CHAPITRE XXXVIII

DU QUIÉTISME

Au milieu des factions du calvinisme et des querelles du jansénisme, il y eut encore une division en France sur le quiétisme. C’était une suite malheureuse des progrès de l’esprit humain dans le siècle de Louis XIV, que l’on s’efforçât de passer presque en tout les bornes prescrites à nos connaissances ; ou plutôt c’était une preuve qu’on n’avait pas fait encore assez de progrès.

La dispute du quiétisme est une de ces intempérances d’esprit et de ces subtilités théologiques qui n’auraient laissé aucune trace dans la mémoire des hommes, sans les noms des deux illustres rivaux qui combattirent. Une femme sans crédit, sans véritable esprit, et qui n’avait qu’une imagination échauffée, mit aux mains les deux plus grands hommes qui fussent alors dans l’Église. Son nom était Bouvières de La Mothe. Sa famille était originaire de Montargis. Elle avait épousé le fils de Guyon, entrepreneur du canal de Briare. Devenue veuve dans une assez grande jeunesse, avec du bien, de la beauté, et un esprit fait pour le monde, elle s’entêta de ce qu’on appelle la spiritualité. Un barnabite du pays d’Annecy, près de Genève, nommé Lacombe, fut son directeur. Cet homme, connu par un mélange assez ordinaire de passions et de religion, et qui est mort fou, plongea l’esprit de sa pénitente dans des rêveries mystiques dont elle était déjà atteinte. L’envie d’être une sainte Thérèse en France ne lui permit pas de voir combien le génie français est opposé au génie espagnol, et la fit aller beaucoup plus loin que sainte Thérèse. L’ambition d’avoir des disciples, la plus forte peut-être de toutes les ambitions, s’empara tout entière de son cœur.

Son directeur Lacombe la conduisit en Savoie dans son petit pays d’Annecy, où l’évêque titulaire de Genève fait sa résidence. C’était déjà une très grande indécence à un moine de conduire une jeune veuve hors de sa patrie ; mais c’est ainsi qu’en ont usé presque tous ceux qui ont voulu établir une secte : ils traînent presque toujours des femmes avec eux. La jeune veuve se donna d’abord quelque autorité dans Annecy par sa profusion en aumônes. Elle tint des conférences : elle prêchait le renoncement entier à soi-même, le silence de l’âme, l’anéantissement de toutes ses puissances, le culte intérieur, l’amour pur et désintéressé qui n’est ni avili par la crainte, ni animé de l’espoir des récompenses.

Les imaginations tendres et flexibles, surtout celles des femmes et de quelques jeunes religieux qui aimaient plus qu’ils ne croyaient la parole de Dieu dans la bouche d’une belle femme, furent aisément touchées de cette éloquence de paroles, la seule propre à persuader tout à des esprits préparés. Elle fit des prosélytes. L’évêque d’Annecy obtint qu’on la fît sortir du pays, elle et son directeur. Ils s’en allèrent à Grenoble. Elle y répandit un petit livre intitulé le Moyen court, et un autre sous le nom des Torrents, écrits du style dont elle parlait, et fut encore obligée de sortir de Grenoble.

Se flattant déjà d’être au rang des confesseurs, elle eut une vision, et elle prophétisa ; elle envoya sa prophétie au P. Lacombe. « Tout l’enfer se bandera, dit-elle, pour empêcher les progrès de l’intérieur et la formation de Jésus-Christ dans les âmes. La tempête sera telle qu’il ne restera pas pierre sur pierre ; et il me semble que dans toute la terre il y aura trouble, guerre et renversement. La femme sera enceinte de l’esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout devant elle. »

