Cosmogonie


Dès le haut archaïsme les Grecs ont dû connaître des traditions multiples et divergentes de mythes cosmogoniques. On trouve chez Homère la trace de certaines d’entre elles. Dans l’Iliade, à deux reprises, le poète donne à Okéanos et à Téthys des titres qui les font apparaître comme le couple divin primordial. Okéanos est d’abord appelé origine (ou père générateur) des dieux, theôn genesis, Téthys étant leur mère (XIV, 200 ; cf.302) ; plus loin, la même expression est reprise et élargie : c’est pour toutes choses ou tous êtres, pantessi, qu’Okéanos est père originel (XIV, 246). Platon et Aristote déjà accordaient à ces passages une portée cosmogonique : avant Thalès, qui fera de l’eau le principe dont tout est issu, Homère aurait placé, à l’origine des dieux comme du monde, l’élément liquide (Théétète, 152 e ; Métaph., A 3, 983 b, 27). On peut penser qu’en Grèce, comme en bien d’autres civilisations, cette valeur « première » accordée aux puissances aquatiques tient au double caractère des eaux douces : leur fluidité, leur absence de forme les prédisposent d’abord à représenter cet état originel du monde où tout était uniformément noyé et confondu dans une même masse homogène ; leur vertu vivifiante et génératrice – la vie et l’amour relèvent pour les Grecs de l’élément humide – explique ensuite qu’elles recèlent en leur sein le principe des engendrements successifs. Cependant, dans l’épopée, Okéanos et Téthys ne définissent pas seulement l’état initial du monde et la puissance qui préside à sa génération. Ils continuent d’exister dans l’univers organisé, mais relégués à ses frontières, refoulés jusqu’à ses extrêmes limites. Le couple est d’autre part brouillé : Okéanos et Téthys ne dorment plus ensemble (XIV, 304-306 et 205-207), ce qui est une façon de dire que leur activité d’engendrement est maintenant tarie, que le cosmos, comme société divine organisée sous le règne de Zeus, a trouvé sa forme et sa stabilité définitives. Faut-il comprendre que le couple des divinités primordiales n’a dès lors plus rien à faire, que leur présence, aux frontières du monde, ne sert qu’à évoquer le souvenir d’un passé révolu ? Il semble au contraire que le rôle qui leur est assigné à l’origine de la genèse détermine leur place et leur fonction à son terme, dans l’univers différencié et ordonné des dieux olympiens. Okéanos est ce courant d’eau vive qui circule tout autour du monde, qui le ceinture d’un flux incessant à la façon d’un fleuve dont les ondes, après un long parcours, feraient retour aux sources dont elles sont issues pour les alimenter sans fin. Aux extrémités du cosmos, Okéanos constitue les peirata gaiês (XIV, 200 et 301), les limites de la terre, et ces limites sont conçues comme des liens qui tiennent enserré l’univers. Cette image d’un fleuve circulaire bouclant le monde comme en un nœud ne joue pas seulement sur le plan horizontal, celui où l’on voit chaque jour le soleil et les astres émerger d’Okéanos à leur lever pour plonger de nouveau en lui au couchant, cette baignade quotidienne dans les eaux primordiales leur procurant une vigueur et une jeunesse toujours neuves. Des indications mythiques, à vrai dire fragmentaires, montrent que les sources, les fontaines, les puits, les fleuves qui apportent la vie à la surface du sol, s’alimentent eux-mêmes au cours d’Okéanos, ce qui suppose que ses eaux, ou au moins une partie d’entre elles, circulent souterrainement tandis que les autres s’enroulent autour du monde (Il., VIII, 478 ; Od., IV, 563 ; X, 511 ; XI, 13 sq. ; Hésiode, Théog., 788). Davantage, on peut se demander si les eaux célestes ne sont pas à leur tour en relation avec le cours d’Okéanos (Aristote, Météor., 347 a, 10 ; Etym. Magn., 821, 8), qui enserrerait ainsi la totalité du cosmos, vers le haut et vers le bas comme au levant et au couchant, dans la résille liquide de son flux. Le déroulement temporel d’une genèse qui fait progressivement émerger le monde à partir des eaux primordiales s’articulerait alors exactement sur le schéma spatial d’un univers de toutes parts cerné par ces mêmes eaux dont il est issu, leur cours balisant ses limites tout en servant d’inépuisable réservoir à sa vitalité.

Ce modèle, tout ensemble cosmogonique et cosmologique, s’il est bien attesté ailleurs, ne se présente nulle part dans la tradition grecque sous forme d’un exposé systématique ; on en saisit des éléments épars, comme si des traditions concurrentes et parallèles n’en avaient laissé subsister que des débris. Chez Homère lui-même, un autre passage semble bien conférer à Nux, la Nuit, l’autorité et le pouvoir que Zeus, tout souverain qu’il soit, doit reconnaître à une Puissance primordiale, antérieure à son règne (Il., XIV, 258). De fait, dans les cosmogonies orphiques, Nuit, comme entité originelle, prendra la place d’Okéanos et Téthys – le thème des Ténèbres où toutes choses demeurent confondues avant d’émerger à la lumière se substituant à celui de la fluidité des eaux. Ces deux thèmes, au reste, ne s’excluent pas ; ils ont entre eux assez d’affinités pour que parfois ils se recoupent. C’est l’obscurité nocturne qui règne dans la profondeur des eaux, comme la Nuit est faite, pour les Grecs, d’une brume d’humidité, d’un sombre et opaque brouillard.

