alias Richard Bachman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par William Olivier Desmond
GEORGE ÉTAIT QUELQUE PART dans le noir. Blaze ne pouvait pas le voir, mais sa voix lui parvenait, forte et claire, rude et un peu enrouée. George donnait l’impression d’être toujours enrhumé. Il avait eu un accident, enfant. Quoi exactement, il ne l’avait jamais dit, mais sa pomme d’Adam présentait une cicatrice bien visible.
« Pas celle-là, crétin, elle a des autocollants partout. Trouve-toi une Chevy ou une Ford. Bleu foncé ou verte. De deux ans. Pas plus, pas moins. Personne ne s’en souvient. Et pas d’autocollants. »
Blaze dépassa la petite voiture avec ses autocollants et continua d’avancer. Le martèlement assourdi des basses lui parvenait, alors qu’il était à l’autre bout du parking du bar à bières. Samedi soir, l’établissement était bondé. Il faisait un froid mordant. Il était venu dans le centre en stop, mais il était dehors depuis quarante minutes et il ne sentait plus ses oreilles. Il avait oublié sa casquette à rabats. Il oubliait toujours quelque chose. Il avait sorti les mains de ses poches pour les plaquer sur ses oreilles, mais George y avait mis le holà. George disait que ses oreilles pouvaient geler, mais pas ses mains. On n’a pas besoin de ses oreilles pour braquer une bagnole. Il faisait moins dix au thermomètre.
« Là, dit George, à ta droite. »
Blaze regarda et vit une Saab. Avec un autocollant. Pas du tout la voiture qu’il fallait, apparemment.
« Celle-là, elle est à ta gauche, dit George. J’ai dit à ta droite, crétin. Comme la main avec laquelle tu te cures le nez.
- Désolé, George. »
Oui, il jouait à nouveau les crétins. Il pouvait se curer le nez avec l’une ou l’autre main, mais il savait où était sa main droite - celle avec laquelle on écrit. Il pensa à cette main et regarda du même côté. Il vit une Ford vert foncé.
Blaze se dirigea vers elle d’un pas naturel très étudié. Il regarda derrière lui. Le bar à bières était un abreuvoir pour étudiants situé en sous-sol et appelé The Bag - ce qui était stupide, bag étant l’autre nom des couilles. Un groupe y jouait les vendredi et samedi soir. Sans doute y faisait-il chaud et sans doute y avait-il plein de monde, des tas de gamines en jupe courte se déhanchant comme des folles. Ce serait chouette d’y entrer juste pour jeter un coup d’œil...
« Tu es ici pour faire quoi, au juste ? demanda George. Tu te crois sur Commonwealth Avenue ? Tu ne serais pas fichu de rouler ma vieille grand-mère aveugle. Alors fais ce que tu as à faire.
- D’accord, je voulais juste...
- Ouais, je sais ce que tu voulais juste. Pense seulement à ce que tu dois faire.
- D’accord.
- Tu es quoi, Blaze ? »
Il inclina la tête et renifla une chandelle de morve. « Je suis un crétin. »
George disait toujours qu’il n’y avait pas de honte à ça, mais que c’était un fait et qu’il fallait l’admettre. On ne peut faire croire à personne qu’on est intelligent quand on est un crétin. Les gens te regardent et constatent ce qu’il en est : les lumières sont bien allumées mais il n’y a personne à la maison. Quand on est un crétin, on fait son boulot et on se casse. Et si on se fait prendre, autant tout raconter, sauf les noms des types qui étaient avec toi, vu qu’à la fin, de toute façon, ils t’auront tiré les vers du nez. George disait que les crétins, question mensonge, sont archinuls.
Blaze sortit les mains de ses poches et fit jouer deux fois ses articulations, qui craquèrent dans l’air glacial.
« Prêt, le balèze ?
— Oui.
-Alors je vais prendre une bière. Tu t’occupes de tout. »
Blaze sentit la panique monter. Elle montait dans sa gorge, qui se serrait. « Hé, non, j’ai jamais fait ça avant ! Je t’ai juste regardé.
— Eh bien, aujourd’hui, tu vas faire plus que regarder.
— Mais... »
Il s’interrompit. Inutile de continuer, sauf s’il avait envie de crier. Il entendait les crissements secs de la neige tassée sous les pas de George en route vers le bar à bières. Bruit rapidement noyé dans les battements de la basse.
« Bordel, marmonna Blaze, bordel de Dieu ! »
Et ses doigts ! Ils devenaient de plus en plus gourds. Par une telle température, il ne pourrait s’en servir que quelques minutes. Moins, peut-être. Il passa côté conducteur, supposant qu’il trouverait la portière fermée. Avec la portière fermée, impossible de piquer cette bagnole : il n’avait pas le Slim Jim. C’était George qui avait le rossignol. Sauf que la portière n’était pas fermée à clef. Il l’ouvrit, farfouilla à l’intérieur pour trouver l’ouverture du capot, tira dessus. Puis il passa à l’avant de la voiture, chercha le levier de sécurité, le trouva et souleva le capot.
Il avait une petite lampe-stylo dans la poche. Il la prit, l’alluma et braqua le rayon sur le moteur.
Trouve le fil du contact.
Mais il y avait tous ces spaghettis ! Câbles de batterie, durites, fils de l’allumage, arrivée d’essence...
Il resta planté là, la sueur lui coulant du front et gelant sur ses joues. C’était nul. Et ce serait toujours nul avec lui. Et, tout d’un coup, il eut une idée. Pas une très bonne idée, mais il n’en avait pas beaucoup et quand il en tenait une, il devait la poursuivre jusqu’au bout. Il retourna à la portière du conducteur et l’ouvrit à nouveau. Le plafonnier s’alluma, mais il n’y pouvait rien. Si quelqu’un le voyait tripoter la bagnole, le type penserait simplement qu’il avait du mal à démarrer. Par une nuit aussi glaciale, c’était logique, non ? Même George ne pourrait pas lui en vouloir pour ça. Ou juste un petit peu.
Il abaissa le pare-soleil, au-dessus du volant, avec l’espoir beaucoup moins logique qu’une deuxième clef en tomberait, parfois les gens en planquent une là, mais il n’y avait rien, sinon un vieux racloir à glace. Le racloir, lui, dégringola. Il explora ensuite la boîte à gants. Elle était pleine de papiers. Il les expédia sur le plancher, agenouillé sur le siège, haletant. En plus des papiers, il y avait des bonbons à la menthe, mais pas de double de clef.
Il entendit George murmurer :
Et voilà, espèce de crétin, tu es content, à présent ? Ça y est, tu es prêt à essayer de la faire démarrer ?
Il se dit que oui. Il se dit qu’il pouvait au moins détacher certains fils, les mettre en contact et voir ce qui se passerait. Il referma la portière et retourna à l’avant de la Ford, la tête basse. Puis il s’arrêta. Une nouvelle idée venait de le frapper. Il revint sur ses pas, ouvrit la portière, se baissa et souleva le tapis de sol. Elle était là. Il n’y avait pas écrit FORD sur la clef, il n’y avait rien de marqué dessus parce qu’il s’agissait simplement d’un double, mais elle avait la même tête carrée et tout.
