Il est affreux sans doute que l’Église chrétienne ait toujours été déchirée par ses querelles, et que le sang ait coulé pendant tant de siècles par des mains qui portaient le Dieu de la paix. Cette fureur fut inconnue au paganisme. Il couvrit la terre de ténèbres, mais il ne l’arrosa guère que du sang des animaux ; et si quelquefois, chez les Juifs et chez les païens, on dévoua des victimes humaines, ces dévouements, tout horribles qu’ils étaient, ne causèrent point de guerres civiles. La religion des païens ne consistait que dans la morale et dans les fêtes : la morale, qui est commune aux hommes de tous les temps et de tous les lieux, et les fêtes, qui n’étaient que des réjouissances, ne pouvaient troubler le genre humain.
L’esprit dogmatique apporta chez les hommes la fureur des guerres de religion. J’ai recherché longtemps comment et pourquoi cet esprit dogmatique, qui divisa les écoles de l’antiquité païenne sans causer le moindre trouble, en a produit parmi nous de si horribles. Ce n’est pas le seul fanatisme qui en est cause ; car les gymnosophistes et les bramins, les plus fanatiques des hommes, ne firent jamais de mal qu’à eux-mêmes. Ne pourrait-on pas trouver l’origine de cette nouvelle peste qui a ravagé la terre dans ce combat naturel de l’esprit républicain, qui anima les premières Églises, contre l’autorité, qui hait la résistance en tout genre ? Les assemblées secrètes, qui bravaient d’abord dans des caves et dans des grottes les lois de quelques empereurs romains, formèrent peu à peu un État dans l’État. C’était une république cachée au milieu de l’empire. Constantin la tira de dessous terre pour la mettre à côté du trône. Bientôt l’autorité attachée aux grands sièges se trouva en opposition avec l’esprit populaire qui avait inspiré jusqu’alors toutes les assemblées des chrétiens. Souvent, dès que l’évêque d’une métropole faisait valoir un sentiment, un évêque suffragant, un prêtre, un diacre, en avaient un contraire. Toute autorité blesse en secret les hommes, d’autant plus que toute autorité veut toujours s’accroître. Lorsqu’on trouve pour lui résister un prétexte qu’on croit sacré, on se fait bientôt un devoir de la révolte. Ainsi les uns deviennent persécuteurs, les autres rebelles, en attestant Dieu des deux côtés.
Nous avons vu combien, depuis les disputes du prêtre Arius*1 contre un évêque, la fureur de dominer sur les âmes a troublé la terre. Donner son sentiment pour la volonté de Dieu, commander de croire sous peine de la mort du corps et des tourments éternels de l’âme, a été le dernier période du despotisme de l’esprit dans quelques hommes ; et résister à ces deux menaces a été dans d’autres le dernier effort de la liberté naturelle. Cet Essai sur les mœurs que vous avez parcouru vous a fait voir, depuis Théodose, une lutte perpétuelle entre la juridiction séculière et l’ecclésiastique ; et, depuis Charlemagne, les efforts réitérés des grands fiefs contre les souverains, les évêques élevés souvent contre les rois, les papes aux prises avec les rois et les évêques.
On disputait peu, dans l’Église latine, aux premiers siècles. Les invasions continuelles des barbares permettaient à peine de penser ; et il y avait peu de dogmes qu’on eût assez développés pour fixer la croyance universelle. Presque tout l’Occident rejeta le culte des images au siècle de Charlemagne. Un évêque de Turin, nommé Claude, les proscrivit avec chaleur, et retint plusieurs dogmes qui sont encore aujourd’hui le fondement de la religion des protestants. Ces opinions se perpétuèrent dans les vallées du Piémont, du Dauphiné, de la Provence, du Languedoc : elles éclatèrent au XIIe siècle ; elles produisirent bientôt après la guerre des Albigeois ; et, ayant passé ensuite dans l’université de Prague, elles excitèrent la guerre des Hussites. Il n’y eut qu’environ cent ans d’intervalle entre la fin des troubles qui naquirent de la cendre de Jean Hus et de Jérôme de Prague, et ceux que la vente des indulgences fit renaître. Les anciens dogmes embrassés par les Vaudois, les Albigeois, les Hussites, renouvelés et différemment expliqués par Luther et Zuingle, furent reçus avec avidité dans l’Allemagne, comme un prétexte pour s’emparer de tant de terres dont les évêques et les abbés s’étaient mis en possession, et pour résister aux empereurs, qui alors marchaient à grands pas au pouvoir despotique. Ces dogmes triomphèrent en Suède et en Danemark, pays où les peuples étaient libres sous des rois.
Les Anglais, dans qui la nature a mis l’esprit d’indépendance, les adoptèrent, les mitigèrent, et en composèrent une religion pour eux seuls. Le presbytérianisme établit en Écosse, dans les temps malheureux, une espèce de république dont le pédantisme et la dureté étaient beaucoup plus intolérables que la rigueur du climat, et même que la tyrannie des évêques qui avait excité tant de plaintes. Il n’a cessé d’être dangereux en Écosse que quand la raison, les lois et la force l’ont réprimé. La réforme pénétra en Pologne, et y fit beaucoup de progrès dans les seules villes où le peuple n’est point esclave. La plus grande et la plus riche partie de la république helvétique n’eut pas de peine à la recevoir. Elle fut sur le point d’être établie à Venise par la même raison ; et elle y eût pris racine si Venise n’eût pas été voisine de Rome, et peut-être si le gouvernement n’eût pas craint la démocratie, à laquelle le peuple aspire naturellement dans toute république, et qui était alors le grand but de la plupart des prédicants. Les Hollandais ne prirent cette religion que quand ils secouèrent le joug de l’Espagne. Genève devint un État entièrement républicain en devenant calviniste.
Toute la maison d’Autriche écarta ces religions de ses États autant qu’il lui fut possible. Elles n’approchèrent presque point de l’Espagne. Elles ont été extirpées par le fer et par le feu dans les États du duc de Savoie, qui ont été leur berceau. Les habitants des vallées piémontaises ont éprouvé, en 1655, ce que les peuples de Mérindol et de Cabrières éprouvèrent en France sous François Ier. Le duc de Savoie absolu a exterminé chez lui la secte dès qu’elle lui a paru dangereuse : il n’en reste que quelques faibles rejetons, ignorés dans les rochers qui les renferment. On ne vit point les luthériens et les calvinistes causer de grands troubles en France sous le gouvernement ferme de François Ier et de Henri II. Mais, dès que le gouvernement fut faible et partagé, les querelles de religion furent violentes. Les Condé et les Coligni, devenus calvinistes parce que les Guise étaient catholiques, bouleversèrent l’État à l’envi. La légèreté et l’impétuosité de la nation, la fureur de la nouveauté, et l’enthousiasme, firent pendant quarante ans du peuple le plus poli un peuple de barbares.