La publication en 1957 d’un papyrus de commentaires à un poème cosmogonique d’Alcman confirme bien que, dès le VIIe siècle avant notre ère, la poésie pouvait s’inspirer de traditions mythiques, déjà fort sophistiquées, où les eaux primordiales se trouvaient étroitement unies à la Nuit originelle. Au commencement du monde, Alcman place la Néréide Thétis, divinité marine comme Téthys, l’épouse d’Okéanos, présentée d’ordinaire comme son aïeule. Thétis dispose du même pouvoir de prendre toutes les formes, de la même intelligence retorse que l’Océanide Métis, promue au rang de grande divinité primordiale dans les cosmogonies orphiques. Les deux puissances divines font, à bien des égards, figure de doublet. Ténébreuse déesse des fonds marins, Thétis la Sombre, Kuanea, est associée chez Alcman à trois entités : Obscurité (Skotos) qui régnait seule d’abord, quand tout demeurait en elle informe et indiscernable ; ensuite, solidaires l’un de l’autre, Poros et Tekmor, qui surgissent, encadrant Thétis aussitôt qu’elle fait son apparition au sein de la nuit des eaux primordiales – ces eaux qu’elle représente comme déesse marine mais que, par sa capacité intelligente de machiner à l’avance l’avenir, elle dépasse. Poros – la voie, le trajet, l’issue – et Tekmor – le signe, l’indice, le repère – agissent comme principes intelligents de différenciation : dans l’obscurité du ciel et des eaux originellement confondus, ils font apparaître des directions précises et diversifiées ; ils tracent en effet les voies par où le soleil pourra, en cheminant, apporter la lumière du jour, et les étoiles dessiner dans le ciel nocturne les routes lumineuses des constellations. Le monde s’ordonne au fur et à mesure que, par le visible tracé des mouvements célestes, par la claire signalisation des diverses parties de l’horizon, l’obscurité confuse d’une masse liquide fait place à une étendue organisée, délimitée, orientée, où l’homme, au lieu de se perdre, trouve le cadre et les points de repère pour observer, conjecturer, supputer, prévoir, bref, se situer soi-même à la place qui convient.

Mais, par rapport à ces traditions un peu secondaires, marginales ou éclatées, le poème théogonique d’Hésiode se présente, tel qu’il nous a été transmis dans sa forme d’œuvre complète et systématique, comme le témoignage central, le document majeur dont nous disposons pour comprendre la pensée mythique des Grecs et ses orientations maîtresses dans le domaine cosmogonique.

Le premier problème est de savoir exactement dans quel registre doit se situer la lecture de ce texte. On ne saurait le traiter en simple fantaisie littéraire, encore qu’il s’inscrive dans la ligne d’une littérature que l’écrit a déjà commencé à fixer et qu’on y retrouve toute une série d’éléments formulaires empruntés à la tradition homérique. On peut cependant montrer que, là même où les emprunts sont les plus directement attestés, la valeur des formules – morceaux de vers, vers entier ou groupe de vers – se trouve modifiée par de légers écarts pour produire, en se démarquant du modèle, l’effet de sens différentiel qu’exige le projet, non plus épique, mais théogonique du poète. On ne doit pas non plus lire Hésiode par référence aux systèmes philosophiques postérieurs : ils supposent l’élaboration d’un vocabulaire conceptuel et de modes de raisonnement différents de ceux du poète béotien. Son discours n’en traduit pas moins un puissant effort d’abstraction et de systématisation, mais qui s’exerce sur un autre plan et suivant une autre logique que la philosophie. Nous sommes donc en présence d’une pensée étrangère aux catégories qui nous sont habituelles : elle est à la fois mythique et savante, poétique et abstraite, narrative et systématique, traditionnelle et personnelle. C’est cette spécificité qui fait la difficulté et l’intérêt de la Théogonie hésiodique.

Théogonie, puisque c’est la race vénérée des dieux que chante Hésiode, sous l’inspiration des Muses qui, tandis qu’il paissait ses agneaux au pied de l’Hélicon, lui ont révélé la « Vérité », enseigné « tout ce qui a été et tout ce qui sera » (22 et 32). Son récit reproduit fidèlement le chant des Muses, celui dont elles charment les oreilles du souverain des dieux en célébrant sa gloire, c’est-à-dire en réactualisant sans cesse par la parole sa généalogie, sa naissance, ses luttes, ses exploits, son triomphe. La narration hésiodique est donc indissolublement une théogonie, qui expose la suite des générations divines, et un vaste mythe de souveraineté, relatant de quelle façon, à travers quels combats, contre quels ennemis, par quels moyens et avec quels alliés Zeus a réussi à établir sur tout l’univers une suprématie royale qui donne à l’ordre présent du monde son fondement et qui en garantit la permanence.

Mais cette parole de louange, pour être pleinement efficace, doit prendre la geste divine à ses débuts, en remontant à l’origine première, ex archês (45) ; elle s’enracine donc en un temps où ni Zeus ni les autres dieux olympiens, objets du culte, n’existaient encore. Le récit s’ouvre sur l’évocation de Puissances divines dont les noms, la place, le rôle marquent la signification cosmique. Ces dieux « primordiaux » sont encore assez engagés dans les réalités physiques qu’ils évoquent pour qu’on ne puisse les séparer de ce que nous appellerions aujourd’hui des forces ou des éléments « naturels ». Avant que l’univers ne devienne le théâtre des luttes pour la souveraineté entre les dieux proprement dits, il faut que le cadre où ces combats vont se dérouler soit mis en place, le décor planté. C’est cette partie du texte d’Hésiode, prélude à l’entrée en scène des Titans, premiers dieux « royaux », qui constitue au sein de la Théogonie la strate proprement cosmogonique.

