CHAPITRE XXX

FINANCES ET RÈGLEMENTS

Si l’on compare l’administration de Colbert à toutes les administrations précédentes, la postérité chérira cet homme dont le peuple insensé voulut déchirer le corps après sa mort. Les Français lui doivent certainement leur industrie et leur commerce, et par conséquent cette opulence dont les sources diminuent quelquefois dans la guerre, mais qui se rouvrent toujours avec abondance dans la paix. Cependant, en 1702, on avait encore l’ingratitude de rejeter sur Colbert la langueur qui commençait à se faire sentir dans les nerfs de l’État. Un Bois-Guillebert, lieutenant général au bailliage de Rouen, fit imprimer dans ce temps-là le Détail de la France, en deux petits volumes, et prétendit que tout avait été en décadence depuis 16601. C’était précisément le contraire : la France n’avait jamais été si florissante que depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la guerre de 1689 ; et même dans cette guerre, le corps de l’État, commençant à être malade, se soutint par la vigueur que Colbert avait répandue dans tous ses membres. L’auteur du Détail prétendit que, depuis 1660, les biens-fonds du royaume avaient diminué de quinze cents millions. Rien n’était ni plus faux ni moins vraisemblable ; cependant ses arguments captieux persuadèrent ce paradoxe ridicule à ceux qui voulurent être persuadés. C’est ainsi qu’en Angleterre, dans les temps les plus florissants, on voit cent papiers publics qui démontrent que l’État est ruiné.

Il était plus aisé en France qu’ailleurs de décrier le ministère des finances dans l’esprit des peuples. Ce ministère est le plus odieux, parce que les impôts le sont toujours : il régnait d’ailleurs en général dans la finance autant de préjugés et d’ignorance que dans la philosophie.

On s’est instruit si tard que, de nos jours même, on a entendu, en 1718, le parlement en corps dire au duc d’Orléans que « la valeur intrinsèque du marc d’argent est de vingt-cinq livres », comme s’il y avait une autre valeur réelle intrinsèque que celle du poids et du titre ; et le duc d’Orléans, tout éclairé qu’il était, ne le fut pas assez pour relever cette méprise du parlement.

Colbert arriva au maniement des finances avec de la science et du génie2. Il commença, comme le duc de Sully, par arrêter les abus et les pillages, qui étaient énormes. La recette fut simplifiée autant qu’il était possible ; et, par une économie qui tient du prodige, il augmenta le trésor du roi en diminuant les tailles. On voit, par l’édit mémorable de 1664, qu’il y avait tous les ans un million de ce temps-là destiné à l’encouragement des manufactures et du commerce maritime. Il négligea si peu les campagnes, abandonnées jusqu’à lui à la rapacité des traitants, que des négociants anglais s’étant adressés à M. Colbert de Croissi, son frère, ambassadeur à Londres, pour fournir en France des bestiaux d’Irlande et des salaisons pour les colonies, en 1667, le contrôleur général répondit que « depuis quatre ans on en avait à revendre aux étrangers ».

Pour parvenir à cette heureuse administration, il avait fallu une chambre de justice et de grandes réformes. Il fut obligé de retrancher huit millions et plus de rentes sur la ville, acquises à vil prix, que l’on remboursa sur le pied de l’achat. Ces divers changements exigèrent des édits. Le parlement était en possession de les vérifier depuis François Ier. Il fut proposé de les enregistrer seulement à la chambre des comptes ; mais l’usage ancien prévalut. Le roi alla lui-même au parlement faire vérifier ses édits en 1664.

Il se souvenait toujours de la Fronde, de l’arrêt de proscription contre un cardinal, son premier ministre, des autres arrêts par lesquels on avait saisi les deniers royaux, pillé les meubles et l’argent des citoyens attachés à la couronne. Tous ces excès ayant commencé par des remontrances sur des édits concernant les revenus de l’État, il ordonna, en 1667, que le parlement ne fît jamais de représentation que dans la huitaine, après avoir enregistré avec obéissance. Cet édit fut encore renouvelé en 1673. Aussi, dans tout le cours de son administration, il n’essuya aucune remontrance d’aucune cour de judicature, excepté dans la fatale année de 1709, où le parlement de Paris représenta inutilement le tort que le ministre des finances faisait à l’État par la variation du prix de l’or et de l’argent.