Blaze la ramassa et embrassa le métal glacé.
Une bagnole ouverte, pensa-t-il. Puis il pensa encore : Une bagnole ouverte et la clef sous le tapis de sol. Puis encore : Je ne suis pas le plus crétin de sortie ce soir, après tout, George.
Il se coula derrière le volant, fit claquer la portière, glissa la clef dans le contact - elle y entra sans problème - puis se rendit compte qu’il ne voyait rien - le capot était resté levé. Il regarda rapidement autour de lui, d’un côté puis de l’autre, voulant être sûr que George n’était pas revenu pour l’aider. Il n’avait pas fini d’entendre George, si George voyait le capot relevé. Mais George n’était pas là. Personne n’était là. Le parking était une toundra de voitures.
Blaze descendit et fit claquer le capot. Puis remonta derrière le volant et tendit la main vers la poignée. Arrêta son geste. Et George ? Devait-il aller le chercher là-bas, dans ce trou à bières ? Blaze resta ainsi un moment, tête baissée, front plissé. Le plafonnier diffusait une lumière jaunâtre sur ses grandes mains.
Tu sais quoi ? pensa-t-il, relevant enfin la tête. Qu’il aille se faire foutre.
« Va te faire foutre, George », dit-il.
George l’avait laissé se débrouiller pour venir jusqu’ici en stop, il l’avait juste rejoint sur place, puis il l’avait à nouveau abandonné. Laissé faire le sale boulot, et ce n’était que par le plus idiot des coups de chance idiots que Blaze avait trouvé une clef, alors que George aille se faire foutre. Qu’il tende le pouce pour se faire prendre par une voiture, par moins dix degrés.
Blaze referma la portière, plaça le levier de la boîte automatique sur Drive et manœuvra pour sortir de l’emplacement. Une fois dans l’allée de desserte, il écrasa l’accélérateur et la Ford bondit, dérapant de l’arrière sur la neige tassée. Il enfonça le frein, raide de panique. Qu’est-ce qui lui prenait ? À quoi pensait-il ? Partir sans George ? Il n’aurait pas fait dix kilomètres qu’il se ferait choper. Il se ferait choper au premier feu, probablement. Il ne pouvait pas partir sans George.
Mais George est mort.
Des conneries. George est simplement là-dedans. Il est allé boire une bière.
Il est mort.
« Oh, George, gémit Blaze, penché sur le volant. Oh, George, sois pas mort. »
Il resta ainsi un moment. Le moteur de la Ford tournait rond. Il ne cognait pas ni rien, alors qu’il était froid. La jauge d’essence indiquait un réservoir aux trois quarts plein. Les vapeurs d’échappement s’élevaient dans le rétroviseur, blanches et glacées.
George ne sortit pas du bar à bières. Il ne pouvait pas en sortir, n’y étant jamais entré. George était mort. Depuis trois mois. Blaze se mit à trembler.
Au bout d’un petit moment, il se reprit. Et commença à rouler. Personne ne l’arrêta au premier feu, ni au second. Personne ne l’arrêta sur la route qui quittait la ville. Le temps de rejoindre le secteur de l’Apex, il roulait à quatre-vingts à l’heure. La voiture dérapait parfois un peu sur des plaques de glace, mais cela ne l’inquiétait pas. Il laissait aller. Il avait commencé à conduire sur la glace dès l’adolescence.
Une fois hors de la ville, il poussa la Ford jusqu’à quatre-vingt-dix et continua comme ça. Les phares trouaient la nuit de leurs doigts brillants et leurs faisceaux se réverbéraient vivement sur les bas-côtés enneigés. Bon sang, sûr qu’il allait y avoir un étudiant pas qu’un peu surpris quand il ramènerait sa petite amie dans le parking. Elle le regarderait et lui dirait, « T’es qu’un crétin, je sortirai plus avec toi, pas plus ici qu’ailleurs ».
« Je ne sortirai plus, dit Blaze à voix haute. C’est une étudiante, elle dira je ne. »
Ce qui le fit sourire. Le sourire transformait son visage. Il mit la radio. Elle était branchée sur une station de rock. Blaze tripota le bouton jusqu’à ce qu’il ait trouvé de la country. Le temps d’arriver au chalet, il chantait à pleins poumons avec la musique et avait complètement oublié George.
Mais il s’en souvint le lendemain matin.
C’était la malédiction d’être un crétin. On était toujours pris par surprise par le chagrin, parce qu’on n’arrivait jamais à se rappeler les choses importantes. Les seuls trucs qu’on retenait étaient les trucs idiots. Comme ce poème que Mrs Selig leur avait fait apprendre quand il était en cours moyen deuxième année : Sous le vaste châtaignier, se tient le forgeron du village1... à quoi bon apprendre ça ? À quoi ça servait, quand on se surprenait à peler des pommes de terre pour deux et qu’on se retrouvait sur le cul à l’idée qu’il n’y avait pas besoin d’en peler pour deux, vu que plus jamais l’autre type ne mangerait de purée ?
Au fond, ce n’était peut-être pas du chagrin. Ce n’était peut-être pas le bon mot. Pas s’il était synonyme de pleurer et de se cogner la tête contre les murs. On ne faisait pas ça pour des types comme George. Mais il y avait la solitude. Et il y avait la peur.
George dirait : « Bon Dieu, tu vas pas changer ton foutu calcif ? Il doit tenir debout tout seul, je parie. C’est répugnant. »
George dirait : « Tu n’en as lacé qu’un, demeuré. »
George dirait : « Ah, merde, tourne-toi, et je vais te la rentrer dedans, moi, ta chemise. C’est comme avec un gosse. »
Lorsqu’il s’était levé, le lendemain du soir où il avait piqué la Ford, George était assis dans l’autre pièce. Blaze ne pouvait pas le voir, mais il savait qu’il était installé comme toujours dans le gros fauteuil effondré, la tête tellement inclinée que son menton touchait presque sa poitrine. La première chose qu’il dit fut : « T’as encore foiré ton coup, Kong. Félicita-con ! »
Blaze laissa échapper un sifflement lorsque ses pieds touchèrent le sol glacé. Il enfila maladroitement ses chaussures. Nu - souliers exceptés -, il courut regarder par la fenêtre. Pas de voiture. Il poussa un soupir de soulagement. Il put voir le petit nuage de vapeur.
« Non, j’I’ai pas foiré. Je l’ai mise dans la grange, juste comme t’avais dit.
- Mais tu n’as pas pensé à effacer les putains d’empreintes de pneus, je parie ? Pourquoi tu mets pas un panneau, tant que tu y es, Blaze ? PAR ICI POUR LA TIRE VOLÉE. Tu pourrais faire payer l’entrée. Pourquoi tu fais pas ça ?
- Enfin, George...
- Enfin George, enfin, George. Sors les effacer.
- D’accord. »
Il se dirigea vers la porte.
« Blaze ?
- Quoi ?
- Si t’enfilais d’abord ton futal, hein ? »
Blaze sentit sa figure devenir brûlante.
