CHAPITRE XXXII

DES BEAUX-ARTS

La saine philosophie ne fit pas en France d’aussi grands progrès qu’en Angleterre et à Florence ; et si l’Académie des Sciences rendit des services à l’esprit humain, elle ne mit pas la France au-dessus des autres nations. Toutes les grandes inventions et les grandes vérités vinrent d’ailleurs.

Mais, dans l’éloquence, dans la poésie, dans la littérature, dans les livres de morale et d’agrément, les Français furent les législateurs de l’Europe. Il n’y avait plus de goût en Italie. La véritable éloquence était partout ignorée, la religion enseignée ridiculement en chaire, et les causes plaidées de même dans le barreau.

Les prédicateurs citaient Virgile et Ovide ; les avocats, saint Augustin et saint Jérôme. Il ne s’était point encore trouvé de génie qui eût donné à la langue française le tour, le nombre, la propriété du style et la dignité. Quelques vers de Malherbe faisaient sentir seulement qu’elle était capable de grandeur et de force ; mais c’était tout. Les mêmes génies qui avaient écrit très bien en latin, comme un président de Thou, un chancelier de L’Hospital, n’étaient plus les mêmes quand ils maniaient leur propre langage, rebelle entre leurs mains. Les Français n’étaient encore recommandables que par une certaine naïveté, qui avait fait le seul mérite de Joinville, d’Amyot, de Marot, de Montaigne, de Régnier, de la Satire Ménippée : cette naïveté tenait beaucoup à l’irrégularité, à la grossièreté.

Jean de Lingendes, évêque de Mâcon, aujourd’hui inconnu parce qu’il ne fit point imprimer ses ouvrages, fut le premier orateur qui parla dans le grand goût. Ses sermons et ses oraisons funèbres, quoique mêlés encore de la rouille de son temps, furent le modèle des orateurs qui l’imitèrent et le surpassèrent. L’oraison funèbre de Charles-Emmanuel, duc de Savoie, surnommé le Grand dans son pays, prononcée par Lingendes en 1630, était pleine de si grands traits d’éloquence que Fléchier, longtemps après, en prit l’exorde tout entier, aussi bien que le texte et plusieurs passages considérables, pour en orner sa fameuse oraison funèbre du vicomte de Turenne.

Balzac, en ce temps-là, donnait du nombre et de l’harmonie à la prose. Il est vrai que ses lettres étaient des harangues ampoulées. Il écrivit au premier cardinal de Retz : « Vous venez de prendre le sceptre des rois et la livrée des roses. » Il écrivait de Rome à Boisrobert, en parlant des eaux de senteur : « Je me sauve à la nage, dans ma chambre, au milieu des parfums. » Avec tous ces défauts, il charmait l’oreille. L’éloquence a tant de pouvoir sur les hommes qu’on admira Balzac, dans son temps, pour avoir trouvé cette petite partie de l’art, ignorée et nécessaire, qui consiste dans le choix harmonieux des paroles, et même pour l’avoir employée souvent hors de sa place.

Voiture donna quelque idée des grâces légères de ce style épistolaire qui n’est pas le meilleur, puisqu’il ne consiste que dans la plaisanterie. C’est un baladinage que deux tomes de lettres dans lesquelles il n’y en a pas une seule instructive, pas une qui parte du cœur, qui peigne les mœurs du temps et les caractères des hommes ; c’est plutôt un abus qu’un usage de l’esprit.

La langue commençait à s’épurer et à prendre une forme constante. On en était redevable à l’Académie française, et surtout à Vaugelas. Sa traduction de Quinte-Curce, qui parut en 1646, fut le premier bon livre écrit purement, et il s’y trouve peu d’expressions et de tours qui aient vieilli.

Olivier Patru, qui le suivit de près, contribua beaucoup à régler, à épurer le langage ; et quoiqu’il ne passât pas pour un avocat profond, on lui dut néanmoins l’ordre, la clarté, la bienséance, l’élégance du discours, mérites absolument inconnus avant lui au barreau.

Un des ouvrages qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation, et à lui donner un esprit de justesse et de précision, fut le petit recueil des Maximes de François, duc de La Rochefoucauld. Quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que l’amour-propre est le mobile de tout, cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés, qu’elle est presque toujours piquante. C’est moins un livre que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil ; il accoutuma à penser, et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et délicat. C’était un mérite que personne n’avait eu avant lui en Europe, depuis la renaissance des lettres.