Presque tous les citoyens ont été persuadés que, si le parlement s’était toujours borné à faire sentir au souverain en connaissance de cause les malheurs et les besoins du peuple, les dangers des impôts, les périls encore plus grands de la vente de ces impôts à des traitants qui trompaient le roi et opprimaient le peuple, cet usage des remontrances aurait été une ressource sacrée de l’État, un frein à l’avidité des financiers, et une leçon continuelle aux ministres. Mais les étranges abus d’un remède si salutaire avaient tellement irrité Louis XIV qu’il ne vit que les abus et proscrivit le remède. L’indignation qu’il conserva toujours dans son cœur fut portée si loin, qu’en 1669 (13 août) il alla encore lui-même au parlement pour y révoquer les privilèges de noblesse qu’il avait accordés dans sa minorité, en 1644, à toutes les cours supérieures.

Mais malgré cet édit, enregistré en présence du roi, l’usage a subsisté de laisser jouir de la noblesse tous ceux dont les pères ont exercé vingt ans une charge de judicature dans une cour supérieure, ou qui sont morts dans leurs emplois.

En mortifiant ainsi une compagnie de magistrats, il voulut encourager la noblesse, qui défend la patrie, et les agriculteurs, qui la nourrissent. Déjà, par son édit de 1666, il avait accordé deux mille francs de pension, qui en font près de quatre aujourd’hui, à tout gentilhomme qui aurait eu douze enfants, et mille à qui en aurait eu dix. La moitié de cette gratification était assurée à tous les habitants des villes exemptes de tailles ; et, parmi les taillables, tout père de famille qui avait ou qui avait eu dix enfants était à l’abri de toute imposition.

Il est vrai que le ministre Colbert ne fit pas tout ce qu’il pouvait faire, encore moins ce qu’il voulait. Les hommes n’étaient pas alors assez éclairés, et dans un grand royaume il y a toujours de grands abus. La taille arbitraire, la multiplicité des droits, les douanes de province à province qui rendent une partie de la France étrangère à l’autre, et même ennemie, l’inégalité des mesures d’une ville à l’autre, vingt autres maladies du corps politique ne purent être guéries.

La plus grande faute qu’on reproche à ce ministre est de n’avoir pas osé encourager l’exportation des blés. Il y avait longtemps qu’on n’en portait plus à l’étranger. La culture avait été négligée dans les orages du ministère de Richelieu ; elle le fut davantage dans les guerres civiles de la Fronde. Une famine, en 1661, acheva la ruine des campagnes, ruine pourtant que la nature, secondée du travail, est toujours prête à réparer. Le parlement de Paris rendit, dans cette année malheureuse, un arrêt qui paraissait juste dans son principe, mais qui fut presque aussi funeste dans les conséquences que tous les arrêts arrachés à cette compagnie pendant la guerre civile : il fut défendu aux marchands, sous les peines les plus graves, de contracter aucune association pour ce commerce, et à tous particuliers de faire un amas de grains. Ce qui était bon dans une disette passagère devenait pernicieux à la longue, et décourageait tous les agriculteurs. Casser un tel arrêt, dans un temps de crise et de préjugés, c’eût été soulever les peuples.

Le ministre n’eut d’autre ressource que d’acheter chèrement chez les étrangers les mêmes blés que les Français leur avaient précédemment vendus dans les années d’abondance. Le peuple fut nourri, mais il en coûta beaucoup à l’État ; et l’ordre que M. Colbert avait déjà remis dans les finances rendit cette perte légère.