Henri IV, né dans cette secte, qu’il aimait sans être entêté d’aucune, ne put, malgré ses victoires et ses vertus, régner sans abandonner le calvinisme. Devenu catholique, il ne fut pas assez ingrat pour vouloir détruire un parti si longtemps ennemi des rois, mais auquel il devait en partie sa couronne ; et s’il avait voulu détruire cette faction, il ne l’aurait pas pu. Il la chérit, la protégea, et la réprima.
Les huguenots, en France, faisaient alors à peu près la douzième partie de la nation. Il y avait parmi eux des seigneurs puissants ; des villes entières étaient protestantes. Ils avaient fait la guerre aux rois ; on avait été contraint de leur donner des places de sûreté. Henri III leur en avait accordé quatorze dans le seul Dauphiné ; Montauban, Nîmes, dans le Languedoc ; Saumur ; et surtout La Rochelle, qui faisait une république à part, et que le commerce et la faveur de l’Angleterre pouvaient rendre puissante. Enfin, Henri IV sembla satisfaire son goût, sa politique, et même son devoir, en accordant au parti le célèbre édit de Nantes, en 1598. Cet édit n’était au fond que la confirmation des privilèges que les protestants de France avaient obtenus des rois précédents les armes à la main, et que Henri le Grand, affermi sur le trône, leur laissa par bonne volonté.
Par cet édit de Nantes1, que le nom de Henri IV rendit plus célèbre que tous les autres, tout seigneur de fief haut justicier pouvait avoir, dans son château, plein exercice de la religion prétendue réformée. Tout seigneur sans haute justice pouvait admettre trente personnes à son prêche. L’entier exercice de cette religion était autorisé dans tous les lieux qui ressortissaient immédiatement à un parlement.
Les calvinistes pouvaient faire imprimer sans s’adresser aux supérieurs tous leurs livres, dans les villes où leur religion était permise.
Ils étaient déclarés capables de toutes les charges et dignités de l’État ; et il y parut bien en effet, puisque le roi fit ducs et pairs les seigneurs de La Trimouille et de Rosny.
On créa une chambre exprès au parlement de Paris, composée d’un président et de seize conseillers, laquelle jugea tous les procès des réformés, non seulement dans le district immense du ressort de Paris, mais dans celui de Normandie et de Bretagne. Elle fut nommée la chambre de l’édit. Il n’y eut jamais, à la vérité, qu’un seul calviniste admis de droit parmi les conseillers de cette juridiction. Cependant, comme elle était destinée à empêcher les vexations dont le parti se plaignait, et que les hommes se piquent toujours de remplir un devoir qui les distingue, cette chambre, composée de catholiques, rendit toujours aux huguenots, de leur aveu même, la justice la plus impartiale.
Ils avaient une espèce de petit parlement à Castres, indépendant de celui de Toulouse. Il y eut à Grenoble et à Bordeaux des chambres mi-parties catholiques et calvinistes. Leurs églises s’assemblaient en synodes, comme l’Église gallicane. Ces privilèges et beaucoup d’autres incorporèrent ainsi les calvinistes au reste de la nation. C’était, à la vérité, attacher des ennemis ensemble ; mais l’autorité, la bonté et l’adresse de ce grand roi les continrent pendant sa vie.
Après la mort à jamais effrayante et déplorable de Henri IV, dans la faiblesse d’une minorité et sous une cour divisée, il était bien difficile que l’esprit républicain des réformés n’abusât de ses privilèges, et que la cour, toute faible qu’elle était, ne voulût les restreindre. Les huguenots avaient déjà établi en France des cercles, à l’imitation de l’Allemagne. Les députés de ces cercles étaient souvent séditieux ; et il y avait, dans le parti, des seigneurs pleins d’ambition. Le duc de Bouillon, et surtout le duc de Rohan, le chef le plus accrédité des huguenots, précipitèrent bientôt dans la révolte l’esprit remuant des prédicants et le zèle aveugle des peuples. L’assemblée générale du parti osa, dès 1615, présenter à la cour un cahier par lequel, entre autres articles injurieux, elle demandait qu’on réformât le conseil du roi. Ils prirent les armes en quelques endroits dès l’an 1616, et l’audace des huguenots se joignant aux divisions de la cour, à la haine contre les favoris, à l’inquiétude de la nation, tout fut longtemps dans le trouble. C’était des séditions, des intrigues, des menaces, des prises d’armes, des paix faites à la hâte et rompues de même : c’est ce qui faisait dire au célèbre cardinal Bentivoglio, alors nonce en France, qu’il n’y avait vu que des orages.
Dans l’année 1621, les Églises réformées de France offrirent à Lesdiguières, devenu depuis connétable, le généralat de leurs armées, et cent mille écus par mois. Mais Lesdiguières, plus éclairé dans son ambition qu’eux dans leurs factions, et qui les connaissait pour les avoir commandés, aima mieux alors les combattre que d’être à leur tête, et, pour réponse à leurs offres, il se fit catholique. Les huguenots s’adressèrent ensuite au maréchal duc de Bouillon, qui dit qu’il était trop vieux. Enfin ils donnèrent cette malheureuse place au duc de Rohan, qui, conjointement avec son frère Soubise, osa faire la guerre au roi de France.
La même année, le connétable de Luynes mena Louis XIII de province en province. Il soumit plus de cinquante villes, presque sans résistance. Mais il échoua devant Montauban ; le roi eut l’affront de décamper. On assiégea en vain La Rochelle : elle résistait par elle-même et par les secours de l’Angleterre ; et le duc de Rohan, coupable du crime de lèse-majesté, traita de la paix avec son roi, presque de couronne à couronne.
Après cette paix, et après la mort du connétable de Luynes, il fallut encore recommencer la guerre et assiéger de nouveau La Rochelle, toujours liguée contre son souverain avec l’Angleterre et avec les calvinistes du royaume. Une femme (c’était la mère du duc de Rohan) défendit cette ville pendant un an contre l’armée royale, contre l’activité du cardinal de Richelieu, et contre l’intrépidité de Louis XIII, qui affronta plus d’une fois la mort à ce siège. La ville souffrit toutes les extrémités de la faim, et on ne dut la reddition de la place qu’à cette digue de cinq cents pieds de long que le cardinal de Richelieu fit construire, à l’exemple de celle qu’Alexandre fit autrefois élever devant Tyr. Elle dompta la mer et les Rochellois. Le maire Guiton, qui voulait s’ensevelir sous les ruines de La Rochelle, eut l’audace, après s’être rendu à discrétion, de paraître avec ses gardes devant le cardinal de Richelieu. Les maires des principales villes des huguenots en avaient. On ôta les siens à Guiton, et les privilèges à la ville. Le duc de Rohan, chef des hérétiques rebelles, continuait toujours la guerre pour son parti ; et, abandonné des Anglais, quoique protestants, il se liguait avec les Espagnols, quoique catholiques. Mais la conduite ferme du cardinal de Richelieu força les huguenots, battus de tous côtés, à se soumettre.