Mais le premier livre de génie qu’on vit en prose fut le recueil des Lettres provinciales, en 1654. Toutes les sortes d’éloquence y sont renfermées. Il n’y a pas un seul mot qui, depuis cent ans, se soit ressenti du changement qui altère souvent les langues vivantes. Il faut rapporter à cet ouvrage l’époque de la fixation du langage. L’évêque de Luçon, fils du célèbre Bussy, m’a dit qu’ayant demandé à Monsieur de Meaux quel ouvrage il eût mieux aimé avoir fait, s’il n’avait pas fait les siens, Bossuet lui répondit : « Les Lettres provinciales. » Elles ont beaucoup perdu de leur piquant, lorsque les jésuites ont été abolis, et les objets de leurs disputes méprisés.

Le bon goût qui règne d’un bout à l’autre dans ce livre, et la vigueur des dernières lettres, ne corrigèrent pas d’abord le style lâche, diffus, incorrect, et décousu, qui depuis longtemps était celui de presque tous les écrivains, des prédicateurs, et des avocats.

Un des premiers qui étala dans la chaire une raison toujours éloquente, fut le P. Bourdaloue, vers l’an 1668. Ce fut une lumière nouvelle. Il y a eu après lui d’autres orateurs de la chaire, comme le P. Massillon, évêque de Clermont, qui ont répandu dans leurs discours plus de grâces, des peintures plus fines et plus pénétrantes des mœurs du siècle, mais aucun ne l’a fait oublier. Dans son style plus nerveux que fleuri, sans aucune imagination dans l’expression, il paraît vouloir plutôt convaincre que toucher, et jamais il ne songe à plaire.

Peut-être serait-il à souhaiter qu’en bannissant de la chaire le mauvais goût qui l’avilissait, il en eût banni aussi cette coutume de prêcher sur un texte. En effet, parler longtemps sur une citation d’une ligne ou deux, se fatiguer à compasser tout son discours sur cette ligne, un tel travail paraît un jeu peu digne de la gravité de ce ministère. Le texte devient une espèce de devise, ou plutôt d’énigme, que le discours développe. Jamais les Grecs et les Romains ne connurent cet usage ; c’est dans la décadence des lettres qu’il commença, et le temps l’a consacré.

L’habitude de diviser toujours en deux ou trois points des choses qui, comme la morale, n’exigent aucune division, ou qui en demanderaient davantage, comme la controverse, est encore une coutume gênante, que le P. Bourdaloue trouva introduite, et à laquelle il se conforma.

Il avait été précédé par Bossuet, depuis évêque de Meaux. Celui-ci, qui devint un si grand homme, s’était engagé dans sa grande jeunesse à épouser Mlle Desvieux, fille d’un rare mérite. Ses talents pour la théologie, et pour cette espèce d’éloquence qui la caractérise, se montrèrent de si bonne heure que ses parents et ses amis le déterminèrent à ne se donner qu’à l’Église. Mlle Desvieux l’y engagea elle-même, préférant la gloire qu’il devait acquérir au bonheur de vivre avec lui*1. Il avait prêché assez jeune devant le roi et la reine-mère, en 1662, longtemps avant que le P. Bourdaloue fût connu. Ses discours, soutenus d’une action noble et touchante, les premiers qu’on eût encore entendus à la cour qui approchassent du sublime, eurent un si grand succès, que le roi fit écrire en son nom à son père, intendant de Soissons, pour le féliciter d’avoir un tel fils.

Cependant, quand Bourdaloue parut, Bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur. Il s’était déjà donné aux oraisons funèbres, genre d’éloquence qui demande de l’imagination et une grandeur majestueuse qui tient un peu à la poésie, dont il faut toujours emprunter quelque chose, quoique avec discrétion, quand on tend au sublime. L’oraison funèbre de la reine-mère, qu’il prononça en 1667, lui valut l’évêché de Condom ; mais ce discours n’était pas encore digne de lui, et il ne fut pas imprimé, non plus que ses sermons. L’éloge funèbre de la reine d’Angleterre, veuve de Charles Ier, qu’il fit en 1669, parut presque en tout un chef-d’œuvre. Les sujets de ces pièces d’éloquence sont heureux à proportion des malheurs que les morts ont éprouvés ; c’est en quelque façon comme les tragédies, où les grandes infortunes des principaux personnages sont ce qui intéresse davantage. L’éloge funèbre de Madame, enlevée à la fleur de son âge, et morte entre ses bras, eut le plus grand et le plus rare des succès, celui de faire verser des larmes à la cour. Il fut obligé de s’arrêter après ces paroles : « Ô nuit désastreuse, nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! etc. » L’auditoire éclata en sanglots, et la voix de l’orateur fut interrompue par ses soupirs et par ses pleurs.