« Donc avant tout vint à l’être Béance (Chaos), écrit Hésiode, mais ensuite Terre aux larges flancs (Gaia eurusternos), assise sûre à jamais pour les Immortels qui occupent les cimes de l’Olympe neigeux et les Tartares de sombre brume, au tréfonds du sous-sol aux larges routes – et aussi Amour (Erôs), le plus beau des dieux immortels, celui qui rompt les membres » (116-121). Chaos, Terre, Amour, telle est donc la triade de Puissances dont la genèse précède et introduit tout le processus d’organisation cosmogonique.

Comment faut-il entendre ce Chaos qu’Hésiode fait naître en tout premier ? On l’a interprété – et les Anciens déjà – en termes de philosophie : on y a vu soit le vide, l’espace comme pur réceptacle, l’abstraction du lieu privé de corps (Aristote, Phys., 208 b, 26-33)1, soit, comme les stoïciens, un état de confusion, une masse où se trouvent indistinctement mêlés tous les éléments constitutifs de l’univers, une sugchusis stoicheiôn, en rapprochant Chaos de cheesthai : verser, répandre. Mais ces deux interprétations pèchent par anachronisme. De plus, si Chaos définit le vide, la pure négativité, comment admettre que ce rien puisse naître (geneto) ? Dans une perspective voisine, on a fait de Chaos l’équivalent de ce que l’épopée nomme aêr, c’est-à-dire une brume, humide, sombre, non compacte. Que ces aspects soient présents dans Chaos, nul n’en disconviendra. Mais qu’on puisse identifier Chaos avec l’aêr en tant qu’élément, au sens que ce terme prend, avec Anaximène, dans les cosmogonies ioniennes, cela fait à tous égards difficulté. D’abord parce que Hésiode distingue lui-même aêr de Chaos (697-700) ; ensuite parce que Erebos et Nux, plus proches des valeurs d’aêr, naissent précisément de Chaos, qui leur est donc, logiquement comme chronologiquement, antérieur.

On peut tenter aussi une interprétation « mythique » – et de plusieurs façons. Chaos désignerait l’espace entre le ciel et la terre2; en le nommant pour commencer, Hésiode anticiperait sur la séquence de son récit où, mutilé par le coup de serpe castrateur que lui porte son fils Kronos, Ouranos-Ciel s’éloigne pour toujours de Gaia-Terre. L’espace aérien serait ainsi, au cours du texte, évoqué deux fois : au départ d’abord, avant même l’apparition de Gaia ; puis après la mise en place de Gaia et d’Ouranos disjoints l’un de l’autre, comme intervalle s’ouvrant entre les deux. Mais que pouvait bien être l’espace entre ciel et terre quand n’existaient encore ni le ciel ni la terre ?

Ne faut-il pas alors se représenter Chaos comme un gouffre sans fond, un espace d’errance indéfinie, de chute ininterrompue semblable à l’immense abîme, le mega chasma du vers 740, dans la description du Tartare : de cette ouverture béante, il nous est dit qu’on n’en atteindrait pas le fond, fût-ce au bout d’une année, mais qu’on ne cesserait pas d’y être emporté d’un côté, puis d’un autre, en tous sens, par des bourrasques dont les souffles entremêlés confondent toutes les directions de l’espace.

En fait, pour comprendre la venue à l’être de Chaos, il faut le situer dans ses rapports d’opposition et de complémentarité avec Gaia, exprimés dans la formule prôtista… autar epeita : « tout d’abord [fut Chaos]… mais ensuite [Terre] ». Le terme chaos se rattache, du point de vue étymologique, à chaskō, chandanō, béer, bâiller, s’ouvrir. La Béance qui naît avant toute chose n’a pas de fond comme elle n’a pas de sommet : elle est absence de stabilité, absence de forme, absence de densité, absence de plein. En tant que « cavité », elle est moins un lieu abstrait – le vide – qu’un abîme, un tourbillon de vertige qui se creuse indéfiniment, sans direction, sans orientation. Cependant, en tant qu’« ouverture », elle débouche sur ce qui, lié à elle, est aussi son contraire. Gaia est une base solide pour marcher, une sûre assise où s’appuyer ; elle a des formes pleines et denses, une hauteur de montagne, une profondeur souterraine ; elle n’est pas seulement le plancher à partir duquel l’édifice du monde va se construire ; elle est la mère, l’ancêtre qui a enfanté tout ce qui existe, sous toutes les formes et en tous lieux, à la seule exception de Chaos lui-même et de sa lignée, qui constituent une famille de Puissances entièrement séparées des autres.

