Russell présenta Wittgenstein à John Maynard Keynes (1883-1946) le 31 octobre 1912. Cette première rencontre fut un échec : Keynes en repartit fort déçu par le protégé de Russell qui était malade et ne prit pas vraiment part à la discussion. Mais il le revit quelques jours plus tard et se ravisa. Le 12 novembre, il écrivit à Duncan Grant : « Wittgenstein est vraiment quelqu’un d’absolument remarquable — ce que je t’ai dit de lui la dernière fois que nous nous sommes vus est entièrement faux — et il est extraordinairement attachant. J’apprécie énormément sa compagnie. »
Keynes souhaita donc intégrer Wittgenstein à la Société des apôtres. Il réussit à l’y faire élire, bien qu’il fût assez impopulaire auprès de certains des jeunes « frères ». Mais « frère Ludwig » en démissionna presque aussitôt. Keynes ne lui en tint cependant pas rigueur, et l’on n’enregistra même pas sa démission.
Dans les années 1920, Keynes œuvra, avec l’aide de Ramsey, pour que Wittgenstein revienne à Cambridge. À son arrivée, le 18 janvier 1929, il alla l’accueillir à la gare. « Dieu est revenu. Je suis allé le chercher au train de 5 h 15 », écrivit-il, le jour même, à son épouse, Lydia Lopokova. Il tenta de réintégrer son protégé dans le giron de la Société, mais sans succès cette fois, d’autant que « frère Julian » (le neveu de Virginia Woolf) épingla méchamment Herr Ludwig Wittgenstein dans un long poème sous forme d’épître1.
Keynes avait le goût du paradoxe, il aimait l’insolence et, comme le remarque Brian McGuinness, il était fidèle en amitié et généreux avec ses amis : « Keynes aidait et stimulait tous ceux qui devenaient ses amis, tant par son intérêt pour leurs difficultés et leurs idées que par l’assistance qu’il leur apportait dans les questions pratiques — il prévenait leurs besoins, ou organisait ce qu’ils désiraient2. »
En fait, Keynes fut pour Wittgenstein une sorte d’ange gardien. En 1919, il se démena pour qu’il puisse envoyer son manuscrit à Russell depuis le camp de prisonniers de Monte Cassino. L’été 1925, il rendit matériellement possible son voyage en Angleterre et l’accueillit chez lui, à la campagne. Plus tard, au moment où Wittgenstein envisagea d’abandonner la philosophie pour entreprendre des études de médecine, il se dit prêt à les prendre en charge. En 1935, il contribua très largement à l’organisation de son voyage en Russie. Et ce fut également lui qui prit les contacts nécessaires pour qu’il puisse acquérir la citoyenneté britannique, au moment de l’Anschluss.
É. R.