Les Français furent les seuls qui réussirent dans ce genre d’éloquence. Le même homme, quelque temps après, en inventa un nouveau, qui ne pouvait guère avoir de succès qu’entre ses mains : il appliqua l’art oratoire à l’histoire même, qui semble l’exclure. Son Discours sur l’histoire universelle, composé pour l’éducation du Dauphin, n’a eu ni modèle ni imitateurs. Si le système qu’il adopte pour concilier la chronologie des Juifs avec celle des autres nations a trouvé des contradicteurs chez les savants, son style n’a trouvé que des admirateurs. On fut étonné de cette force majestueuse dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l’accroissement et la chute des grands empires, et de ces traits rapides d’une vérité énergique dont il peint et dont il juge les nations.

Presque tous les ouvrages qui honorèrent ce siècle étaient dans un genre inconnu à l’antiquité. Le Télémaque est de ce nombre. Fénelon, le disciple, l’ami de Bossuet, et depuis devenu malgré lui son rival et son ennemi, composa ce livre singulier, qui tient à la fois du roman et du poème, et qui substitue une prose cadencée à la versification. Il semble qu’il ait voulu traiter le roman comme Monsieur de Meaux avait traité l’histoire, en lui donnant une dignité et des charmes inconnus, et surtout en tirant de ces fictions une morale utile au genre humain, morale entièrement négligée dans presque toutes les inventions fabuleuses. On a cru qu’il avait composé ce livre pour servir de thèmes et d’instruction au duc de Bourgogne et aux autres enfants de France, dont il fut précepteur, ainsi que Bossuet avait fait son Histoire universelle pour l’éducation de Monseigneur. Mais son neveu, le marquis de Fénelon, héritier de la vertu de cet homme célèbre, et qui a été tué à la bataille de Rocoux, m’a assuré le contraire. En effet, il n’eût pas été convenable que les amours de Calypso et d’Eucharis eussent été les premières leçons qu’un prêtre eût données aux enfants de France.

Il ne fit cet ouvrage que lorsqu’il fut relégué dans son archevêché de Cambrai. Plein de la lecture des anciens, et né avec une imagination vive et tendre, il s’était fait un style qui n’était qu’à lui, et qui coulait de source avec abondance. J’ai vu son manuscrit original : il n’y a pas dix ratures. Il le composa en trois mois, au milieu de ses malheureuses disputes sur le quiétisme, ne se doutant pas combien ce délassement était supérieur à ces occupations. On prétend qu’un domestique lui en déroba une copie qu’il fit imprimer. Si cela est, l’archevêque de Cambrai dut à cette infidélité toute la réputation qu’il eut en Europe ; mais il lui dut aussi d’être perdu pour jamais à la cour. On crut voir dans le Télémaque une critique indirecte du gouvernement de Louis XIV. Sésostris, qui triomphait avec trop de faste ; Idoménée, qui établissait le luxe dans Salente, et qui oubliait le nécessaire, parurent des portraits du roi ; quoique, après tout, il soit impossible d’avoir chez soi le superflu que par la surabondance des arts de la première nécessité. Le marquis de Louvois semblait, aux yeux des mécontents, représenté sous le nom de Protésilas, vain, dur, hautain, ennemi des grands capitaines qui servaient l’État et non le ministre.

Les alliés qui dans la guerre de 1688 s’unirent contre Louis XIV, qui depuis ébranlèrent son trône dans la guerre de 1701, se firent une joie de le reconnaître dans ce même Idoménée, dont la hauteur révolte tous ses voisins. Ces allusions firent des impressions profondes, à la faveur de ce style harmonieux qui insinue d’une manière si tendre la modération et la concorde. Les étrangers et les Français même, lassés de tant de guerres, virent avec une consolation maligne une satire dans un livre fait pour enseigner la vertu. Les éditions en furent innombrables ; j’en ai vu quatorze en langue anglaise. Il est vrai qu’après la mort de ce monarque si craint, si envié, si respecté de tous, et si haï de quelques-uns, quand la malignité humaine a cessé de s’assouvir des allusions prétendues qui censuraient sa conduite, les juges d’un goût sévère ont traité le Télémaque avec quelque rigueur. Ils ont blâmé les longueurs, les détails, les aventures trop peu liées, les descriptions trop répétées et trop uniformes de la vie champêtre ; mais ce livre a toujours été regardé comme un des beaux monuments d’un siècle florissant.