« Comme un gosse, dit George d’un ton résigné. Un gosse qui doit se raser. »
George savait y faire, sûr et certain. Sauf qu’en fin de compte il avait misé sur le mauvais cheval, trop souvent et trop longtemps. C’était comme ça qu’on se retrouvait mort, sans plus rien avoir de futé à dire. Maintenant George était mort et Blaze reproduisait la voix de George dans sa tête, lui donnant les bonnes répliques. George était mort depuis cette foutue partie de cartes dans l’entrepôt.
Je suis fou de seulement essayer ce truc, pensa Blaze. Un crétin comme moi.
Il enfila néanmoins son boxer-short (vérifiant avec soin, auparavant, l’absence de taches), puis un tricot de peau épais, puis une chemise en flanelle et un pantalon en gros velours. Ses bottes de chantier étaient sous le lit. Sa parka, venue des surplus de l’armée, était accrochée au bouton de porte. Il partit à la recherche de ses moufles, qu’il découvrit finalement sur l’étagère, au-dessus de la cuisinière à bois délabrée qui trônait dans la cuisine-séjour. Il trouva aussi sa casquette à carreaux munie de rabats et la mit, prenant soin de tourner la visière vers la gauche - côté chance. Puis il sortit et prit le balai posé à côté de la porte.
La matinée était ensoleillée mais le froid mordant. Ses narines se mirent aussitôt à craquer. Une rafale de vent lui jeta à la figure de la neige aussi fine que du sucre en poudre et il fit la grimace. C’était bien George, toujours à donner des ordres. George était à l’intérieur et sirotait son café à côté de la cuisinière. Comme la veille au soir, lorsqu’il était parti boire une bière en laissant Blaze s’occuper de tirer la bagnole. Et il y serait encore sans le coup de pot de tomber sur la clef sous le tapis de sol ou dans la boîte à gants, il ne se rappelait plus. Des fois, il se disait que George n’était pas un si bon ami que ça.
Il balaya les traces de pneus, s’attardant plusieurs minutes pour les admirer avant de commencer, émerveillé par la manière dont elles étaient imprimées dans la neige, nettes, en relief, projetant leur ombre : des petits objets parfaits. C’était drôle, toutes ces petites choses si parfaites que personne ne remarquait jamais. Il les contempla tout son soûl (pas de George pour le houspiller), puis il remonta la courte allée jusqu’à la route, effaçant les traces au fur et à mesure. Le chasse-neige était passé pendant la nuit, repoussant de part et d’autre les congères accumulées par le vent, sur ces routes de campagne qui passaient au milieu de champs ouverts, si bien que toutes les autres traces avaient disparu.
Blaze revint d’un pas lourd au chalet. Il ressentit, en entrant, une impression de chaleur. Il avait eu froid en sortant du lit, mais maintenant il y faisait chaud. Ça aussi, c’était amusant, la manière dont la perception qu’on avait des choses pouvait changer. Il enleva bottes, manteau et chemise de flanelle et s’assit à la table en sous-vêtements et pantalon de velours. Il brancha la radio et eut la surprise de ne pas tomber sur le rock que George écoutait toujours, mais sur de la musique country. Ravi, il entendit Loretta Lynn chanter que votre bonne petite allait mal tourner. George aurait sans doute rigolé et lancé quelque chose comme : « Exact, mon chou, tu peux mal tourner pourvu que ce soit autour de moi. » Et Blaze aurait ri aussi, mais tout au fond de lui cette chanson le rendait toujours triste. La country le rendait souvent triste.
Une fois le café chaud, il bondit de son siège et en prépara deux tasses. Il ajouta de la crème dans l’une et beugla : « George ? Ton café est prêt, mon vieux ! Le laisse pas refroidir ! »
Pas de réponse.
Il regarda le liquide beige. Il ne buvait jamais de café au lait, qu’est-ce qui lui avait pris ? Qu’est-ce qui lui avait pris ? Une boule lui monta dans la gorge et il faillit balancer le foutu café de George à travers la pièce, mais il se retint. Il porta la tasse jusqu’à l’évier et la vida dedans. Il devait se contrôler. Quand on était un grand costaud il fallait faire ça, se contrôler, sans quoi on courait tout droit aux ennuis.
Blaze resta à traîner dans le chalet jusqu’après le déjeuner. Puis il sortit la Ford volée de la grange et s’arrêta à hauteur de la cuisine, le temps de descendre lancer des boules de neige sur les plaques d’immatriculation. Malin, non ? Les numéros devenaient difficiles à lire.
« Au nom du ciel, qu’est-ce que tu fabriques ? demanda George depuis la remise.
-T’occupe, répondit Blaze. De toute façon, t’es juste dans ma tête. »
Sur quoi il remonta dans la Ford et s’engagea sur la route.
« Ce n’est pas très astucieux », observa George. Il était maintenant installé à l’arrière. « Tu te balades dans une voiture volée. Sans l’avoir repeinte, sans avoir changé les plaques, sans avoir rien fait du tout. Où tu vas, comme ça ? »
Blaze ne répondit pas.
« Tu ne vas tout de même pas à Ocoma, si ?
Blaze ne répondit pas.
« Oh, merde ! s’exclama George, l’enculé ! Il faut vraiment que tu ailles là-bas ? »
Blaze continua de ne rien dire. Il faisait le crétin.
« Écoute-moi, Blaze. Fais demi-tour. Tu te fais choper, et tout est foutu. Tout. Toute l’affaire. »
Blaze savait que George avait raison, mais il ne fit pas demi-tour. Pourquoi fallait-il que George n’arrête pas de lui donner des ordres ? Même d’être mort ne l’avait pas arrêté. D’accord, c’était le plan de George, le grand coup dont rêvent tous les gagne-petit. « Ta que nous qui pourrions le faire », disait-il, mais c’était en général quand il était soûl ou shooté et sur un ton... comme s’il n’y croyait pas vraiment.
Ils avaient passé l’essentiel de leur temps à monter des petites combines à deux et George paraissait assez bien s’en satisfaire, en dépit de tout ce qu’il racontait quand il était soûl ou sous l’effet de la fumette. Le coup d’Ocoma Heights était peut-être juste un jeu pour lui, ou ce qu’il appelait parfois de la masturbation intellectuelle quand il voyait des types en costard parler politique à la télé. Blaze savait que George était intelligent. C’était de son cran qu’il n’avait jamais été sûr.
Mais à présent que George était mort, quel choix lui restait-il ? Tout seul, il n’était pas de taille. La seule fois où il avait tenté le coup du tailleur, après la mort de George, il avait dû prendre la tangente plein pot pour ne pas se faire prendre. Il avait trouvé le nom de la dame dans la colonne nécro du journal, comme faisait George, et avait commencé à jouer le numéro inventé par George en exhibant les factu-rettes (ils en avaient tout un stock dans le chalet, venant des meilleures boutiques). Il lui avait dit combien il trouvait triste de devoir la déranger dans un moment pareil mais que les affaires étaient les affaires et qu’elle comprendrait certainement. Elle avait répondu que oui et lui avait demandé de l’attendre dans l’entrée pendant qu’elle allait chercher son carnet de chèques. Pas un instant il n’avait soupçonné qu’elle avait appelé la police. Si elle n’était pas revenue en braquant un pistolet sur lui, il aurait sans aucun doute attendu jusqu’au moment où les flics se seraient pointés. Il n’avait jamais bien évalué l’écoulement du temps.