Tous les édits qu’on leur avait accordés jusqu’alors avaient été des traités avec les rois. Richelieu voulut que celui qu’il fit rendre fût appelé l’édit de grâce. Le roi y parla en souverain qui pardonne. On ôta l’exercice de la nouvelle religion à La Rochelle, à l’île de Ré, à Oléron, à Privas, à Pamiers ; du reste, on laissa subsister l’édit de Nantes, que les calvinistes regardèrent toujours comme leur loi fondamentale.
Il paraît étrange que le cardinal de Richelieu, si absolu et si audacieux, n’abolît pas ce fameux édit : il eut alors une autre vue, plus difficile peut-être à remplir, mais non moins conforme à l’étendue de son ambition et à la hauteur de ses pensées. Il rechercha la gloire de subjuguer les esprits ; il s’en croyait capable par ses lumières, par sa puissance et par sa politique. Son projet était de gagner quelques prédicants que les réformés appelaient alors ministres, et qu’on nomme aujourd’hui pasteurs, de leur faire d’abord avouer que le culte catholique n’était pas un crime devant Dieu, de les mener ensuite par degrés, de leur accorder quelques points peu importants, et de paraître aux yeux de la cour de Rome ne leur avoir rien accordé. Il comptait éblouir une partie des réformés, séduire l’autre par les présents et par les grâces, et avoir enfin toutes les apparences de les avoir réunis à l’Église, laissant au temps à faire le reste, et n’envisageant que la gloire d’avoir ou fait ou préparé ce grand ouvrage, et de passer pour l’avoir fait. Le fameux capucin Joseph, d’un côté, et deux ministres gagnés, de l’autre, entamèrent cette négociation. Mais il parut que le cardinal de Richelieu avait trop présumé, et qu’il est plus difficile d’accorder des théologiens que de faire des digues sur l’Océan.
Richelieu, rebuté, se proposa d’écraser les calvinistes. D’autres soins l’en empêchèrent. Il avait à combattre à la fois les grands du royaume, la maison royale, toute la maison d’Autriche, et souvent Louis XIII lui-même. Il mourut enfin, au milieu de tous ces orages, d’une mort prématurée. Il laissa tous ses desseins encore imparfaits, et un nom plus éclatant que cher et vénérable.
Cependant, après la prise de La Rochelle et l’édit de grâce, les guerres cessèrent, et il n’y eut plus que des disputes. On imprimait, de part et d’autre, de ces gros livres qu’on ne lit plus. Le clergé, et surtout les jésuites, cherchaient à convertir les huguenots. Les ministres tâchaient d’attirer quelques catholiques à leurs opinions. Le conseil du roi était occupé à rendre des arrêts pour un cimetière que les deux religions se disputaient dans un village, pour un temple bâti sur un fonds appartenant autrefois à l’Église, pour des écoles, pour des droits de châteaux, pour des enterrements, pour des cloches ; et rarement les réformés gagnaient leurs procès. Il n’y eut plus, après tant de dévastations et de saccagements, que ces petites épines. Les huguenots n’eurent plus de chef depuis que le duc de Rohan cessa de l’être, et que la maison de Bouillon n’eut plus Sedan. Ils se firent même un mérite de rester tranquilles au milieu des factions de la Fronde et des guerres civiles, que des princes, des parlements et des évêques excitèrent en prétendant servir le roi contre le cardinal Mazarin.
Il ne fut presque point question de religion pendant la vie de ce ministre. Il ne fit nulle difficulté de donner la place de contrôleur général des finances à un calviniste étranger, nommé Hervart. Tous les réformés entrèrent dans les fermes, dans les sous-fermes, dans toutes les places qui en dépendent.
Colbert, qui ranima l’industrie de la nation, et qu’on peut regarder comme le fondateur du commerce, employa beaucoup de huguenots dans les arts, dans les manufactures, dans la marine. Tous ces objets utiles, qui les occupaient, adoucirent peu à peu dans eux la fureur épidémique de la controverse ; et la gloire qui environna cinquante ans Louis XIV, sa puissance, son gouvernement ferme et vigoureux, ôtèrent au parti réformé, comme à tous les ordres de l’État, toute idée de résistance. Les fêtes magnifiques d’une cour galante jetaient même du ridicule sur le pédantisme des huguenots. À mesure que le bon goût se perfectionnait, les psaumes de Marot et de Bèze ne pouvaient plus insensiblement inspirer que du dégoût. Ces psaumes, qui avaient charmé la cour de François II, n’étaient plus faits que pour la populace sous Louis XIV. La saine philosophie, qui commença vers le milieu de ce siècle à percer un peu dans le monde, devait encore dégoûter à la longue les honnêtes gens des disputes de controverse.
Mais, en attendant que la raison se fît peu à peu écouter des hommes, l’esprit même de dispute pouvait servir à entretenir la tranquillité de l’État. Car les jansénistes commençant alors à paraître avec quelque réputation, ils partageaient les suffrages de ceux qui se nourrissent de ces subtilités. Ils écrivaient contre les jésuites et contre les huguenots ; ceux-ci répondaient aux jansénistes et aux jésuites ; les luthériens de la province d’Alsace écrivaient contre eux tous. Une guerre de plume entre tant de partis, pendant que l’État était occupé de grandes choses, et que le gouvernement était tout-puissant, ne pouvait devenir en peu d’années qu’une occupation de gens oisifs, qui dégénère tôt ou tard en indifférence2.
