Le trou noir du communisme


Quand je réfléchis à mon engagement politique, et particulièrement à mes activités de militant communiste pendant près de cinquante ans, je comprends que mon communisme s’est enraciné dans ce que j’ai toujours été – et ce que je suis resté : un antifasciste. Alors, quand et pourquoi cet antifascisme de fond m’a-t-il empêché de rester au PC ? Il n’y a pas de date précise, pas de cassure brusque, pas d’évidence s’imposant subitement à moi. J’ai toujours été plus ou moins un communiste critique. Dès avant la guerre, je me suis trouvé en désaccord avec certaines positions du Parti. En 1934, par exemple, j’étais pour l’unité avec les socialistes et, dans les milieux étudiants où je militais, je défendais depuis longtemps l’idée d’un accord avec les étudiants socialistes : je me souviens de réunions où il s’agissait de savoir si nous allions faire des listes uniques avec les étudiants socialistes pour les élections universitaires. La nécessité d’un accord avec eux m’apparaissait avec tant d’évidence que, lorsque la décision de la fraction communiste a été négative, j’en ai pleuré de rage et de tristesse, au sens propre du terme.

J’étais allé en URSS en 1934 et avais gardé de ce séjour l’impression que je ne pouvais pas juger ce pays à l’aune de mon expérience et de ma rationalité françaises. Aussi, quand s’est noué le pacte germano-soviétique, je n’ai pas porté de jugement sur l’URSS, j’ai seulement été consterné. Comme beaucoup de communistes français, je me disais : « L’URSS fait ce qu’elle croit devoir faire. » En revanche, j’ai jugé négativement l’attitude des communistes français, surtout après la défaite, au moment de l’armistice, quand j’ai eu entre les mains des tracts du Parti. En zone Sud, à cette époque, au moment de la démobilisation, on pouvait lire sur ces papiers, dans lesquels ni le mot « Allemands », ni le mot « fascisme », ni le mot « nazi » ne figuraient, que c’était « l’Angleterre capitaliste qui était responsable de la guerre »… Ce fut pour moi une des premières fractures1; il y en eut d’autres jusqu’en 1970, année où je quittai le parti.

Ma femme était d’origine russe ; grâce à elle, et à son métier – elle enseignait le russe –, nous avons connu en URSS beaucoup de gens divers, un peu tous ceux qui étaient engagés dans le milieu des dissidents. Je me souviens, de retour d’un de mes voyages, d’avoir dit à Althusser : « J’ai voyagé dans pas mal de pays, mais le pays le plus réactionnaire que j’ai vu, c’est bien l’Union soviétique ! » En effet, j’avais été fort déçu de découvrir de quoi était faite la vie sociale là-bas : le poids des rapports hiérarchiques, le traitement réservé aux minorités nationales, la virulence du chauvinisme et de l’antisémitisme m’avaient stupéfié.

En réalité, de 1958 à 1970, je suis dans le Parti, mais parmi « les termites », pour reprendre la terminologie de la direction. Il n’y a pas une entreprise fractionnelle dans laquelle je ne me sois plongé ; je disais volontiers que je restais pour les empoisonner. Au début, dans les années 1958-1960, je les enquiquine avec l’idée qu’il est possible de faire bouger les choses ; à partir de 1964, je prends conscience de l’immobilisme ambiant – décidément, on ne les fera pas bouger !

Cependant, il y a tous les copains avec lesquels j’ai été dans la Résistance et, ensuite, dans toutes sortes d’actions, et qui essaient, eux aussi, de faire bouger les choses ; alors je ne les lâche pas, je reste avec eux, mais déjà je suis dans le Parti autrement. Et puis je suis pris par mon travail scientifique. Mais quand Marchais est nommé secrétaire général, j’abandonne. Non, Marchais, c’est trop ! Je reçois un jour une convocation de mon ex-cellule, j’y vais : « Examen du cas du camarade Vernant. » Je leur dis : « Il ne faut pas vous fatiguer, il n’y a plus de camarade Vernant, puisque je n’ai pas repris ma carte. » Eux : « Mais si, tu ne vas pas nous quitter comme ça ? », et l’on me demande pourquoi, après tant d’années de critiques, d’opposition, je romps du fait de la nomination de Marchais. Je leur réponds : « Un homme qui, à plus de vingt ans, en pleine Occupation, accepte d’aller travailler en Allemagne, volontaire ou pas, ne peut pas devenir le secrétaire général du Parti communiste. »

Si je fais retour sur moi-même, si je me replace dans le contexte de ma jeunesse, il m’apparaît que, pour quelqu’un de ma génération, être communiste, c’était penser qu’on entrait dans une période d’affrontements décisifs contre les forces du mal. Ce n’était pas seulement notre sort individuel qui se jouait, mais celui de l’humanité. Les adversaires les plus intransigeants du fascisme, ceux qui pouvaient lui opposer quasiment une discipline militaire et une organisation aussi forte que la sienne, c’étaient les communistes. Nous le pensions et nous avions des raisons de le penser. Pourquoi ? Parce que, dans des moments décisifs, par exemple au moment de la guerre d’Espagne, au moment de Munich, les communistes apparaissaient les plus aptes à rassembler tous ceux qui étaient décidés à s’opposer au nazisme. C’est pour ça d’ailleurs que le pacte germano-soviétique m’a pris complètement à contre-pied. Il faut dire aussi que le prestige de l’Union soviétique jouait pour beaucoup. Je ne me posais pas, alors, le problème de l’existence ou non de la démocratie en URSS, je croyais simplement ce qu’il y avait dans les Textes ; les textes de Marx, c’était la réalité.