La crainte de retomber dans la disette ferma nos ports à l’exportation du blé ; chaque intendant dans sa province se fit même un mérite de s’opposer au transport des grains dans la province voisine ; on ne put, dans les bonnes années, vendre ses grains que par une requête au conseil. Cette fatale administration semblait excusable par l’expérience du passé ; tout le conseil craignait que le commerce du blé ne le forçât de racheter encore à grands frais des autres nations une denrée si nécessaire, que l’intérêt et l’imprévoyance des cultivateurs auraient vendue à vil prix.

Le laboureur alors, plus timide que le conseil, craignit de se ruiner à créer une denrée dont il ne pouvait espérer un grand profit ; et les terres ne furent pas aussi bien cultivées qu’elles auraient dû l’être. Toutes les autres branches de l’administration, étant florissantes, empêchèrent Colbert de remédier au défaut de la principale.

C’est la seule tache de son ministère : elle est grande ; mais ce qui l’excuse, ce qui prouve combien il est malaisé de détruire les préjugés dans l’administration française, et comme il est difficile de faire le bien, c’est que cette faute, sentie par tous les citoyens habiles, n’a été réparée par aucun ministre pendant cent années entières, jusqu’à l’époque mémorable de 1764, où un contrôleur général plus éclairé3 a tiré la France d’une misère profonde, en rendant le commerce des grains libre, avec des restrictions à peu près semblables à celles dont on use en Angleterre.

Colbert, pour fournir à la fois aux dépenses des guerres, des bâtiments, et des plaisirs, fut obligé de rétablir, vers l’an 1672, ce qu’il avait voulu d’abord abolir pour jamais : impôts en parti, rentes, charges nouvelles, augmentation de gages, enfin ce qui soutient l’État quelque temps, et l’obère pour des siècles.

Il fut emporté hors de ses mesures : car, par toutes les instructions qui restent de lui, on voit qu’il était persuadé que la richesse d’un pays ne consiste que dans le nombre des habitants, la culture des terres, le travail industrieux, et le commerce ; on voit que le roi, possédant très peu de domaines particuliers, et n’étant que l’administrateur des biens de ses sujets, ne peut être véritablement riche que par des impôts aisés à percevoir et également répartis.

Il craignait tellement de livrer l’État aux traitants que, quelque temps après la dissolution de la chambre de justice qu’il avait fait ériger contre eux, il fit rendre un arrêt du conseil qui établissait la peine de mort contre ceux qui avanceraient de l’argent sur de nouveaux impôts. Il voulait par cet arrêt comminatoire, qui ne fut jamais imprimé, effrayer la cupidité des gens d’affaires. Mais bientôt après il fut obligé de se servir d’eux, sans même révoquer l’arrêt : le roi pressait, et il fallait des moyens prompts.

Cette invention, apportée d’Italie en France par Catherine de Médicis, avait tellement corrompu le gouvernement par la facilité funeste qu’elle donne, qu’après avoir été supprimée dans les belles années de Henri IV, elle reparut dans tout le règne de Louis XIII, et infecta surtout les derniers temps de Louis XIV.

Enfin Sully enrichit l’État par une économie sage, que secondait un roi aussi parcimonieux que vaillant, un roi soldat à la tête de son armée, et père de famille avec son peuple ; Colbert soutint l’État, malgré le luxe d’un maître fastueux, qui prodiguait tout pour rendre son règne éclatant.

On sait qu’après la mort de Colbert, lorsque le roi se proposa de mettre Le Pelletier à la tête des finances, Le Tellier lui dit : « Sire, il n’est pas propre à cet emploi. — Pourquoi ? dit le roi. — Il n’a pas l’âme assez dure, dit Le Tellier. — Mais vraiment, reprit le roi, je ne veux pas qu’on traite durement mon peuple. » En effet, ce nouveau ministre était bon et juste. Mais, lorsqu’en 1688 on fut replongé dans la guerre, et qu’il fallut se soutenir contre la ligue d’Augsbourg, c’est-à-dire contre presque toute l’Europe, il se vit chargé d’un fardeau que Colbert avait trouvé trop lourd. Le facile et malheureux expédient d’emprunter et de créer des rentes fut sa première ressource. Ensuite on voulut diminuer le luxe, ce qui, dans un royaume rempli de manufactures, est diminuer l’industrie et la circulation, et ce qui n’est convenable qu’à une nation qui paye son luxe à l’étranger.