Louis XIV était animé contre les réformés par les remontrances continuelles de son clergé, par les insinuations des jésuites, par la cour de Rome, et enfin par le chancelier Le Tellier et Louvois, son fils, tous deux ennemis de Colbert, et qui voulaient perdre les réformés comme rebelles, parce que Colbert les protégeait comme des sujets utiles. Louis XIV, nullement instruit d’ailleurs du fond de leur doctrine, les regardait, non sans quelque raison, comme d’anciens révoltés soumis avec peine. Il s’appliqua d’abord à miner par degrés, de tous côtés, l’édifice de leur religion. On leur ôtait un temple sur le moindre prétexte. On leur défendit d’épouser des filles catholiques ; et, en cela, on ne fut pas peut-être assez politique : c’était ignorer le pouvoir d’un sexe que la cour pourtant connaissait si bien. Les intendants et les évêques tâchaient, par les moyens les plus plausibles, d’enlever aux huguenots leurs enfants. Colbert eut ordre, en 1681, de ne plus recevoir aucun homme de cette religion dans les fermes. On les exclut, autant qu’on le put, des communautés des arts et métiers. Le roi, en les tenant ainsi sous le joug, ne l’appesantissait pas toujours. On défendit par des arrêts toute violence contre eux. On mêla les insinuations aux sévérités ; et il n’y eut alors de rigueur qu’avec les formes de la justice.
On employa surtout un moyen souvent efficace de conversion : ce fut l’argent ; mais on ne fit pas assez d’usage de ce ressort. Pellisson fut chargé de ce ministère secret. C’est ce même Pellisson, longtemps calviniste, si connu par ses ouvrages, par une éloquence pleine d’abondance, par son attachement au surintendant Fouquet, dont il avait été le premier commis, le favori, et la victime. Il eut le bonheur d’être éclairé et de changer de religion dans un temps où ce changement pouvait le mener aux dignités et à la fortune. Il prit l’habit ecclésiastique, obtint des bénéfices et une place de maître des requêtes. Le roi lui confia le revenu des abbayes de Saint-Germain-des-Prés et de Cluny, vers l’année 1677, avec les revenus du tiers des économats, pour être distribués à ceux qui voudraient se convertir. Le cardinal Lecamus, évêque de Grenoble, s’était servi de cette méthode. Pellisson, chargé de ce département, envoyait l’argent dans les provinces. On tâchait d’opérer beaucoup de conversions pour peu d’argent. De petites sommes distribuées à des indigents enflaient la liste que Pellisson présentait au roi tous les trois mois, en lui persuadant que tout cédait dans le monde à sa puissance ou à ses bienfaits.
Le conseil, encouragé par ces petits succès que le temps eût rendus plus considérables, s’enhardit, en 1681, à donner une déclaration par laquelle les enfants étaient reçus à renoncer à leur religion à l’âge de sept ans ; et, à l’appui de cette déclaration, on prit dans les provinces beaucoup d’enfants pour les faire abjurer, et on logea des gens de guerre chez les parents.
Ce fut cette précipitation du chancelier Le Tellier et de Louvois, son fils, qui fit d’abord déserter, en 1681, beaucoup de familles du Poitou, de la Saintonge, et des provinces voisines. Les étrangers se hâtèrent d’en profiter.
Les rois d’Angleterre et de Danemark, et surtout la ville d’Amsterdam, invitèrent les calvinistes de France à se réfugier dans leurs États, et leur assurèrent une subsistance. Amsterdam s’engagea même à bâtir mille maisons pour les fugitifs.
Le conseil vit les suites dangereuses de l’usage trop prompt de l’autorité, et crut y remédier par l’autorité même. On sentait combien étaient nécessaires les artisans dans un pays où le commerce florissait, et les gens de mer dans un temps où l’on établissait une puissante marine. On ordonna la peine des galères contre ceux de ces professions qui tenteraient de s’échapper.
On remarqua que plusieurs familles calvinistes vendaient leurs immeubles. Aussitôt parut une déclaration qui confisqua tous ces immeubles, en cas que les vendeurs sortissent dans un an du royaume. Alors la sévérité redoubla contre les ministres : on interdisait leurs temples sur la plus légère contravention ; toutes les rentes laissées par testament aux consistoires furent appliquées aux hôpitaux du royaume.
On défendit aux maîtres d’école calvinistes de recevoir des pensionnaires. On mit les ministres à la taille. On ôta la noblesse aux maires protestants. Les officiers de la maison du roi, les secrétaires du roi qui étaient protestants eurent ordre de se défaire de leurs charges. On n’admit plus ceux de cette religion parmi les notaires, les avocats, ni même dans la fonction de procureurs.
Il était enjoint à tout le clergé de faire des prosélytes, et il était défendu aux pasteurs réformés d’en faire, sous peine de bannissement perpétuel. Tous ces arrêts étaient publiquement sollicités par le clergé de France. C’était, après tout, les enfants de la maison, qui ne voulaient point de partage avec des étrangers introduits par force.
Pellisson continuait d’acheter des convertis ; mais Mme Hervart, veuve du contrôleur général des finances, animée de ce zèle de religion qu’on a remarqué de tout temps dans les femmes, envoyait autant d’argent pour empêcher les conversions que Pellisson pour en faire.
(1682) Enfin les huguenots osèrent désobéir en quelques endroits. Ils s’assemblèrent dans le Vivarais et dans le Dauphiné, près des lieux où l’on avait démoli leurs temples. On les attaqua ; ils se défendirent. Ce n’était qu’une très légère étincelle du feu des anciennes guerres civiles. Deux ou trois cents malheureux, sans chefs, sans places, et même sans desseins, furent dispersés en un quart d’heure. Les supplices suivirent leur défaite. L’intendant du Dauphiné fit rouer le petit-fils du pasteur Charnier qui avait dressé l’édit de Nantes. Il est au rang des plus fameux martyrs de la secte, et ce nom de Charnier a été longtemps en vénération chez les protestants.
(1683) L’intendant du Languedoc fit rouer vif le prédicant Chomel. On en condamna trois autres au même supplice, et dix à être pendus. La fuite qu’ils avaient prise les sauva, et ils ne furent exécutés qu’en effigie.
Tout cela inspirait la terreur, et en même temps augmentait l’opiniâtreté. On sait trop que les hommes s’attachent à leur religion à mesure qu’ils souffrent pour elle.