La prophétie se trouva vraie en partie. L’enfer ne se banda point ; mais, étant revenue à Paris, conduite par son directeur, et l’un et l’autre ayant dogmatisé en 1687, l’archevêque de Harlai de Chanvalon obtint un ordre du roi pour faire enfermer Lacombe comme un séducteur, et pour mettre dans un couvent Mme Guyon comme un esprit aliéné qu’il fallait guérir. Mais Mme Guyon, avant ce coup, s’était fait des protections qui la servirent. Elle avait, dans la maison de Saint-Cyr, encore naissante, une cousine nommée Mme de La Maisonfort, favorite de Mme de Maintenon. Elle s’était insinuée dans l’esprit des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Toutes ses amies se plaignirent hautement que l’archevêque de Harlai, connu pour aimer trop les femmes, persécutât une femme qui ne parlait que de l’amour de Dieu.

La protection toute-puissante de Mme de Maintenon imposa silence à l’archevêque de Paris, et rendit la liberté à Mme Guyon. Elle alla à Versailles, s’introduisit dans Saint-Cyr, assista à des conférences dévotes que faisait l’abbé de Fénelon, après avoir dîné en tiers avec Mme de Maintenon. La princesse d’Harcourt, les duchesses de Chevreuse, de Beauvilliers, et de Charost, étaient de ces mystères.

L’abbé de Fénelon, alors précepteur des enfants de France, était l’homme de la cour le plus séduisant. Né avec un cœur tendre et une imagination douce et brillante, son esprit était nourri de la fleur des belles-lettres. Plein de goût et de grâces, il préférait dans la théologie tout ce qui a l’air touchant et sublime à ce qu’elle a de sombre et d’épineux. Avec tout cela, il avait je ne sais quoi de romanesque, qui lui inspira, non pas les rêveries de Mme Guyon, mais un goût de spiritualité qui ne s’éloignait pas des idées de cette dame.

Son imagination s’échauffait par la candeur et par la vertu, comme les autres s’enflamment par leurs passions. Sa passion était d’aimer Dieu pour lui-même. Il ne vit dans Mme Guyon qu’une âme pure, éprise du même goût que lui, et se lia sans scrupule avec elle.

Il était étrange qu’il fût séduit par une femme à révélations, à prophéties et à galimatias, qui suffoquait de la grâce intérieure, qu’on était obligé de délacer, et qui se vidait (à ce qu’elle disait) de la surabondance de grâce pour en faire enfler le corps de l’élu qui était assis auprès d’elle. Mais Fénelon, dans l’amitié et dans ses idées mystiques, était ce qu’on est en amour : il excusait les défauts, et ne s’attachait qu’à la conformité du fond des sentiments qui l’avaient charmé.

Mme Guyon, assurée et fière d’un tel disciple, qu’elle appelait son fils, et comptant même sur Mme de Maintenon, répandit dans Saint-Cyr toutes ses idées. L’évêque de Chartres, Godet, dans le diocèse duquel est Saint-Cyr, s’en alarma et s’en plaignit. L’archevêque de Paris menaça encore de recommencer ses premières poursuites.

Mme de Maintenon, qui ne pensait qu’à faire de Saint-Cyr un séjour de paix, qui savait combien le roi était ennemi de toute nouveauté, qui n’avait pas besoin, pour se donner de la considération, de se mettre à la tête d’une espèce de secte, et qui enfin n’avait en vue que son crédit et son repos, rompit tout commerce avec Mme Guyon, et lui défendit le séjour de Saint-Cyr.

L’abbé de Fénelon voyait un orage se former, et craignit de manquer les grands postes où il aspirait. Il conseilla à son amie de se mettre elle-même dans les mains du célèbre Bossuet, évêque de Meaux, regardé comme un Père de l’Église. Elle se soumit aux décisions de ce prélat, communia de sa main, et lui donna tous ses écrits à examiner.

