CHAPITRE VI

ÉTAT DE LA FRANCE JUSQU’À LA MORT DU CARDINAL MAZARIN, EN 1661

Pendant que l’État avait été ainsi déchiré au dedans, il avait été attaqué et affaibli au dehors : tout le fruit des batailles de Rocroi, de Lens et de Nordlingue fut perdu. (1651) La place importante de Dunkerque fut reprise par les Espagnols ; ils chassèrent les Français de Barcelone ; ils reprirent Casal en Italie.

Cependant, malgré les tumultes d’une guerre civile et le poids d’une guerre étrangère, le cardinal Mazarin avait été assez habile et assez heureux pour conclure cette célèbre paix de Vestphalie, par laquelle l’empereur et l’Empire vendirent au roi et à la couronne de France la souveraineté de l’Alsace pour trois millions de livres payables à l’archiduc, c’est-à-dire pour environ six millions d’aujourd’hui (1648). Par ce traité, devenu pour l’avenir la base de tous les traités, un nouvel électorat fut créé pour la maison de Bavière ; les droits de tous les princes et des villes impériales, les privilèges des moindres gentilshommes allemands, furent confirmés ; le pouvoir de l’empereur fut restreint dans des bornes étroites ; et les Français, joints aux Suédois, devinrent les législateurs de l’Empire. Cette gloire de la France était due, au moins en partie, aux armes de la Suède. Gustave-Adolphe avait commencé d’ébranler l’Empire ; ses généraux avaient encore poussé assez loin leurs conquêtes sous le gouvernement de sa fille Christine ; son général Vrangel était prêt d’entrer en Autriche ; le comte de Koenigsmarck était maître de la moitié de la ville de Prague, et assiégeait l’autre, lorsque cette paix fut conclue. Pour accabler ainsi l’empereur, il n’en coûta guère à la France qu’environ un million par an donné aux Suédois.

Aussi la Suède obtint par ces traités de plus grands avantages que la France : elle eut la Poméranie, beaucoup de places et de l’argent ; elle força l’empereur de faire passer entre les mains des luthériens des bénéfices qui appartenaient aux catholiques romains. Rome cria à l’impiété, et dit que la cause de Dieu était trahie ; les protestants se vantèrent qu’ils avaient sanctifié l’ouvrage de la paix en dépouillant des papistes : l’intérêt seul fit parler tout le monde.

L’Espagne n’entra point dans cette paix, et avec assez de raison ; car, voyant la France plongée dans les guerres civiles, le ministère espagnol espéra profiter des divisions de la France ; les troupes allemandes licenciées devinrent aux Espagnols un nouveau secours : l’empereur, depuis la paix de Munster, fit passer en Flandre, en quatre ans de temps, près de trente mille hommes. C’était une violation manifeste des traités ; mais ils ne sont presque jamais exécutés autrement.

Les ministres de Madrid eurent, dans le commencement de ces négociations de Vestphalie, l’adresse de faire une paix particulière avec la Hollande : la monarchie espagnole fut enfin trop heureuse de n’avoir plus pour ennemis, et de reconnaître pour souverains, ceux qu’elle avait traités si longtemps de rebelles indignes de pardon. Ces républicains augmentèrent leurs richesses, et affermirent leur grandeur et leur tranquillité en traitant avec l’Espagne sans rompre avec la France.

(1653) Ils étaient si puissants, que, dans une guerre qu’ils eurent quelque temps après avec l’Angleterre, ils mirent en mer cent vaisseaux de ligne ; et la victoire demeura souvent indécise entre Blake, l’amiral anglais, et Tromp, l’amiral de Hollande, qui étaient tous deux sur mer ce que les Condé et les Turenne étaient sur terre. La France n’avait pas en ce temps dix vaisseaux de cinquante pièces de canon qu’elle pût mettre en mer ; sa marine s’anéantissait de jour en jour.

Louis XIV se trouva donc, en 1653, maître absolu d’un royaume encore ébranlé des secousses qu’il avait reçues, rempli de désordres en tout genre d’administration, mais plein de ressources, n’ayant aucun allié, excepté la Savoie, pour faire une guerre offensive, et n’ayant plus d’ennemis étrangers que l’Espagne, qui était alors en plus mauvais état que la France. Tous les Français qui avaient fait la guerre civile étaient soumis, hors le prince de Condé et quelques-uns de ses partisans, dont un ou deux lui étaient demeurés fidèles par amitié et par grandeur d’âme, comme le comte de Coligni et Boutteville, et les autres parce que la cour ne voulut pas les acheter assez chèrement.

Condé, devenu général des armées espagnoles, ne put relever un parti qu’il avait affaibli lui-même par la destruction de leur infanterie aux journées de Rocroi et de Lens. Il combattait avec des troupes nouvelles, dont il n’était pas le maître, contre les vieux régiments français qui avaient appris à vaincre sous lui, et qui étaient commandés par Turenne.

Le sort de Turenne et de Condé fut d’être toujours vainqueurs quand ils combattirent ensemble à la tête des Français, et d’être battus quand ils commandèrent les Espagnols.

Turenne avait à peine sauvé les débris de l’armée d’Espagne à la bataille de Rethel, lorsque de général du roi de France il s’était fait le lieutenant d’un général espagnol ; le prince de Condé eut le même sort devant Arras. (25 août 1654) L’archiduc et lui assiégeaient cette ville : Turenne les assiégea dans leur camp, et força leurs lignes ; les troupes de l’archiduc furent mises en fuite : Condé, avec deux régiments de Français et de Lorrains, soutint seul les efforts de l’armée de Turenne ; et, tandis que l’archiduc fuyait, il battit le maréchal d’Hocquincourt, il repoussa le maréchal de La Ferté, et se retira victorieux, en couvrant la retraite des Espagnols vaincus. Aussi le roi d’Espagne lui écrivit ces propres paroles : « J’ai su que tout était perdu, et que vous avez tout conservé. »

Il est difficile de dire ce qui fait perdre ou gagner les batailles ; mais il est certain que Condé était un des grands hommes de guerre qui eussent jamais paru, et que l’archiduc et son conseil ne voulurent faire rien dans cette journée de ce que Condé avait proposé.