Ce fut alors qu’on persuada au roi qu’après avoir envoyé des missionnaires dans toutes les provinces, il fallait y envoyer des dragons. Ces violences parurent faites à contre-temps. Elles étaient les suites de l’esprit qui régnait alors à la cour, que tout devait fléchir au nom de Louis XIV. On ne songeait pas que les huguenots n’étaient plus ceux de Jarnac, de Moncontour et de Coutras ; que la rage des guerres civiles était éteinte ; que cette longue maladie était dégénérée en langueur ; que tout n’a qu’un temps chez les hommes ; que si les pères avaient été rebelles sous Louis XIII, les enfants étaient soumis sous Louis XIV. On voyait en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, plusieurs sectes, qui s’étaient mutuellement égorgées le siècle passé, vivre maintenant en paix dans les mêmes villes. Tout prouvait qu’un roi absolu pouvait être également bien servi par des catholiques et par des protestants. Les luthériens d’Alsace en étaient un témoignage authentique. Il parut enfin que la reine Christine avait eu raison de dire dans une de ses lettres, à l’occasion de ces violences et de ces émigrations : « Je considère la France comme un malade à qui l’on coupe bras et jambes, pour le traiter d’un mal que la douceur et la patience auraient entièrement guéri. »
Louis XIV, qui, en se saisissant de Strasbourg, en 1681, y protégeait le luthéranisme, pouvait tolérer dans ses États le calvinisme, que le temps aurait pu abolir, comme il diminue un peu chaque jour le nombre des luthériens en Alsace. Pouvait-on imaginer qu’en forçant un grand nombre de sujets, on n’en perdrait pas un plus grand nombre, qui, malgré les édits et malgré les gardes, échapperait par la fuite à une violence regardée comme une horrible persécution ? Pourquoi, enfin, vouloir faire haïr à plus d’un million d’hommes un nom cher et précieux, auquel et protestants et catholiques, et Français et étrangers, avaient alors joint celui de grand ? La politique même semblait pouvoir engager à conserver les calvinistes, pour les opposer aux prétentions continuelles de la cour de Rome. C’était en ce temps-là même que le roi avait ouvertement rompu avec Innocent XI, ennemi de la France. Mais Louis XIV, conciliant les intérêts de sa religion et ceux de sa grandeur, voulut à la fois humilier le pape d’une main, et écraser le calvinisme de l’autre3.
Il envisageait dans ces deux entreprises cet éclat de gloire dont il était idolâtre en toutes choses. Les évêques, plusieurs intendants, tout le conseil, lui persuadèrent que les soldats, en se montrant seulement, achèveraient ce que ses bienfaits et les missions avaient commencé. Il crut n’user que d’autorité ; mais ceux à qui cette autorité fut commise usèrent d’une extrême rigueur.
Vers la fin de 1684, et au commencement de 1685, tandis que Louis XIV, toujours puissamment armé, ne craignait aucun de ses voisins, les troupes furent envoyées dans toutes les villes et dans tous les châteaux où il y avait le plus de protestants ; et comme les dragons, assez mal disciplinés dans ce temps-là, furent ceux qui commirent le plus d’excès, on appela cette exécution la dragonnade.
Les frontières étaient aussi soigneusement gardées qu’on le pouvait, pour prévenir la fuite de ceux qu’on voulait réunir à l’Église. C’était une espèce de chasse qu’on faisait dans une grande enceinte.
Un évêque, un intendant, un subdélégué, ou un curé, ou quelqu’un d’autorisé, marchait à la tête des soldats. On assemblait les principales familles calvinistes, surtout celles qu’on croyait les plus faciles. Elles renonçaient à leur religion au nom des autres, et les obstinées étaient livrées aux soldats, qui eurent toute licence, excepté celle de tuer ; il y eut pourtant plusieurs personnes si cruellement maltraitées qu’elles en moururent. Les enfants des réfugiés dans les pays étrangers jettent encore des cris sur cette persécution de leurs pères ; ils la comparent aux plus violentes que souffrit l’Église dans les premiers temps.
C’était un étrange contraste, que, du sein d’une cour voluptueuse où régnaient la douceur des mœurs, les grâces, les charmes de la société, il partît des ordres si durs et si impitoyables. Le marquis de Louvois porta dans cette affaire l’inflexibilité de son caractère ; on y reconnut le même génie qui avait voulu ensevelir la Hollande sous les eaux, et qui depuis mit le Palatinat en cendres. Il y a encore des lettres de sa main, de cette année 1685, conçues en ces termes : « Sa Majesté veut qu’on fasse éprouver les dernières rigueurs à ceux qui ne voudront pas se faire de sa religion ; et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir demeurer les derniers doivent être poussés jusqu’à la dernière extrémité. »
Paris ne fut point exposé à ces vexations ; les cris se seraient fait entendre au trône de trop près. On veut bien faire des malheureux, mais on souffre d’entendre leurs clameurs.
(1685) Tandis qu’on faisait ainsi tomber partout les temples, et qu’on demandait dans les provinces des abjurations à main armée, l’édit de Nantes fut enfin cassé, au mois d’octobre 1685 ; et on acheva de ruiner l’édifice qui était déjà miné de toutes parts4.
La chambre de l’édit avait déjà été supprimée. Il fut ordonné aux conseillers calvinistes du parlement de se défaire de leurs charges. Une foule d’arrêts du conseil parut coup sur coup pour extirper les restes de la religion proscrite. Celui qui paraissait le plus fatal fut l’ordre d’arracher les enfants aux prétendus réformés, pour les remettre entre les mains des plus proches parents catholiques, ordre contre lequel la nature réclamait à si haute voix qu’il ne fut pas exécuté.
Mais dans ce célèbre édit qui révoqua celui de Nantes, il paraît qu’on prépara un événement tout contraire au but qu’on s’était proposé. On voulait la réunion des calvinistes à l’Église dans le royaume. Gourville, homme très judicieux, consulté par Louvois, lui avait proposé, comme on sait, de faire enfermer tous les ministres, et de ne relâcher que ceux qui, gagnés par des pensions secrètes, abjureraient en public, et serviraient à la réunion plus que des missionnaires et des soldats. Au lieu de suivre cet avis politique, il fut ordonné par l’édit, à tous les ministres qui ne voulaient pas se convertir, de sortir du royaume dans quinze jours. C’était s’aveugler que de penser qu’en chassant les pasteurs, une grande partie du troupeau ne suivrait pas. C’était bien présumer de sa puissance, et mal connaître les hommes, de croire que tant de cœurs ulcérés, et tant d’imaginations échauffées par l’idée du martyre, surtout dans les pays méridionaux de la France, ne s’exposeraient pas à tout pour aller chez les étrangers publier leur constance et la gloire de leur exil, parmi tant de nations envieuses de Louis XIV, qui tendaient les bras à ces troupes fugitives.
Le vieux chancelier Le Tellier, en signant l’édit, s’écria plein de joie : Nunc dimittis servum tuum, Domine… quia viderunt oculi mei salutare tuum5. Il ne savait pas qu’il signait un des grands malheurs de la France*2.