L’évêque de Meaux, avec l’agrément du roi, s’associa pour cet examen l’évêque de Châlons, qui fut depuis le cardinal de Noailles, et l’abbé Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Ils s’assemblèrent secrètement au village d’Issy, près de Paris. L’archevêque de Paris, Chanvalon, jaloux que d’autres que lui se portassent pour juges dans son diocèse, fit afficher une censure publique des livres qu’on examinait. Mme Guyon se retira dans la ville de Meaux même. Elle souscrivit à tout ce que l’évêque Bossuet voulut, et promit de ne plus dogmatiser.

Cependant Fénelon fut élevé à l’archevêché de Cambrai, en 1695, et sacré par l’évêque de Meaux. Il semblait qu’une affaire assoupie, dans laquelle il n’y avait eu jusque-là que du ridicule, ne devait jamais se réveiller. Mais Mme Guyon, accusée de dogmatiser toujours, après avoir promis le silence, fut enlevée par ordre du roi, dans la même année 1695, et mise en prison à Vincennes, comme si elle eût été une personne dangereuse pour l’État. Elle ne pouvait l’être, et ses pieuses rêveries ne méritaient pas l’attention du souverain. Elle composa à Vincennes un gros volume de vers mystiques, plus mauvais encore que sa prose ; elle parodiait les vers des opéras, elle chantait souvent :

Les opinions des hommes dépendent des temps, des lieux et des circonstances. Tandis qu’on tenait en prison Mme Guyon, qui avait épousé Jésus-Christ dans une de ses extases, et qui depuis ce temps-là ne priait plus les saints, disant que la maîtresse de la maison ne devait pas s’adresser aux domestiques ; dans ce temps-là, dis-je, on sollicitait à Rome la canonisation de Marie d’Agréda, qui avait eu plus de visions et de révélations que tous les mystiques ensemble ; et, pour mettre le comble aux contradictions dont ce monde est plein, on poursuivait en Sorbonne cette même d’Agréda, qu’on voulait faire sainte en Espagne. L’université de Salamanque condamnait la Sorbonne, et en était condamnée. Il était difficile de dire de quel côté il y avait le plus d’absurdité et de folie ; mais c’en est sans doute une très grande d’avoir donné à toutes les extravagances de cette espèce le poids qu’elles ont encore quelquefois*1.

Bossuet, qui s’était longtemps regardé comme le père et le maître de Fénelon, devenu jaloux de la réputation et du crédit de son disciple, et voulant toujours conserver cet ascendant qu’il avait pris sur tous ses confrères, exigea que le nouvel archevêque de Cambrai condamnât Mme Guyon avec lui et souscrivît à ses instructions pastorales. Fénelon ne voulut lui sacrifier ni ses sentiments, ni son amie. On proposa des tempéraments ; on donna des promesses. On se plaignit de part et d’autre qu’on avait manqué de parole. L’archevêque de Cambrai, en partant pour son diocèse, fit imprimer à Paris son livre des Maximes des saints, ouvrage dans lequel il crut rectifier tout ce qu’on reprochait à son amie, et développer les idées orthodoxes des pieux contemplatifs qui s’élèvent au-dessus des sens et qui tendent à un état de perfection où les âmes ordinaires n’aspirent guère. L’évêque de Meaux et ses amis se soulevèrent contre le livre. On le dénonça au roi comme s’il eût été aussi dangereux qu’il était peu intelligible. Le roi en parla à Bossuet, dont il respectait la réputation et les lumières. Celui-ci, se jetant aux genoux de son prince, lui demanda pardon de ne l’avoir pas averti plus tôt de la fatale hérésie de Monsieur de Cambrai.

Cet enthousiasme ne parut pas sincère aux nombreux amis de Fénelon. Les courtisans pensèrent que c’était un tour de courtisan. Il était bien difficile qu’au fond un homme comme Bossuet regardât comme une hérésie fatale la chimère pieuse d’aimer Dieu pour lui-même. Il se peut qu’il fût de bonne foi dans sa haine pour cette dévotion mystique, et encore plus dans sa haine secrète pour Fénelon ; et que, confondant l’une avec l’autre, il portât de bonne foi cette accusation contre son confrère et son ancien ami, se figurant peut-être que des délations qui déshonoreraient un homme de guerre honorent un ecclésiastique et que le zèle de la religion sanctifie les procédés lâches.