Arras sauvé, les lignes forcées et l’archiduc mis en fuite, comblèrent Turenne de gloire ; et on observa que dans la lettre écrite au nom du roi au parlement*1 sur cette victoire, on y attribua le succès de toute la campagne au cardinal Mazarin, et qu’on ne fit pas même mention du nom de Turenne. Le cardinal s’était trouvé en effet à quelques lieues d’Arras avec le roi : il était même entré dans le camp au siège de Stenai, que Turenne avait pris avant de secourir Arras ; on avait tenu devant le cardinal des conseils de guerre. Sur ce fondement il s’attribua l’honneur des événements, et cette vanité lui donna un ridicule que toute l’autorité du ministère ne put effacer.

Le roi ne se trouva point à la bataille d’Arras, et aurait pu y être : il était allé à la tranchée au siège de Stenai ; mais le cardinal ne voulut pas qu’il exposât davantage sa personne, à laquelle le repos de l’État et la puissance du ministre semblaient attachés.

D’un côté, Mazarin, maître absolu de la France et du jeune roi ; de l’autre, don Louis de Haro, qui gouvernait l’Espagne et Philippe IV, continuaient, sous le nom de leurs maîtres, cette guerre peu vivement soutenue. Il n’était pas encore question dans le monde du nom de Louis XIV, et jamais on n’avait parlé du roi d’Espagne. Il n’y avait alors qu’une tête couronnée en Europe qui eût une gloire personnelle : la seule Christine, reine de Suède, gouvernait par elle-même, et soutenait l’honneur du trône, abandonné, ou flétri, ou inconnu dans les autres États.

Charles II, roi d’Angleterre, fugitif en France avec sa mère et son frère, y traînait ses malheurs et ses espérances. Un simple citoyen avait subjugué l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande. Cromwell, cet usurpateur digne de régner, avait pris le nom de protecteur, et non celui de roi, parce que les Anglais savaient jusqu’où les droits de leur roi devaient s’étendre, et ne connaissaient pas quelles étaient les bornes de l’autorité d’un protecteur.

Il affermit son pouvoir en sachant le réprimer à propos : il n’entreprit point sur les privilèges dont le peuple était jaloux ; il ne logea jamais de gens de guerre dans la cité de Londres ; il ne mit aucun impôt dont on pût murmurer ; il n’offensa point les yeux par trop de faste ; il ne se permit aucun plaisir ; il n’accumula point de trésors ; il eut soin que la justice fût observée avec cette impartialité impitoyable qui ne distingue point les grands des petits.

Le frère de Pantaléon Sâ, ambassadeur de Portugal en Angleterre, ayant cru que sa licence serait impunie parce que la personne de son frère était sacrée, insulta des citoyens de Londres, et en fit assassiner un pour se venger de la résistance des autres ; il fut condamné à être pendu. Cromwell, qui pouvait lui faire grâce, le laissa exécuter, et signa ensuite un traité avec l’ambassadeur.

Jamais le commerce ne fut si libre ni si florissant ; jamais l’Angleterre n’avait été si riche. Ses flottes victorieuses faisaient respecter son nom sur toutes les mers ; tandis que Mazarin, uniquement occupé de dominer et de s’enrichir, laissait languir dans la France la justice, le commerce, la marine et même les finances. Maître de la France, comme Cromwell l’était de l’Angleterre, après une guerre civile, il eût pu faire pour le pays qu’il gouvernait ce que Cromwell avait fait pour le sien ; mais il était étranger, et l’âme de Mazarin, qui n’avait pas la barbarie de celle de Cromwell, n’en avait pas aussi la grandeur.

Toutes les nations de l’Europe, qui avaient négligé l’alliance de l’Angleterre sous Jacques Ier et sous Charles Ier, la briguèrent sous le protecteur. La reine Christine elle-même, quoiqu’elle eût détesté le meurtre de Charles Ier, entra dans l’alliance d’un tyran qu’elle estimait.

Mazarin et don Louis de Haro prodiguèrent à l’envi leur politique pour s’unir avec le protecteur : il goûta quelque temps la satisfaction de se voir courtisé par les deux plus puissants royaumes de la chrétienté.

Le ministre espagnol lui offrait de l’aider à prendre Calais ; Mazarin lui proposait d’assiéger Dunkerque, et de lui remettre cette ville. Cromwell avait à choisir entre les clefs de la France et celles de la Flandre. Il fut beaucoup sollicité aussi par Condé ; mais il ne voulut point négocier avec un prince qui n’avait plus pour lui que son nom, et qui était sans parti en France et sans pouvoir chez les Espagnols.

Le protecteur se détermina pour la France, mais sans faire de traité particulier, et sans partager des conquêtes par avance : il voulait illustrer son usurpation par de plus grandes entreprises. Son dessein était d’enlever le Mexique aux Espagnols ; mais ils furent avertis à temps. Les amiraux de Cromwell leur prirent du moins la Jamaïque (mai 1655), île que les Anglais possèdent encore, et qui assure leur commerce dans le Nouveau Monde. Ce ne fut qu’après l’expédition de la Jamaïque que Cromwell signa son traité avec le roi de France, mais sans faire encore mention de Dunkerque. Le protecteur traita d’égal à égal ; il força le roi à lui donner le titre de frère dans ses lettres. (8 novembre 1655) Son secrétaire signa avant le plénipotentiaire de France dans la minute du traité qui resta en Angleterre ; mais il traita véritablement en supérieur en obligeant le roi de France de faire sortir de ses États Charles II et le duc d’York, petits-fils de Henri IV, à qui la France devait un asile. On ne pouvait faire un plus grand sacrifice de l’honneur à la fortune.