La vocation stabilisatrice, génératrice, organisatrice de Gaia se traduit par les qualificatifs qui lui sont dès le départ attribués : elle est un siège à jamais solide pour les Immortels ; elle l’est d’abord par les monts qu’elle dresse en hauteur vers le ciel (siège des Olympiens) ; elle l’est ensuite par les profondeurs qui la prolongent vers le bas (siège des Titans, ces dieux souterrains, hupochthonioi). Stable et sûre en sa vaste surface, s’étendant verticalement dans les deux sens, Gaia n’est pas seulement le contraire, la réplique positive du sombre Chaos ; elle est aussi son pendant. Du côté du ciel, elle se couronne de la blanche luminosité des neiges ; mais vers le bas, elle plonge, pour s’y enraciner, dans la ténèbre obscure du Tartare qui représente à son fondement, sur le plan spatial, cette même béance originelle, ce même abîme vertigineux, à partir duquel et contre lequel elle s’est constituée au tout début des temps. Aussitôt nommée, Gaia se présente, dans sa fonction d’assise pour les dieux, étirée entre les deux pôles du haut et du bas, tendue entre ses clairs sommets neigeux et son sombre fond souterrain. De la même façon, Chaos, aussitôt apparu, donne naissance à deux couples d’entités contraires : Érèbe (Erebos) et noire Nuit (Nux) d’abord, puis leurs enfants, Éther (Aithêr) et Lumière du jour (Hêmerê). Dans ce groupe de quatre, la disposition ne se fait pas au hasard. Dans chacun des deux couples, le premier nommé se situe de la même façon par rapport au second : Erebos est à Nux ce que Aithêr est à Hêmerê. D’un côté, un noir et un clair, isolés dans l’absolu de leur nature ; de l’autre, un noir et un clair réunis dans leur mutuelle relativité. En effet, Nuit et Jour ne sont pas dissociables ; ils se conjuguent dans leur opposition, chacun d’eux impliquant l’existence de l’autre, qui lui succède suivant une alternance régulière. En contraste avec la clarté et l’obscurité relatives d’un Jour et d’une Nuit qui se combinent pour former la trame du temps à la surface de la terre, Érèbe et Éther correspondent aux formes extrêmes et exclusives d’un Blanc et d’un Noir qui règnent sans partage au plus haut et au plus bas. Éther est la brillance d’un ciel constamment illuminé, ignorant l’ombre des nuées comme celle de la nuit, le séjour de ces dieux bienheureux où le nocturne n’a aucune place. Érèbe est la Ténèbre complète et permanente, la Nuit totale que jamais ne percent les rayons du soleil, le Noir radical auquel sont voués, dans leur prison cosmique, les dieux réprouvés, au-delà de la demeure de Nuit (744), cette demeure devant laquelle, précisément, Jour et Nuit se rencontrent, s’interpellent, échangent leur position, s’ajustant l’un à l’autre pour équilibrer exactement leur parcours (748-757).

Si de Chaos naissent, à côté d’Érèbe qui en est comme le prolongement direct, une Nuit qui déjà voisine avec la lumière diurne, et surtout la pure luminosité d’Éther comme celle, plus mêlée, de Jour, il n’est pas possible de le réduire, ainsi que le fait H. Fraenkel, au non-être s’opposant à l’être, à l’autre en face du même, ou, comme Paula Philippson3, à la non-forme, en bref, à la pure négativité. Il est bien exact que, si l’on veut traduire en termes philosophiques le problème qu’on imagine sous-jacent au discours cosmogonique d’Hésiode, on devra le formuler, avec H. Fraenkel, de la façon suivante : « Tout ce qui est existe par le fait que, spatialement, temporellement et logiquement, il repose contre un vide non-être. Et il est déterminé pour ce qu’il est, en se définissant contre ce qui n’est pas : le vide. Ainsi donc, le tout du monde, et toute chose au monde, chacune selon son rang, a des limites où elle se heurte contre le vide4. » S’exprimer ainsi, c’est déjà biaiser, forcer le texte hésiodique en l’éclairant de la lumière conceptuelle. Dire que le problème ne se pose pas en ces termes dans la Théogonie ne serait même pas suffisant ; à la vérité, le problème ne s’y trouve pas posé du tout. Hésiode ne répond pas à une difficulté théorique préalable. Il nous convie à revivre une naissance ; il raconte un processus de genèse (geneto). Ce qui vient à l’être, c’est d’abord Béance et puis Terre. Ces deux Puissances sont liées, non seulement comme les deux aspects successifs d’un seul et même procès de genèse, mais parce que le rapport de tension qui les oppose et les unit à l’origine ne cesse jamais de les tenir attachées l’une à l’autre. Dans l’univers différencié et ordonné, Gaia « tient » encore à Chaos qui demeure présent, au plus profond, au centre d’elle-même, comme cette réalité contre laquelle il lui a fallu et il lui faut encore s’établir – en donnant au mot contre ses deux sens : en opposition d’abord à une Béance, écartée, isolée, colmatée par tout un appareil de portes, de murs, de remparts, de planchers, de socles scellés, de seuil d’airain inébranlable ; mais aussi en prenant appui sur une Béance dont Terre ne peut pas plus se passer pour subsister que pour naître.

La dépendance de Gaia par rapport à Chaos est donc autrement complexe que celle de l’être à l’égard du non-être. Chaos n’est pas simplement le négatif de Gaia. Il produit cette lumière sans laquelle aucune forme ne serait visible. Inversement, Gaia, qui engendre tout ce qui a densité et figure, est elle-même qualifiée de dnophera (736), épithète de Nux (101) : c’est la terre obscure, la terre noire. Entre les deux entités primordiales, il y a des glissements, des passages, des recoupements qui s’accusent au fur et à mesure que l’une et l’autre développent cette dynamique de la genèse qu’elles portent en elles par leur puissance d’engendrement. Elles sont liées, mais elles ne s’unissent pas. Aucun enfant de la descendance de Chaos ne dormira avec une progéniture de Gaia. Ce sont deux strates qui s’enveloppent et s’étaient réciproquement sans jamais se mêler. Et s’il arrive que les mêmes entités se retrouvent dans les deux lignées différentes (comme Apatê, Tromperie et Philotês, Tendresse amoureuse), ce n’est jamais le fruit d’un métissage, mais la marque qu’en dépit de leur contraste il peut y avoir, d’une Puissance primordiale à l’autre, des effets de résonance et comme une sorte d’oscillation.

