Ce siècle heureux, qui vit naître une révolution dans l’esprit humain, n’y semblait pas destiné ; car, à commencer par la philosophie, il n’y avait pas d’apparence, du temps de Louis XIII, qu’elle se tirât du chaos où elle était plongée. L’inquisition d’Italie, d’Espagne, de Portugal, avait lié les erreurs philosophiques aux dogmes de la religion ; les guerres civiles en France et les querelles du calvinisme n’étaient pas plus propres à cultiver la raison humaine que ne le fut le fanatisme du temps de Cromwell, en Angleterre. Si un chanoine de Thorn1 avait renouvelé l’ancien système planétaire des Chaldéens, oublié depuis si longtemps, cette vérité était condamnée à Rome ; et la congrégation du Saint-Office, composée de sept cardinaux, ayant déclaré non seulement hérétique, mais absurde, le mouvement de la terre, sans lequel il n’y a point de véritable astronomie, le grand Galilée ayant demandé pardon, à l’âge de soixante et dix ans, d’avoir eu raison, il n’y avait pas d’apparence que la vérité pût être reçue sur la terre.
Le chancelier Bacon avait montré de loin la route qu’on pouvait tenir ; Galilée avait découvert les lois de la chute des corps ; Torricelli commençait à connaître la pesanteur de l’air qui nous environne ; on avait fait quelques expériences à Magdebourg. Avec ces faibles essais, toutes les écoles restaient dans l’absurdité, et le monde dans l’ignorance. Descartes parut alors. Il fit le contraire de ce qu’on devait faire : au lieu d’étudier la nature, il voulut la deviner. Il était le plus grand géomètre de son siècle ; mais la géométrie laisse l’esprit comme elle le trouve. Celui de Descartes était trop porté à l’invention. Le premier des mathématiciens ne fit guère que des romans de philosophie. Un homme qui dédaigna les expériences, qui ne cita jamais Galilée, qui voulait bâtir sans matériaux, ne pouvait élever qu’un édifice imaginaire.
Ce qu’il y avait de romanesque réussit, et le peu de vérités mêlé à ces chimères nouvelles fut d’abord combattu. Mais enfin ce peu de vérité perça à l’aide de la méthode qu’il avait introduite : car avant lui on n’avait point de fil dans ce labyrinthe, et du moins il en donna un dont on se servit après qu’il se fut égaré. C’était beaucoup de détruire les chimères du péripatétisme, quoique par d’autres chimères. Ces deux fantômes se combattirent ; ils tombèrent l’un après l’autre, et la raison s’éleva enfin sur leurs ruines. Il y avait à Florence une académie d’expériences, sous le nom del Cimento, établie par le cardinal Léopold de Médicis, vers l’an 1655. On sentait déjà dans cette patrie des arts, qu’on ne pouvait comprendre quelque chose du grand édifice de la nature qu’en l’examinant pièce à pièce. Cette académie, après les jours de Galilée, et dès le temps de Torricelli, rendit de grands services.
Quelques philosophes, en Angleterre, sous la sombre administration de Cromwell, s’assemblèrent pour chercher en paix des vérités, tandis que le fanatisme opprimait toute vérité. Charles II, rappelé sur le trône de ses ancêtres par le repentir et par l’inconstance de sa nation, donna des lettres patentes à cette académie naissante ; mais c’est tout ce que le gouvernement donna. La Société royale, ou plutôt la Société libre de Londres, travailla pour l’honneur de travailler. C’est de son sein que sortirent de nos jours les découvertes sur la lumière, sur le principe de la gravitation, sur l’aberration des étoiles fixes, sur la géométrie transcendante, et cent autres inventions qui pourraient à cet égard faire appeler ce siècle le siècle des Anglais, aussi bien que celui de Louis XIV.