Le roi et Mme de Maintenon consultent aussitôt le P. de La Chaise ; le confesseur répond que le livre de l’archevêque est fort bon, que tous les jésuites en sont édifiés, et qu’il n’y a que les jansénistes qui le désapprouvent. L’évêque de Meaux n’était pas janséniste, mais il s’était nourri de leurs bons écrits. Les jésuites ne l’aimaient pas, et n’en étaient pas aimés.

La cour et la ville furent divisées, et toute l’attention tournée de ce côté laissa respirer les jansénistes. Bossuet écrivit contre Fénelon. Tous deux envoyèrent leurs ouvrages au pape Innocent XII, et s’en remirent à sa décision. Les circonstances ne paraissaient pas favorables à Fénelon ; on avait depuis peu condamné violemment à Rome, dans la personne de l’Espagnol Molinos, le quiétisme dont on accusait l’archevêque de Cambrai. C’était le cardinal d’Estrées, ambassadeur de France à Rome, qui avait poursuivi Molinos. Ce cardinal d’Estrées, que nous avons vu dans sa vieillesse plus occupé des agréments de la société que de théologie, avait persécuté Molinos pour plaire aux ennemis de ce malheureux prêtre. Il avait même engagé le roi à solliciter à Rome la condamnation, qu’il obtint aisément : de sorte que Louis XIV se trouvait, sans le savoir, l’ennemi le plus redoutable de l’amour pur des mystiques.

Rien n’est plus aisé, dans ces matières délicates, que de trouver, dans un livre qu’on juge, des passages ressemblant à ceux d’un livre déjà proscrit. L’archevêque de Cambrai avait pour lui les jésuites, le duc de Beauvilliers, le duc de Chevreuse, et le cardinal de Bouillon, depuis peu ambassadeur de France à Rome. Monsieur de Meaux avait son grand nom et l’adhésion des principaux prélats de France. Il porta au roi les signatures de plusieurs évêques et d’un grand nombre de docteurs, qui tous s’élevaient contre le livre des Maximes des saints.

Telle était l’autorité de Bossuet, que le P. de La Chaise n’osa soutenir l’archevêque de Cambrai auprès du roi son pénitent, et que Mme de Maintenon abandonna absolument son ami. Le roi écrivit au pape Innocent XII qu’on lui avait déféré le livre de l’archevêque de Cambrai comme un ouvrage pernicieux, qu’il l’avait fait remettre aux mains du nonce, et qu’il pressait Sa Sainteté de juger.

On prétendait, on disait même publiquement à Rome, et c’est un bruit qui a encore des partisans, que l’archevêque de Cambrai n’était ainsi persécuté que parce qu’il s’était opposé à la déclaration du mariage secret du roi et de Mme de Maintenon. Les inventeurs d’anecdotes prétendaient que cette dame avait engagé le P. de La Chaise à presser le roi de la reconnaître pour reine ; que le jésuite avait adroitement remis cette commission hasardeuse à l’abbé de Fénelon ; et que ce précepteur des enfants de France avait préféré l’honneur de la France et de ses disciples à sa fortune, qu’il s’était jeté aux pieds de Louis XIV pour prévenir un éclat dont la bizarrerie lui ferait plus de tort dans la postérité qu’il n’en recueillerait de douceurs pendant sa vie*2.

Il est très vrai que Fénelon ayant continué l’éducation du duc de Bourgogne depuis sa nomination à l’archevêché de Cambrai, le roi, dans cet intervalle, avait entendu parler confusément de ses liaisons avec Mme Guyon et avec Mme de La Maisonfort. Il crut d’ailleurs qu’il inspirait au duc de Bourgogne des maximes un peu austères, et des principes de gouvernement et de morale qui pouvaient peut-être devenir un jour une censure indirecte de cet air de grandeur, de cette avidité de gloire, de ces guerres légèrement entreprises, de ce goût pour les fêtes et pour les plaisirs, qui avaient caractérisé son règne.