On peut compter parmi les productions d’un genre unique les Caractères de La Bruyère. Il n’y avait pas chez les anciens plus d’exemples d’un tel ouvrage que du Télémaque. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n’en blesse pas les règles, frappèrent le public ; et les allusions qu’on y trouvait en foule achevèrent le succès. Quand La Bruyère montra son ouvrage manuscrit à M. de Malézieu, celui-ci lui dit : « Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d’ennemis. » Ce livre baissa dans l’esprit des hommes quand une génération entière, attaquée dans l’ouvrage, fut passée. Cependant, comme il y a des choses de tous les temps et de tous les lieux, il est à croire qu’il ne sera jamais oublié. Le Télémaque a fait quelques imitateurs ; les Caractères de La Bruyère en ont produit davantage. Il est plus aisé de faire de courtes peintures des choses qui nous frappent, que d’écrire un long ouvrage d’imagination qui plaise et qui instruise à la fois.

L’art délicat de répandre des grâces jusque sur la philosophie fut encore une chose nouvelle dont le livre des Mondes1 fut le premier exemple, mais exemple dangereux, parce que la véritable parure de la philosophie est l’ordre, la clarté, et surtout la vérité. Ce qui pourrait empêcher cet ouvrage ingénieux d’être mis par la postérité au rang de nos livres classiques, c’est qu’il est fondé en partie sur la chimère des tourbillons de Descartes.

Il faut ajouter à ces nouveautés celles que produisit Bayle en donnant une espèce de dictionnaire de raisonnement2. C’est le premier ouvrage de ce genre où l’on puisse apprendre à penser. Il faut abandonner à la destinée des livres ordinaires les articles de ce recueil qui ne contiennent que de petits faits indignes à la fois de Bayle, d’un lecteur grave, et de la postérité. Au reste, en plaçant ici Bayle parmi les auteurs qui ont honoré le siècle de Louis XIV, quoiqu’il fût réfugié en Hollande, je ne fais que me conformer à l’arrêt du parlement de Toulouse, qui, en déclarant son testament valide en France, malgré la rigueur des lois, dit expressément « qu’un tel homme ne peut être regardé comme un étranger ».

On ne s’appesantira point ici sur la foule des bons livres que ce siècle a fait naître ; on ne s’arrête qu’aux productions de génie singulières ou neuves qui le caractérisent et qui le distinguent des autres siècles. L’éloquence de Bossuet et de Bourdaloue, par exemple, n’était et ne pouvait être celle de Cicéron ; c’était un genre et un mérite tout nouveau. Si quelque chose approche de l’orateur romain, ce sont les trois mémoires que Pellisson composa pour Fouquet ; ils sont dans le même genre que plusieurs oraisons de Cicéron : un mélange d’affaires judiciaires et d’affaires d’État, traité solidement avec un art qui paraît peu, et orné d’une éloquence touchante.

Nous avons eu des historiens, mais point de Tite-Live. Le style de la Conjuration de Venise est comparable à celui de Salluste. On voit que l’abbé de Saint-Réal l’avait pris pour modèle, et peut-être l’a-t-il surpassé. Tous les autres écrits dont on vient de parler semblent être d’une création nouvelle. C’est là surtout ce qui distingue cet âge illustre : car pour des savants et des commentateurs, le XVIe et le XVIIe siècle en avaient beaucoup produit ; mais le vrai génie en aucun genre n’était encore développé.

Qui croirait que tous ces bons ouvrages en prose n’auraient probablement jamais existé s’ils n’avaient été précédés par la poésie ? C’est pourtant la destinée de l’esprit humain dans toutes les nations ; les vers furent partout les premiers enfants du génie, et les premiers maîtres d’éloquence.

Les peuples sont ce qu’est chaque homme en particulier. Platon et Cicéron commencèrent par faire des vers. On ne pouvait encore citer un passage noble et sublime de prose française, quand on savait par cœur le peu de belles stances que laissa Malherbe ; et il y a grande apparence que, sans Pierre Corneille, le génie des prosateurs ne se serait pas développé.