La présence d’Éros, à côté de Chaos et Gaia, dans la triade première ne va pas sans poser des problèmes. Éros ne peut figurer la puissance d’attraction qui conjoint les contraires, qui unit le mâle et la femelle dans la procréation d’un nouvel être différent de ceux qui l’ont engendré : Chaos et Gaia ne s’unissent pas l’un à l’autre et les enfantements que chacun d’eux produira, au début de la genèse, s’effectuent sans union sexuelle ; Chaos et Gaia tirent d’eux-mêmes les enfants qu’ils font venir à l’être. D’autre part, quand Hésiode précise qu’une divinité enfante après s’être unie sexuellement ou en dehors de cette union, il ne dit pas que le rejeton a été conçu avec l’aide d’Éros ou sans lui, mais avec ou sans philotês (125, 132). Enfin la naissance d’Aphrodite marque le moment où le processus générateur va être soumis à des règles strictes, où il va s’opérer, sans confusion et sans excès, par l’union momentanée de deux principes contraires, masculin et féminin, rapprochés par le désir, mais maintenus à distance par l’opposition de leur nature. Dès qu’Aphrodite est née, Himeros (Désir) et Éros s’ajustent à la déesse qui va dès lors présider à l’union sexuelle, posée comme la condition nécessaire de toute procréation normale. Plus vieux qu’Aphrodite, à laquelle il s’adapte et s’associe le moment venu, Éros représente une puissance génératrice antérieure à la division des sexes et à l’opposition des contraires. C’est un éros primordial comme celui des orphiques – en ce sens qu’il traduit la puissance de renouvellement à l’œuvre dans le processus même de la genèse, le mouvement qui pousse d’abord Chaos et Gaia à émerger successivement à l’être puis, aussitôt nés, à produire à partir d’eux-mêmes quelque chose d’autre qui, tout en les prolongeant, se pose en face d’eux – à la fois leur reflet et leur contraire. Ainsi se constitue un monde où il existe, associés et confrontés, des partenaires qui vont donner à la genèse, au fur et à mesure qu’elle se poursuit, un cours dramatique, fait de mariages, de procréations, de rivalités entre générations successives, d’alliances et d’hostilité, de combats, d’échecs et de victoires.

Mais, avant que le poème cosmogonique ne débouche dans le récit de la grande geste divine, il faut que Gaia, par sa puissance d’enfantement, achève de produire tout ce qui manque encore au monde pour en faire véritablement un univers. Gaia donne d’abord naissance à Ciel étoilé (Ouranos asteroeis) ; elle le produit « égal à elle-même » afin qu’il la recouvre et l’enveloppe de partout (126-127). Le dédoublement de Gaia pose, en face d’elle, un partenaire masculin qui apparaît à son tour, comme Terre elle-même et comme Chaos, étiré entre l’obscur et le lumineux : c’est le sombre Ciel nocturne, mais constellé d’étoiles. Ce double aspect répond au rôle que Ciel sera amené à jouer quand il se sera définitivement éloigné de Gaia : refléter, en clair ou en ténébreux, l’alternance du jour et de la nuit qui se succèdent dans l’intervalle entre la terre et le ciel. Parce qu’il est égal à Gaia-Terre, Ouranos-Ciel la recouvre exactement quand il s’étend sur elle ; peut-être même faut-il comprendre cette égalité dans le sens qu’il l’enveloppe jusque dans ses profondeurs en s’étendant tout autour d’elle. Quoi qu’il en soit, à la tension primitive Béance-Terre, succède un équilibre Terre-Ciel, dont l’entière symétrie fait du monde un ensemble organisé et fermé sur lui-même, un cosmos. Les dieux bienheureux peuvent y habiter comme en un palais en toute sûreté (128), chacun d’eux à la place qui lui est réservée. Gaia enfante alors les hautes montagnes qui marquent son affinité avec le rejeton Ciel qu’elle vient de produire. Mais qui dit montagnes dit aussi vallons (point de montagne sans vallée, de la même façon qu’il n’est pas de chaos sans terre, de terre sans ciel, ni d’obscurité sans lumière). Ces vallons serviront de séjour à une catégorie particulière de divinités : les Nymphes. Comme elle a produit Ciel étoilé, Gaia enfante enfin, à partir d’elle-même, son double et son contraire liquide, Pontos, Flot marin, dont les eaux sont tantôt d’une clarté limpide (atrugetos), tantôt obscurcies par de chaotiques tempêtes.

Ainsi s’achève la première phase de la cosmogonie. Jusqu’ici, les Puissances qui sont venues à l’être se présentent comme des forces ou des éléments fondamentaux de la nature (cf. ici). Le théâtre du monde est maintenant dressé pour l’entrée en scène d’acteurs divins de type différent. Gaia ne les produit plus en les tirant de son propre fond. Elle s’unit d’amour, pour les enfanter, à un partenaire masculin. D’un mode de procréation à l’autre, le changement est comparable à celui qui fait naître Gaia après Chaos ; dans les deux cas, même formule pour exprimer la mutation : autar epeita, « mais ensuite » (116 et 132).