Mais elle était revenue l’arme au poing - un petit automatique de dame argenté et décoré à crosse de nacre. « La police est en route, avait-elle dit, mais avant qu’elle arrive, vous allez me donner des explications. Je veux que vous me disiez quelle espèce de crapule est capable de s’en prendre à une femme dont le mari défunt n’est même pas encore dans sa tombe. »
Blaze n’avait eu aucune envie de lui faire ce plaisir. Il avait tourné les talons, bondi jusqu’à la porte, franchi le porche, dégringolé les marches et couru le long de l’allée. Il courait vite, une fois lancé - mais il était lent à démarrer et la panique l’avait rendu encore moins preste. Si elle avait appuyé sur la détente, elle aurait très bien pu loger une balle à l’arrière de sa grosse tête, ou lui érafler une oreille, ou le manquer complètement. Avec une petite arme à canon court comme celle-ci, on ne pouvait pas savoir. Mais elle n’avait pas ouvert le feu.
Une fois de retour au chalet, il gémissait encore de peur et il avait des nœuds dans l’estomac. Ce n’était pas la prison, ni le pénitencier ni même la police qu’il redoutait
— même s’il savait que les flics l’auraient fait tourner en bourrique avec leurs questions, comme toujours -, mais il trouvait effrayante la facilité avec laquelle elle avait vu clair dans son jeu. Comme si ç’avait été évident pour elle. Ses victimes n’avaient que très rarement vu clair dans le jeu de George et, quand c’était le cas, George l’avait compris et les avait tirés de là.
Et maintenant, ça. Il ne s’en sortirait jamais, il le savait, mais il persévérait néanmoins. Peut-être souhaitait-il se faire boucler, au fond. Ce n’était pas forcément une si mauvaise solution, à présent que George s’était fait descendre. Que quelqu’un d’autre s’occupe de réfléchir et lui assure le gîte et le couvert.
Et peut-être même essayait-il de se faire prendre en ce moment précis, en roulant dans une tire volée en plein centre d’Ocoma Heights. Pour passer juste devant la maison des Gérard.
Dans le congélo qu’est l’hiver en Nouvelle-Angleterre, elle avait tout d’un palais de glace. Ocoma Heights, c’était de vieilles fortunes (c’est ce que George disait) et les demeures étaient de véritables manoirs. Les vastes pelouses qui les entouraient, l’été, se transformaient comme en ce moment en étendues neigeuses éclatantes. L’hiver avait été dur.
La maison Gérard était la plus belle de toutes. George disait qu’elle était de style américain merdico-primitif, mais Blaze la trouvait splendide. D’après George, les Gérard avaient fait fortune comme armateurs ; la Première Guerre mondiale les avait rendus riches, la Seconde les avait rendus saints. Neige et soleil faisaient naître un flamboiement glacé aux nombreuses fenêtres. D’après George, il y aurait eu plus de trente pièces. Il avait procédé à une première prospection en se faisant passer pour un géomètre-arpenteur de la Central Valley Power. C’était en septembre dernier. Blaze avait conduit le petit camion - disons emprunté plutôt que volé, quoique la police aurait dit volé s’ils avaient été pris. Quelques personnes jouaient au croquet sur la pelouse latérale. Parmi elles des filles, genre en terminale ou étudiantes, en tout cas des jolies filles. Blaze les avait regardées et avait commencé à se sentir excité. Lorsque George était revenu et lui avait demandé de rouler, Blaze lui avait parlé des jolies filles, qui avaient disparu derrière la maison à ce moment-là.
«Je les ai vues, avait répondu George. Elles se croient mieux que tout le monde. Elles croient que leur merde ne schlingue pas.
- Mais elles sont jolies.
- Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? avait rétorqué un George maussade en croisant les bras devant lui.
- Tu ne bandes jamais, George ?
- Devant des nanas comme ça ? Tu rigoles. Ferme-la et conduis, plutôt. »
L’évocation de ce souvenir fit sourire Blaze. George était comme le renard de la fable qui décrète que les raisins sont trop verts parce qu’il ne peut y accéder. Miss Jollison leur avait lu cette histoire en classe.
C’était une grande famille, les Gérard. Il y avait tout d’abord les grands-parents, Mr et Mrs Gérard - lui avait quatre-vingts ans et était encore capable de descendre sa pinte de Jack Daniel’s tous les jours, dixit George. Puis il y avait les Mr et Mrs Gérard de la génération intermédiaire. Puis les jeunes Mr et Mrs Gérard. Le jeune Mr Gérard était Joseph Gérard III, vraiment très jeune : juste vingt-cinq ans. Sa femme était une Narménienne. D’après George, ça voulait dire qu’elle était une macaroni. Pourtant, Blaze croyait que seuls les Italiens étaient des macaronis.
Il fit demi-tour au bout de la rue et passa une seconde fois devant la maison, se demandant quel effet ça faisait d’être marié à vingt-deux ans. Il continua sa route pour rentrer à la maison. Il ne fallait pas en rajouter, tout de même.
Les Gérard intermédiaires avaient eu d’autres enfants que Joseph Gérard III, mais ils ne comptaient pas. Celui qui comptait était le bébé. Joseph Gérard IV. Un bien grand nom pour un si petit bébé. Il n’avait que deux mois lorsque George et Blaze avaient arpenté le terrain, en septembre. Il avait donc maintenant, euh... il y avait un-deux-trois-quatre mois entre septembre et janvier - six mois. Il était l’unique arrière-petit-fils du premier Joseph.
« Si tu dois faire un enlèvement, il faut enlever un bébé, avait dit George. Un bébé peut pas t’identifier, tu peux donc le rendre vivant. Il peut pas te baiser en essayant de s’évader ou en faisant passer un mot ou une connerie comme ça. Tout ce qu’un bébé peut faire, c’est rester là où on le pose. Il ne sait même pas qu’il a été enlevé. »
Ils étaient dans le chalet, devant la télé, une bière à la main.
« À ton avis, combien il peut rapporter ? avait demandé Blaze.
-Assez de pognon pour que tu ne sois plus jamais obligé de passer un autre hiver à te geler les fesses à vendre de faux abonnements à des revues ou à faire la quête pour la Croix-Rouge, avait répondu George. Qu’est-ce que t’en dis ?
- Mais combien tu vas demander ?
- Deux millions. Un pour moi et un pour toi. Faut pas être trop gourmand.
- On se fait prendre, quand on est trop gourmand.
- Oui, les trop gourmands se font prendre. C’est ce que je t’ai appris. Mais qu’est-ce que mérite le travailleur, mon Blazino ? Qu’est-ce que je t’ai appris là-dessus ?
- Son salaire.