Il voulut avoir une conversation avec le nouvel archevêque sur ses principes de politique. Fénelon, plein de ses idées, laissa entrevoir au roi une partie des maximes qu’il développa ensuite dans les endroits du Télémaque où il traite du gouvernement, maximes plus approchantes de la république de Platon que de la manière dont il faut gouverner les hommes. Le roi, après la conversation, dit qu’il avait entretenu le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume.

Le duc de Bourgogne fut instruit de ces paroles du roi. Il les redit quelque temps après à M. de Malezieu, qui lui enseignait la géométrie. C’est ce que je tiens de M. de Malezieu, et ce que le cardinal de Fleury m’a confirmé.

Depuis cette conversation, le roi crut aisément que Fénelon était aussi romanesque en fait de religion qu’en fait de politique.

Il est très certain que le roi était personnellement piqué contre l’archevêque de Cambrai. Godet-Desmarets, évêque de Chartres, qui gouvernait Mme de Maintenon et Saint-Cyr avec le despotisme d’un directeur, envenima le cœur du roi. Ce monarque fit son affaire principale de toute cette dispute ridicule dans laquelle il n’entendait rien. Il était sans doute très aisé de la laisser tomber d’elle-même ; mais elle faisait tant de bruit à la cour qu’il craignit une cabale encore plus qu’une hérésie. Voilà la véritable origine de la persécution excitée contre Fénelon.

Le roi ordonna au cardinal de Bouillon, alors son ambassadeur à Rome, par ses lettres du mois d’auguste (que nous nommons si mal à propos août) 1697, de poursuivre la condamnation d’un homme qu’on voulait absolument faire passer pour un hérétique. Il écrivit de sa propre main au pape Innocent XII pour le presser de décider.

La congrégation du Saint-Office nomma pour instruire le procès un dominicain, un jésuite, un bénédictin, deux cordeliers, un feuillant, et un augustin. C’est ce qu’on appelle à Rome les consulteurs. Les cardinaux et les prélats laissent d’ordinaire à ces moines l’étude de la théologie, pour se livrer à la politique, à l’intrigue, ou aux douceurs de l’oisiveté*3.

Les consulteurs examinèrent pendant trente-sept conférences trente-sept propositions, les jugèrent erronées à la pluralité des voix ; et le pape, à la tête d’une congrégation de cardinaux, les condamna par un bref qui fut publié et affiché dans Rome le 13 mars 1699.

L’évêque de Meaux triompha ; mais l’archevêque de Cambrai tira un plus beau triomphe de sa défaite. Il se soumit sans restriction et sans réserve ; il monta lui-même en chaire à Cambrai pour condamner son propre livre. Il empêcha ses amis de le défendre. Cet exemple unique de la docilité d’un savant qui pouvait se faire un grand parti par la persécution même, cette candeur ou ce grand art lui gagnèrent tous les cœurs, et firent presque haïr celui qui avait remporté la victoire. Fénelon vécut toujours depuis dans son diocèse en digne archevêque, en homme de lettres. La douceur de ses mœurs, répandue dans sa conversation comme dans ses écrits, lui fit des amis tendres de tous ceux qui le virent. La persécution et son Télémaque lui attirèrent la vénération de l’Europe. Les Anglais surtout, qui firent la guerre dans son diocèse, s’empressaient à lui témoigner leur respect. Le duc de Marlborough prenait soin qu’on épargnât ses terres. Il fut toujours cher au duc de Bourgogne, qu’il avait élevé ; et il aurait eu part au gouvernement si ce prince eût vécu.