Des embrassements d’Ouranos, Gaia engendre trois séries d’enfants : les douze Titans et Titanes, les trois Cyclopes, les trois Cent-Bras (Hekatogcheires). La portée des Titans comprend six garçons et six filles. Kronos, le plus jeune, rival direct de Zeus dans la lutte pour la royauté du ciel, est nommé à part, le dernier. L’ensemble des autres se trouve comme encadré d’un côté par Okéanos, cité le premier (aussitôt après l’évocation de Pontos, auquel il s’oppose par sa double origine : céleste autant que terrestre), de l’autre par Téthys, mentionnée en fin de liste, juste avant Kronos. La première génération des dieux fils de Terre et de Ciel, en tant qu’ils représentent déjà l’ensemble du cosmos, sont comme inclus dans le couple Okéanos-Téthys. Associée à Phoibè, la Brillante, Koios a sans doute rapport à la voûte du ciel, comme Phoibè, sa sœur et compagne, à la lumière céleste. Kreios (ou Krios), qui évoque la supériorité, la suprématie, épousera une fille de Pontos, Eurubiê (375-377), Large violence, et leur fils Pallas enfantera à Styx, l’Océanide, les deux Puissances qui, attachées à la personne de Zeus, assureront sa souveraineté, Kratos, Pouvoir, et Bia, Force violente (385-388). Huperiôn, Celui qui va en haut, s’unit à sa sœur Theia, la Lumineuse ou la Visible, qui met au monde le Soleil, la Lune, Aurore enfin (Eôs), mère des astres, de l’étoile du matin, des vents réguliers. A certains égards, Hypérion et Theia rappellent Poros et Tekmôr, de la cosmogonie d’Alcman. Comme eux, ils traduisent, dans le ciel, les aspects de rotation régulière, de tracés lumineux, de configurations astrales bien délimitées, qui font de la voûte céleste un espace différencié et orienté. Japet, uni à Klyménè, fille d’Okéanos, est le père d’une lignée de rebelles, Atlas, Ménoitios, Prométhée, Épiméthée, tous excessifs en leurs ambitions, leur force, leur subtilité ou leur imprévoyance. Tous agissent en marge de l’ordre contre lequel ils se révoltent. Les deux derniers, dans leurs démêlés avec Zeus, causeront le malheur des humains. Thémis et Mnémosynè ont plus d’affinité avec la terre qu’avec le ciel. Thémis représente ce qui est fixe et fixé ; elle est une puissance oraculaire : elle dit l’avenir comme déjà établi. Mnêmosunê, Mémoire, mère des Muses (54), connaît et chante le passé comme s’il était toujours là. Toutes deux, par leur mariage avec Zeus, lui apportent cette vision totale du temps, cette coprésence à l’esprit de ce qui a été, est et sera – dont il a besoin pour régner. Rheia, compagne de Kronos, est toute proche de Gaia. Elle est une Mère, attachée à ses enfants et prête à les défendre même contre le père qui les a engendrés. Elle est une puissance de ruse qui détient, comme Gaia, une sorte de savoir primordial.

Les Titans se répartissent donc entre la terre et le ciel, parfois davantage d’un côté, parfois plutôt de l’autre. Aucun n’est une puissance physique simple à la façon d’Ouranos ou de Gaia. Cependant, leur personnage de dieu n’est pas entièrement dégagé des forces élémentaires. Ils gardent des aspects primordiaux, mais répondent à un univers déjà plus complexe et mieux organisé : les couples Koios-Phoibè, Hypérion-Theia sont plus particularisés, mieux délimités que Ciel étoilé ; Thémis, Mnémosynè, Rheia spécifient et précisent certains traits de Gaia. Tous les Titans et Titanes ne combattront pas Zeus. Certains resteront neutres ; d’autres se rangeront à ses côtés pour lui apporter l’appui de ces pouvoirs et savoirs primordiaux dont il ne pourrait se passer. Mais, considérés dans leur ensemble comme ce groupe de divinités qu’ont engendrées Ouranos et Gaia, ils constituent la première génération des dieux maîtres du ciel, les premiers dieux à vocation royale. Sous la conduite de Kronos, qui les représente et les mène, ils font figure d’adversaires directs des dieux de la seconde génération, les Olympiens, contre lesquels ils engagent une bataille dont l’enjeu est, avec la souveraineté du monde, la répartition des prérogatives et des honneurs dus à chaque puissance divine, c’est-à-dire la mise en ordre définitive de l’univers.

Frères des Titans, Cyclopes et Hekatogcheires (Cent-Bras) ont en commun, avec des traits monstrueux, la brutalité et la violence d’êtres tout primitifs. Bien différents des sauvages pasteurs de l’Odyssée, les Cyclopes d’Hésiode, avec leur œil unique au milieu du front, joignent à leur force sans pareille les habiles savoir-faire, les ingénieux tours de main d’adroits métallurgistes (mêchanai, 146). Du feu brut, que Gaia dissimule en ses profondeurs, ils feront, en le façonnant, un instrument utilisable, l’arme absolue de la victoire : la foudre. Dans leurs noms : Brontês (Tonnant), Steropês (Éclatant), Argês (Éclairant), on entend rouler le vacarme, on voit briller l’éclat de l’arme qu’ils remettront à Zeus et qui s’apparente à la puissance magique d’un regard fulgurant.

Comme les Cyclopes confèrent à Zeus, en temps voulu, le privilège de la suprématie du regard par le flamboiement d’un œil de foudre, les Hekatogcheires lui apportent, au moment décisif, l’extrême puissance de la main et du bras. Par leurs membres prodigieusement multipliés, qui jaillissent en souplesse tout autour des épaules, Kottos, Briarée et Gugès (ou Gyès) sont des combattants invincibles, des guerriers possédant le secret de prises imparables, capables d’imposer à tout ennemi la maîtrise de leur terrible poigne.