- Tout juste, s’était exclamé George, en entrechoquant leurs bières. Tout travail mérite son putain de salaire. »
Et c’est ainsi qu’il se retrouvait reprenant la direction de leur misérable cabane, celle où George et lui avaient vécu depuis qu’ils s’étaient carapatés de Boston en direction du nord, préparant effectivement leur grand coup. Il pensait qu’il allait se faire prendre, mais... deux millions de dollars ! Avec ça, il pouvait aller dans un coin où il n’aurait plus jamais froid. Et si on le prenait, le pire qu’on pouvait lui faire était de le mettre en prison pour le reste de ses jours.
Auquel cas, de toute façon, il n’aurait plus jamais froid.
Une fois la Ford volée planquée dans la grange, il se rappela qu’il fallait effacer les empreintes de pneus. George aurait été content de lui.
Il se prépara deux hamburgers pour le déjeuner.
« Tu vas vraiment tenter le coup, Blazino ? fit la voix de George dans l’autre pièce.
- T’es couché, George ?
- Non, je me branle en faisant le poirier. Je t’ai posé une question.
-Je vais essayer. Tu vas m’aider ? »
George soupira. « Va bien falloir, j’en ai peur. Je suis coincé avec toi, maintenant. Mais dis-moi, Blaze...
- Oui ?
- Ne demande qu’un million. Quand on est trop gourmand, on se fait prendre.
- D’accord, seulement un million. Tu veux un hamburger ? »
Pas de réponse. George était mort, une fois de plus.
Il AVAIT PRÉVU LE KIDNAPPING pour le soir même - le plus tôt serait le mieux. George l’arrêta :
« Qu’est-ce que tu mijotes, tête de nœud ? »
Blaze était sur le point d’aller sortir la Ford de la grange. Il s’immobilisa. « Je me prépare à le faire, George.
— À faire quoi ?
— Enlever le môme. »
George éclata de rire.
« Qu’est-ce qui te fait marrer, George ? »
Comme si je ne le savais pas, pensa-t-il.
« Toi.
— Pourquoi ?
— Comment tu vas t’y prendre ? J’aimerais bien savoir. » Blaze fronça les sourcils. Son visage, déjà laid, devint
aussi affreux que celui d’un troll. « Comme on avait dit qu’on ferait, je suppose. J’irai le prendre dans sa chambre.
— Et elle est où, sa chambre ?
— Eh bien...
— Et comment vas-tu entrer ? »
Ça, il s’en souvenait. « Par l’une des fenêtres du premier. Elles n’ont que des fermetures simples. C’est toi qui les as
vues, George. Quand on était de la Compagnie d’électricité. Tu te rappelles ?
- Tu as une échelle ?
- Eh bien...
- Et quand tu auras le gosse, où tu vas le mettre ?
- Dans la voiture, George.
- Oh, bon Dieu de merde. »
George ne disait cela que lorsque, ayant atteint le fond, il était à court d’expressions percutantes.
« George...
- Je sais bien que tu vas le mettre dans ta foutue caisse, j’ai jamais pensé que t’allais le ramener sur ton dos ! Je veux dire, quand tu seras ici. Qu’est-ce que tu vas faire ? Où vas-tu le mettre ? »
Blaze pensa à la cabane. Regarda autour de lui.
« Eh bien...
- Et les couches ? Et les biberons ? Et les petits pots ? À moins que tu croies qu’il n’y a qu’à lui refiler un hamburger et une bière pour ses foutus repas ?
- Eh bien...
- La ferme ! Dis ça encore une fois et je vais dégueuler ! »
Blaze s’assit à la table de la cuisine, tête baissée. Il avait
le visage brûlant.
« Et coupe-moi cette putain de musique de merde ! À entendre cette nana, on dirait qu’elle s’encule elle-même !
- D’accord, George. »
Blaze coupa la radio. La télé, un vieil appareil japonais que George avait eu pour trois fois rien dans un vide-grenier, était en rideau.
« George ? »
Pas de réponse.
« Allez, George, ne t’en va pas. Je suis désolé. » Il entendait la peur dans sa propre voix. Il en balbutiait presque.
« D’accord, dit George alors que Blaze commençait à croire que c’était fichu. Voilà ce que tu dois faire. Commencer par un coup. Un petit, pas grand-chose. La boutique tenue par les vieux où on s’est arrêtés des fois pour acheter de la bière, non loin de la route 1 - elle devrait faire l’affaire.
— Ah bon ?
— T’as toujours le colt ?
— Sous le lit, dans la boîte à chaussures.
— Prends-le. Et mets un bas sur ton visage. Sans quoi le type qui tient la boutique le soir te reconnaîtra.
— Ouais.
— Vas-y samedi soir, à la fermeture. Disons à une heure moins dix. Ils ne prennent pas les chèques et tu devrais donc te faire entre deux et trois cents billets.
— Ouais, génial !
— Y*a encore autre chose, Blaze.
— Quoi, George ?
— N’oublie pas d’enlever les balles du pétard, d’accord ?
— Bien sûr, George, je le sais, c’est comme ça qu’on fonctionne.
— Ouais, c’est comme ça qu’on fonctionne. Frappe le type s’il le faut, mais l’affaire ne doit pas faire la une des journaux, vu ?
— Oui, vu.
-Tes un trou-du-cul, Blaze, tu sais ça? Tu ne vas jamais réussir ce coup-là. Ce serait peut-être mieux que tu te fasses prendre sur le petit.
— Mais non, George. »
Pas de réponse.
« George ? »
Pas de réponse. Blaze se leva et rebrancha la radio. Pour le souper, il oublia et mit deux couverts.
Clayton Blaisdell Junior était né à Freeport, dans le
Maine. Sa mère fut renversée trois ans plus tard par un camion en traversant Main Street, un sac d’épicerie dans les bras. Le conducteur était ivre et n’avait pas de permis. Devant le tribunal, il déclara qu’il était désolé. Il pleura. Promit de retourner aux Alcooliques Anonymes. Le juge le condamna à payer une amende et à deux mois de prison. Le petit Clay, lui, fut condamné à La Vie avec Papa, qui en savait très long sur la picole et rien du tout sur les A.A. Clayton père travaillait pour Superior Mills, à Top-sham, sur la ramasseuse-trieuse. D’après ses collègues, il était arrivé qu’on ne le voie pas en état d’ébriété sur son lieu de travail.
Clay savait déjà lire en entrant dans la petite classe et n’eut aucun problème à comprendre que trois pommes plus deux pommes égalent cinq pommes. Il était déjà grand pour son âge et, même si on ne se faisait pas de cadeaux à Freeport, personne ne l’embêtait à la récré, alors qu’on le voyait presque toujours avec un livre à la main ou sous le bras. Son père était cependant encore plus costaud et les autres gosses trouvaient intéressant de découvrir les bandages ou les bleus qu’arborerait Clay le lundi matin.
« Ce sera un miracle s’il atteint la taille adulte avant d’avoir été gravement blessé ou tué », avait un jour prophétisé Sarah Jolison dans la salle des profs.
Le miracle ne se produisit pas. Un samedi matin de gueule de bois où tout allait de travers, Clayton père était sorti en titubant de sa chambre, dans l’appartement qu’il partageait avec son fils au premier étage. Clay était assis en tailleur sur le sol du séjour et regardait des dessins animés en mangeant des céréales (des Apple Jacks). « Combien de fois je t’ai dit de pas bouffer cette merde ici ? » demanda papa à fiston. Sur quoi, il le cueillit et le jeta dans l’escalier. Clay atterrit sur la tête.