Il fut ordonné que tous les meubles d’argent massif, qu’on voyait alors en assez grand nombre chez les grands seigneurs, et qui étaient une preuve de l’abondance, seraient portés à la Monnaie. Le roi donna l’exemple : il se priva de toutes ces tables d’argent, de ces candélabres, de ces grands canapés d’argent massif, et de tous ces autres meubles qui étaient des chefs-d’œuvre de ciselure des mains de Ballin, homme unique en son genre, et tous exécutés sur les dessins de Lebrun. Ils avaient coûté dix millions ; on en retira trois. Les meubles d’argent orfévri des particuliers produisirent trois autres millions. La ressource était faible.

On fit ensuite une de ces énormes fautes dont le ministère ne s’est corrigé que dans nos derniers temps : ce fut d’altérer les monnaies, de faire des refontes inégales, de donner aux écus une valeur non proportionnée à celle des quarts4. Il arriva que, les quarts étant plus forts, et les écus plus faibles, tous les quarts furent portés dans le pays étranger ; ils y furent frappés en écus, sur lesquels il y avait à gagner en les reversant en France. Il faut qu’un pays soit bien bon par lui-même, pour subsister encore avec force après avoir essuyé si souvent de pareilles secousses. On n’était pas encore instruit : la finance était alors, comme la physique, une science de vaines conjectures. Les traitants étaient des charlatans qui trompaient le ministère ; il en coûta quatre-vingts millions à l’État. Il faut vingt ans de peines pour réparer de pareilles brèches.

Vers les années 1691 et 1692, les finances de l’État parurent donc sensiblement dérangées. Ceux qui attribuaient l’affaiblissement des sources de l’abondance aux profusions de Louis XIV dans ses bâtiments, dans les arts, et dans les plaisirs, ne savaient pas qu’au contraire les dépenses qui encouragent l’industrie enrichissent un État. C’est la guerre qui appauvrit nécessairement le trésor public, à moins que les dépouilles des vaincus ne le remplissent. Depuis les anciens Romains, je ne connais aucune nation qui se soit enrichie par des victoires. L’Italie, au XVIe siècle, n’était riche que par le commerce. La Hollande n’eût pas subsisté longtemps si elle se fût bornée à enlever la flotte d’argent des Espagnols, et si les grandes Indes n’avaient pas été l’aliment de sa puissance. L’Angleterre s’est toujours appauvrie par la guerre, même en détruisant les flottes françaises ; et le commerce seul l’a enrichie. Les Algériens, qui n’ont guère que ce qu’ils gagnent par les pirateries, sont un peuple très misérable.

Parmi les nations de l’Europe, la guerre, au bout de quelques années, rend le vainqueur presque aussi malheureux que le vaincu. C’est un gouffre où tous les canaux de l’abondance s’engloutissent. L’argent comptant, ce principe de tous les biens et de tous les maux, levé avec tant de peine dans les provinces, se rend dans les coffres de cent entrepreneurs ; dans ceux de cent partisans qui avancent les fonds et qui achètent, par ces avances, le droit de dépouiller la nation au nom du souverain. Les particuliers alors, regardant le gouvernement comme leur ennemi, enfouissent leur argent ; et le défaut de circulation fait languir le royaume.

