeste, serait le premier des rois, et Louis XIV le second.

S’il se repentit en mourant d’avoir entrepris légèrement des guerres, il faut convenir qu’il ne jugeait pas par les événements ; car, de toutes ses guerres, la plus juste et la plus indispensable, celle de 1701, fut la seule malheureuse.

Il eut de son mariage, outre Monseigneur, deux fils et trois filles, morts dans l’enfance. Ses amours furent plus heureux : il n’y eut que deux de ses enfants naturels qui moururent au berceau ; huit autres vécurent, furent légitimés, et cinq eurent postérité. Il eut encore d’une demoiselle attachée à Mme de Montespan une fille non reconnue, qu’il maria à un gentilhomme d’auprès de Versailles, nommé de La Queue.

On soupçonna, avec beaucoup de vraisemblance, une religieuse de l’abbaye de Moret d’être sa fille. Elle était extrêmement basanée, et d’ailleurs lui ressemblait*10. Le roi lui donna vingt mille écus de dot en la plaçant dans ce couvent. L’opinion qu’elle avait de sa naissance lui donnait un orgueil dont ses supérieures se plaignirent. Mme de Maintenon, dans un voyage de Fontainebleau, alla au couvent de Moret, et, voulant inspirer plus de modestie à cette religieuse, elle fit ce qu’elle put pour lui ôter l’idée qui nourrissait sa fierté. « Madame, lui dit cette personne, la peine que prend une dame de votre élévation, de venir exprès ici me dire que je ne suis pas fille du roi, me persuade que je le suis. » Le couvent de Moret se souvient encore de cette anecdote.

Tant de détails pourraient rebuter un philosophe ; mais la curiosité, cette faiblesse si commune aux hommes, cesse presque d’en être une, quand elle a pour objet des temps et des hommes qui attirent les regards de la postérité.

*2. J’ai vu de petites tentes dressées sur le chemin de Saint-Denis. On y buvait, on y chantait, on y riait. Les sentiments des citoyens de Paris avaient passé jusqu’à la populace. Le jésuite Le Tellier était la principale cause de cette joie universelle. J’entendis plusieurs spectateurs dire qu’il fallait mettre le feu aux maisons des jésuites avec les flambeaux qui éclairaient la pompe funèbre.

*3. Il est déposé à la Bibliothèque du roi depuis plusieurs années.

*5. M. de Pomponne.

*6. On voit qu’il se trompa dans cette conjecture.

*7. Cela seul peut servir à confondre tant d’historiens qui, sur la foi des mémoires infidèles écrits en Hollande, ont rapporté un prétendu traité (signé par Philippe V avant son départ), par lequel traité ce prince cédait à son grand-père la Flandre et le Milanais.

*9. Ces mots démentent bien l’infâme calomnie de La Beaumelle, qui ose dire que « le marquis de Louvois avait craint que Louis XIV ne l’empoisonnât ». Au reste, cette lettre doit être encore parmi les manuscrits laissés par M. le garde des sceaux Chauvelin.

*10. L’auteur l’a vue avec M. de Caumartin11, l’intendant des finances, qui avait le droit d’entrer dans l’intérieur du couvent.