Dans sa retraite philosophique et honorable, on voyait combien il était difficile de se détacher d’une cour telle que celle de Louis XIV, car il y en a d’autres que plusieurs hommes célèbres ont quittées sans les regretter4. Il en parlait toujours avec un goût et un intérêt qui perçaient au travers de sa résignation. Plusieurs écrits de philosophie, de théologie, de belles-lettres, furent le fruit de cette retraite. Le duc d’Orléans, depuis régent du royaume, le consulta sur des points épineux qui intéressent tous les hommes, et auxquels peu d’hommes pensent. Il demandait si l’on pouvait démontrer l’existence d’un Dieu, si ce Dieu veut un culte, quel est le culte qu’il approuve, si l’on peut l’offenser en choisissant mal ; il faisait beaucoup de questions de cette nature, en philosophe qui cherchait à s’instruire ; et l’archevêque répondait en philosophe et en théologien.

Après avoir été vaincu sur les disputes de l’école, il eût été peut-être plus convenable qu’il ne se mêlât point des querelles du jansénisme ; cependant il y entra. Le cardinal de Noailles avait pris contre lui autrefois le parti du plus fort ; l’archevêque de Cambrai en usa de même. Il espéra qu’il reviendrait à la cour, et qu’il y serait consulté ; tant l’esprit humain a de peine à se détacher des affaires, quand une fois elles ont servi d’aliment à son inquiétude. Ses désirs, cependant, étaient modérés comme ses écrits ; et même, sur la fin de sa vie, il méprisa enfin toutes les disputes : semblable en cela seul à l’évêque d’Avranches, Huet, l’un des plus savants hommes de l’Europe, qui, sur la fin de ses jours, reconnut la vanité de la plupart des sciences, et celle de l’esprit humain5. L’archevêque de Cambrai (qui le croirait !) parodia ainsi un air de Lulli :

Il fit ces vers en présence de son neveu le marquis de Fénelon, depuis ambassadeur à La Haye ; c’est de lui que je les tiens*4. Je garantis la certitude de ce fait. Il serait peu important par lui-même, s’il ne prouvait à quel point nous voyons souvent avec des regards différents, dans la triste tranquillité de la vieillesse, ce qui nous a paru si grand et si intéressant dans l’âge où l’esprit, plus actif, est le jouet de ses désirs et de ses illusions.

Ces disputes, longtemps l’objet de l’attention de la France, ainsi que beaucoup d’autres nées de l’oisiveté, se sont évanouies. On s’étonne aujourd’hui qu’elles aient produit tant d’animosités. L’esprit philosophique, qui gagne de jour en jour, semble assurer la tranquillité publique ; et les fanatiques mêmes, qui s’élèvent contre les philosophes, leur doivent la paix dont ils jouissent, et qu’ils cherchent à perdre.

L’affaire du quiétisme, si malheureusement importante sous Louis XIV, aujourd’hui si méprisée et si oubliée, perdit à la cour le cardinal de Bouillon7. Il était neveu de ce célèbre Turenne à qui le roi avait dû son salut dans la guerre civile, et, depuis, l’agrandissement du royaume.

Uni par l’amitié avec l’archevêque de Cambrai, et chargé des ordres du roi contre lui, il chercha à concilier ces deux devoirs. Il est constant, par ses lettres, qu’il ne trahit jamais son ministère, en étant fidèle à son ami. Il pressait le jugement du pape, selon les ordres de la cour ; mais, en même temps, il tâchait d’amener les deux partis à une conciliation.

Un prêtre italien nommé Giori, qui était auprès de lui l’espion de la faction contraire, s’introduisit dans sa confiance et le calomnia dans ses lettres ; et, poussant la perfidie jusqu’au bout, il eut la bassesse de lui demander un secours de mille écus ; et après l’avoir obtenu, il ne le revit jamais.

Ce furent les lettres de ce misérable qui perdirent le cardinal de Bouillon à la cour. Le roi l’accabla de reproches comme s’il avait trahi l’État. Il paraît pourtant, par toutes ses dépêches, qu’il s’était conduit avec autant de sagesse que de dignité.