Tandis que Mazarin faisait ce traité, Charles II lui demandait une de ses nièces en mariage. Le mauvais état de ses affaires, qui obligeait ce prince à cette démarche, fut ce qui lui attira un refus : on a même soupçonné le cardinal d’avoir voulu marier au fils de Cromwell celle qu’il refusait au roi d’Angleterre. Ce qui est sûr, c’est que lorsqu’il vit ensuite le chemin du trône moins fermé à Charles II, il voulut renouer ce mariage ; mais il fut refusé à son tour.

La mère de ces deux princes, Henriette de France, fille de Henri le Grand, demeurée en France sans secours, fut réduite à conjurer le cardinal d’obtenir au moins de Cromwell qu’on lui payât son douaire. C’était le comble des humiliations les plus douloureuses de demander une subsistance à celui qui avait versé le sang de son mari sur un échafaud. Mazarin fit de faibles instances en Angleterre au nom de cette reine, et lui annonça qu’il n’avait rien obtenu. Elle resta dans la pauvreté, et dans la honte d’avoir imploré la pitié de Cromwell, tandis que ses enfants allaient, dans l’armée de Condé et de don Juan d’Autriche, apprendre le métier de la guerre contre la France qui les abandonnait.

Les enfants de Charles Ier, chassés de France, se réfugièrent en Espagne. Les ministres espagnols éclatèrent dans toutes les cours, et surtout à Rome, de vive voix et par écrit, contre un cardinal qui sacrifiait, disaient-ils, les lois divines et humaines, l’honneur et la religion, au meurtrier d’un roi, et qui chassait de France Charles II et le duc d’York, cousins de Louis XIV, pour plaire au bourreau de leur père. Pour toute réponse aux cris des Espagnols, on produisit les offres qu’ils avaient faites eux-mêmes au protecteur.

La guerre continuait toujours en Flandre avec des succès divers. Turenne, ayant assiégé Valenciennes avec le maréchal de La Ferté, éprouva le même revers que Condé avait essuyé devant Arras. Le prince, secondé alors de don Juan d’Autriche, plus digne de combattre à ses côtés que n’était l’archiduc, força les lignes du maréchal de La Ferté, le prit prisonnier, et délivra Valenciennes. Turenne fit ce que Condé avait fait dans une déroute pareille (17 juillet 1656), il sauva l’armée battue, et fit tête partout à l’ennemi ; il alla même, un mois après, assiéger et prendre la petite ville de La Capelle. C’était peut-être la première fois qu’une armée battue avait osé faire un siège.

Cette marche de Turenne, si estimée, après laquelle il prit La Capelle, fut éclipsée par une marche plus belle encore du prince de Condé. Turenne assiégeait à peine Cambrai, que Condé, suivi de deux mille chevaux, perça à travers l’armée des assiégeants, et ayant renversé tout ce qui voulait l’arrêter, il se jeta dans la ville (30 mai 1658). Les citoyens reçurent à genoux leur libérateur. Ainsi ces deux hommes opposés l’un à l’autre déployaient les ressources de leur génie. On les admirait dans leurs retraites comme dans leurs victoires, dans leur bonne conduite et dans leurs fautes même, qu’ils savaient toujours réparer. Leurs talents arrêtaient tour à tour les progrès de l’une et de l’autre monarchie ; mais le désordre des finances en Espagne et en France était encore un plus grand obstacle à leurs succès.

La ligue faite avec Cromwell donna enfin à la France une supériorité plus marquée : d’un côté, l’amiral Blake alla brûler les galions d’Espagne, auprès des îles Canaries, et leur fit perdre les seuls trésors avec lesquels la guerre pouvait se soutenir ; de l’autre, vingt vaisseaux anglais vinrent bloquer le port de Dunkerque, et six mille vieux soldats, qui avaient fait la révolution d’Angleterre, renforcèrent l’armée de Turenne.

Alors Dunkerque, la plus importante place de la Flandre, fut assiégée par mer et par terre. Condé et don Juan d’Autriche, ayant ramassé toutes leurs forces, se présentèrent pour la secourir. L’Europe avait les yeux sur cet événement. Le cardinal Mazarin amena Louis XIV auprès du théâtre de la guerre sans lui permettre d’y monter, quoiqu’il eût près de vingt ans. Ce prince se tint dans Calais. Ce fut là que Cromwell lui envoya une ambassade fastueuse, à la tête de laquelle était son gendre, le lord Falconbridge. Le roi lui envoya le duc de Créqui, et Mancini, duc de Nevers, neveu du cardinal, suivis de deux cents gentilshommes. Mancini présenta au protecteur une lettre du cardinal. Cette lettre est remarquable ; Mazarin lui dit « qu’il est affligé de ne pouvoir lui rendre en personne les respects dus au plus grand homme du monde ». C’est ainsi qu’il parlait à l’assassin du gendre de Henri IV, et de l’oncle de Louis XIV, son maître.

Cependant le prince maréchal de Turenne attaqua l’armée d’Espagne, ou plutôt l’armée de Flandre, près des Dunes. Elle était commandée par don Juan d’Autriche, fils de Philippe IV et d’une comédienne, et qui devint deux ans après beau-frère de Louis XIV. Le prince de Condé était dans cette armée, mais il ne commandait pas ; ainsi il ne fut pas difficile à Turenne de vaincre. Les six mille Anglais contribuèrent à la victoire ; elle fut complète (14 juin 1658). Les deux princes d’Angleterre, qui furent depuis rois, virent leurs malheurs augmentés dans cette journée par l’ascendant de Cromwell.

Le génie du grand Condé ne put rien contre les meilleures troupes de France et d’Angleterre. L’armée espagnole fut détruite. Dunkerque se rendit bientôt après. Le roi accourut avec son ministre pour voir passer la garnison. Le cardinal ne laissa paraître Louis XIV ni comme guerrier ni comme roi ; il n’avait point d’argent à distribuer aux soldats ; à peine était-il servi : il allait manger chez Mazarin ou chez le maréchal de Turenne quand il était à l’armée. Cet oubli de la dignité royale n’était pas dans Louis XIV l’effet du mépris pour le faste, mais celui du dérangement de ses affaires, et du soin que le cardinal avait de réunir pour soi-même la splendeur et l’autorité.

