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Enfance et société


À propos d’un livre de Philippe AriêsI

Trop de recherches historiques partent d’un lot de documents. Celle de Philippe Ariès, sur l’enfant et la vie familiale, part d’une question, d’une curiosité d’aujourd’hui, et c’est son premier mérite.

Car l’enfance, c’est évident, obsède notre pensée contemporaine. Les discussions interminables sur les âges et les programmes scolaires, la multiplication des méthodes, des précautions pédagogiques, l’essor particulièrement remarquable de la psychologie de l’enfant, le prouvent assez ; mais, plus encore peut-être, l’intérêt presque exclusif que la psychanalyse freudienne continue à lui porter dans son explication des troubles psychiques de l’adulte.

Études innombrables, donc, et d’un incontestable intérêt, mais auxquelles manque généralement toute perspective historique : pédagogues, psychologues, psychanalystes, sociologues même, par leurs méthodes, se trouvent immergés dans une actualité sans épaisseur, et parviennent mal à y marquer les grandes lignes du devenir d’une enfance dont personne encore n’avait écrit l’histoire. Si j’insiste ainsi sur la nécessité d’une histoire de l’enfance, ce n’est pas seulement par manie d’historien. Certains psychologues la ressentent également : le praticien hollandais H. Van der Berg, dans un livre contestable mais riche d’idées1 montre tout le parti que le psychologue peut tirer d’une réflexion historique.

Philippe Ariès, quant à lui, est moins ambitieux, explicitement tout au moins. Écrivant un livre d’histoire existentielle, il fait, dans son introduction, trop de concessions au fixisme de la psychologie traditionnelle. « La famille, écrit-il, est-elle un phénomène plus soumis à l’histoire que l’instinct ? On pourrait le nier, et soutenir que la famille participe de l’immobilité de l’espèce. Il est vrai sans doute que les hommes ont depuis l’origine fondé des foyers et engendré des enfants … C’est moins la réalité de la famille, qui est en cause, que le sentiment de la famille. Certes les hommes et les femmes s’aimeront toujours… »

Il était sage, sans doute, de préciser la nature de la recherche : on étudie le sentiment de l’enfance et de la vie familiale et non leur réalité. Mais pourquoi couper les ailes aux prolongements possibles de cette étude ? Pourquoi s’enfermer par avance dans des catégories psychologiques aussi contestables que l’instinct, aussi mal définies que l’amour des hommes et des femmes, et pourquoi admettre aussi rapidement l’universalité de la tendance humaine à « fonder un foyer » ? Pourquoi enfin établir un fossé si profond entre le sentiment de l’enfance (ou de la famille) et leur réalité ? Une prudence si grande confine à l’imprudence, et surprend d’autant plus que l’auteur, heureusement, s’en évade au cours de son étude.

Cette étude s’organise en trois parties : le sentiment de l’enfance, la vie scolaire, la famille.

Le sentiment de l’enfance, selon Philippe Ariès, n’a pas toujours existé. Pour qu’il existe, il faut en effet que l’on ait une image nette des différents âges de la vie. Or, jusqu’au XIVe siècle, il existe, de ces âges, une multiplicité d’images : tantôt douze, en rapport avec les douze mois de l’année, tantôt sept, tantôt cinq, tantôt quatre. Ce n’est qu’au XIVe siècle que se fixe l’image des cinq âges, qui régnera sans concurrence dans l’iconographie jusqu’à nos jours : âge des jouets, âge de l’école, âge de l’amour et des sports, âge de la guerre, âge, enfin, des hommes de loi ou de science.

Pour qu’existe le sentiment de l’enfance, il faut d’autre part une terminologie. Or, pendant tout le Moyen Age, la terminologie reste floue, insistant davantage sur la dépendance que sur le développement biologique.

Si l’on remarque l’enfance, si l’on s’y intéresse, les enfants doivent apparaître dans l’iconographie. Or, dans l’iconographie médiévale, ils sont rares. Jusqu’au XIIe siècle, même, ils apparaissent avec la morphologie de l’adulte, dont ils ne se distinguent que par la taille. Par le costume, ils ne s’en distinguent pas avant le XIVe siècle.