Son père descendit, le ramassa, le traîna au premier et le balança une deuxième fois. La première fois, Clay était resté conscient ; la deuxième, il perdit connaissance. Son père descendit, le remonta et l’examina. « Fils de pute, tu fais semblant ! » Et il l’expédia une troisième fois.
« Voilà, dit-il à la poupée de chiffon désarticulée qu’était son fils dans le coma, au pied de l’escalier. Peut-être que t’y réfléchiras à deux fois avant de bouffer cette saloperie de merde dans le séjour. »
Malheureusement, Clay n’eut plus guère la possibilité de réfléchir à deux fois à quoi que ce soit. Il resta inconscient pendant trois semaines à l’hôpital Portland General. Les médecins qui s’occupaient de lui étaient d’avis qu’il allait rester dans cet état de légume jusqu’à sa mort. Mais le garçon se réveilla. Hélas, passablement ramolli du bulbe. La période où il se baladait avec des livres sous le bras était bel et bien terminée.
Les autorités ne crurent pas à la version de Clay père quand celui-ci déclara que son gosse s’était fait ça tout seul en tombant une seule fois dans l’escalier. Et elles le crurent encore moins lorsqu’il tenta d’expliquer les quatre brûlures de cigarette en voie de guérison, sur la poitrine du garçon, par « une sorte de pelade ».
Le garçon ne retourna plus jamais à l’appartement du premier étage. Il devint pupille de la nation et alla directement de l’hôpital à un foyer rural, où son existence sans papa-maman commença par des croche-pieds donnés à ses béquilles, sur le terrain de jeu, par deux garçons qui s’égaillèrent en ricanant comme des trolls. Clay se releva et se remit sur ses béquilles. Il ne pleura pas.
Son père alla émettre quelques vagues protestations auprès de la police de Freeport, et s’épancha beaucoup plus longuement dans plusieurs bars de la même ville. Il prétendait aimer son fils, et peut-être l’aimait-il, au moins un peu ; mais dans son cas, c’était de l’amour vache de la pire catégorie. Le garçon était bien mieux hors de sa portée.
Mieux, mais pas tellement. Hetton House, au sud de Freeport, n’était guère qu’une ferme minable pour gamins laissés pour compte, et Clay y passa une enfance misérable, même si les choses allèrent un peu moins mal quand il eut recouvré sa santé physique. À partir de ce moment-là, au moins fut-il capable de tenir à distance les pires brutes du terrain de jeu - lui et les quelques enfants plus jeunes venus chercher sa protection. Les brutes l’appelaient Hulk, ou Troll, ou Kong, mais lui se moquait de ces sobriquets, et il leur fichait la paix s’ils lui fichaient la paix. Ce qu’ils faisaient pour l’essentiel, une fois qu’il eut fait mordre la poussière au pire de la bande. Il n’était pas mauvais mais, provoqué, il pouvait être dangereux.
Ceux qui n’avaient pas peur de lui l’appelaient Blaze2 et c’est sous ce nom qu’il finit par penser à lui.
Un jour, il reçut une lettre de son père. Cher fils — ainsi commençait-elle - Eh bien, comment ça va. Moi ça va. Je travaille en ce moment au Lincoln Rolling Lumber. Ce serait bien si ces fumiers ne carottaient pas sur les heures sup, ah ! Je vais louer un petit appartement et je t’enverrai chercher le moment venu. Bon, écris-moi une petite lettre et dis à ton vieux papa comment ça va. Tu peux m ''envoyer une photo ? Et c’était signé : Avec amour, Clayton Blaisdell.
Clay n’avait pas de photo à envoyer à son père ; il aurait répondu - le prof de musique qui venait le mardi l’aurait aidé, il en était sûr - s’il y avait eu l’adresse de l’expéditeur sur l’enveloppe, laquelle était sale et simplement adressée à Clayton Blaisdell Jr Orphelinat de Freeport MAINE.
Blaze n’entendit plus jamais parler de lui.
On le plaça dans différentes familles pendant son séjour à Hetton House, chaque fois à l’automne. Les fermiers le gardaient le temps d’aider à rentrer les récoltes et de déneiger les toits et les cours. Puis, quand arrivaient les fontes printanières, ils s’apercevaient qu’il ne faisait pas l’affaire et le renvoyaient. Parfois, ça ne se passait pas trop mal. Parfois
- comme chez les Bowie, avec leurs horribles clébards -, c’était vraiment l’horreur.
Quand il quitta HH, Blaze alla frapper aux portes un peu partout en Nouvelle-Angleterre. Parfois il était heureux, mais pas de la manière dont il aurait voulu l’être, pas de la manière dont il voyait les gens être heureux. Lorsqu’il s’installa finalement à Boston (plus ou moins ; il ne s’enracina jamais nulle part), ce fut parce qu’il ne supportait plus la solitude de la campagne. À la campagne, il lui arrivait de dormir dans une grange. Il se réveillait la nuit et sortait contempler les étoiles ; il y en avait tellement ! Il savait qu’elles avaient été là avant lui, qu’elles y seraient encore après lui. C’était à la fois terrible et merveilleux, d’une certaine manière. Parfois, quand il faisait du stop et qu’arrivait novembre, le vent qui l’entourait de son souffle et faisait battre le bas de ses pantalons lui donnait la nostalgie de quelque chose de perdu, comme la lettre arrivée sans adresse d’expéditeur. Certains jours, au printemps, il regardait le ciel et voyait un oiseau, ce qui pouvait le rendre heureux, mais tout aussi souvent il avait l’impression de quelque chose en lui qui devenait tout petit, prêt à se briser.
Ce nest pas bien de se sentir comme ça, songeait-il, et je ferais peut-être mieux de ne pas regarder les oiseaux. Mais des fois, il levait tout de même les yeux vers le ciel.
Boston, c’était pas mal, mais il lui arrivait d’être pris d’angoisse. Cette ville comptait un million d’habitants, peut-être plus, et personne n’en avait rien à foutre de Clay Blaisdell. Si on le regardait, c’était uniquement parce qu’il était grand et qu’il avait un trou dans le front. Parfois il s’amusait un peu, et parfois il avait simplement peur. Il essayait de s’amuser un peu à Boston quand il avait rencontré George Rackley. Après, ç’avait été mieux.
La PETITE ÉPICERIE de QUARTIER était une Quik-Pik tenue par un couple, Tim & Janet. La plupart des étagères, vers l’arrière du magasin, croulaient sous les bonbonnes de vin et les packs de bière empilés dans des cartons. Une chambre froide géante occupait tout le mur du fond. Deux des quatre allées étaient réservées aux en-cas divers. Un bocal d’œufs durs au vinaigre de la taille d’un enfant de cinq ans trônait à côté de la caisse. Tim & Janet avaient aussi en stock des produits de première nécessité comme des cigarettes, des serviettes hygiéniques, des hot-dogs et des bouquins de cul.