Louis n’entra dans Dunkerque que pour la rendre au lord Lockhart, ambassadeur de Cromwell. Mazarin essaya si par quelque finesse il pourrait éluder le traité, et ne pas remettre la place ; mais Lockhart menaça, et la fermeté anglaise l’emporta sur l’habileté italienne.

Plusieurs personnes ont assuré que le cardinal, qui s’était attribué l’événement d’Arras, voulut engager Turenne à lui céder encore l’honneur de la bataille des Dunes. Du Bec-Crépin, comte de Moret, vint, dit-on, de la part du ministre, proposer au général d’écrire une lettre par laquelle il parût que le cardinal avait arrangé lui-même tout le plan des opérations. Turenne reçut avec mépris ces insinuations, et ne voulut point donner un aveu qui eût produit la honte d’un général d’armée et le ridicule d’un homme d’Église. Mazarin, qui avait eu cette faiblesse, eut celle de rester brouillé jusqu’à sa mort avec Turenne.

Au milieu de ce premier triomphe, le roi tomba malade à Calais et fut plusieurs jours à la mort. Aussitôt tous les courtisans se tournèrent vers son frère, Monsieur. Mazarin prodigua les ménagements, les flatteries et les promesses au maréchal du Plessis-Praslin, ancien gouverneur de ce jeune prince, et au comte de Guiche, son favori. Il se forma dans Paris une cabale assez hardie pour écrire à Calais contre le cardinal. Il prit ses mesures pour sortir du royaume, et pour mettre à couvert ses richesses immenses. Un empirique d’Abbeville guérit le roi avec du vin émétique, que les médecins de la cour regardaient comme un poison. Ce bonhomme s’asseyait sur le lit du roi, et disait : « Voilà un garçon bien malade, mais il n’en mourra pas. » Dès qu’il fut convalescent, le cardinal exila tous ceux qui avaient cabalé contre lui.

(13 septembre 1658) Peu de mois après mourut Cromwell, à l’âge de cinquante-cinq ans, au milieu des projets qu’il faisait pour l’affermissement de sa puissance et pour la gloire de sa nation. Il avait humilié la Hollande, imposé les conditions d’un traité au Portugal, vaincu l’Espagne, et forcé la France à briguer son alliance. Il avait dit depuis peu, en apprenant avec quelle hauteur ses amiraux s’étaient conduits à Lisbonne : « Je veux qu’on respecte la république anglaise autant qu’on a respecté autrefois la république romaine. » Les médecins lui annoncèrent la mort. Je ne sais s’il est vrai qu’il fit dans ce moment l’enthousiaste et le prophète, et s’il leur répondit que Dieu ferait un miracle en sa faveur. Thurloe, son secrétaire, prétend qu’il leur dit : « La nature peut plus que les médecins. » Ces mots ne sont point d’un prophète, mais d’un homme très sensé. Il se peut qu’étant convaincu que les médecins pouvaient se tromper, il voulût, en cas qu’il en réchappât, se donner auprès du peuple la gloire d’avoir prédit sa guérison, et rendre par là sa personne plus respectable et même plus sacrée.

Il fut enterré en monarque légitime, et laissa dans l’Europe la réputation d’un homme intrépide, tantôt fanatique, tantôt fourbe, et d’un usurpateur qui avait su régner.

Le chevalier Temple prétend que Cromwell avait voulu avant sa mort s’unir avec l’Espagne contre la France, et se faire donner Calais avec le secours des Espagnols, comme il avait eu Dunkerque par les mains des Français. Rien n’était plus dans son caractère et dans sa politique. Il eût été l’idole du peuple anglais, en dépouillant ainsi l’une après l’autre deux nations que la sienne haïssait également. La mort renversa ses grands desseins, sa tyrannie et la grandeur de l’Angleterre.

Il est à remarquer qu’on porta le deuil de Cromwell à la cour de France, et que Mademoiselle fut la seule qui ne rendit point cet hommage à la mémoire du meurtrier d’un roi son parent.

Nous avons vu déjà*2 que Richard Cromwell succéda paisiblement et sans contradiction au protectorat de son père, comme un prince de Galles aurait succédé à un roi d’Angleterre. Richard fit voir que du caractère d’un seul homme dépend souvent la destinée de l’État. Il avait un génie bien contraire à celui d’Olivier Cromwell, toute la douceur des vertus civiles, et rien de cette intrépidité féroce qui sacrifie tout à ses intérêts. Il eût conservé l’héritage acquis par les travaux de son père, s’il eût voulu faire tuer trois ou quatre principaux officiers de l’armée qui s’opposaient à son élévation. Il aima mieux se démettre du gouvernement que de régner par des assassinats ; il vécut particulier, et même ignoré, jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, dans le pays dont il avait été quelques jours le souverain. Après sa démission du protectorat, il voyagea en France. On sait qu’à Montpellier le prince de Conti, frère du grand Condé, en lui parlant sans le connaître, lui dit un jour : « Olivier Cromwell était un grand homme, mais son fils Richard est un misérable de n’avoir pas su jouir du fruit des crimes de son père. » Cependant ce Richard vécut heureux, et son père n’avait jamais connu le bonheur.

Quelque temps auparavant, la France vit un autre exemple bien plus mémorable du mépris d’une couronne. Christine, reine de Suède, vint à Paris. On admira en elle une jeune reine qui à vingt-sept ans avait renoncé à la souveraineté dont elle était digne, pour vivre libre et tranquille. Il est honteux aux écrivains protestants d’avoir osé dire, sans la moindre preuve, qu’elle ne quitta sa couronne que parce qu’elle ne pouvait plus la garder : elle avait formé ce dessein dès l’âge de vingt ans, et l’avait laissé mûrir sept années. Cette résolution, si supérieure aux idées vulgaires, et si longtemps méditée, devait fermer la bouche à ceux qui lui reprochaient de la légèreté et une abdication involontaire : l’un de ces deux reproches détruisait l’autre ; mais il faut toujours que ce qui est grand soit attaqué par les petits esprits.