Il obéissait aux ordres du roi en demandant la condamnation de quelques maximes pieusement ridicules des mystiques, qui sont les alchimistes de la religion ; mais il était fidèle à l’amitié en éludant les coups que l’on voulait porter à la personne de Fénelon. Supposé qu’il importât à l’Église qu’on n’aimât pas Dieu pour lui-même, il n’importait pas que l’archevêque de Cambrai fût flétri. Mais le roi, malheureusement, voulut que Fénelon fût condamné : soit aigreur contre lui, ce qui semblait au-dessous d’un grand roi, soit asservissement au parti contraire, ce qui semble encore plus au-dessous de la dignité du trône. Quoi qu’il en soit, il écrivit au cardinal de Bouillon, le 16 mars 1699, une lettre de reproches très mortifiante : il déclare dans cette lettre qu’il veut la condamnation de l’archevêque de Cambrai ; elle est d’un homme piqué. Le Télémaque faisait alors un grand bruit dans toute l’Europe ; et les Maximes des saints, que le roi n’avait point lues, étaient punies des maximes répandues dans le Télémaque, qu’il avait lu.

On rappela aussitôt le cardinal de Bouillon. Il partit ; mais, ayant appris à quelques milles de Rome que le cardinal doyen était mort, il fut obligé de revenir sur ses pas pour prendre possession de cette dignité qui lui appartenait de droit, étant, quoique jeune encore, le plus ancien des cardinaux.

La place de doyen du sacré collège donne à Rome de très grandes prérogatives ; et, selon la manière de penser de ce temps-là, c’était une chose agréable pour la France qu’elle fût occupée par un Français.

Ce n’était point d’ailleurs manquer au roi que de se mettre en possession de son bien, et de partir ensuite. Cependant cette démarche aigrit le roi sans retour. Le cardinal, en arrivant en France, fut exilé, et cet exil dura dix années entières.

Enfin, lassé d’une si longue disgrâce, il prit le parti de sortir de France pour jamais, en 1710, dans le temps que Louis XIV semblait accablé par les alliés, et que le royaume était menacé de tous côtés.

Le prince Eugène et le prince d’Auvergne, ses parents, le reçurent sur les frontières de Flandre, où ils étaient victorieux. Il envoya au roi la croix de l’ordre du Saint-Esprit, et la démission de sa charge de grand aumônier de France, en lui écrivant ces propres paroles : « Je reprends la liberté que me donnaient ma naissance de prince étranger, fils d’un souverain, ne dépendant que de Dieu, et ma dignité de cardinal de la sainte Église romaine et de doyen du sacré collège… Je tâcherai de travailler le reste de mes jours à servir Dieu et l’Église dans la première place après la suprême, etc. »

Sa prétention de prince indépendant lui paraissait fondée, non seulement sur l’axiome de plusieurs jurisconsultes qui assurent que qui renonce à tout n’est plus tenu à rien, et que tout homme est libre de choisir son séjour, mais sur ce qu’en effet le cardinal était né à Sedan dans le temps que son père était encore souverain de Sedan : il regardait sa qualité de prince indépendant comme un caractère ineffaçable. Et quant au titre de cardinal doyen, qu’il appelle la première place après la suprême, il se justifiait par l’exemple de tous ses prédécesseurs, qui ont passé incontestablement avant les rois à toutes les cérémonies de Rome.

La cour de France et le parlement de Paris avaient des maximes entièrement différentes. Le procureur général Daguesseau, depuis chancelier, l’accusa devant les chambres assemblées, qui rendirent contre lui un décret de prise de corps, et confisquèrent tous ses biens. Il vécut à Rome, honoré quoique pauvre, et mourut victime du quiétisme, qu’il méprisait, et de l’amitié, qu’il avait noblement conciliée avec son devoir.