Marx, et plus tard Lénine, parlait du dépérissement progressif de l’État : c’était donc la voie sur laquelle les Soviétiques s’étaient engagés, une sorte de démocratie directe. Ainsi, quand les kolkhoziens se réunissaient, ils donnaient leur avis : c’était ce que j’imaginais, parce que c’était cohérent avec mes convictions antifascistes ; je prenais cette cohérence intellectuelle pour une réalité de fait.

Aujourd’hui, je dirais que le fascisme avait emprunté aux communistes certaines de leurs formes d’organisation. Mais j’étais alors convaincu que tout mouvement qui s’appuie sur les masses populaires est, en quelque sorte, purifié du péché originel, du racisme et du fascisme… Il y avait de ma part beaucoup de naïveté, une naïveté humaine autant qu’intellectuelle. Je vivais dans les livres, et je croyais aussi que les théories marxistes, les théories révolutionnaires devaient nécessairement s’inscrire dans l’action de ceux qui s’en réclamaient.

Dans le mouvement qui a porté les intellectuels français vers le marxisme, il y a deux courants, deux traditions qui ne sont pas exactement les mêmes. Celle qui vient des Lumières, de la laïcité ; c’est celle dans laquelle je me suis reconnu. Celle qui a vu des intellectuels venant du catholicisme, comme Garaudy ou Althusser, ou du protestantisme se reconvertir au communisme. De la même façon, me semble-t-il, l’adhésion des intellectuels communistes que j’ai connus avant-guerre était essentiellement politique, son fondement était l’antifascisme, alors que, dans les années 1945-1950, pour beaucoup d’intellectuels, l’adhésion au communisme fut de nature plus idéologique.

Néanmoins, l’exemple du Parti communiste italien a montré que la motivation démocratique pouvait l’emporter sur les fondements idéologiques totalitaires dans les partis marqués par la Résistance. En ce sens, j’ai été un « Italien » dans les années cinquante, je pensais que la direction du PCI avait raison de lancer une discussion générale sur le rapport Khrouchtchev. La lecture de Gramsci a beaucoup compté pour moi ; je me suis senti très proche de lui, à cause du caractère concret et ouvert de ses analyses, du côté historien de son approche qui prend en compte une foule de choses.

Ayant adhéré à dix-sept ans à l’Association des athées révo-lutionnaires, ce qu’on appelle le retour du religieux n’est pas fait pour me surprendre ; on voit qu’il va de pair avec un affaiblissement de l’esprit critique. C’est net aujourd’hui en Union soviétique, où les gens sont prêts à croire n’importe quoi. Je crois que l’effondrement du communisme est un événement d’une portée énorme, c’est tout un horizon culturel qui change sous nos yeux. A la faveur de ce changement, un vide se crée. J’ai souvent dit, autrefois, en forme de boutade, que « là où le bolchevisme a passé, le marxisme ne repoussera pas » ; il faut ajouter que, à l’inverse, toutes les mauvaises herbes que l’on croyait à jamais arrachées continuent de pousser. Il est dramatique de constater que de plus d’un demi-siècle de socialisme à l’Est, avec tout ce que cela implique de coercition, de propagande idéologique, il ne reste rien.

Polythéisme, monothéisme et démocratie

Même si un lien existe entre l’invention de la démocratie à Athènes et le polythéisme grec, il ne faut pas perdre de vue que les religions polythéistes ne s’accompagnent généralement pas de la démocratie. Certes, une religion monothéiste peut être un obstacle à la démocratie, mais pas nécessairement, car, dans ce cas encore, il y a une contrepartie. Ainsi, le protestantisme est une religion qui est liée au développement de l’individu. On a pu dire qu’entre le capitalisme, le protestantisme et les formes démocratiques de vie il y a un rapport étroit. Et c’est en partie vrai. On ne peut donc pas poser une relation directe et simple entre polythéisme et démocratie, monothéisme et système autoritaire. Encore qu’on puisse dire aussi que, dans un système monothéiste dans lequel Dieu est tout-puissant, c’est ce Dieu tout-puissant, par l’intermédiaire de son Église et de ses clercs, qui doit régenter l’ensemble de la vie sociale. Cela a été en partie vrai, mais il y a toujours des laïques à côté des clercs. En Grèce, la religion polythéiste recouvre toute la vie sociale : les magistratures ont une dimension sacrale. Mais cette imprégnation de l’existence collective – y compris la sphère politique – par le religieux ne revêt pas la forme d’une contrainte intellectuelle. Sans Église ni clergé, sans dogme ni credo, sans théologie, la religion réglemente bien l’ensemble des pratiques du culte, mais elle ne domine pas la vie de la pensée. Elle laisse subsister, en dehors d’elle, des espaces où se développe l’enquête sur le vrai, par la négation critique, la discussion argumentée, le débat contradictoire. La démocratie grecque est le résultat d’une série de circonstances convergentes qui auraient pu ne pas se produire et qui se sont produites à un moment et à un endroit précis.

