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ANTONIO MUNOZ MOLINA
SEFARADE
Sacristain
Copenhague
Attendre
En grand silence
Valdemún
Ô toi qui le savais
Münzenberg
Olympia
Berghof
Cerbère
Où que l’homme aille
Shéhérazade j’étais si nerveuse à mesure que nous traversions ces salons dorés que j’en avais les jambes tremblantes et que j’aurais voulu serrer la main de ma mère, qui marchait un peu en avant de moi, très sérieuse et silencieuse, comme tous ceux du groupe, elle habillée de noir, en deuil de mon père et de mon frère, et les autres avec leurs costumes sombres, très raides, très cérémonieux, certains en uniforme, avec des médailles, tous aussi nerveux que moi, même s’ils le cachaient, aussi émus, dans un tel silence qu’on n’entendait que les pas des gens sur les sols de marbre, comme si nous marchions sous les nefs d’une cathédrale, et moi à côté de ma mère, comme presque toujours dans ma vie, émue et apeurée, avec la gorge serrée, regardant son profil qui pas une fois ne se tournait vers moi, elle qui marchait si droite, plus grande et plus solide que moi, avec son orgueil de veuve et de mère de héros, ma mère qui m’aurait regardée de son visage mi-sévère mi-moqueur si je ne m’étais pas retenue et si j’avais essayé de prendre sa main, de me laisser emmener et soutenir par elle, comme lorsque j’étais petite et qu’ils m’emmenaient à une manifestation et que je serrais sa main si fort que j’en avais mal aux doigts, parce que j’avais peur que la bousculade commence et que ma mère et mon père soient séparés de moi, que la police charge et que la foule qui s’enfuyait ne me piétine, ainsi que les chevaux que nous entendions hennir et frapper le sol de leurs sabots avant que les cavaliers ne les éperonnent pour les faire se cabrer contre nous. Quelques soldats ou appariteurs nous guidaient le long de ces couloirs et passaient devant nous pour ouvrir les portes, qui parfois étaient très hautes et dorées, et d’autres fois normales comme des portes de bureaux, et chaque fois que nous en passions une j’avais le cœur serré et je pensais, c’est maintenant que nous allons le voir, que je vais être si près de lui que je lui serrerai la main, si toutefois je ne m’évanouis pas, ou si je ne me mets pas à pleurer comme une idiote, comme dit ma mère, parce que j’ai des réactions de petite fille, même si alors je ne l’étais plus, loin de là, j’allais bientôt avoir vingt-cinq ans, en janvier, et nous étions en décembre, le vingt et un décembre mille neuf cent quarante-neuf, le jour de l’anniversaire de Staline, et nous allions tous avoir l’occasion de le féliciter, au nom de notre Parti et des ouvriers espagnols, avec plus de solennité que les autres fois, parce que c’étaient ses soixante ans, et que cet anniversaire était une grande fête pour tous les communistes et tous les travailleurs du monde. Il y avait, me semble-t-il, des camarades de pays étrangers pour cette visite, parce que je me souviens que le salon où on nous a emmenés était grand et plein de gens, même si l’on n’y parlait pas fort, un peu seulement, pour les discours, et même alors pas trop, et je crois que nous étions tous aussi émus, surpris, je ne sais pas si c’est vraiment le mot, très souvent je veux dire quelque chose et quand j’ai commencé à parler je me rends compte que je suis en train de le dire en russe, et que les mots espagnols me manquent, d’énormes lustres étaient allumés, mais ils ne donnaient que peu de lumière, ou bien il y avait de la fumée, ou alors le ciel était très sombre derrière les fenêtres, bien qu’il fît jour, je me rappelle tout cela comme un peu brumeux, et aussi que je n’ai pas pu approcher beaucoup de Staline, que je ne lui ai pas serré la main, je ne sais pas si c’est parce que ma mère m’a fait signe de ne pas me mettre dans la file, ou parce que quelqu’un m’a repoussée en arrière, et je suis restée avec un autre groupe, en fin de compte je n’étais personne, on m’avait permis de me joindre à notre délégation parce que j’avais supplié ma mère de m’emmener avec elle, pour que lorsque j’aurais des enfants et des petits-enfants je puisse leur raconter qu’une fois dans ma vie j’avais vu Staline de près, de mes propres yeux.
L’Amérique
Tu es
Narva
Dis-moi ton nom
Séfarade
Note sur mes lectures
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