Louvois, son fils, se trompait encore en croyant qu’il suffirait d’un ordre de sa main pour garder toutes les frontières et toutes les côtes contre ceux qui se faisaient un devoir de la fuite. L’industrie occupée à tromper la loi est toujours plus forte que l’autorité. Il suffisait de quelques gardes gagnés pour favoriser la foule des réfugiés. Près de cinquante mille familles, en trois ans de temps, sortirent du royaume, et furent après suivies par d’autres. Elles allèrent porter chez les étrangers les arts, les manufactures, la richesse. Presque tout le nord de l’Allemagne, pays encore agreste et dénué d’industrie, reçut une nouvelle face de ces multitudes transplantées. Elles peuplèrent des villes entières. Les étoffes, les galons, les chapeaux, les bas, qu’on achetait auparavant de la France, furent fabriqués par eux. Un faubourg entier de Londres fut peuplé d’ouvriers français en soie ; d’autres y portèrent l’art de donner la perfection aux cristaux, qui fut alors perdu en France. On trouve encore très communément dans l’Allemagne l’or que les réfugiés y répandirent*3. Ainsi la France perdit environ cinq cent mille habitants, une quantité prodigieuse d’espèces, et surtout des arts dont ses ennemis s’enrichirent. La Hollande y gagna d’excellents officiers et des soldats. Le prince d’Orange et le duc de Savoie eurent des régiments entiers de réfugiés. Ces mêmes souverains de Savoie et de Piémont qui avaient exercé tant de cruautés contre les réformés de leur pays soudoyaient ceux de France ; et ce n’était pas assurément par zèle de religion que le prince d’Orange les enrôlait. Il y en eut qui s’établirent jusque vers le cap de Bonne-Espérance : le neveu du célèbre Duquesne, lieutenant général de la marine, fonda une petite colonie à cette extrémité de la terre ; elle n’a pas prospéré ; ceux qui s’y embarquèrent périrent pour la plupart. Mais enfin il y a encore des restes de cette colonie voisine des Hottentots. Les Français ont été dispersés plus loin que les Juifs.
Ce fut en vain qu’on remplit les prisons, et les galères, de ceux qu’on arrêta dans leur fuite. Que faire de tant de malheureux, affermis dans leur croyance par les tourments ? Comment laisser aux galères des gens de loi, des vieillards infirmes ? On en fit embarquer quelques centaines pour l’Amérique. Enfin le conseil imagina que, quand la sortie du royaume ne serait plus défendue, les esprits n’étant plus animés par le plaisir secret de désobéir, il y aurait moins de désertions. On se trompa encore ; et après avoir ouvert les passages, on les referma inutilement une seconde fois.
On défendit aux calvinistes, en 1685, de se faire servir par des catholiques, de peur que les maîtres ne pervertissent les domestiques ; et, l’année d’après, un autre édit leur ordonna de se défaire des domestiques huguenots, afin de pouvoir les arrêter comme vagabonds. Il n’y avait rien de stable dans la manière de les persécuter, que le dessein de les opprimer pour les convertir.
Tous les temples détruits, tous les ministres bannis, il s’agissait de retenir dans la communion romaine tous ceux qui avaient changé par persuasion ou par crainte. Il en restait*4 plus de quatre cent mille dans le royaume. Ils étaient obligés d’aller à la messe et de communier ; quelques-uns, qui rejetèrent l’hostie après l’avoir reçue, furent condamnés à être brûlés vifs. Les corps de ceux qui ne voulaient pas recevoir les sacrements à la mort étaient traînés sur la claie, et jetés à la voirie.
Toute persécution fait des prosélytes quand elle frappe pendant la chaleur de l’enthousiasme. Les calvinistes s’assemblèrent partout pour chanter leurs psaumes, malgré la peine de mort décernée contre ceux qui tiendraient des assemblées. Il y avait aussi peine de mort contre les ministres qui rentreraient dans le royaume, et cinq mille cinq cents livres de récompense pour qui les dénoncerait. Il en revint plusieurs qu’on fit périr par la corde ou par la roue.
La secte subsista en paraissant écrasée. Elle espéra en vain, dans la guerre de 1689, que le roi Guillaume, ayant détrôné son beau-père catholique, soutiendrait en France le calvinisme. Mais dans la guerre de 1701 la rébellion et le fanatisme éclatèrent en Languedoc et dans les contrées voisines6.
Cette rébellion fut excitée par des prophéties. Les prédictions ont été de tout temps un moyen dont on s’est servi pour séduire les simples, et pour enflammer les fanatiques. De cent événements que la fourberie ose prédire, si la fortune en amène un seul, les autres sont oubliés, et celui-là reste comme un gage de la faveur de Dieu et comme la preuve d’un prodige. Si aucune prédiction ne s’accomplit, on les explique, on leur donne un nouveau sens : les enthousiastes l’adoptent, et les imbéciles le croient.
Le ministre Jurieu fut un des plus ardents prophètes. Il commença par se mettre au-dessus d’un Cotterus, de je ne sais quelle Christine, d’un Justus Velsius, d’un Drabitius, qu’il regarde comme gens inspirés de Dieu. Ensuite il se mit presque à côté de l’auteur de l’Apocalypse et de saint Paul. Ses partisans, ou plutôt ses ennemis, firent frapper une médaille en Hollande, avec cet exergue : Jurius propheta. Il promit la délivrance du peuple de Dieu pendant huit années. Son école de prophétie s’était établie dans les montagnes du Dauphiné, du Vivarais et des Cévennes, pays tout propre aux prédictions, peuplé d’ignorants et de cervelles chaudes, échauffées par la chaleur du climat et plus encore par leurs prédicants.
La première école de prophétie fut établie dans une verrerie, sur une montagne du Dauphiné appelée Peira. Un vieil huguenot, nommé de Serre, y annonça la ruine de Babylone et le rétablissement de Jérusalem. Il montrait aux enfants les paroles de l’Écriture qui disent : « Quand trois ou quatre sont assemblés en mon nom, mon esprit est parmi eux ; et avec un grain de foi on transportera des montagnes. » Ensuite il recevait l’esprit : on le lui conférait en lui soufflant dans la bouche, parce qu’il est dit dans Saint Matthieu que Jésus souffla sur ses disciples avant sa mort. Il était hors de lui-même ; il avait des convulsions ; il changeait de voix ; il restait immobile, égaré, les cheveux hérissés, selon l’ancien usage de toutes les nations et selon ces règles de démence transmises de siècle en siècle. Les enfants recevaient ainsi le don de prophétie ; et s’ils ne transportaient pas des montagnes, c’est qu’ils avaient assez de foi pour recevoir l’esprit, et pas assez pour faire des miracles : ainsi ils redoublaient de ferveur pour obtenir ce dernier don.
Tandis que les Cévennes étaient ainsi l’école de l’enthousiasme, des ministres, qu’on appelait apôtres, revenaient en secret prêcher les peuples.