Pour connaître le génie unique de cette reine, on n’a qu’à lire ses lettres. Elle dit dans celle qu’elle écrivit à Chanut, autrefois ambassadeur de France auprès d’elle : « J’ai possédé sans faste, je quitte avec facilité. Après cela ne craignez pas pour moi ; mon bien n’est pas au pouvoir de la fortune. » Elle écrivit au prince de Condé : « Je me tiens autant honorée par votre estime que par la couronne que j’ai portée. Si après l’avoir quittée vous m’en jugez moins digne, j’avouerai que le repos que j’ai tant souhaité me coûte cher ; mais je ne me repentirai pourtant point de l’avoir acheté au prix d’une couronne, et je ne noircirai jamais une action qui m’a semblé belle par un lâche repentir ; et s’il arrive que vous condamniez cette action, je vous dirai pour toute excuse que je n’aurais pas quitté les biens que la fortune m’a donnés, si je les eusse crus nécessaires à ma félicité, et que j’aurais prétendu à l’empire du monde, si j’eusse été aussi assurée d’y réussir ou de mourir que le serait le grand Condé. »

Telle était l’âme de cette personne si singulière ; tel était son style dans notre langue, qu’elle avait parlée rarement. Elle savait huit langues ; elle avait été disciple et amie de Descartes, qui mourut à Stockholm dans son palais, après n’avoir pu obtenir une pension en France, où ses ouvrages furent même proscrits pour les seules bonnes choses qui y fussent. Elle avait attiré en Suède tous ceux qui pouvaient l’éclairer : le chagrin de n’en trouver aucun parmi ses sujets l’avait dégoûtée de régner sur un peuple qui n’était que soldat. Elle crut qu’il valait mieux vivre avec des hommes qui pensent que de commander à des hommes sans lettres ou sans génie. Elle avait cultivé tous les arts dans un climat où ils étaient alors inconnus. Son dessein était d’aller se retirer au milieu d’eux en Italie. Elle ne vint en France que pour y passer, parce que ces arts ne commençaient qu’à y naître. Son goût la fixait à Rome. Dans cette vue elle avait quitté la religion luthérienne pour la catholique ; indifférente pour l’une et pour l’autre, elle ne fit point scrupule de se conformer en apparence aux sentiments du peuple chez lequel elle voulut passer sa vie. Elle avait quitté son royaume en 1654, et fait publiquement à Inspruck la cérémonie de son abjuration. Elle plut à la cour de France, quoiqu’il ne se trouvât pas une femme dont le génie pût atteindre au sien. Le roi la vit, et lui rendit de grands honneurs ; mais à peine lui parla-t-il. Élevé dans l’ignorance, le bon sens avec lequel il était né le rendait timide.

La plupart des femmes et des courtisans n’observèrent autre chose dans cette reine philosophe, sinon qu’elle n’était pas coiffée à la française et qu’elle dansait mal. Les sages ne condamnèrent dans elle que le meurtre de Monaldeschi, son écuyer, qu’elle fit assassiner à Fontainebleau dans un second voyage. De quelque faute qu’il fût coupable envers elle, ayant renoncé à la royauté, elle devait demander justice et non se la faire. Ce n’était pas une reine qui punissait un sujet, c’était une femme qui terminait une galanterie par un meurtre ; c’était un Italien qui en faisait assassiner un autre par l’ordre d’une Suédoise, dans un palais du roi de France. Nul ne doit être mis à mort que par les lois. Christine, en Suède, n’aurait eu le droit de faire assassiner personne ; et certes ce qui eût été un crime à Stockholm n’était pas permis à Fontainebleau. Ceux qui ont justifié cette action méritent de servir de pareils maîtres. Cette honte et cette cruauté ternirent la philosophie de Christine, qui lui avait fait quitter un trône. Elle eût été punie en Angleterre, et dans tous les pays où les lois règnent ; mais la France ferma les yeux à cet attentat contre l’autorité du roi, contre le droit des nations, et contre l’humanité*3.

Après la mort de Cromwell et la déposition de son fils, l’Angleterre resta un an dans la confusion de l’anarchie. Charles-Gustave, à qui la reine Christine avait donné le royaume de Suède, se faisait redouter dans le Nord et dans l’Allemagne. L’empereur Ferdinand III était mort en 1657 ; son fils Léopold, âgé de dix-sept ans, déjà roi de Hongrie et de Bohême, n’avait point été élu roi des Romains du vivant de son père. Mazarin voulut essayer de faire Louis XIV empereur : ce dessein était chimérique ; il eût fallu ou forcer les électeurs, ou les séduire. La France n’était ni assez forte pour ravir l’Empire, ni assez riche pour l’acheter ; aussi les premières ouvertures faites à Francfort par le maréchal de Grammont et par Lyonne furent-elles abandonnées aussitôt que proposées : Léopold fut élu. Tout ce que put la politique de Mazarin, ce fut de faire une ligue avec des princes allemands pour l’observation des traités de Munster, et pour donner un frein à l’autorité de l’empereur sur l’Empire (août 1658).

La France, après la bataille des Dunes, était puissante au dehors par la gloire de ses armes et par l’état où étaient réduites les autres nations ; mais le dedans souffrait : il était épuisé d’argent ; on avait besoin de la paix.

Les nations, dans les monarchies chrétiennes, n’ont presque jamais d’intérêt aux guerres de leurs souverains. Des armées mercenaires, levées par ordre d’un ministre, et conduites par un général qui obéit en aveugle à ce ministre, font plusieurs campagnes ruineuses, sans que les rois au nom desquels elles combattent aient l’espérance ou même le dessein de ravir tout le patrimoine l’un de l’autre. Le peuple vainqueur ne profite jamais des dépouilles du vaincu ; il paye tout ; il souffre dans la prospérité des armes comme dans l’adversité ; et la paix lui est presque aussi nécessaire après la plus grande victoire que quand les ennemis ont pris ses places frontières.