Nul remède précipité ne peut suppléer à un arrangement fixe et stable, établi de longue main, et qui pourvoit de loin aux besoins imprévus. On établit la capitation en 1695*1. Elle fut supprimée à la paix de Rysvick, et rétablie ensuite. Le contrôleur général Pontchartrain vendit des lettres de noblesse pour deux mille écus en 1696 : cinq cents particuliers en achetèrent ; mais la ressource fut passagère, et la honte durable. On obligea tous les nobles, anciens et nouveaux, de faire enregistrer leurs armoiries, et de payer la permission de cacheter leurs lettres avec leurs armes. Des maltôtiers traitèrent de cette affaire, et avancèrent l’argent. Le ministère n’eut presque jamais recours qu’à ces petites ressources, dans un pays qui en eût pu fournir de plus grandes.

On n’osa imposer le dixième que dans l’année 1710. Mais ce dixième, levé à la suite de tant d’autres impôts onéreux, parut si dur qu’on n’osa pas l’exiger avec rigueur. Le gouvernement n’en retira pas vingt-cinq millions annuels, à quarante francs le marc.

Colbert avait peu changé la valeur numéraire des monnaies. Il vaut mieux ne la point changer du tout. L’argent et l’or, ces gages d’échange, doivent être des mesures invariables. Il n’avait poussé la valeur numéraire du marc d’argent, de vingt-six francs où il l’avait trouvée qu’à vingt-sept et à vingt-huit ; et, après lui, dans les dernières années de Louis XIV, on étendit cette dénomination jusqu’à quarante livres idéales : ressource fatale par laquelle le roi était soulagé un moment, pour être ruiné ensuite, car au lieu d’un marc d’argent on ne lui en donnait presque plus que la moitié. Celui qui devait vingt-six livres, en 1668, donnait un marc ; et qui devait quarante livres ne donnait qu’à peu près ce même marc, en 1710. Les diminutions qui suivirent dérangèrent le peu qui restait du commerce autant qu’avait fait l’augmentation.

On aurait trouvé une ressource dans un papier de crédit ; mais ce papier doit être établi dans un temps de prospérité, pour se soutenir dans un temps malheureux.

Le ministre Chamillart commença, en 1706, à payer en billets de monnaie, en billets de subsistance, d’ustensile ; et comme cette monnaie de papier n’était pas reçue dans les coffres du roi, elle fut décriée presque aussitôt qu’elle parut. On fut réduit à continuer de faire des emprunts onéreux, à consommer d’avance quatre années des revenus de la couronne*2.

On fit toujours ce qu’on appelle des affaires extraordinaires : on créa des charges ridicules, toujours achetées par ceux qui veulent se mettre à l’abri de la taille, car l’impôt de la taille étant avilissant en France, et les hommes étant nés vains, l’appât qui les décharge de cette honte fait toujours des dupes, et les gages considérables attachés à ces nouvelles charges invitent à les acheter dans des temps difficiles parce qu’on ne fait pas réflexion qu’elles seront supprimées dans des temps moins fâcheux. Ainsi, en 1707, on inventa la dignité des conseillers du roi rouleurs et courtiers de vin, et cela produisit cent quatre-vingt mille livres. On imagina des greffiers royaux, des subdélégués des intendants des provinces. On inventa des conseillers du roi contrôleurs aux empilements des bois, des conseillers de police, des charges de barbiers-perruquiers, des contrôleurs-visiteurs de beurre frais, des essayeurs de beurre salé. Ces extravagances font rire aujourd’hui, mais alors elles faisaient pleurer.

Le contrôleur général Desmarets, neveu de l’illustre Colbert, ayant, en 1709, succédé à Chamillart, ne put guérir un mal que tout rendait incurable.

La nature conspira avec la fortune pour accabler l’État. Le cruel hiver de 1709 força le roi de remettre aux peuples neuf millions de tailles dans le temps qu’il n’avait pas de quoi payer ses soldats. La disette des denrées fut si excessive qu’il en coûta quarante-cinq millions pour les vivres de l’armée. La dépense de cette année 1709 montait à deux cent vingt et un millions, et le revenu ordinaire du roi n’en produisit pas quarante-neuf. Il fallut donc ruiner l’État pour que les ennemis ne s’en rendissent pas les maîtres. Le désordre s’accrut tellement et fut si peu réparé, que, longtemps après la paix, au commencement de l’année 1715, le roi fut obligé de faire négocier trente-deux millions de billets, pour en avoir huit en espèces. Enfin il laissa à sa mort deux milliards six cents millions de dettes, à vingt-huit livres le marc, à quoi les espèces se trouvèrent alors réduites ; ce qui fait environ quatre milliards cinq cents millions de notre monnaie courante en 1760.