Le type qui tenait la caisse le soir, un boutonneux inscrit à la branche de Portland de l’université du Maine, s’appelait Harry Nason et préparait un diplôme d’élevage de bétail. Quand le grand balèze au trou dans le front était entré, à une heure moins dix, Nason était plongé dans la lecture d’un des livres du présentoir dont le titre était Gros et dur. L’affluence du début de soirée s’était tarie et il n’y avait plus personne. Nason décida qu’une fois que le costaud aurait acheté son gallon de vin ou son pack de six, il fermerait la boutique et rentrerait chez lui. Peut-être en emportant le livre pour une petite branlette. Il se disait que le passage où le prédicateur ambulant s’occupe des deux veuves en chaleur conviendrait bien pour ça, lorsque le grand balèze lui colla son colt sous le nez et dit : « La caisse. Tout. »
Nason laissa tomber son livre. Toute idée de se faire plaisir disparut de son esprit. Il resta bouche bée devant l’arme. L’ouvrit encore un peu plus pour dire quelque chose d’intelligent. Le genre de truc qu’un type dans la même situation aurait dit, à la télé, s’il avait été le héros de l’histoire. Il ne réussit à émettre qu’un son : « Aaaaa...
- La caisse, tout », répéta le costaud.
Le trou qu’il avait au front était effrayant. Une grenouille y aurait tenu à l’aise.
Harry Nason se souvint alors - d’une manière en quelque sorte pétrifiée - de ce que lui avait dit son patron : En cas de hold-up, donne au voleur tout ce quil te demande, sans discuter. Il était très bien assuré. Nason sentit tout d’un coup qu’il avait un corps très tendre et vulnérable, plein de sacs et d’eau. Sa vessie le trahit. Et brusquement il eut l’impression d’avoir de la merde plein le rectum.
« Tu m’as entendu, mec ?
- Aaaa, répondit Nason en appuyant sur le levier du tiroir-caisse.
- Mets l’argent dans un sac.
- OK. D’accord. Oui. »
Il fouilla sous le comptoir et fit tomber la plupart des sacs en papier par terre. Il finit tout de même par en agripper un. Il sortit le casier compartimenté de la caisse et commença à faire tomber l’argent dedans.
La porte s’ouvrit à ce moment-là et un couple de jeunes gens entra. Ils virent le revolver et s’immobilisèrent. « C’est quoi ce truc ? » demanda le garçon. Il fumait un cigarillo et portait un insigne sur lequel on lisait en gros que l’herbe, c’était le pied : POT ROCKS.
«C’est un hold-up, dit Nason. Je vous en prie, ne... n’énervez pas ce monsieur.
— Hé, c’est génial », dit POT ROCKS. Il se mit à sourire et braqua un index sur Nason. Son ongle n’était pas très net. « T’es en train de te faire dévaliser, vieux. »
L’homme au colt se tourna vers POT ROCKS. « Ton portefeuille, dit-il.
-Vieux, dit POT ROCKS sans perdre son sourire, je suis de ton côté. Les prix qu’ils demandent, dans cette boutique... et tout le monde sait que Tim est le mec le plus facho depuis Adolf...
— Donne-moi ton portefeuille ou je te fais sauter la tête. »
POT ROCKS comprit soudain qu’il risquait d’avoir des
ennuis ; un truc certain, il n’était pas dans un film. Le sourire s’envola et il arrêta de parler. Plusieurs boutons rougeoyaient violemment sur ses joues, lesquelles étaient soudain devenues très pâles. Il sortit un portefeuille noir de la poche de son jean.
« Impossible de trouver un flic quand on en a besoin », commenta froidement sa petite amie. Elle portait un manteau long marron et des bottes en cuir noir. Ses cheveux étaient assortis à ses bottes, du moins cette semaine.
« Mets le portefeuille dans le sac », ordonna le type au colt, tendant le sac en question.
Harry Nason s’était toujours imaginé en héros de la situation, à ce stade, et brisant par exemple le bocal à œufs géant sur la tête de son agresseur. Sauf que l’agresseur paraissait avoir la tête dure. Très dure.
Le portefeuille tomba dans le sac.
L’homme au colt contourna le couple et prit la direction de la porte. Il se déplaçait vite pour un type de son gabarit.
« Sale porc », lui lança la fille.
Le grand costaud s’arrêta tout net. Un instant, la fille eut la certitude (c’est du moins ce qu’elle prétendit par la suite) que le voleur allait se retourner, ouvrir le feu et les laisser tous sur le carreau. Plus tard, les déclarations des trois témoins à la police allaient différer: sur la couleur des cheveux (bruns, blonds, roux) ; sur son teint (clair, bronzé, pâle) ; et sur ses vêtements (grosse veste, coupe-vent, chemise de laine de bûcheron). Mais ils étaient tous d’accord sur une chose : sa taille (très grand), et sur les derniers mots qu’il avait prononcés avant de sortir. Apparemment adressés au chambranle, simple découpe carrée sur la nuit, et sur le ton du gémissement :
« Bordel, George, j’ai oublié le bas ! »
Puis il disparut. Ils aperçurent vaguement sa silhouette lancée au pas de course, dans la lumière blanche et froide diffusée par l’enseigne publicitaire Schlitz au-dessus de l’entrée du magasin, puis il y eut un grondement de moteur de l’autre côté de la rue. L’instant suivant, il filait. La voiture était une berline, mais aucun des trois ne put déterminer le modèle ou la marque. Il commençait à neiger.
« Au revoir les bières, dit POT ROCKS.
-Allez en prendre une dans le frigo, dit Harry Nason. C’est la maison qui régale.
- Ouais ? Vous êtes sûr ?
- Sûr que je suis sûr. Votre copine aussi. Qu’est-ce qu’on en a à branler ? On est assurés. »
Il se mit à rire.
Interrogé par la police, il répondit que c’était la première fois qu’il voyait son agresseur. Ce n’est que plus tard qu’il eut sujet de se demander s’il ne l’avait pas déjà aperçu dans le magasin, à l’automne précédent, en compagnie d’un petit maigrichon à face de rat et grande gueule qui avait acheté du vin.
Lorsque Blaze se leva, le lendemain matin, des bancs de neige s’étaient accumulés, montant jusqu’aux chéneaux du chalet, et le feu s’était éteint dans la cuisinière. Sa vessie se contracta dès l’instant où il posa les pieds par terre. Il courut jusqu’à la salle de bains sur les talons, grimaçant et lâchant de petits nuages de vapeur blanche. Le jet d’urine décrivit un arc de liquide à haute pression qui dura peut-être trente secondes avant de commencer à faiblir peu à peu. Il soupira, se la secoua et lâcha un vent.
Un autre vent, beaucoup plus violent, hurlait et hululait autour de la maison. Par la fenêtre de la cuisine, il vit les pins osciller et plonger. Ils lui donnaient l’impression de pleureuses squelettiques à des funérailles.
Il s’habilla, passa par la porte de derrière et s’ouvrit un chemin dans la neige jusqu’à la pile de bois, sous l’avant-toit sud. L’allée avait complètement disparu. La visibilité était réduite à moins de deux mètres. Il jubilait. Les gifles granuleuses de la neige sur sa figure le faisaient aussi jubiler.