Il fallait deux choses au cardinal pour consommer heureusement son ministère : faire la paix, et assurer le repos de l’État par le mariage du roi. Les cabales pendant sa maladie lui faisaient sentir combien un héritier du trône était nécessaire à la grandeur du ministre. Toutes ces considérations le déterminèrent à marier Louis XIV promptement. Deux partis se présentaient : la fille du roi d’Espagne et la princesse de Savoie. Le cœur du roi avait pris un autre engagement ; il aimait éperdument Mlle Mancini, l’une des nièces du cardinal ; né avec un cœur tendre et de la fermeté dans ses volontés, plein de passion et sans expérience, il aurait pu se résoudre à épouser sa maîtresse.

Mme de Motteville, favorite de la reine mère, dont les Mémoires ont un grand air de vérité, prétend que Mazarin fut tenté de laisser agir l’amour du roi et de mettre sa nièce sur le trône. Il avait déjà marié une autre nièce au prince de Conti, une au duc de Mercœur ; celle que Louis XIV aimait avait été demandée en mariage par le roi d’Angleterre : c’étaient autant de titres qui pouvaient justifier son ambition. Il pressentit adroitement la reine mère : « Je crains bien, lui dit-il, que le roi ne veuille trop fortement épouser ma nièce. » La reine, qui connaissait le ministre, comprit qu’il souhaitait ce qu’il feignait de craindre : elle lui répondit avec la hauteur d’une princesse du sang d’Autriche, fille, femme et mère de rois, et avec l’aigreur que lui inspirait depuis quelque temps un ministre qui affectait de ne plus dépendre d’elle. Elle lui dit : « Si le roi était capable de cette indignité, je me mettrais avec mon second fils à la tête de toute la nation contre le roi et contre vous. »

Mazarin ne pardonna jamais, dit-on, cette réponse à la reine ; mais il prit le parti sage de penser comme elle ; il se fit lui-même un honneur et un mérite de s’opposer à la passion de Louis XIV. Son pouvoir n’avait pas besoin d’une reine de son sang pour appui. Il craignait même le caractère de sa nièce, et il crut affermir encore la puissance de son ministère en fuyant la gloire dangereuse d’élever trop sa maison.

Dès l’année 1656, il avait envoyé Lyonne en Espagne solliciter la paix et demander l’infante ; mais don Louis de Haro, persuadé que, quelque faible que fût l’Espagne, la France ne l’était pas moins, avait rejeté les offres du cardinal. L’infante, fille du premier lit, était destinée au jeune Léopold. Le roi d’Espagne, Philippe IV, n’avait alors de son second mariage qu’un fils dont l’enfance malsaine faisait craindre pour sa vie. On voulait que l’infante, qui pouvait être héritière de tant d’États, portât ses droits dans la maison d’Autriche, et non dans une maison ennemie ; mais enfin Philippe IV ayant eu un autre fils, don Philippe Prosper, et sa femme étant encore enceinte, le danger de donner l’infante au roi de France lui parut moins grand, et la bataille des Dunes lui rendit la paix nécessaire.

Les Espagnols promirent l’infante et demandèrent une suspension d’armes. Mazarin et don Louis se rendirent sur les frontières d’Espagne et de France, dans l’île des Faisans (1659). Quoique le mariage d’un roi de France et la paix générale fussent l’objet de leurs conférences, cependant plus d’un mois se passa à arranger les difficultés sur la préséance et à régler des cérémonies. Les cardinaux se disaient égaux aux rois et supérieurs aux autres souverains ; la France prétendait avec plus de justice la prééminence sur les autres puissances : cependant don Louis de Haro mit une égalité parfaite entre Mazarin et lui, entre la France et l’Espagne.

Les conférences durèrent quatre mois. Mazarin et don Louis y déployèrent toute leur politique : celle du cardinal était la finesse ; celle de don Louis, la lenteur. Celui-ci ne donnait jamais de paroles, et celui-là en donnait toujours d’équivoques. Le génie du ministre italien était de vouloir surprendre ; celui de l’espagnol était de s’empêcher d’être surpris. On prétend qu’il disait du cardinal : « Il a un grand défaut en politique, c’est qu’il veut toujours tromper. »

Telle est la vicissitude des choses humaines, que de ce fameux traité des Pyrénées il n’y a pas deux articles qui subsistent aujourd’hui. Le roi de France garda le Roussillon, qu’il aurait toujours conservé sans cette paix ; mais à l’égard de la Flandre, la monarchie espagnole n’y a plus rien. La France était alors l’amie nécessaire du Portugal ; elle ne l’est plus : tout est changé. Mais si don Louis de Haro avait dit que le cardinal Mazarin savait tromper, on a dit depuis qu’il savait prévoir. Il méditait dès longtemps l’alliance des maisons de France et d’Espagne ; on cite cette fameuse lettre de lui, écrite pendant les négociations de Munster : « Si le roi Très-Chrétien pouvait avoir les Pays-Bas et la Franche-Comté en dot, en épousant l’infante, alors nous pourrions aspirer à la succession d’Espagne, quelque renonciation qu’on fît faire à l’infante ; et ce ne serait pas une attente fort éloignée, puisqu’il n’y a que la vie du prince son frère qui l’en pût exclure. » Ce prince était alors Balthasar, qui mourut en 1649.

Le cardinal se trompait évidemment en pensant qu’on pourrait donner les Pays-Bas et la Franche-Comté en mariage à l’infante. On ne stipula pas une ville pour sa dot. Au contraire, on rendit à la monarchie espagnole des villes considérables qu’on avait conquises, comme Saint-Omer, Ypres, Menin, Oudenarde et d’autres places. On en garda quelques-unes. Le cardinal ne se trompa point en croyant que la renonciation serait un jour inutile ; mais ceux qui lui font l’honneur de cette prédiction lui font donc prévoir que le prince don Balthasar mourrait en 1649 ; qu’ensuite les trois enfants du second mariage seraient enlevés au berceau ; que Charles, le cinquième de tous ces enfants mâles, mourrait sans postérité ; et que ce roi autrichien ferait un jour son testament en faveur d’un petit-fils de Louis XIV. Mais enfin le cardinal Mazarin prévit ce que vaudraient des renonciations, en cas que la postérité mâle de Philippe IV s’éteignît ; et des événements étranges l’ont justifié après plus de cinquante années.