Il est étonnant, mais il est vrai, que cette immense dette n’aurait point été un fardeau impossible à soutenir s’il y avait eu alors un commerce florissant, un papier de crédit établi, et des compagnies solides qui eussent répondu de ce papier, comme en Suède, en Angleterre, à Venise, et en Hollande ; car, lorsqu’un État puissant ne doit qu’à lui-même, la confiance et la circulation suffisent pour payer. Mais il s’en fallait beaucoup que la France eût alors assez de ressorts pour faire mouvoir une machine si vaste et si compliquée, dont le poids l’écrasait.

Louis XIV, dans son règne, dépensa dix-huit milliards ; ce qui revient, année commune, à trois cent trente millions d’aujourd’hui, en compensant l’une par l’autre les augmentations et les diminutions numéraires des monnaies.

Sous l’administration du grand Colbert, les revenus ordinaires de la couronne n’allaient qu’à cent dix-sept millions, à vingt-sept livres et puis à vingt-huit livres le marc d’argent. Ainsi tout le surplus fut toujours fourni en affaires extraordinaires. Colbert, le plus grand ennemi de cette funeste ressource, fut obligé d’y avoir recours pour servir promptement. Il emprunta huit cents millions, valeur de notre temps, dans la guerre de 1672. Il restait au roi très peu d’anciens domaines de la couronne ; ils sont déclarés inaliénables par tous les parlements du royaume, et cependant ils sont presque tous aliénés. Le revenu du roi consiste aujourd’hui dans celui de ses sujets ; c’est une circulation perpétuelle de dettes et de paiements. Le roi doit aux citoyens plus de millions numéraires par an, sous le nom de rentes de l’Hôtel de ville, qu’aucun roi n’en a jamais retiré des domaines de la couronne.

Pour se faire une idée de ce prodigieux accroissement de taxes, de dettes, de richesses, de circulation, et en même temps d’embarras et de peines, qu’on a éprouvés en France et dans les autres pays, on peut considérer qu’à la mort de François Ier l’État devait environ trente mille livres de rentes perpétuelles sur l’Hôtel de ville, et qu’à présent il en doit plus de quarante-cinq millions.

Ceux qui ont voulu comparer les revenus de Louis XIV avec ceux de Louis XV ont trouvé, en ne s’arrêtant qu’au revenu fixe et courant, que Louis XIV était beaucoup plus riche, en 1683, époque de la mort de Colbert, avec cent dix-sept millions de revenu, que son successeur ne l’était, en 1730, avec près de deux cents millions ; et cela est très vrai, en ne considérant que les rentes fixes et ordinaires de la couronne. Car cent dix-sept millions numéraires, au marc de vingt-huit livres, sont une somme plus forte que deux cents millions à quarante-neuf livres, à quoi se montait le revenu du roi en 1730, et de plus il faut compter les charges augmentées par les emprunts de la couronne. Mais aussi les revenus du roi, c’est-à-dire de l’État, sont accrus depuis, et l’intelligence des finances s’est perfectionnée au point que, dans la guerre ruineuse de 1741, il n’y a pas eu un moment de discrédit. On a pris le parti de faire des fonds d’amortissement, comme chez les Anglais : il a fallu adopter une partie de leur système de finance, ainsi que leur philosophie ; et si, dans un État purement monarchique, on pouvait introduire ces papiers circulants qui doublent au moins la richesse de l’Angleterre, l’administration de la France acquerrait son dernier degré de perfection, mais perfection trop voisine de l’abus dans une monarchie*3.