Dans la vie quotidienne, les enfants vivent, avec les adultes, une vie d’adultes : mêmes jeux, jusqu’au XVIIe siècle au moins ; même vie professionnelle, puisque du haut en bas de l’échelle sociale les enfants se forment par l’apprentissage. L’école, apprentissage pour les clercs, ne distingue pas de classe d’âge : les écoliers de dix ans y sont mêlés aux adultes. Pas de secrets sexuels, enfin, dont on éloigne les enfants : jusqu’au XVIIe siècle ils participent à toutes les conversations, à toutes les plaisanteries, à tous les spectacles même2.

En deux mots, donc, rien ne distingue fondamentalement l’enfant de l’adulte vers le XI-XIIe siècle. Marquer les étapes et les formes de cette distinction, tel est l’effort majeur de Philippe Ariès.

Lorsque paraît le sentiment de l’enfance, quel est-il ? Ariès en distingue deux : le « mignotage » vers le XVIe siècle, la conscience de l’innocence enfantine et le souci d’éducation vers le XVIIe siècle. Cela l’entraîne dans une histoire de l’éducation, du Moyen Age à nos jours. Ce domaine semblait défriché. En fait, là encore, il a fallu créer : car on s’était contenté, dans l’ensemble, d’exploiter des sources restreintes, en se gardant bien de s’interroger sur ce qu’elles ne disaient pas. On avait étudié les idées pédagogiques de Montaigne ou de Rousseau3, l’organisation des universités médiévales, ou les initiatives pédagogiques des jésuites4. Mais sur la structure d’âges de la population scolaire, sur son recrutement social, sur les ressources et la vie même des écoliers, à l’école et hors de l’école, il n’y avait rien, à ma connaissance, sinon les travaux récents du P. de Dainville5. Il faut parcourir les ouvrages consacrés à la pédagogie, à l’enfance ou à la vie familiale, pour prendre pleinement conscience de l’originalité et de l’importance du livre d’Ariès6.

Après avoir brossé un tableau de la vie scolaire primitive, il décrit l’apparition des collèges et celle des classes scolaires. Il montre l’évolution de la répartition par âges, dans ces classes, du XVIIe au XIXe siècle, les progrès de la discipline, l’évolution vers l’internat, la constitution d’un enseignement primaire et sa signification sociale.

Que ressort-il de cette longue étude de la scolarité ? D’une part, que l’école médiévale ne recrutait guère que de futurs clercs pour leur donner un savoir professionnel, alors que l’école moderne s’adresse à l’enfance en tant que telle, pour l’éduquer. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les collèges se multiplient donc, et recrutent leurs élèves dans toutes les classes de la société. Les classes scolaires d’autre part, qui se constituent, en France, vers le XVIe siècle, contribuent à former, à l’intérieur de l’enfance, une distinction plus fine en classes d’âge, qui ne deviendra contraignante qu’au début du XIXe siècle. L’évolution très lente vers l’internat (qui ne sera normal qu’au début du XIXe siècle) mais aussi la discipline scolaire qui apparaît dès la fin du Moyen Age séparent l’enfance scolaire du monde des adultes, et la cantonnent dans un monde inférieur, plus ou moins concentrationnaire.

Cette évolution suit des voies différentes en France et en Angleterre. Mais, dans toute l’Europe occidentale, on aboutit à une scolarisation de l’enfance, c’est-à-dire (mais je dépasse un peu les conclusions de Ph. Ariès) à l’infantilisation d’une large fraction de la société.

Dans la troisième partie de son livre, Ph. Ariès recherche la naissance et les caractères du sentiment familial moderne. Il note l’apparition timide de la famille dans l’iconographie du XVe siècle, et le développement du portrait de famille du XVIe au XVIIIe siècle. Il s’appuie sur les travaux des historiens de la société médiévale pour conclure à un renforcement de la famille conjugale au détriment du lignage, dans les derniers siècles du Moyen Age. L’histoire religieuse, enfin, montre que la sanctification de la famille ne remonte guère au-delà du XVIe siècle.

Ainsi, le sentiment de la famille se développe parallèlement au sentiment de l’enfance. Ils se rejoignent à l’époque moderne, avec surtout le goût de l’intimité familiale qui apparaît, dans les classes aisées, au XVIIIe siècle. Ce goût de l’intimité se manifeste dans l’installation des appartements, dans les transformations de la politesse et dans la conversation familiale. Désormais, la famille se ferme au monde, et se replie sur l’enfant.