Cet homme est d’autant plus admirable qu’il n’était environné que de très mauvais modèles quand il commença à donner des tragédies. Ce qui devait encore lui fermer le bon chemin, c’est que ces mauvais modèles étaient estimés ; et, pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de Richelieu, le protecteur des gens de lettres et non pas du bon goût. Il récompensait de méprisables écrivains, qui d’ordinaire sont rampants ; et, par une hauteur d’esprit si bien placée ailleurs, il voulait abaisser ceux en qui il sentait avec quelque dépit un vrai génie, qui rarement se plie à la dépendance. Il est bien rare qu’un homme puissant, quand il est lui-même artiste, protège sincèrement les bons artistes.

Corneille eut à combattre son siècle, ses rivaux, et le cardinal de Richelieu. Je ne répéterai point ici ce qui a été écrit sur Le Cid. Je remarquerai seulement que l’Académie, dans ses judicieuses décisions entre Corneille et Scudéri, eut trop de complaisance pour le cardinal de Richelieu en condamnant l’amour de Chimène. Aimer le meurtrier de son père, et poursuivre la vengeance de ce meurtre, était une chose admirable. Vaincre son amour eût été un défaut capital dans l’art tragique, qui consiste principalement dans les combats du cœur. Mais l’art était inconnu alors à tout le monde, hors à l’auteur.

Le Cid ne fut pas le seul ouvrage de Corneille que le cardinal de Richelieu voulut rabaisser. L’abbé d’Aubignac nous apprend que ce ministre désapprouva Polyeucte.

Le Cid, après tout, était une imitation très embellie de Guilhem de Castro, et en plusieurs endroits une traduction*2. Cinna, qui le suivit, était unique. J’ai connu un ancien domestique de la maison de Condé, qui disait que le grand Condé, à l’âge de vingt ans, étant à la première représentation de Cinna, versa des larmes à ces paroles d’Auguste :

C’étaient là des larmes de héros. Le grand Corneille faisant pleurer le grand Condé d’admiration est une époque bien célèbre dans l’histoire de l’esprit humain.

La quantité de pièces indignes de lui qu’il fit plusieurs années après n’empêcha pas la nation de le regarder comme un grand homme, ainsi que les fautes considérables d’Homère n’ont jamais empêché qu’il ne fût sublime. C’est le privilège du vrai génie, et surtout du génie qui ouvre une carrière, de faire impunément de grandes fautes.

Corneille s’était formé tout seul ; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle et Euripide contribuèrent tous à former Racine. Une ode qu’il composa à l’âge de dix-huit ans, pour le mariage du roi, lui attira un présent qu’il n’attendait pas et le détermina à la poésie. Sa réputation s’est accrue de jour en jour, et celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La raison en est que Racine, dans tous ses ouvrages, depuis son Alexandre, est toujours élégant, toujours correct, toujours vrai ; qu’il parle au cœur ; et que l’autre manque trop souvent à tous ces devoirs. Racine passa de bien loin les Grecs et Corneille dans l’intelligence des passions, et porta la douce harmonie de la poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. Ces hommes enseignèrent à la nation à penser, à sentir, et à s’exprimer. Leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévères pour ceux mêmes qui les avaient éclairés.

Il y avait très peu de personnes en France, du temps du cardinal de Richelieu, capables de discerner les défauts du Cid ; et en 1702, quand Athalie, le chef-d’œuvre de la scène, fut représentée chez Madame la duchesse de Bourgogne, les courtisans se crurent assez habiles pour la condamner. Le temps a vengé l’auteur ; mais ce grand homme est mort sans jouir du succès de son plus admirable ouvrage. Un nombreux parti se piqua toujours de ne pas rendre justice à Racine. Mme de Sévigné, la première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter des bagatelles avec grâce, croit toujours que Racine n’ira pas loin. Elle en jugeait comme du café, dont elle dit qu’on se désabusera bientôt. Il faut du temps pour que les réputations mûrissent.

La singulière destinée de ce siècle rendit Molière contemporain de Corneille et de Racine. Il n’est pas vrai que Molière, quand il parut, eût trouvé le théâtre absolument dénué de bonnes comédies. Corneille lui-même avait donné Le Menteur, pièce de caractère et d’intrigue, prise du théâtre espagnol comme Le Cid ; et Molière n’avait encore fait paraître que deux de ses chefs-d’œuvre lorsque le public avait La Mère coquette de Quinault, pièce à la fois de caractère et d’intrigue, et même modèle d’intrigue. Elle est de 1664 ; c’est la première comédie où l’on ait peint ceux que l’on a appelés depuis les marquis. La plupart des grands seigneurs de la cour de Louis XIV voulaient imiter cet air de grandeur, d’éclat et de dignité qu’avait leur maître. Ceux d’un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers ; et il y en avait enfin, et même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux et cette envie dominante de se faire valoir jusqu’au plus grand ridicule.