Il ne faut pas omettre que, lorsqu’il se retira des Pays-Bas à Rome, on sembla craindre à la cour qu’il ne devînt pape. J’ai entre les mains la lettre du roi au cardinal de La Trimouille, du 26 mai 1710, dans laquelle il manifeste cette crainte. « On peut tout présumer, dit-il, d’un sujet prévenu de l’opinion qu’il ne dépend que de lui seul. Il suffira que la place dont le cardinal de Bouillon est présentement ébloui lui paraisse inférieure à sa naissance et à ses talents ; il se croira toute voie permise pour parvenir à la première place de l’Église, lorsqu’il en aura contemplé la splendeur de plus près. »

Ainsi, en décrétant le cardinal de Bouillon, et en donnant ordre qu’on le mît dans les prisons de la Conciergerie si on pouvait se saisir de lui, on craignit qu’il ne montât sur un trône qui est regardé comme le premier de la terre par tous ceux de la religion catholique ; et qu’alors, en s’unissant avec les ennemis de Louis XIV, il ne se vengeât encore plus que le prince Eugène, les armes de l’Église ne pouvant rien par elles-mêmes mais pouvant alors beaucoup par celles d’Autriche.

*1. Ce qu’on aurait dû remarquer, c’est que le quiétisme est dans Don Quichotte. Ce chevalier errant dit qu’on doit servir Dulcinée, sans autre récompense que d’être son chevalier. Sancho lui répond : « Con esta manera de amor he oido yo predicar que se ha de amar á Nuestro Señor por si solo, sin que nos mueva esperanza de gloria, ó temor de pena ; aunque yo le querria amar y servir por lo que pudiese1. »

*2. Ce conte se retrouve dans l’Histoire de Louis XIV imprimée à Avignon2. Ceux qui ont approché de ce monarque et de Mme de Maintenon savent à quel point tout cela est éloigné de la vérité.

*3. Le nonce Roverti disait : « Bisogna infarinarsi di teologia e fare un fondo di politica3. »

*4. Ces vers se trouvent dans les poésies de Mme Guyon ; mais le neveu de M. l’archevêque de Cambrai m’ayant assuré plus d’une fois qu’ils étaient de son oncle, et qu’il les lui avait entendu réciter le jour même qu’il les avait faits, on a dû restituer ces vers à leur véritable auteur. Ils ont été imprimés dans cinquante exemplaires de l’édition du Télémaque faite par les soins du marquis de Fénelon, en Hollande, et supprimés dans les autres exemplaires.

Je suis obligé de répéter ici que j’ai entre les mains la lettre de Ramsay, élève de M. de Fénelon, dans laquelle il me dit : « S’il était né en Angleterre, il aurait développé son génie, et donné l’essor à ses principes, qu’on n’a jamais bien connus. »

L’auteur du Dictionnaire historique, littéraire et critique, à Avignon, 1759, dit, à l’article Fénelon, qu’« il était artificieux, souple, flatteur et dissimulé ». Il se fonde, pour flétrir ainsi sa mémoire, sur un libelle de l’abbé Phélypeaux6, ennemi de ce grand homme. Ensuite il assure que l’archevêque de Cambrai était un pauvre théologien, parce qu’il n’était pas janséniste. Nous sommes inondés depuis peu de dictionnaires qui sont des libelles diffamatoires. Jamais la littérature n’a été si déshonorée, ni la vérité si attaquée. Le même auteur nie que M. Ramsay m’ait écrit la lettre dont je parle, et il le nie avec une grossièreté insultante, quoiqu’il ait tiré une grande partie de ses articles du Siècle de Louis XIV. Les plagiaires jansénistes ne sont pas polis : moi, qui ne suis ni quiétiste, ni janséniste, ni moliniste, je n’ai autre chose à lui répondre sinon que j’ai la lettre. Voici les propres paroles : « Were he born in a free country, he would have display’d his whole genius, and given a full career to his own principles never known. »