Il faut insister sur l’importance historique de ces conclusions. Philippe Ariès touche à l’une des transformations existentielles les plus profondes de notre société occidentale : l’enfant est apparu pour être aimé et éduqué, et c’est dans la conscience de ces devoirs d’amour et d’éducation, c’est autour de l’enfant, que la famille moderne s’est constituée en cellule de base de notre société. Cette mutation, fondamentale en soi, explique aussi la révolution démographique du XIXe siècle : c’est parce que la famille s’est fondée autour de l’enfant, parce que le couple s’est senti, dans chacun de ses actes, responsable de l’avenir de l’enfant, qu’il en est venu à « planifier » les naissances7.

Il ne s’agit évidemment pas de faire de cette lente mutation une cause première de l’évolution démographique, et par là, de notre histoire. Il ne s’agit pas de l’opposer, dans je ne sais quelle hiérarchie causale, à la logique de l’économie. Mais il est certain que les pratiques contraceptives ne pouvaient se répandre dans l’ensemble de la société sans une profonde évolution des mentalités. Décrire cette évolution, telle a été l’une des idées initiales de Philippe Ariès8.

Son livre, pourtant, ne saurait se réduire à la résolution de ce problème démographique. Tout autant que les glissements destructeurs d’un équilibre ancien, il aime nous faire sentir ces équilibres pour eux-mêmes. Sa vision des sociétés médiévale et moderne est souvent discutable, mais toujours enrichissante, pour l’historien comme pour les autres spécialistes des sciences humaines.

Voici donc des thèses originales, sur un sujet historique fondamental qui restait inexploré. Sur quel matériel documentaire, et sur quelles méthodes d’analyse sont-elles fondées ? La question est cruciale. Car demander à des documents anciens de satisfaire une curiosité contemporaine est toujours une gageure : ils n’ont pas été faits pour cela, ils ne peuvent jamais répondre totalement à notre interrogation initiale.

En présence du travail de Philippe Ariès, deux sentiments m’envahissent contradictoirement : émerveillement et inquiétude.

Émerveillement devant la diversité des documents utilisés ; la masse et la convergence des indications qu’ils fournissent ; la manière dont on pose à chaque série documentaire une question limitée, adaptée à la nature de la série, tout en restant dans l’axe de la recherche.

Il s’agit parfois d’enquêtes extrêmement simples, telles qu’on pourrait en confier le soin à des machines : y a-t-il, ou n’y a-t-il pas d’enfant dans telle série iconographique ? A quelle date l’enfant y paraît-il ? L’enfant est-il seul, parmi d’autres enfants, ou mêlé aux adultes ? Cela s’apparente à l’analyse de contenu des sociologues.

Mais souvent aussi l’enquête est plus fine, et se laisse davantage guider par la nature du document. Par exemple, lorsque l’auteur étudie les scènes de genre (p. 28), il note : « On s’attachait particulièrement à la représentation de l’enfance pour sa grâce ou son pittoresque… » Ou encore (p. 38) : « Le peintre baroque compte sur eux [les enfants] pour donner au portrait de groupe le dynamisme qui lui manquait. » Il est évident que de telles notations n’épuisent pas le document puisqu’il s’agit d’œuvres d’art n’ayant pas pour fonction principale de parler de l’enfance. Mais on ne le fausse pas, on ne le réduit pas abusivement à parler de l’enfance, on l’utilise au mieux de sa nature d’œuvre d’art, et au mieux de la recherche.

Le fractionnement des questions, la multiplication des perspectives, épousent la diversité du matériel documentaire. Pour étudier par exemple la notion d’âge, Philippe Ariès interroge successivement l’état civil, les inscriptions des tableaux et des meubles de famille, les mémoires et livres de raison, des traités scientifiques et des poèmes médiévaux, l’iconographie des calendriers, le vocabulaire. Puis, à partir de documents aussi divers (les mêmes parfois), il étudie les jeux, le costume, la pudeur et l’impudeur, les âges des écoliers, la discipline scolaire, etc. Chaque étude apporte des enseignements convergents : au Moyen Age, on distinguait peu l’enfance, l’époque moderne la distingue de plus en plus.

Diversité et caractère massif du matériel documentaire, constitution de séries, fractionnement des questions, et adaptation de la curiosité à la nature du document, recherche des convergences, telles sont les méthodes employées avec art par Philippe Ariès, et telles sont bien les méthodes nécessaires à toute recherche régressive d’histoire existentielle.