Ce défaut dura longtemps. Molière l’attaqua souvent, et il contribua à défaire le public de ces importants subalternes, ainsi que de l’affectation des précieuses, du pédantisme des femmes savantes, de la robe et du latin des médecins. Molière fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde. Je ne parle ici que de ce service rendu à son siècle : on sait assez ses autres mérites.

C’était un temps digne de l’attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lulli, toutes nouvelles pour la nation, et (puisqu’il ne s’agit ici que des arts) les voix des Bossuet et des Bourdaloue, se faisaient entendre à Louis XIV, à Madame, si célèbre par son goût, à un Condé, à un Turenne, à un Colbert, et à cette foule d’hommes supérieurs qui parurent en tout genre. Ce temps ne se retrouvera plus où un duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, au sortir de la conversation d’un Pascal et d’un Arnauld allait au théâtre de Corneille3.

Despréaux s’élevait au niveau de tant de grands hommes, non point par ses premières satires, car les regards de la postérité ne s’arrêteront point sur Les Embarras de Paris et sur les noms des Cassaigne et des Cotin ; mais il instruisait cette postérité par ses belles Épîtres, et surtout par son Art poétiqueCorneille eût trouvé beaucoup à apprendre.

La Fontaine, bien moins châtié dans son style, bien moins correct dans son langage, mais unique dans sa naïveté et dans les grâces qui lui sont propres, se mit, par les choses les plus simples, presque à côté de ces hommes sublimes.

Quinault, dans un genre tout nouveau, et d’autant plus difficile qu’il paraît plus aisé, fut digne d’être placé avec tous ces illustres contemporains. On sait avec quelle injustice Boileau voulut le décrier. Il manquait à Boileau d’avoir sacrifié aux grâces : il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme qui n’était connu que par elles. Le véritable éloge d’un poète, c’est qu’on retienne ses vers. On sait par cœur des scènes entières de Quinault ; c’est un avantage qu’aucun opéra d’Italie ne pourrait obtenir. La musique française est demeurée dans une simplicité qui n’est plus du goût d’aucune nation ; mais la simple et belle nature, qui se montre souvent dans Quinault avec tant de charmes, plaît encore dans toute l’Europe à ceux qui possèdent notre langue et qui ont le goût cultivé. Si l’on trouvait dans l’antiquité un poème comme Armide ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il serait reçu ! Mais Quinault était moderne.

Tous ces grands hommes furent connus et protégés de Louis XIV, excepté La Fontaine. Son extrême simplicité, poussée jusqu’à l’oubli de soi-même, l’écartait d’une cour qu’il ne cherchait pas ; mais le duc de Bourgogne l’accueillit, et il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince. Il était, malgré son génie, presque aussi simple que les héros de ses fables. Un prêtre de l’Oratoire, nommé Pouget, se fit un grand mérite d’avoir traité cet homme de mœurs si innocentes comme s’il eût parlé à la Brinvilliers et à la Voisin. Ses contes ne sont que ceux du Pogge, de l’Arioste, et de la reine de Navarre. Si la volupté est dangereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui inspirent cette volupté. On pourrait appliquer à La Fontaine son aimable fable des Animaux malades de la peste, qui s’accusent de leurs fautes : on y pardonne tout aux lions, aux loups et aux ours ; et un animal innocent est dévoué pour avoir mangé un peu d’herbe.

Dans l’école de ces génies, qui seront les délices et l’instruction des siècles à venir, il se forma une foule d’esprits agréables dont on a une infinité de petits ouvrages délicats qui font l’amusement des honnêtes gens, ainsi que nous avons eu beaucoup de peintres gracieux qu’on ne met pas à côté des Poussin, des Lesueur, des Lebrun, des Lemoine, et des Vanloo.

Cependant, vers la fin du règne de Louis XIV, deux hommes percèrent la foule des génies médiocres et eurent beaucoup de réputation. L’un était La Motte-Houdart*3, homme d’un esprit plus sage et plus étendu que sublime, écrivain délicat et méthodique en prose, mais manquant souvent de feu et d’élégance dans sa poésie, et même de cette exactitude qu’il n’est permis de négliger qu’en faveur du sublime. Il donna d’abord de belles stances plutôt que de belles odes. Son talent déclina bientôt après ; mais beaucoup de beaux morceaux qui nous restent de lui, en plus d’un genre, empêcheront toujours qu’on ne le mette au rang des auteurs méprisables. Il prouva que, dans l’art d’écrire, on peut être encore quelque chose au second rang4.