Marie-Thérèse, pouvant avoir pour dot les villes que la France rendait, n’apporta, par son contrat de mariage, que cinq cent mille écus d’or au soleil ; il en coûta davantage au roi pour l’aller recevoir sur la frontière. Ces cinq cent mille écus, valant alors deux millions cinq cent mille livres, furent pourtant le sujet de beaucoup de contestations entre les deux ministres. Enfin la France n’en reçut jamais que cent mille francs.

Loin que ce mariage apportât aucun autre avantage présent et réel que celui de la paix, l’infante renonça à tous les droits qu’elle pourrait jamais avoir sur aucune terre de son père ; et Louis XIV ratifia cette renonciation de la manière la plus solennelle, et la fit ensuite enregistrer au parlement.

Ces renonciations et ces cinq cent mille écus de dot semblaient être les clauses ordinaires des mariages des infantes d’Espagne avec les rois de France. La reine Anne d’Autriche, fille de Philippe III, avait été mariée à Louis XIII à ces mêmes conditions ; et quand on avait donné Isabelle1, fille de Henri le Grand, à Philippe IV, roi d’Espagne, on n’avait pas stipulé plus de cinq cent mille écus d’or pour sa dot, dont même on ne lui paya jamais rien ; de sorte qu’il ne paraissait pas qu’il y eût alors aucun avantage dans ces grands mariages : on n’y voyait que des filles de rois mariées à des rois, ayant à peine un présent de noces.

Le duc de Lorraine Charles IV, de qui la France et l’Espagne avaient beaucoup à se plaindre, ou plutôt qui avait beaucoup à se plaindre d’elles, fut compris dans le traité, mais en prince malheureux qu’on punissait parce qu’il ne pouvait se faire craindre. La France lui rendit ses États, en démolissant Nancy et en lui défendant d’avoir des troupes. Don Louis de Haro obligea le cardinal Mazarin à faire recevoir en grâce le prince de Condé, en menaçant de lui laisser en souveraineté Rocroi, le Catelet, et d’autres places dont il était en possession. Ainsi la France gagna à la fois ces villes et le grand Condé. Il perdit sa charge de grand maître de la maison du roi, qu’on donna ensuite à son fils, et ne revint presque qu’avec sa gloire.

Charles II, roi titulaire d’Angleterre, plus malheureux alors que le duc de Lorraine, vint près des Pyrénées, où l’on traitait cette paix. Il implora le secours de don Louis et de Mazarin. Il se flattait que leurs rois, ses cousins germains, réunis, oseraient enfin venger une cause commune à tous les souverains, puisqu’enfin Cromwell n’était plus ; il ne put seulement obtenir une entrevue ni avec Mazarin ni avec don Louis. Lockhart, cet ambassadeur de la république d’Angleterre, était à Saint-Jean-de-Luz ; il se faisait respecter encore, même après la mort du protecteur ; et les deux ministres, dans la crainte de choquer cet Anglais, refusèrent de voir Charles II. Ils pensaient que son rétablissement était impossible ; et toutes les factions anglaises, quoique divisées entre elles, conspiraient également à ne jamais reconnaître de rois. Ils se trompèrent tous deux : la fortune fit, peu de mois après, ce que ces deux ministres auraient pu avoir la gloire d’entreprendre. Charles fut rappelé dans ses États par les Anglais, sans qu’un seul potentat de l’Europe se fût jamais mis en devoir ni d’empêcher le meurtre du père, ni de servir au rétablissement du fils. Il fut reçu dans les plaines de Douvres par vingt mille citoyens qui se jetèrent à genoux devant lui. Des vieillards, qui étaient de ce nombre, m’ont dit que presque tout le monde fondait en larmes. Il n’y eut peut-être jamais de spectacle plus touchant, ni de révolution plus subite (juin 1660). Ce changement se fit en bien moins de temps que le traité des Pyrénées ne fut conclu ; et Charles II était déjà paisible possesseur de l’Angleterre, que Louis XIV n’était pas encore marié par procureur.

(Août 1660) Enfin le cardinal Mazarin ramena le roi et la nouvelle reine à Paris. Un père qui aurait marié son fils sans lui donner l’administration de son bien n’en eût pas usé autrement que Mazarin ; il revint plus puissant et plus jaloux de sa puissance, et même des honneurs, que jamais. Il exigea et il obtint que le parlement vînt le haranguer par députés. C’était une chose sans exemple dans la monarchie ; mais ce n’était pas une trop grande réparation du mal que le parlement lui avait fait. Il ne donna plus la main aux princes du sang, en lieu tiers, comme autrefois. Celui qui avait traité don Louis de Haro en égal voulut traiter le grand Condé en inférieur. Il marchait alors avec un faste royal, ayant, outre ses gardes, une compagnie de mousquetaires, qui a été depuis la seconde compagnie des mousquetaires du roi. On n’eut plus auprès de lui un accès libre : si quelqu’un était assez mauvais courtisan pour demander une grâce au roi, il était perdu. La reine mère, si longtemps protectrice obstinée de Mazarin contre la France, resta sans crédit dès qu’il n’eut plus besoin d’elle. Le roi, son fils, élevé dans une soumission aveugle pour ce ministre, ne pouvait secouer le joug qu’elle lui avait imposé, aussi bien qu’à elle-même ; elle respectait son ouvrage, et Louis XIV n’osait pas encore régner du vivant de Mazarin.

Un ministre est excusable du mal qu’il fait, lorsque le gouvernail de l’État est forcé dans sa main par les tempêtes ; mais, dans le calme, il est coupable de tout le bien qu’il ne fait pas. Mazarin ne fit de bien qu’à lui, et à sa famille par rapport à lui. Huit années de puissance absolue et tranquille, depuis son dernier retour jusqu’à sa mort, ne furent marquées par aucun établissement glorieux ou utile ; car le collège des Quatre-Nations ne fut que l’effet de son testament.