En 1666, M. Colbert, jaloux de cette nouvelle gloire, voulut que les Français la partageassent ; et, à la prière de quelques savants, il fit agréer à Louis XIV l’établissement d’une Académie des Sciences. Elle fut libre jusqu’en 1699, comme celle d’Angleterre et comme l’Académie française. Colbert attira d’Italie Dominique Cassini, Huygens de Hollande, et Roëmer de Danemark, par de fortes pensions. Roëmer détermina la vitesse des rayons solaires, Huygens découvrit l’anneau et un des satellites de Saturne, et Cassini les quatre autres. On doit à Huygens, sinon la première invention des horloges à pendule, du moins les vrais principes de la régularité de leurs mouvements, principes qu’il déduisit d’une géométrie sublime. On a acquis peu à peu des connaissances de toutes les parties de la vraie physique, en rejetant tout système. Le public fut étonné de voir une chimie dans laquelle on ne cherchait ni le grand-œuvre, ni l’art de prolonger la vie au delà des bornes de la nature ; une astronomie qui ne prédisait pas les événements du monde ; une médecine indépendante des phases de la lune. La corruption ne fut pas la mère des animaux et des plantes. Il n’y eut plus de prodiges dès que la nature fut mieux connue. On l’étudia dans toutes ses productions.
La géographie reçut des accroissements étonnants. À peine Louis XIV a-t-il fait bâtir l’Observatoire, qu’il fait commencer, en 1669, une méridienne par Dominique Cassini et par Picard. Elle est continuée vers le nord, en 1683, par Lahire ; et enfin Cassini la prolonge, en 1700, jusqu’à l’extrémité du Roussillon. C’est le plus beau monument de l’astronomie, et il suffit pour éterniser ce siècle.
On envoie, en 1672, des physiciens à la Cayenne faire des observations utiles. Ce voyage a été la première origine de la connaissance de l’aplatissement de la terre, démontré depuis par le grand Newton ; et il a préparé à ces voyages plus fameux qui, depuis, ont illustré le règne de Louis XV.
On fait partir, en 1700, Tournefort pour le Levant. Il y va recueillir des plantes qui enrichissent le Jardin royal, autrefois abandonné, remis alors en honneur, et aujourd’hui devenu digne de la curiosité de l’Europe. La Bibliothèque royale, déjà nombreuse, s’enrichit sous Louis XIV de plus de trente mille volumes ; et cet exemple est si bien suivi de nos jours qu’elle en contient déjà plus de cent quatre-vingt mille. Il fait rouvrir l’école de droit fermée depuis cent ans. Il établit dans toutes les universités de France un professeur de droit français. Il semble qu’il ne devrait pas y en avoir d’autres, et que les bonnes lois romaines, incorporées à celles du pays, devraient former un seul corps des lois de la nation.
Sous lui les journaux s’établissent. On n’ignore pas que le Journal des Savants, qui commença en 1665, est le père de tous les ouvrages de ce genre dont l’Europe est aujourd’hui remplie, et dans lesquels trop d’abus se sont glissés, comme dans les choses les plus utiles.
L’Académie des Belles-lettres, formée d’abord, en 1663, de quelques membres de l’Académie française, pour transmettre à la postérité, par des médailles, les actions de Louis XIV, devint utile au public dès qu’elle ne fut plus uniquement occupée du monarque, et qu’elle s’appliqua aux recherches de l’antiquité, et à une critique judicieuse des opinions et des faits. Elle fit à peu près dans l’histoire ce que l’Académie des Sciences faisait dans la physique : elle dissipa des erreurs.
L’esprit de sagesse et de critique, qui se communiquait de proche en proche, détruisit insensiblement beaucoup de superstitions. C’est à cette raison naissante qu’on dut la déclaration du roi de 1672, qui défendit aux tribunaux d’admettre les simples accusations de sorcellerie. On ne l’eût pas osé sous Henri IV et sous Louis XIII ; et si, depuis 1672, il y a eu encore des accusations de maléfices, les juges n’ont condamné d’ordinaire les accusés que comme des profanateurs, qui d’ailleurs employaient le poison*1.
