A. John T. Wisdom (1904-1993) revint à Cambridge où il avait fait ses études comme chargé d’enseignement en 1934. Il publia « On Mathematics and their Foundations [Sur les mathématiques et leurs fondements] », en avril 1940, dans Mind (vol. 49).
Wittgenstein désirait faire de lui son ami dans le département, et Wisdom se considérait lui-même comme une sorte de disciple de Wittgenstein, à ceci près qu’il estimait que démêler les nœuds de notre entendement doit mener à des thèses positives. En fait, les deux hommes eurent des rapports relativement tendus, comme le montrent à la fois leur correspondance et certains comptes rendus du Club des sciences morales (cf. les item 568 et 581).
É. R.
[12.02.1940]
Cher Wisdom,
Merci pour votre lettre. Je ferai deux remarques. (1) Je pense que tout ce que vous dites est vrai et honnête ; mais je ne pense pas que ce soit toute la vérité. Car il y a quelque chose de plus essentiel que vous ne dites pas, parce que vous n’en avez pas conscience. Vous pourriez en prendre conscience en vous posant la question suivante : auriez-vous songé à diffuser le fait que vous étiez ennuyé, si la cause en avait été le Dr Broad, et non moi-même ? — Je crois que la vraie réponse à cette question est une clef de toute cette affaire.
(2) Si vous prétendez qu’il était exagéré d’avoir qualifié d’« attaque nulle » la conférence de Joad, il ne s’agit certainement pas d’une exagération au sens où j’aurais forcé le trait et me serais mis dans tous mes états. Parler d’« attaque nulle » était une façon brève, mais assez tempérée, d’exprimer mon opinion sur la conférence de Joad, que j’estime être d’un bout à l’autre IMMONDE — je n’en dirai pas plus à ce sujet, car ce serait inutile.
Merci encore pour votre lettre. Je sais que vos intentions sont bonnes, et espère que vous ne cesserez jamais d’avoir de bonnes intentions.
Ludwig Wittgenstein
Je souhaite faire une remarque supplémentaire : j’aimerais vous avoir comme ami dans ce département ; mais seulement s’il est possible d’être sincère avec vous, et de ne pas cacher ma désapprobation là où je la ressens fortement.
— Cette lettre indique que : a) il y eut, début février, au lendemain de la séance du Club des sciences morales du 2 février (cf. l’item 576), une discussion (ayant peut-être donné lieu à une controverse) dans le cadre de laquelle Wittgenstein protesta contre les remarques critiques (dont il avait entendu parlé ou avait été informé) faites par Wisdom sur la réunion de l’Aristotelian Society du 29 janvier ; b) à la suite de cette discussion, Wisdom écrivit à Wittgenstein une lettre (aujourd’hui perdue) qui était sans aucun doute franche, mais irénique.
— Cyril Edwin Mitchinson Joad (1891-1953) était un enseignant provocateur qui voulait populariser la philosophie, et il était plus particulièrement connu pour ses émissions à la BBC. Il était détesté par Bertrand Russell et la plupart des philosophes universitaires. Dans une conférence qu’il donna à Cambridge le 23 janvier 1940 à l’Aristotelian Society (conférence publiée dans les Proceedings de la société, vol. 40 [1939-1940], et intitulée « Appeal to Philosophers »), Joad soutient que notre époque d’incertitude politique et de déclin religieux et moral a besoin d’une philosophie sérieuse et constructive comme celle que Socrate, Platon et Aristote avaient offerte à leur propre époque, et que « se préoccuper de l’analyse correcte de la signification des propositions, lorsque Rome est en flammes, paraît être une forme d’ergotage ». Wittgenstein avait assisté à cette réunion en compagnie de Sraffa. Il y aurait dit que le propriétaire d’un taudis s’opposerait évidemmement à ce qu’on l’assainisse. Le modérateur serait intervenu pour remarquer que Wittgenstein ne cherchait aucunement à suggérer une analogie entre Joad et un propriétaire de taudis. Mais Wittgenstein aurait rétorqué : « C’est pourtant précisément ce que je viens de suggérer ! » (L’incident a été noté de mémoire par R. Thouless dans son agenda qu’il a montré à B. McGuinness).