Est-ce que ce mot de démocratie recouvre les mêmes réalités dans l’Antiquité et aujourd’hui ? Liberté des Anciens, liberté des Modernes, Marx a bien vu ça. Il y a d’abord, effectivement, une question d’échelle : la cité, c’est une petite chose, tout le monde se connaît, tout le monde est en contact et, par conséquent, il peut y exister ce qu’on appelle la démocratie directe. Avec le passage à la démocratie dite représentative, le jeu n’a plus du tout les mêmes règles. Premier aspect. Au niveau de l’Europe, peut-on encore, aujourd’hui, parler de vraie démocratie représentative ? La démocratie grecque était le pouvoir pour chacun des citoyens de débattre, de décider et de juger, et de juger dans les tribunaux puisque ce sont les mêmes assemblées, ou des assemblées connexes, qui rendent la justice. Il n’y a pas d’État, donc pas non plus de nécessité d’une séparation, dans cet État, des pouvoirs. Chaque citoyen y a en principe le droit de demander à un magistrat de rendre des comptes. D’autre part, les charges sont réparties, la plupart du temps, non pas de façon élective, mais par tirage au sort et par roulement, c’est-à-dire que tout citoyen peut, à un moment donné, assumer des charges considérables. On est donc dans un contexte différent. Et cela va beaucoup plus loin parce que la liberté pour les Anciens, c’est de n’être esclave de personne : c’est une liberté politique, une liberté d’intervenir au niveau de la cité. Mais aucun État ancien ne repose sur l’idée que les individus ont des droits.

Il n’y a aucun droit, pas de droit de l’individu, pas de droit des femmes, pas de droit des travailleurs. Le problème ne se pose pas. Tandis que, dans notre système de démocratie, ce qui est fondamental, c’est une certaine conception de l’individu privé et de ses relations avec le monde social. C’est pourquoi il y a un État et des contre-pouvoirs ont été mis en place pour que l’individu soit préservé.

Notre société civile, pour des raisons historiques, est faite de tout un réseau d’associations, de groupements : quelle va être leur place, je ne le sais pas. Nous avons tous vécu avec l’idée que nos sociétés étaient fondées sur la cohésion, l’unité. J’ai toujours cru à une hiérarchie verticale, c’est-à-dire une société faite de couches qui n’étaient pas sur le même plan : les patrons, les privilégiés, les maîtres de l’économie et des finances et, en dessous, les classes populaires, les travailleurs, les salariés. On ne pouvait comprendre l’évolution sociale si on ne tenait pas compte de ce double niveau. La démocratie, c’était aussi la façon dont, dans un cadre institutionnel donné, il y avait un jeu, c’est-à-dire que les classes populaires obtenaient des droits, des droits syndicaux, des droits dans l’entreprise. Les rapports n’étaient pas figés, il y avait une dynamique sociale. Aujourd’hui, une série de faits montrent que ce n’est plus aussi vrai. On ne raisonne plus en termes de dessus et de dessous ; il y a ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. Pour ceux qui sont dedans, ce n’est pas toujours très excitant, mais du moins ils savent où ils sont. Quant aux exclus, aux marginaux, aux chômeurs, ils ne forment pas, comme dans ce qui était notre schéma, une espèce d’armée plus ou moins cohérente dont il est possible de prévoir les réactions, et même de les accélérer. Je constate que les grands affrontements qui, au cours des vingt-cinq dernières années, ont marqué les fractures dans la société française, n’avaient pas été prévus, parce qu’ils concernaient des différences de générations (les jeunes), de sexes (les femmes), ou encore des marginaux (les homosexuels) ou des exclus (les emprisonnés, les étrangers). Il y a aujourd’hui comme une dispersion des individus ; et, en même temps, un consensus relatif de la part du corps social, pour accepter des phénomènes d’exclusion. La logique n’est plus la même : le problème de la démocratie, c’est de savoir si on peut s’en tirer, et comment.

 

Alors, aujourd’hui, en quoi je suis et je reste un homme de gauche ? En ce que je suis concerné et mobilisé partout où je vois le fascisme pointer une de ses grandes oreilles…


1.

Voir infra, « 1940 : les vieux démons », ici.