Claude Brousson, d’une famille considérée de Nîmes, homme éloquent et plein de zèle, très estimé chez les étrangers, retourna dans sa patrie en 1698, y fut convaincu non seulement d’avoir rempli son ministère malgré les édits, mais d’avoir eu dix ans auparavant des correspondances avec les ennemis de l’État. En effet, il avait formé le projet d’introduire des troupes anglaises et savoyardes dans le Languedoc. Ce projet, écrit de sa main, et adressé au duc de Schomberg, avait été intercepté depuis longtemps, et était entre les mains de l’intendant de la province. Brousson, errant de ville en ville, fut saisi à Oléron et transféré à la citadelle de Montpellier. L’intendant et ses juges l’interrogèrent : il répondit qu’il était l’apôtre de Jésus-Christ, qu’il avait reçu le Saint-Esprit, qu’il ne devait pas trahir le dépôt de la foi, que son devoir était de distribuer le pain de la parole à ses frères. On lui demanda si les apôtres avaient écrit des projets pour faire révolter des provinces ; on lui montra son fatal écrit, et les juges le condamnèrent tout d’une voix à être roué vif. (1698) Il mourut comme mouraient les premiers martyrs. Toute la secte, loin de le regarder comme un criminel d’État, ne vit en lui qu’un saint qui avait scellé sa foi de son sang ; et on imprima le martyre de M. de Brousson.
Alors les prophètes se multiplient, et l’esprit de fureur redouble. Il arrive malheureusement qu’en 1703, un abbé de la maison du Chaila, inspecteur des missions, obtient un ordre de la cour de faire enfermer dans un couvent deux filles d’un gentilhomme nouveau converti. Au lieu de les conduire au couvent, il les mène d’abord dans son château. Les calvinistes s’attroupent ; on enfonce les portes ; on délivre les deux filles et quelques autres prisonniers. Les séditieux saisissent l’abbé du Chaila ; ils lui offrent la vie s’il veut être de leur religion ; il la refuse. Un prophète lui crie : « Meurs donc ; l’esprit te condamne, ton péché est contre toi. » Et il est tué à coups de fusil. Aussitôt après ils saisissent les receveurs de la capitation, et les pendent avec leurs rôles au cou. De là ils se jettent sur les prêtres qu’ils rencontrent, et les massacrent. On les poursuit ; ils se retirent au milieu des bois et des rochers. Leur nombre s’accroît. Leurs prophètes et leurs prophétesses leur annoncent de la part de Dieu le rétablissement de Jérusalem et la chute de Babylone. Un abbé de La Bourlie paraît tout à coup au milieu d’eux dans leurs retraites sauvages, et leur apporte de l’argent et des armes.
C’était le fils du marquis de Guiscard, sous-gouverneur du roi, l’un des plus sages hommes du royaume. Le fils était bien indigne d’un tel père. Réfugié en Hollande pour un crime, il va exciter les Cévennes à la révolte. On le vit quelque temps après passer à Londres, où il fut arrêté, en 1711, pour avoir trahi le ministère anglais, après avoir trahi son pays. Amené devant le conseil, il prit sur la table un de ces longs canifs avec lesquels on peut commettre un meurtre ; il en frappa le chancelier Robert Harlay, depuis comte d’Oxford, et on le conduisit en prison chargé de fers. Il prévint son supplice en se donnant la mort lui-même. Ce fut donc cet homme qui, au nom des Anglais, des Hollandais et du duc de Savoie, vint encourager les fanatiques, et leur promit de puissants secours.
(1703) Une grande partie du pays les favorisait secrètement. Leur cri de guerre était : « Point d’impôts, et liberté de conscience. » Ce cri séduit partout la populace. Ces fureurs justifiaient aux yeux du peuple le dessein qu’avait eu Louis XIV d’extirper le calvinisme ; mais sans la révocation de l’édit de Nantes, on n’aurait pas eu à combattre ces fureurs.
Le roi envoie d’abord le maréchal de Montrevel avec quelques troupes. Il fait la guerre à ces misérables avec une barbarie qui surpasse la leur. On roue, on brûle les prisonniers ; mais aussi les soldats qui tombent entre les mains des révoltés périssent par des morts cruelles. Le roi, obligé de soutenir la guerre partout, ne pouvait envoyer contre eux que peu de troupes. Il était difficile de les surprendre dans des rochers presque inaccessibles alors, dans des cavernes, dans des bois, où ils se rendaient par des chemins non frayés, et dont ils descendaient tout à coup comme des bêtes féroces. Ils défirent même, dans un combat réglé, des troupes de la marine. On employa contre eux successivement trois maréchaux de France.
Au maréchal de Montrevel succéda, en 1704, le maréchal de Villars. Comme il lui était plus difficile encore de les trouver que de les battre, le maréchal de Villars, après s’être fait craindre, leur fit proposer une amnistie. Quelques-uns d’entre eux y consentirent, détrompés des promesses d’être secourus par le duc de Savoie, qui, à l’exemple de tant de souverains, les persécutait chez lui, et avait voulu les protéger chez ses ennemis.
Le plus accrédité de leurs chefs, et le seul qui mérite d’être nommé, était Cavalier. Je l’ai vu depuis en Hollande et en Angleterre. C’était un petit homme blond, d’une physionomie douce et agréable. On l’appelait David dans son parti. De garçon boulanger il était devenu chef d’une assez grande multitude, à l’âge de vingt-trois ans, par son courage, et à l’aide d’une prophétesse qui le fit reconnaître sur un ordre exprès du Saint-Esprit. On le trouva à la tête de huit cents hommes, qu’il enrégimentait quand on lui proposa l’amnistie. Il demanda des otages : on lui en donna. Il vint, suivi d’un des chefs, à Nîmes, où il traita avec le maréchal de Villars.
(1704) Il promit de former quatre régiments de révoltés qui serviraient le roi sous quatre colonels, dont il serait le premier, et dont il nomma les trois autres. Ces régiments devaient avoir l’exercice libre de leur religion, comme les troupes étrangères à la solde de France. Mais cet exercice ne devait point être permis ailleurs.
On acceptait ces conditions, quand des émissaires de Hollande vinrent en empêcher l’effet avec de l’argent et des promesses. Ils détachèrent de Cavalier les principaux fanatiques. Mais ayant donné sa parole au maréchal de Villars, il la voulut tenir. Il accepta le brevet de colonel, et commença à former son régiment avec cent trente hommes qui lui étaient affectionnés.