Il gouvernait les finances comme l’intendant d’un seigneur obéré. Le roi demandait quelquefois de l’argent à Fouquet, qui lui répondait : « Sire, il n’y a rien dans les coffres de Votre Majesté, mais monsieur le cardinal vous en prêtera. » Mazarin était riche d’environ deux cents millions, à compter comme on fait aujourd’hui. Plusieurs mémoires disent qu’il en amassa une partie par des moyens trop au-dessous de la grandeur de sa place. Ils rapportent qu’il partageait avec les armateurs les profits de leurs courses. C’est ce qui ne fut jamais prouvé ; mais les Hollandais l’en soupçonnèrent, et ils n’auraient pas soupçonné le cardinal de Richelieu.

On dit qu’en mourant il eut des scrupules, quoiqu’au dehors il montrât du courage. Du moins il craignit pour ses biens, et il en fit au roi une donation entière, croyant que le roi les lui rendrait. Il ne se trompa point ; le roi lui remit la donation au bout de trois jours. Enfin il mourut (9 mars 1661), et il n’y eut que le roi qui semblât le regretter, car ce prince savait déjà dissimuler. Le joug commençait à lui peser, il était impatient de régner. Cependant il voulut paraître sensible à une mort qui le mettait en possession de son trône.

Louis XIV et la cour portèrent le deuil du cardinal Mazarin, honneur peu ordinaire, et que Henri IV avait fait à la mémoire de Gabrielle d’Estrées.

On n’entreprendra pas ici d’examiner si le cardinal Mazarin a été un grand ministre ou non : c’est à ses actions de parler, et à la postérité de juger. Le vulgaire suppose quelquefois une étendue d’esprit prodigieuse, et un génie presque divin, dans ceux qui ont gouverné des empires avec quelque succès. Ce n’est point une pénétration supérieure qui fait les hommes d’État, c’est leur caractère. Les hommes, pour peu qu’ils aient de bon sens, voient tous à peu près leurs intérêts. Un bourgeois d’Amsterdam ou de Berne en sait sur ce point autant que Séjan, Ximénès, Buckingham, Richelieu, ou Mazarin ; mais notre conduite et nos entreprises dépendent uniquement de la trempe de notre âme, et nos succès dépendent de la fortune.

Par exemple, si un génie tel que le pape Alexandre VI, ou Borgia, son fils, avait eu La Rochelle à prendre, il aurait invité dans son camp les principaux chefs, sous un serment sacré, et se serait défait d’eux ; Mazarin serait entré dans la ville deux ou trois ans plus tard, en gagnant et en divisant les bourgeois ; don Louis de Haro n’eût pas hasardé l’entreprise. Richelieu fit une digue sur la mer, à l’exemple d’Alexandre, et entra dans La Rochelle en conquérant ; mais une marée un peu forte, ou un peu plus de diligence de la part des Anglais, délivraient La Rochelle, et faisaient passer Richelieu pour un téméraire.

On peut juger du caractère des hommes par leurs entreprises. On peut bien assurer que l’âme de Richelieu respirait la hauteur et la vengeance ; que Mazarin était sage, souple et avide de biens. Mais pour connaître à quel point un ministre a de l’esprit, il faut ou l’entendre souvent parler, ou lire ce qu’il a écrit. Il arrive souvent parmi les hommes d’État ce qu’on voit tous les jours parmi les courtisans : celui qui a le plus d’esprit échoue, et celui qui a dans le caractère plus de patience, de force, de souplesse et de suite, réussit.

En lisant les lettres du cardinal Mazarin et les Mémoires du cardinal de Retz, on voit aisément que Retz était le génie supérieur : cependant Mazarin fut tout-puissant, et Retz fut accablé. Enfin il est très vrai que, pour faire un puissant ministre, il ne faut souvent qu’un esprit médiocre, du bon sens et de la fortune ; mais, pour être un bon ministre, il faut avoir pour passion dominante l’amour du bien public. Le grand homme d’État est celui dont il reste de grands monuments utiles à la patrie.

Le monument qui immortalise le cardinal Mazarin est l’acquisition de l’Alsace. Il donna cette province à la France dans le temps que la France était déchaînée contre lui ; et, par une fatalité singulière, il fit plus de bien au royaume lorsqu’il était persécuté que dans la tranquillité d’une puissance absolue.

*1. Datée de Vincennes, du 11 septembre 1654.

*2. Dans l’Essai sur les mœurs.

*3. Un nommé La Beaumelle, qui falsifia Le Siècle de Louis XIV, et qui le fit imprimer à Francfort avec des notes aussi scandaleuses que fausses, dit à ce sujet que Christine était en droit de faire assassiner Monaldeschi parce qu’elle ne voyageait pas incognito ; et il ajoute que Pierre le Grand, entrant dans un café à Londres, tout écumant de colère, parce que, disait-il, un de ses généraux lui avait menti, s’écria qu’il avait été tenté de le fendre en deux d’un coup de sabre ; qu’alors un marchand anglais avait dit au czar qu’on aurait condamné Sa Majesté à être pendu.

On est obligé de relever ici l’insolence absurde d’un pareil conte. Peut-on imaginer que le czar Pierre aille dire, dans un café, qu’un de ses généraux lui a menti ? fend-on aujourd’hui un homme en deux d’un coup de sabre ? un empereur va-t-il se plaindre à un marchand anglais de ce qu’un général lui a menti ? en quelle langue parlait-il à ce marchand, lui qui ne savait pas l’anglais ? comment ce faiseur de notes peut-il dire que Christine, après son abdication, était en droit de faire assassiner un Italien à Fontainebleau, et ajouter, pour le prouver, qu’on aurait pendu Pierre le Grand à Londres ? On sera forcé de remarquer quelquefois les absurdités de ce même éditeur. En fait d’histoire, il ne faut pas dédaigner de répondre ; il n’y a que trop de lecteurs qui se laissent séduire par les mensonges d’un écrivain sans pudeur, sans retenue, sans science et sans raison.