Brouillon de Wisdom Trinity College, Cambridge
15.02.1940
Cher Wittgenstein,
Je supprimerai, dans votre question, « diffuser », et demanderai ceci. Si Moore, Mace et Lewy vous avaient posé la question : « Qu’avez-vous pensé de la soirée d’hier ? », auriez-vous répondu : « Je me suis ennuyé » même si Broad y avait largement contribué et m’avait ennuyé autant que vous ?
Il est peu probable que j’aurais répondu ainsi à Lewy, car il a un préjugé à l’encontre de Broad et un parti pris en votre faveur. Je crois que j’aurais répondu à Moore et Mace : « Je me suis ennuyé. » Je souhaitais, je crois, que tout le monde m’ennuie. Avec le même enthousiasme, les mêmes sentiments, la même hésitation ? Non, sauf si nous supposons que Broad a manifesté le même enthousiasme, qu’il est une figure aussi puissante, et que par conséquent il est tout aussi choquant d’attaquer.
Je ne vois pas clairement l’insinuation de votre question. La réponse « Je n’aurais pas » vise-t-elle à montrer que j’ai plus peur de Broad que de vous, ou que je souhaite moins le heurter ?
Je remarquerai ici que vous mettez indûment l’accent sur vous-même. J’ai trouvé la conférence ennuyeuse. J’ai trouvé la soirée ennuyeuse, et je l’ai dit. Lorsque Moore m’a demandé si je vous avais trouvé ennuyeux, je lui ai répondu : « Bien entendu, il ne [peut] pas être vraiment ennuyeux, mais pour autant qu’il le peut, il l’a été. » Et quand Mace m’a posé une question analogue, j’ai répondu : « Oui. »
Je n’aime pas du tout l’insinuation de votre post-scriptum — à savoir que je vous aurais porté à croire que notre amitié présupposait que vous taisiez votre désapprobation.
J’espère que vous ne souhaitiez pas faire une telle insinuation, mais seulement établir un postulat important.
John Wisdom
— M. Jonathan Smith, archiviste de Trinity, a retrouvé le brouillon de cette réponse que Wisdom se proposait de faire à la lettre de Wittgenstein du 12 février (voir supra, la lettre 543).
— Les abréviations ont été complétées et certains éléments de ponctuation ajoutés. S’agissant du contenu (et de la discussion après la réunion du Club), les Littlewood’s Miscellany (Mélanges offerts à Littlewood) montrent qu’on faisait plus grand cas, à la Haute Table de Trinity par exemple, de la franchise des réactions que des susceptibilités (cf. op. cit., p. 133 : « Les dons contreviennent souvent aux conventions de la vie ordinaire »). Moore était tout particulièrement connu pour sa sincérité ravageuse. Mais l’affaire Joad appartenait à une autre catégorie.
— Mace : C.A. Mace était professeur de psychologie.
8 Great Ormond St., Londres W.C.1
25.03.1947
Cher Wittgenstein,
Je joins à ce mot 2 versions de l’article destiné à l’encyclopédie Chambers. Il est, je crois, vraisemblable que la plus courte soit préférée. Si vous estimez qu’il y a quoi que ce soit dans l’une comme dans l’autre à modifier, j’espère que vous me le direz.
Auriez-vous l’amabilité de compléter les dates sur lesquelles j’ai des doutes, et cela au crayon, et de préciser aussi le titre exact de la chaire que vous occupez. J’ai choisi cet intitulé plutôt que celui de « professeur », car il risque moins d’induire en erreur les Américains et autres.
Je suis désolé de vous déranger à nouveau. Même la version la plus courte, vous le remarquerez, n’a pas 100 mais 190 mots !
John Wisdom
Trinity College, Cambridge
28.03.1947
Cher Wisdom,
Je joins à cette lettre un article d’environ 120 mots pour l’Encyclopédie, sous la forme où il doit, je crois, être écrit. Je justifierai comme suit les modifications que j’ai introduites dans vos brouillons.