Il était très commun auparavant d’éprouver les sorciers en les plongeant dans l’eau, liés de cordes : s’ils surnageaient, ils étaient convaincus. Plusieurs juges de province avaient ordonné ces épreuves, et elles continuèrent encore longtemps parmi le peuple. Tout berger était sorcier ; et les amulettes, les anneaux constellés étaient en usage dans les villes. Les effets de la baguette de coudrier, avec laquelle on croit découvrir les sources, les trésors et les voleurs, passaient pour certains, et ont encore beaucoup de crédit dans plus d’une province d’Allemagne. Il n’y avait presque personne qui ne se fît tirer son horoscope. On n’entendait parler que de secrets magiques ; presque tout était illusion. Des savants, des magistrats, avaient écrit sérieusement sur ces matières. On distinguait parmi les auteurs une classe de démonographes. Il y avait des règles pour discerner les vrais magiciens, les vrais possédés, d’avec les faux. Enfin, jusque vers ces temps-là, on n’avait guère adopté de l’antiquité que des erreurs en tout genre.
Les idées superstitieuses étaient tellement enracinées chez les hommes que les comètes les effrayaient encore en 1680. On osait à peine combattre cette crainte populaire. Jacques Bernouilli, l’un des plus grands mathématiciens de l’Europe, en répondant à propos de cette comète aux partisans du préjugé, dit que la chevelure de la comète ne peut être un signe de la colère divine, parce que cette chevelure est éternelle, mais que la queue pourrait bien en être un. Cependant ni la tête ni la queue ne sont éternelles. Il fallut que Bayle écrivît contre le préjugé vulgaire un livre fameux3, que les progrès de la raison ont rendu aujourd’hui moins piquant qu’il ne l’était alors.
On ne croirait pas que les souverains eussent obligation aux philosophes. Cependant il est vrai que cet esprit philosophique qui a gagné presque toutes les conditions, excepté le bas peuple, a beaucoup contribué à faire valoir les droits des souverains. Des querelles qui auraient produit autrefois des excommunications, des interdits, des schismes, n’en ont point causé. Si on a dit que les peuples seraient heureux quand ils auraient des philosophes pour rois4, il est très vrai de dire que les rois en sont plus heureux quand il y a beaucoup de leurs sujets philosophes.
Il faut avouer que cet esprit raisonnable qui commence à présider à l’éducation dans les grandes villes n’a pu empêcher les fureurs des fanatiques des Cévennes, ni prévenir la démence du petit peuple de Paris autour d’un tombeau à Saint-Médard, ni calmer des disputes aussi acharnées que frivoles entre des hommes qui auraient dû être sages. Mais, avant ce siècle, ces disputes eussent causé des troubles dans l’État ; les miracles de Saint-Médard eussent été accrédités par les plus considérables citoyens ; et le fanatisme, renfermé dans les montagnes des Cévennes, se fût répandu dans les villes.
Tous les genres de science et de littérature ont été épuisés dans ce siècle ; et tant d’écrivains ont étendu les lumières de l’esprit humain que ceux qui, en d’autres temps, auraient passé pour des prodiges ont été confondus dans la foule. Leur gloire est peu de chose à cause de leur nombre, et la gloire du siècle en est plus grande.
*1. En 1609, six cents sorciers furent condamnés, dans le ressort du parlement de Bordeaux, et la plupart brûlés. Nicolas Remi, dans la Démonolâtrie, rapporte neuf cents arrêts rendus en quinze ans contre des sorciers dans la seule Lorraine. Le fameux curé Louis Gauffridi, brûlé à Aix en 1611, avait avoué qu’il était sorcier, et les juges l’avaient cru.
C’est une chose honteuse que le P. Lebrun, dans son traité des Pratiques superstitieuses, admette encore de vrais sortilèges. Il va même jusqu’à dire, p. 524, que « le parlement de Paris reconnaît des sortilèges » ; il se trompe : le parlement reconnaît des profanations, des maléfices, mais non des effets surnaturels opérés par le diable. Le livre de dom Calmet sur les vampires et sur les apparitions2 a passé pour un délire ; mais il fait voir combien l’esprit humain est porté à la superstition.