Avec la triple descendance d’Ouranos et de Gaia, les acteurs sont en place qui joueront le dernier épisode du processus cosmogonique. Ouranos, dans la simplicité de sa puissance primitive, ne connaît d’autre activité que sexuelle. Vautré sur Gaia, il la recouvre en son entier et s’épanche en elle, sans cesse, dans une interminable nuit. Ce constant débordement amoureux fait d’Ouranos celui qui « cache » ; il cache Gaia sur laquelle il vient s’étendre ; il cache ses enfants au lieu même où il les a conçus, dans le giron de Gaia qui gémit, encombrée en ses profondeurs du fardeau de sa progéniture. Ouranos, le géniteur, bloque le cours des générations en empêchant ses petits d’accéder à la lumière comme le jour d’alterner avec la nuit. Éperdu d’amour, collé à Gaia, plein de haine envers ses enfants qui pourraient s’interposer entre elle et lui s’ils grandissaient, il rejette ceux qu’il a engendrés dans les ténèbres de l’avant-naissance, au sein même de Gaia. L’excès de sa puissance sexuelle désordonnée immobilise la genèse. Aucune « génération » nouvelle ne peut apparaître aussi longtemps que se perpétue cet engendrement incessant qu’Ouranos accomplit sans trêve en restant uni à Gaia. Il ne laisse place ni à un espace au-dessus de Gaia, ni à une durée faisant naître, l’une après l’autre, les lignées de divinités nouvelles. Le monde serait resté figé en cet état si Gaia, indignée d’une existence retrécie, n’avait imaginé une ruse perfide qui va changer la face des choses. Elle crée le blanc métal acier, elle en fait une serpe ; elle exhorte ses enfants à châtier leur père. Tous hésitent et tremblent, sauf le plus jeune, Kronos, le Titan au cœur audacieux et à l’astuce retorse. Gaia le cache, le place en embuscade ; quand Ouranos s’épand sur elle dans la nuit, Kronos d’un coup de serpe lui tranche les parties sexuelles. Cet acte de violence aura des conséquences cosmiques décisives. Il éloigne à jamais le Ciel de la Terre, il le fixe au sommet du monde comme le toit de l’édifice cosmique. Ouranos ne s’unira plus à Gaia pour produire des êtres primordiaux. L’espace s’ouvre et cette déchirure permet à la diversité des êtres de prendre leur forme et de trouver leur place dans l’étendue et dans le temps. La genèse se débloque, le monde se peuple et s’organise.

Cependant, ce geste libérateur est en même temps un horrible forfait, une rébellion contre le Ciel-Père. Tout se passe comme si l’ordre cosmique, avec les hiérarchies de pouvoir, les différenciations de compétence qu’il suppose chez les dieux, ne pouvait être institué qu’au moyen d’une violence coupable, d’une ruse perfide dont il faudra payer le prix. Ouranos mutilé, écarté, impuissant, lance contre ses fils une imprécation qui institue pour tout l’avenir cette loi du talion dont Kronos, promu en raison de sa retorse audace souverain du ciel, fera le premier l’expérience. La lutte, la violence, la fraude ont fait, avec le coup de serpe de Kronos, leur entrée sur la scène du monde. Zeus lui-même ne sera pas plus en mesure de les supprimer que Gaia ne peut se passer de Chaos : il pourra seulement les éloigner des dieux, les écarter, en les reléguant au besoin chez les hommes.

Avant que le rideau ne tombe sur la partie cosmogonique du poème d’Hésiode et que la scène ne s’ouvre aux grandes batailles divines pour la royauté du monde, deux dernières séquences illustrent cette nécessaire inscription de la guerre, de la ruse, de la vengeance, du châtiment et, plus généralement, des Puissances mauvaises au fondement même de l’univers organisé : la naissance d’Aphrodite, les enfants de Nuit.

La naissance d’Aphrodite d’abord. Kronos tient dans sa main gauche le sexe d’Ouranos qu’il a tranché d’un coup de serpe, avec la droite. Il s’en débarrasse aussitôt, jetant les débris sanglants par-dessus son épaule, sans regarder, pour conjurer le mauvais sort. Peine perdue. Les gouttes du sang céleste tombent sur Gaia, la Terre noire, qui toutes les reçoit en son sein. Le sexe, projeté plus loin, s’en vient chuter dans les flots liquides de Pontos, qui le porte jusque vers le large. Ouranos, émasculé, ne peut plus se reproduire ; mais, en ensemençant Terre et Flot, son organe géniteur va réaliser la malédiction qu’il a lancée à la face de ses enfants : que l’avenir tirerait vengeance de leur forfait (210). Sur Terre, les gouttes de sang vont faire naître trois groupes de puissances divines : celles qui prennent en charge la poursuite de la vengeance, la punition des crimes commis sur la personne des parents (Érinyes), celles qui patronnent les entreprises guerrières, les activités de lutte, les épreuves de force (Géants et Nymphes des frênes, Meliai). Longtemps en gestation dans le sein de Gaia (184), ces Puissances, au cours d’un temps désormais débloqué, mûriront ; elles se déploieront dans le monde le jour où Zeus sera devenu en état (493) de venger Ouranos en faisant payer à Kronos « la dette due aux Érinyes de son père » (472) ; alors se déclenchera dans le monde divin un conflit sans merci, une guerre inexpiable, l’épreuve de force qui le divisera contre lui-même.

Longtemps porté sur les vagues mouvantes de Flot, le sexe tranché d’Ouranos mêle à l’écume marine qui l’entoure l’écume du sperme jailli de sa chair. De cette écume (aphros) naît une fille que dieux et hommes appellent Aphrodite. Dès qu’elle met le pied à Chypre, où elle aborde, Amour et Désir (Éros, Himeros) lui font cortège. Son lot, chez les mortels et les Immortels, ce sont les babils de fillettes, les sourires, les tromperies (exapatai), le plaisir, l’union amoureuse (philotês).

La castration d’Ouranos engendre donc, sur Terre et sur Flot, deux ordres de conséquences, inséparables dans leur opposition : d’un côté, violence, haine, guerre ; de l’autre, douceur, accord, amour. Cette nécessaire complémentarité des puissances de conflit et des puissances d’union, également issues des parties sexuelles d’Ouranos, se marque d’abord dans le régime des procréations que la mutilation du dieu a inauguré. Quand Ouranos s’unissait à Gaia, dans une étreinte indéfiniment répétée, l’acte d’amour, faute de distance entre les partenaires, aboutissait à une sorte de confusion, d’identification qui ne laissait pas place à une progéniture. Désormais, avec Aphrodite, l’amour s’accomplit par l’union de principes qui restent, dans leur rapprochement même, distincts et opposés. Les contraires s’ajustent et s’accordent, ils ne fusionnent pas. Comme écartelée, la puissance primordiale d’Éros s’exerce à travers la différenciation des sexes. Éros s’associe à Éris, Lutte, cette Éris que, dans Les Travaux et les Jours, Hésiode placera « aux racines de la terre » (19).