Quelques faiblesses d’argumentation viennent malheureusement entraver parfois la force d’une démonstration. Ainsi (p. 62), lorsqu’on conclut, du seul exemple de l’enfance de Louis XIII : « Il n’existait pas alors de séparation aussi rigoureuse qu’aujourd’hui entre les jeux réservés aux enfants et les jeux pratiqués par les adultes. » Cette conclusion n’est pas en cause : maints arguments viennent ensuite la renforcer. Mais comment peut-on accepter comme exemplaire l’enfance d’un dauphin lorsqu’il s’agit de jeux, alors qu’on insiste sur son caractère exceptionnel lorsqu’il s’agit d’éducation ?

Si les convergences sont généralement bien marquées par l’auteur, il semble peu se soucier de certaines divergences. En ce qui concerne l’école médiévale par exemple, l’auteur insiste uniquement sur le fait que « l’école médiévale n’était pas destinée aux enfants, elle était une manière d’école technique pour l’instruction des clercs » (p. 369). Bien sûr, la grande majorité des enfants échappait à l’école, et il existait beaucoup de vieux écoliers. Mais l’école n’était-elle pas cependant, dans l’imagination médiévale comme dans l’imagination antique ou la nôtre, liée à la formation de l’enfance ? L’iconographie des cinq âges de la vie, qui règne sans concurrence depuis le XIVe siècle, l’affirme clairement : après l’âge des jouets, l’âge de l’école. Pourquoi l’oublier quand on parle des rapports de l’école et de l’enfance ?

L’auteur paraît trop souvent prisonnier de sa question initiale (y a-t-il un sentiment de l’enfance ?), peut-être même d’idées préconçues. S’il était essentiel de rechercher l’existence d’un sentiment de l’enfance et les étapes de son développement, il était aussi important d’explorer la nature de ce sentiment et d’éclairer les caractères de l’enfance aux différentes époques. Trop soucieux de montrer la découverte et la ségrégation de l’enfance, Philippe Ariès semble gauchir certains témoignages et en exploiter d’autres insuffisamment.

Ainsi lorsqu’il écrit (p. 28) : « L’art médiéval, jusqu’au XIIe siècle environ, ne connaissait pas l’enfance ou ne tentait pas de la représenter ; on a peine à croire que cette absence était due à la gaucherie ou à l’insuffisance. On pensera plutôt qu’il n’y avait pas de place pour l’enfance dans ce monde », Ph. Ariès gauchit le témoignage de l’iconographie puisqu’elle ne nous montre pas une absence véritable, mais seulement une rareté (qu’il faudrait préciser), et une caractérisation sommaire de l’enfance : les enfants sont « ramenés à une échelle plus réduite que les adultes, sans autre différence d’expression ni de traits ». Cela intéresse non pas l’existence, mais la nature du sentiment de l’enfance.

De même lorsqu’il étudie, à la suite de Jean Calvet9, l’enfant dans la littérature médiévale, Ariès note seulement la présence au combat d’enfants de treize ou quatorze ans ; ces enfants seraient donc déjà des hommes. Cependant, les textes n’indiquent pas sans raison les treize ou quatorze ans du héros : ce jeune âge renforce le caractère extraordinaire de l’exploit, d’autant plus que l’enfance se caractérise par sa petite taille dans une société où la taille et la force physique sont des atouts majeurs.

Lorsqu’il en vient à l’iconographie et au costume moderne, il semble empêché d’approfondir sa réflexion sur la nature de l’enfance. Il a raison de noter (p. 35-36) : « Le goût du putto correspondait à quelque chose de plus profond que celui de la nudité à l’antique, et qu’il faut rapporter à un large mouvement d’intérêt en faveur de l’enfance ». Mais il aurait fallu chercher davantage ce qui se manifeste dans cet amour des enfants nus. La scène, décrite par Héroard, du dauphin et de sa sœur s’ébattant nus dans le lit d’Henri IV, est peut-être une autre manifestation de ce sentiment dont il faudrait explorer la nature.