Il y avait environ cinq cents millions numéraires d’argent monnayé dans le royaume en 1683 ; et il y en avait environ douze cents en 1730, de la manière dont on compte aujourd’hui. Mais le numéraire, sous le ministère du cardinal de Fleury, fut presque le double du numéraire du temps de Colbert. Il paraît donc que la France n’était environ que d’un sixième plus riche en espèces circulantes depuis la mort de Colbert. Elle l’est beaucoup davantage en matières d’argent et d’or travaillées et mises en œuvre pour le service et pour le luxe. Il n’y en avait pas pour quatre cents millions de notre monnaie d’aujourd’hui, en 1690 ; et vers l’an 1730, on en possédait autant que d’espèces circulantes. Rien ne fait voir plus évidemment combien le commerce, dont Colbert ouvrit les sources, s’est accru lorsque ses canaux, fermés par les guerres, ont été débouchés. L’industrie s’est perfectionnée, malgré l’émigration de tant d’artistes que dispersa la révocation de l’édit de Nantes ; et cette industrie augmente encore tous les jours. La nation est capable d’aussi grandes choses, et de plus grandes encore que sous Louis XIV, parce que le génie et le commerce se fortifient toujours quand on les encourage.

À voir l’aisance des particuliers, ce nombre prodigieux de maisons agréables bâties dans Paris et dans les provinces, cette quantité d’équipages, ces commodités, ces recherches qu’on nomme luxe, on croirait que l’opulence est vingt fois plus grande qu’autrefois. Tout cela est le fruit d’un travail ingénieux, encore plus que de la richesse. Il n’en coûte guère plus aujourd’hui pour être agréablement logé, qu’il n’en coûtait pour l’être mal sous Henri IV. Une belle glace de nos manufactures orne nos maisons à bien moins de frais que les petites glaces qu’on tirait de Venise. Nos belles et parantes étoffes sont moins chères que celles de l’étranger, qui ne les valaient pas.

Ce n’est point en effet l’argent et l’or qui procurent une vie commode, c’est le génie. Un peuple qui n’aurait que ces métaux serait très misérable ; un peuple qui, sans ces métaux, mettrait heureusement en œuvre toutes les productions de la terre, serait véritablement le plus riche. La France a cet avantage, avec beaucoup plus d’espèces qu’il n’en faut pour la circulation.

L’industrie s’étant perfectionnée dans les villes, s’est accrue dans les campagnes. Il s’élèvera toujours des plaintes sur le sort des cultivateurs. On les entend dans tous les pays du monde, et ces murmures sont presque partout ceux des oisifs opulents, qui condamnent le gouvernement beaucoup plus qu’ils ne plaignent les peuples. Il est vrai que presque en tout pays, si ceux qui passent leurs jours dans les travaux rustiques avaient le loisir de murmurer, ils s’élèveraient contre les exactions qui leur enlèvent une partie de leur substance. Ils détesteraient la nécessité de payer des taxes qu’ils ne se sont point imposées, et de porter le fardeau de l’État sans participer aux avantages des autres citoyens. Il n’est pas du ressort de l’histoire d’examiner comment le peuple doit contribuer sans être foulé, et de marquer le point précis, si difficile à trouver, entre l’exécution des lois et l’abus des lois, entre les impôts et les rapines ; mais l’histoire doit faire voir qu’il est impossible qu’une ville soit florissante sans que les campagnes d’alentour soient dans l’abondance, car certainement ce sont ces campagnes qui la nourrissent. On entend, à des jours réglés, dans toutes les villes de France, des reproches de ceux à qui leur profession permet de déclamer en public contre toutes les différentes branches de consommation auxquelles on donne le nom de luxe5. Il est évident que les aliments de ce luxe ne sont fournis que par le travail industrieux des cultivateurs, travail toujours chèrement payé.