Le monde va donc s’organiser par mélange des contraires, médiation entre les opposés. Mais, dans cet univers de mixtes où s’équilibrent puissances de conflit et puissances d’accord, la ligne de partage ne s’établit pas entre le bien et le mal, le positif et le négatif. Les forces de la guerre et celles de l’amour ont également leurs aspects clairs et leurs aspects sombres, bénéfiques et maléfiques. Le rapport de tension qui les maintient écartées les unes des autres se manifeste aussi bien en chacune d’elles, sous forme d’une polarité, d’une ambiguïté immanente à sa propre nature.

Terrifiantes, implacables, les Érinyes sont aussi les indispensables auxiliaires de la Justice, dès lors qu’elle a été violée. L’ardeur guerrière des Méliai et des Géants « aux armes étincelantes, aux longues javelines » est celle-là même que les Cent-Bras mettront au service de Zeus pour qu’il fasse triompher l’ordre. De son côté, si Aphrodite ne connaît ni la violence vengeresse ni la brutalité guerrière, la rusée déesse met en œuvre des armes qui ne sont pas moins efficaces ni dangereuses : le charme des sourires, les piperies du babil féminin, l’attrait périlleux du plaisir et toutes les tromperies de la séduction.

On comprend alors pourquoi la séquence des enfants de Nuit vient immédiatement s’enchaîner à l’épisode de la castration d’Ouranos, avec la naissance, face aux terrestres Érinyes, Géants et Méliai, de l’Aphrodite marine – épisode qui s’achève sur la malédiction du dieu-Ciel contre ses enfants.

Fille de Chaos, Nuit enfante, sans s’unir à quiconque, comme des émanations qu’elle tire de son propre fond, toutes les forces d’obscurité, de malheur, de désordre et de privation à l’œuvre dans le monde. Ces entités témoignent, par leur existence, de la nécessaire inclusion au sein de l’univers organisé d’éléments « chaotiques ». Elles sont comme l’envers de l’ordre, le prix à payer pour assurer l’émergence d’un cosmos différencié, l’individualisation précise des êtres et de leurs formes.

Sans entrer dans le détail d’une série de Puissances qui concernent, pour l’essentiel, le monde des hommes – ce monde du mélange où tout bien a son revers, où vie et mort, comme Jour et Nuit, sont liées –, on notera qu’en dehors de Trépas qui, sous un triple nom, ouvre la liste, associé à Sommeil et à la race des Songes, la plupart de ces entités se répartissent en deux groupes qui recoupent, dans le registre de l’obscur et du chaotique, les deux catégories de divinités issues, par Terre et Flot, des génitoires tranchés d’Ouranos. Aux Érinyes répondent exactement Némésis et les Kères, implacables vengeresses, à la poursuite des fautes contre les dieux ou les hommes, déesses dont le courroux n’a de cesse que les coupables n’aient reçu leur châtiment. Aux Géants et Nymphes des frênes font écho, sur un mode pleinement sinistre, l’odieuse Lutte, Eris stugerê, avec son cortège de Mêlées, Combats, Meurtres et Tueries. Aphrodite elle-même, l’Aphrodite d’or (mais il existe aussi une Aphrodite noire, Melainis) trouve, parmi les enfants de Nuit, les Puissances qui incarnent ses pouvoirs, ses moyens d’action, ses privilèges de déesse. Les babils de jeunes filles (parthenioi oaroi), les tromperies (exapatai), l’union amoureuse (philotês) qu’elle a pour apanage, Nuit les a reproduites en taillant dans le tissu de l’obscurité ces sombres sorcières qui s’appellent Mots menteurs (Pseudea), Tromperie (Apatê), union amoureuse (Philotês).

Au terme du processus cosmogonique, l’acte de violence qui a éloigné Ouranos, ouvert l’espace entre ciel et terre, débloqué le cours du temps, équilibré les contraires dans la procréation, est aussi celui en qui viennent converger et comme se confondre l’obscure puissance primordiale de Chaos et ces jeunes divinités dont la naissance marque la venue d’un nouvel ordre du monde. Par la faute de Kronos – cette faute qui place la rébellion et le désordre au fondement de l’ordre –, les enfants de Nuit se répandent jusque dans le monde divin ; pour les besoins de la vengeance, ils le livrent, en pleine gestation, à la lutte et à la guerre, à la ruse et à la tromperie. Ce sera la tâche de Zeus d’expulser l’engeance nocturne hors des régions éthérées, de la rejeter du séjour lumineux des dieux olympiens, en l’exilant au loin, en la reléguant chez les hommes, de même qu’il lui faudra, par les portes d’airain que, sur son ordre, Poséidon scelle derrière les Titans, écarter, isoler à jamais du cosmos l’abîme béant et chaotique du Tartare.


1.

Voir H. Fraenkel, Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums, New York, 1951 (2éd. Munich, 1960).

2.

Voir F.M. Cornford, Principium Sapientiae. The Origins of Greek Philosophical Thought, Oxford, 1952 ; G.S. Kirk et J.E. Raven, The Presocratic Philosophers, Cambridge, 1960, chap. I, « The Forerunners of Philosophical Cosmogony », p. 8-73.

3.

P. Philippson, « Genealogie als mytische Form », in Symb. Osl., suppl. VII, 1936.

4.

H. Fraenkel, op. cit., p. 148-149 ; texte cité dans la traduction de Cl. Ramnoux, La Nuit et les Enfants de la Nuit, Paris, 1959, p. 85.