1) Votre remarque disant que j’ai influencé le Cercle de Vienne entre 1920 et 1928 est erronée. J’ignorais tout de son existence jusqu’en 1925 et n’ai eu pratiquement aucune discussion avec aucun de ses membres avant 1929, date à laquelle j’ai commencé à discuter fréquemment avec eux, à chaque fois que j’étais à Vienne pour les vacances.
2) Ce que vous écrivez du Tr.[actatus] L.[ogico] Ph.[ilosophicus] ne donne pas la moindre idée de ses contenus, et il est, en fait, impossible de le faire en quelques lignes. Je ne pense pas, du reste, que ce soit nécessaire puisque l’ouvrage est publié.
3) C’est en 1929 que j’ai commencé à donner des cours, mais je n’avais alors aucun poste à l’Université. Je ne pense pas que mon statut précis intéresse les lecteurs de l’Encyclopédie. Mais je vous laisse en décider.
4) L’intitulé de ma chaire est tout simplement professeur de « Philosophie ». J’ai introduit des guillemets pour indiquer que c’est son intitulé et que je ne suis pas le seul prof. de philosophie ici.
Il est absolument essentiel de dire quel genre de travail j’ai fait après 1929, au lieu de dire que j’ai été « impressionné par… », ou que mes travaux ont mené quelque part ; et si cela n’était pas dit, ce serait, selon moi, une erreur d’imprimer cet article, car il prêterait à malentendu. Il est également essentiel de noter que mes recherches font l’objet de mes cours. Faute de cela, je considérerai l’article comme injuste à mon égard, et j’espère et crois que, dans votre cœur, vous ne voulez pas être injuste à mon égard.
Comme je souhaitais un jugement impartial, j’ai montré vos brouillons à Moore et discuté avec lui des alternatives que je proposais. Il est d’accord avec moi sur tous les points, et n’a pas la moindre réserve.
Si vous estimez que l’article convient sous la forme où je l’ai écrit, transmettez-le, s’il vous plaît, aux gens de Chambers. Si vous ne l’approuvez pas, je préférerais qu’il ne soit pas du tout publié.
Je vous souhaite de bonnes pensées et de bons sentiments.
Ludwig Wittgenstein
8 Great Ormond St., Londres W.C.1
01.04.1947
Cher Wittgenstein,
Je suis tout à fait satisfait de l’article que vous m’avez envoyé pour la publication. L’impression qu’il donne de votre travail ne semble cependant pas en indiquer adéquatement l’envergure. Mais vous m’avez demandé si je pensais qu’il convient pour Chambers et ma réponse est oui. Je ne vais pas l’envoyer, moi, à Chambers, parce qu’il ne peut pas être publié sous mon nom. Cela ne suscitera pas de difficulté. Je pense que vous ne souhaitez pas qu’il paraisse sous votre nom mais préférez qu’il ne soit pas signé. J’ai eu Chambers au téléphone. Il ne publie pas d’articles autobiographiques, mais un article non signé lui convient tout à fait. Ils vous écriront.
J’envoie ma lettre à Trinity, mais j’espère qu’en ce moment vous vous reposez et respirez le bon air de Swansea.
John Wisdom
— Voici l’entrée de la nouvelle édition, vol. 14, de l’encyclopédie Chambers, Londres, George Newnes, 1950 : « Wittgenstein, Ludwig (1889-), philosophe autrichien né à Vienne et ayant fait ses études à Vienne, Charlottenburg et Cambridge. Par son Tractatus logico-philosophicus, ainsi que par de nombreuses discussions, Wittgenstein a eu une grande influence sur les positivistes logiques connus sous le nom de “Cercle de Vienne” (voir POSITIVISME LOGIQUE). En 1929, il revint à Cambrige où il devint en 1931 fellow de Trinity College, puis professeur de philosophie (1939-1947). Depuis 1929, ses recherches (non publiées) portent principalement sur la philosophie de la psychologie et des mathématiques. »
L’article n’est pas signé. Dans une lettre du 17 février 1972, Wisdom a confié à McGuinness : « Tout ou presque dans l’article a été écrit par Wittgenstein. »