L’autre était Rousseau, qui, avec moins d’esprit, moins de finesse et de facilité que La Motte, eut beaucoup plus de talent pour l’art des vers. Il ne fit des odes qu’après La Motte ; mais il les fit plus belles, plus variées, plus remplies d’images. Il égala dans ses psaumes l’onction et l’harmonie qu’on remarque dans les cantiques de Racine. Ses épigrammes sont mieux travaillées que celles de Marot. Il réussit bien moins dans les opéras, qui demandent de la sensibilité, dans les comédies, qui veulent de la gaieté, et dans les épîtres morales, qui veulent de la vérité ; tout cela lui manquait : ainsi il échoua dans ces genres, qui lui étaient étrangers.

Il aurait corrompu la langue française, si le style marotique qu’il employa dans ses ouvrages sérieux avait été imité. Mais, heureusement, ce mélange de la pureté de notre langue avec la difformité de celle qu’on parlait il y a deux cents ans n’a été qu’une mode passagère. Quelques-unes de ses épîtres sont des imitations un peu forcées de Despréaux, et ne sont pas fondées sur des idées aussi claires et sur des vérités reconnues : le vrai seul est aimable.

Il dégénéra beaucoup dans les pays étrangers : soit que l’âge et les malheurs eussent affaibli son génie ; soit que, son principal mérite consistant dans le choix des mots et dans les tours heureux, mérite plus nécessaire et plus rare qu’on ne pense, il ne fût plus à portée des mêmes secours. Il pouvait, loin de sa patrie, compter parmi ses malheurs celui de n’avoir plus de critiques sévères.

Ses longues infortunes eurent leur source dans un amour-propre indomptable, et trop mêlé de jalousie et d’animosité. Son exemple doit être une leçon frappante pour tout homme à talents ; mais on ne le considère ici que comme écrivain qui n’a pas peu contribué à l’honneur des lettres.

Il ne s’éleva guère de grands génies depuis les beaux jours de ces artistes illustres ; et à peu près vers le temps de la mort de Louis XIV, la nature sembla se reposer.

La route était difficile au commencement du siècle, parce que personne n’y avait marché ; elle l’est aujourd’hui, parce qu’elle a été battue. Les grands hommes du siècle passé ont enseigné à penser et à parler ; ils ont dit ce qu’on ne savait pas. Ceux qui leur succèdent ne peuvent guère dire que ce qu’on sait. Enfin, une espèce de dégoût est venue de la multitude des chefs-d’œuvre.

Le siècle de Louis XIV a donc en tout la destinée des siècles de Léon X, d’Auguste, d’Alexandre. Les terres qui firent naître dans ces temps illustres tant de fruits du génie avaient été longtemps préparées auparavant. On a cherché en vain dans les causes morales et dans les causes physiques la raison de cette tardive fécondité, suivie d’une longue stérilité. La véritable raison est que, chez les peuples qui cultivent les beaux-arts, il faut beaucoup d’années pour épurer la langue et le goût. Quand les premiers pas sont faits, alors les génies se développent ; l’émulation, la faveur publique prodiguée à ces nouveaux efforts, excitent tous les talents. Chaque artiste saisit en son genre les beautés naturelles que ce genre comporte. Quiconque approfondit la théorie des arts purement de génie doit, s’il a quelque génie lui-même, savoir que ces premières beautés, ces grands traits naturels qui appartiennent à ces arts, et qui conviennent à la nation pour laquelle on travaille, sont en petit nombre. Les sujets et les embellissements propres aux sujets ont des bornes bien plus resserrées qu’on ne pense. L’abbé Dubos, homme d’un très grand sens, qui écrivait son traité sur la poésie et sur la peinture vers l’an 1714, trouva que dans toute l’histoire de France il n’y avait de vrai sujet de poème épique que la destruction de la Ligue par Henri le Grand. Il devait ajouter que, les embellissements de l’épopée, convenables aux Grecs, aux Romains, aux Italiens du XVe et du XVIe siècle, étant proscrits parmi les Français, les dieux de la Fable, les oracles, les héros invulnérables, les monstres, les sortilèges, les métamorphoses, les aventures romanesques, n’étant plus de saison, les beautés propres au poème épique sont renfermées dans un cercle très étroit. Si donc il se trouve jamais quelque artiste qui s’empare des seuls ornements convenables au temps, au sujet, à la nation, et qui exécute ce qu’on a tenté, ceux qui viendront après lui trouveront la carrière remplie.