J’ai entendu souvent de la bouche du maréchal de Villars qu’il avait demandé à ce jeune homme comment il pouvait, à son âge, avoir eu tant d’autorité sur des hommes si féroces et si indisciplinables. Il répondit que, quand on lui désobéissait, sa prophétesse, qu’on appelait la grande Marie, était sur-le-champ inspirée, et condamnait à mort les réfractaires, qu’on tuait sans raisonner*5. Ayant fait depuis la même question à Cavalier, j’en eus la même réponse.
Cette négociation singulière se faisait après la bataille d’Hochstedt. Louis XIV, qui avait proscrit le calvinisme avec tant de hauteur, fit la paix, sous le nom d’amnistie, avec un garçon boulanger ; et le maréchal de Villars lui présenta le brevet de colonel et celui d’une pension de douze cents livres.
Le nouveau colonel alla à Versailles ; il y reçut les ordres du ministre de la guerre. Le roi le vit, et haussa les épaules. Cavalier, observé par le ministère, craignit, et se retira en Piémont. De là il passa en Hollande et en Angleterre. Il fit la guerre en Espagne, et y commanda un régiment de réfugiés français à la bataille d’Almanza. Ce qui arriva à ce régiment sert à prouver la rage des guerres civiles, et combien la religion ajoute à cette fureur. La troupe de Cavalier se trouva opposée à un régiment français. Dès qu’ils se reconnurent, ils fondirent l’un sur l’autre avec la baïonnette, sans tirer. On a déjà remarqué que la baïonnette agit peu dans les combats. La contenance de la première ligne, composée de trois rangs, après avoir fait feu, décide du sort de la journée ; mais ici la fureur fit ce que ne fait presque jamais la valeur. Il ne resta pas trois cents hommes de ces régiments. Le maréchal de Berwick contait souvent avec étonnement cette aventure.
Cavalier est mort officier général et gouverneur de l’île de Jersey, avec une grande réputation de valeur, n’ayant de ses premières fureurs conservé que le courage, et ayant peu à peu substitué la prudence à un fanatisme qui n’était plus soutenu par l’exemple.
Le maréchal de Villars, rappelé du Languedoc, fut remplacé par le maréchal de Berwick. Les malheurs des armes du roi enhardissaient alors les fanatiques du Languedoc, qui espéraient du secours du ciel et en recevaient des alliés. On leur faisait toucher de l’argent par la voie de Genève. Ils attendaient des officiers qui devaient leur être envoyés de Hollande et d’Angleterre. Ils avaient des intelligences dans toutes les villes de la province.
On peut mettre au rang des plus grandes conspirations celle qu’ils formèrent de saisir dans Nîmes le duc de Berwick et l’intendant Bâville, de faire révolter le Languedoc et le Dauphiné, et d’y introduire les ennemis. Le secret fut gardé par plus de mille conjurés ; l’indiscrétion d’un seul fit tout découvrir. Plus de deux cents personnes périrent dans les supplices. Le maréchal de Berwick fit exterminer par le feu et par le fer tout ce qu’on rencontra de ces malheureux. Les uns moururent les armes à la main, les autres sur les roues ou dans les flammes. Quelques-uns, plus adonnés à la prophétie qu’aux armes, trouvèrent moyen d’aller en Hollande. Les réfugiés français les y reçurent comme des envoyés célestes. Ils marchèrent au-devant d’eux, chantant des psaumes et jonchant leur chemin de branches d’arbres. Plusieurs de ces prophètes allèrent en Angleterre ; mais, trouvant que l’Église épiscopale tenait trop de l’Église romaine, ils voulurent faire dominer la leur. Leur persuasion était si pleine que, ne doutant pas qu’avec beaucoup de foi on ne fît beaucoup de miracles, ils offrirent de ressusciter un mort, et même tel mort que l’on voudrait choisir. Partout le peuple est peuple, et les presbytériens pouvaient se joindre à ces fanatiques contre le clergé anglican. Qui croirait qu’un des plus grands géomètres de l’Europe, Fatio Duillier, et un homme de lettres fort savant, nommé Daudé, fussent à la tête de ces énergumènes ? Le fanatisme rend la science même sa complice, et étouffe la raison.
Le ministère anglais prit le parti qu’on aurait dû toujours prendre avec les hommes à miracles. On leur permit de déterrer un mort dans le cimetière de l’église cathédrale. La place fut entourée de gardes. Tout se passa juridiquement. La scène finit par mettre au pilori les prophètes.
Ces excès du fanatisme ne pouvaient guère réussir en Angleterre, où la philosophie commençait à dominer. Ils ne troublaient plus l’Allemagne, depuis que les trois religions, la catholique, l’évangélique, et la réformée, y étaient également protégées par les traités de Vestphalie. Les Provinces-Unies admettaient dans leur sein toutes les religions, par une tolérance politique. Enfin il n’y eut sur la fin de ce siècle que la France qui essuya de grandes querelles ecclésiastiques, malgré les progrès de la raison. Cette raison, si lente à s’introduire chez les doctes, pouvait à peine encore percer chez les docteurs, encore moins dans le commun des citoyens. Il faut d’abord qu’elle soit établie dans les principales têtes ; elle descend aux autres de proche en proche, et gouverne enfin le peuple même qui ne la connaît pas, mais qui, voyant que ses supérieurs sont modérés, apprend aussi à l’être. C’est un des grands ouvrages du temps, et ce temps n’était pas encore venu.
*1. Essai sur les mœurs et l’esprit des nations.
*2. Si vous lisez l’Oraison funèbre de Le Tellier, par Bossuet, ce chancelier est un juste et un grand homme. Si vous lisez les Annales de l’abbé de Saint-Pierre, c’est un lâche et dangereux courtisan, un calomniateur adroit, dont le comte de Grammont disait, en le voyant sortir d’un entretien particulier avec le roi : « Je crois voir une fouine qui vient d’égorger des poulets, en se léchant le museau plein de leur sang. »
*3. Le comte d’Avaux, dans ses lettres, dit qu’on lui rapporta qu’à Londres on frappa soixante mille guinées de l’or que les réfugiés y avaient fait passer : on lui avait fait un rapport trop exagéré.
*4. On a imprimé plusieurs fois qu’il y a encore en France trois millions de réformés. Cette exagération est intolérable. M. de Bâville n’en comptait pas cent mille en Languedoc, et il était exact. Il n’y en a pas quinze mille dans Paris ; beaucoup de villes et des provinces entières n’en ont point.
*5. Ce trait doit se trouver dans les véritables Mémoires du maréchal de Villars. Le premier tome est certainement de lui, il est conforme au manuscrit que j’ai vu : les deux autres sont d’une main étrangère et bien différente.