Enfin, s’il était intéressant de noter les caractères du costume de l’enfance, tels qu’ils se précisent aux XVIIe et XVIIIe siècles (archaïsme, féminité, caractère martial et populaire), c’est que ces caractères du costume peuvent nous renseigner sur les caractères de l’enfance. Pourquoi le costume des petits garçons se rapproche-t-il tellement du costume féminin ? L’auteur pose la question sans tenter d’y répondre (p. 52). Il faudrait, pour explorer cette tendance à l’efféminement, serrer de plus près l’histoire du costume. On discernerait peut-être dans cette histoire un temps court (celui de la mode) et un temps long (celui du sentiment de l’enfance). Mais je suis tenté de rapprocher cet efféminement par le costume du goût pour l’enfant nu et du « mignotage » que Ph. Ariès note comme le premier sentiment de l’enfance. La grâce, la beauté, la délicatesse de la chair, sont des valeurs marquées de féminité : elles appartiennent à l’enfant comme à la femme mais lui ont peut-être été reconnues postérieurement. Au XVIIe siècle, en tout cas, l’enfant est, comme la femme, un être qu’on regarde et qu’on embrasse par plaisir. Il serait intéressant de rechercher si cela a toujours été.

Un autre caractère très marqué, l’archaïsme, me semble également riche d’enseignement. Philippe Ariès conclut, un peu vite peut-être, qu’on a voulu séparer l’enfance par le costume. Les adultes n’ont-ils pas au contraire projeté sur elle la nostalgie de leur propre enfance, la rapprochant ainsi en la distinguant. Mais, là encore, il faudrait serrer de plus près l’histoire du costume, et chercher dans les textes s’il existe une nostalgie de l’enfance.

On pourrait discuter bien d’autres détails ; je voulais seulement montrer comment l’obsession de prouver qu’il y eu distinction et ségrégation progressives de l’enfance, empêche l’auteur d’exploiter dans d’autres directions le matériel documentaire réuni. Le lecteur sent trop cette obsession et se demande parfois si certaines convergences ne sont pas sollicitées.

Cette inquiétude est d’autant plus gênante que l’argumentation quantitative reste vague et subjective. On nous dit par exemple que les allusions au jargon de l’enfance, dans la littérature, « exceptionnelles avant le XVIIe siècle », abondent à partir de cette époque (p. 39). Pour cela encore on peut faire confiance à l’auteur, provisoirement. Mais lorsqu’il affirme que l’entretien d’un externe, avant la Révolution, coûte moins que l’entretien d’un interne au XIXe siècle (p. 343), on admet plus difficilement l’absence de preuves précises, concrètes, statistiques. De même, lorsqu’il voit dans la scolarisation un facteur de rapprochement entre l’enfant et sa famille : « L’éloignement de l’écolier … ne dure pas aussi longtemps que la séparation de l’apprenti » (p. 415). De cette absence de précisions objectives, de recherches statistiques, on pourrait multiplier les exemples.

De sorte que ce livre apparaît souvent comme un essai, brillant et foisonnant d’idées, plutôt que comme une étude scientifique.

Doit-on en faire reproche à Philippe Ariès ? Avait-il la possibilité de faire, sur un tel sujet, un travail aussi solide qu’on en fait actuellement en histoire économique ? Oui. J’en suis convaincu. Mais cela exigeait un labeur qui excédait peut-être les forces d’un homme seul. Cela exigeait en tout cas un temps dont Philippe Ariès ne disposait pas. Ceux qui font de l’histoire économique savent le temps que demande une étude statistique. Il est presque impossible de s’y lancer sans soutien matériel et moral.

Le grand mérite du livre de Philippe Ariès est donc surtout d’ouvrir la porte à de nouvelles recherches. Son analyse des séries iconographiques apporte la preuve qu’il est possible d’explorer des domaines devant lesquels beaucoup d’historiens restent encore sceptiques. Mais ces recherches nouvelles devraient désormais viser moins à l’originalité qu’à une plus grande rigueur scientifique. Il est maintenant certain que les sentiments d’autrefois diffèrent des sentiments d’aujourd’hui. Mais le sentiment de l’enfance, pas plus que l’amour à l’occidentale qu’étudia naguère Denis de Rougemont, n’est sans doute apparu ex nihilo. Il faut échapper à l’obsession d’établir la date de leur naissance ; il n’y a sans doute que modifications de forme, de valeur, mutation des liaisons rationnelles et affectives, changement de place dans la structure de l’existence. Il faut donc, par des inventaires exhaustifs d’un matériel systématiquement constitué en séries, par une réflexion clairement statistique, par une étude qualitative encore plus fine des documents, faire l’analyse de ces sentiments, et établir leur place dans la vie personnelle et collective des hommes d’autrefois.


I.

Ph. Ariès, L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960 ; rééd. Seuil, coll. « L’univers historique », 1973 ; éd. remaniée, Seuil, coll. « Points-Histoire », 1975.