Il en est de même dans l’art de la tragédie ; il ne faut pas croire que les grandes passions tragiques et les grands sentiments puissent se varier à l’infini d’une manière neuve et frappante. Tout a ses bornes.

La haute comédie a les siennes. Il n’y a dans la nature humaine qu’une douzaine tout au plus de caractères vraiment comiques et marqués de grands traits. L’abbé Dubos, faute de génie, croit que les hommes de génie peuvent encore trouver une foule de nouveaux caractères ; mais il faudrait que la nature en fît. Il s’imagine que ces petites différences qui sont dans les caractères des hommes peuvent être maniées aussi heureusement que les grands sujets. Les nuances, à la vérité, sont innombrables, mais les couleurs éclatantes sont en petit nombre ; et ce sont ces couleurs primitives qu’un grand artiste ne manque pas d’employer.

L’éloquence de la chaire, et surtout celle des oraisons funèbres, sont dans ce cas. Les vérités morales une fois annoncées avec éloquence, les tableaux des misères et des faiblesses humaines, des vanités de la grandeur, des ravages de la mort, étant faits par des mains habiles, tout cela devient lieu commun. On est réduit ou à imiter, ou à s’égarer. Un nombre suffisant de fables étant composé par un La Fontaine, tout ce qu’on y ajoute rentre dans la même morale, et presque dans les mêmes aventures. Ainsi donc le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère.

Les genres dont les sujets se renouvellent sans cesse, comme l’histoire, les observations physiques, et qui ne demandent que du travail, du jugement et un esprit commun, peuvent plus aisément se soutenir ; et les arts de la main, comme la peinture, la sculpture, peuvent ne pas dégénérer, quand ceux qui gouvernent ont, à l’exemple de Louis XIV, l’attention de n’employer que les meilleurs artistes. Car on peut, en peinture et en sculpture, traiter cent fois les mêmes sujets : on peint encore la Sainte Famille, quoique Raphaël ait déployé dans ce sujet toute la supériorité de son art ; mais on ne serait pas reçu à traiter Cinna, Andromaque, L’Art poétique, Le Tartuffe.

Il faut encore observer que le siècle passé ayant instruit le présent, il est devenu si facile d’écrire des choses médiocres qu’on a été inondé de livres frivoles, et, ce qui encore est bien pis, de livres sérieux inutiles ; mais, parmi cette multitude de médiocres écrits, mal devenu nécessaire dans une ville immense, opulente, et oisive, où une partie des citoyens s’occupe sans cesse à amuser l’autre, il se trouve de temps en temps d’excellents ouvrages, ou d’histoire, ou de réflexions, ou de cette littérature légère qui délasse toutes sortes d’esprits.

La nation française est de toutes les nations celle qui a produit le plus de ces ouvrages. Sa langue est devenue la langue de l’Europe : tout y a contribué ; les grands auteurs du siècle de Louis XIV, ceux qui les ont suivis ; les pasteurs calvinistes réfugiés, qui ont porté l’éloquence, la méthode, dans les pays étrangers ; un Bayle surtout qui, écrivant en Hollande, s’est fait lire de toutes les nations ; un Rapin de Thoyras, qui a donné en français la seule bonne histoire d’Angleterre ; un Saint-Évremond, dont toute la cour de Londres recherchait le commerce ; la duchesse de Mazarin, à qui l’on ambitionnait de plaire ; Mme d’Olbreuse, devenue duchesse de Zell, qui porta en Allemagne toutes les grâces de sa patrie. L’esprit de société est le partage naturel des Français ; c’est un mérite et un plaisir dont les autres peuples ont senti le besoin. La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté et de délicatesse, tous les objets de la conversation des honnêtes gens ; et par là elle contribue dans toute l’Europe à un des plus grands agréments de la vie.

*1. Voyez le Catalogue des écrivains, à l’article Bossuet.

*2. Il y avait deux tragédies espagnoles sur ce sujet : Le Cid de Guilhem de Castro, et l’Honrador de su padre de Jean-Baptiste Diamante. Corneille imita autant de scènes de Diamante que de Castro.

*3. Voyez le Catalogue des écrivains, à l’article La Motte.