On a planté plus de vignes, et on les a mieux travaillées ; on a fait de nouveaux vins qu’on ne connaissait pas auparavant, tels que ceux de Champagne, auxquels on a su donner la couleur, la sève et la force de ceux de Bourgogne, et qu’on débite chez l’étranger avec un grand avantage ; cette augmentation des vins a produit celle des eaux-de-vie ; la culture des jardins, des légumes, des fruits, a reçu de prodigieux accroissements, et le commerce des comestibles avec les colonies de l’Amérique en a été augmenté : les plaintes qu’on a de tout temps fait éclater sur la misère de la campagne ont cessé alors d’être fondées. D’ailleurs, dans ces plaintes vagues, on ne distingue pas les cultivateurs, les fermiers, d’avec les manœuvres. Ceux-ci ne vivent que du travail de leurs mains, et cela est ainsi dans tous les pays du monde où le grand nombre doit vivre de sa peine ; mais il n’y a guère de royaume dans l’univers où le cultivateur, le fermier, soit plus à son aise que dans quelques provinces de France, et l’Angleterre seule peut lui disputer cet avantage. La taille proportionnelle, substituée à l’arbitraire dans quelques provinces, a contribué encore à rendre plus solides les fortunes des cultivateurs qui possèdent des charrues, des vignobles, des jardins. Le manœuvre, l’ouvrier, doit être réduit au nécessaire pour travailler : telle est la nature de l’homme. Il faut que ce grand nombre d’hommes soit pauvre, mais il ne faut pas qu’il soit misérable.

Le moyen ordre s’est enrichi par l’industrie. Les ministres et les courtisans ont été moins opulents, parce que l’argent ayant augmenté numériquement de près de moitié, les appointements et les pensions sont restés les mêmes, et le prix des denrées est monté à plus du double : c’est ce qui est arrivé dans tous les pays de l’Europe. Les droits, les honoraires, sont partout restés sur l’ancien pied. Un électeur qui reçoit l’investiture de ses États ne paye que ce que ses prédécesseurs payaient du temps de l’empereur Charles IV, au XIVe siècle ; et il n’est dû qu’un écu au secrétaire de l’empereur dans cette cérémonie.

Ce qui est bien plus étrange, c’est que, tout ayant augmenté, valeur numéraire des monnaies, quantité des matières d’or et d’argent, prix des denrées, cependant la paye du soldat est restée au même taux qu’elle était il y a deux cents ans : on donne cinq sous numéraires au fantassin, comme on les donnait du temps de Henri IV. Aucun de ce grand nombre d’hommes ignorants, qui vendent leur vie à si bon marché, ne sait qu’attendu le surhaussement des espèces et la cherté des denrées, il reçoit environ deux tiers moins que les soldats de Henri IV. S’il le savait, s’il demandait une paye de deux tiers plus haute, il faudrait bien la lui donner : il arriverait alors que chaque puissance de l’Europe entretiendrait les deux tiers moins de troupes ; les forces se balanceraient de même ; la culture de la terre et les manufactures en profiteraient.

Il faut encore observer que les gains du commerce ayant augmenté, et les appointements de toutes les grandes charges ayant diminué de valeur réelle, il s’est trouvé moins d’opulence qu’autrefois chez les grands, et plus dans le moyen ordre ; et cela même a mis moins de distance entre les hommes. Il n’y avait autrefois de ressource pour les petits que de servir les grands ; aujourd’hui l’industrie a ouvert mille chemins qu’on ne connaissait pas il y a cent ans. Enfin, de quelque manière que les finances de l’État soient administrées, la France possède dans le travail d’environ vingt millions d’habitants un trésor inestimable.

*1. Au tome IV, page 136, des Mémoires de Maintenon, on trouve que la capitation « rendit au delà des espérances des fermiers ». Jamais il n’y a eu de ferme de la capitation. Il est dit que « les laquais de Paris allèrent à l’Hôtel de ville prier qu’on les imposât à la capitation ». Ce conte ridicule se détruit de lui-même ; les maîtres payèrent toujours pour leurs domestiques.