Il prit une brassée de solides bûches de chêne, ne s’arrêtant sur le seuil que le temps de taper des pieds avant d’entrer. Il alluma le feu sans enlever sa parka. Puis il prépara le café et posa deux tasses sur la table.
Il s’immobilisa, le front plissé. Il avait oublié quelque chose.
L’argent ! Il n’avait pas compté l’argent.
Il se dirigea vers l’autre pièce. La voix de George le pétrifia sur place. George était dans la salle de bains.
« Trou-du-cul.
- George, je...
-George, je suis un trou-du-cul. Tu veux bien répéter ça ?
-Je...
- Non. Dis : George, je suis un trou-du-cul d’avoir oublié de me mettre un bas sur la tête.
-J’ai le...
- Dis-le.
- George, je suis un trou-du-cul. J’ai oublié.
- Oublié quoi ?
- Oublié de mettre le bas.
- Et maintenant dis toute la phrase.
- George, je suis un trou-du-cul d’avoir oublié de mettre le bas.
- Et à présent, dis ça : George, je suis un trou-du-cul qui veut se faire prendre.
- Non, c’est pas vrai ! C’est un mensonge, George !
- C’est la vérité pure et simple. Tu veux te faire prendre et qu’on t’envoie à Shawshank où tu travailleras dans la lingerie. C’est la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. La pure vérité. T’es qu’un âne. C’est ça, la vérité.
- Non George, c’est pas vrai. J’te promets.
-Je me barre.
- Non !» La panique paraissait lui couper la respiration. Comme la manche de la chemise de flanelle que son vieux lui avait un jour enfoncée dans la bouche pour ne plus l’entendre brailler. « T’en va pas, j’ai oublié, je suis un crétin, sans toi, je me rappellerais jamais ce qu’il faut acheter. ..
— Amuse-toi bien, Blaze, dit George dont la voix, bien que provenant toujours de la salle de bains, paraissait s’éloigner. Prends ton pied à te faire choper. Prends ton pied à laver et repasser tous ces foutus draps.
-Je ferai tout ce que tu me diras. Je déconnerai plus. »
Il y eut un long silence. Blaze pensa que George était parti. « Je reviendrai peut-être. Mais je ne crois pas.
— George ! George ? »
Le café bouillait. Il en remplit une tasse et passa dans la chambre. Le sac de papier bulle avec l’argent était sous le côté du matelas où George dormait. Il le renversa sur les draps qu’il oubliait tout le temps de changer. C’était les mêmes depuis trois mois que George était mort.
La descente dans la petite épicerie lui avait rapporté deux cent soixante dollars. Et il y en avait quatre-vingts dans le portefeuille de l’étudiant. Plus qu’assez pour acheter...
Quoi ? Qu’est-ce qu’il devait acheter, au juste ?
Des couches. C’était le truc. Quand on enlève un bébé, il faut prévoir des couches. D’autres trucs, aussi. Mais il n’arrivait pas à se souvenir des autres trucs.
« En plus des couches, George, qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il d’un ton détaché, dans l’espoir que, pris par surprise, George répondrait.
Mais George ne mordit pas à l’hameçon.
Je reviendrai peut-être. Mais je ne crois pas.
Il remit l’argent dans le sac marron et échangea son portefeuille avachi et éraflé contre celui de l’étudiant. Le sien contenait deux billets d’un dollar graisseux, une photo jaunie de son père et de sa mère se tenant par les épaules et un cliché de Photomaton de lui et de son seul véritable copain à Hetton House, John Cheltzman. Il y avait aussi son demi-dollar porte-bonheur à l’effigie de Kennedy, une ancienne facture pour un pot d’échappement (qui remontait à l’époque où George et lui roulaient dans cette puissante et catastrophique Pontiac Bonneville) et un Polaroid plié.
Sur le Polaroid, George regardait l’objectif, souriant. Les yeux un peu plissés parce qu’il avait le soleil dans les yeux. Il portait des jeans et des bottes de chantier. Sa casquette était tournée sur la gauche, comme toujours. George disait que c’était le côté porte-bonheur.
Ils montaient toutes sortes de coups et la plupart - les meilleurs - étaient faciles à mettre en œuvre. Certains étaient fondés sur une tromperie, d’autres sur l’avidité, d’autres sur la peur. « Les petits coups », comme George les appelait ; ceux qui se fondaient sur la peur étaient les « petits coups à crise cardiaque ».
«J’aime les trucs simples, disait George. Et pourquoi j’aime les trucs simple, Blaze ?
- Peu de pièces mobiles, répondait Blaze.
— Tout juste Auguste ! Peu de pièces mobiles. »
Pour le meilleur des petits coups à crise cardiaque, George s’habillait d’une tenue « juste un poil trop chicos » et faisait la tournée de certains bars qu’il connaissait. Ce n’était pas des bars homos, mais pas des bars hétéros non plus. George les appelait des bars « homotéros ». C’était toujours le pigeon qui choisissait George. George ne faisait pas un geste. Blaze avait réfléchi à ça une ou deux fois (à sa manière laborieuse) sans en tirer la moindre conclusion.
George avait le don pour détecter les gays honteux et les mecs à voile et à vapeur qui, une ou deux fois par mois, glissaient leur alliance dans leur portefeuille avant de sortir. Gros commerçants, assureurs, administrateurs scolaires, jeunes cadres bancaires aux dents longues. George disait qu’il avait le flair. Il était sympa avec eux. Il les aidait quand ils étaient timides et n’arrivaient pas à trouver les bons mots. Après quoi, il leur disait qu’il était descendu dans un bon hôtel. Pas un grand hôtel, mais un bon hôtel. Un hôtel sûr.
L’Imperial, pas très loin de Chinatown. George et Blaze étaient de mèche avec le réceptionniste de nuit et le chef du personnel. La chambre qu’ils utilisaient pouvait changer, mais elle était toujours située au bout d’un couloir, et jamais mitoyenne d’une chambre occupée.
Blaze s’installait dans le hall entre quinze et vingt-trois heures, habillé d’une tenue dans laquelle il détestait se balader. Ses cheveux étaient brillantinés à mort. Il lisait des bandes dessinées tout en attendant George. Il n’avait pas conscience du temps qui passait.
Détail qui montrait bien le génie de George, quand le pigeon entrait, il n’avait jamais l’air nerveux. Excité, mais pas nerveux. Blaze leur laissait un quart d’heure et montait.
« Ne te dis pas que tu rentres simplement dans une chambre, lui recommandait George. Dis-toi que tu entres en scène. Le seul qui ne sait pas que le spectacle commence, c’est le pigeon. »
Blaze ouvrait toujours avec sa clef et entrait donc en scène en lançant sa première réplique : « Hank, mon chéri, si tu savais comme je suis content d’être de retour ! » Sur quoi, il devenait fou furieux, ce qu’il faisait passablement bien, même s’il n’atteignait sans doute pas un niveau hollywoodien : « Bordel, non, pas ça ! Je vais le tuer, ce type ! je vais le tuer ! »
Et il propulsait ses cent dix kilos vers le lit, dans lequel le pigeon, horrifié, tremblait de tout son corps, habillé à ce moment-là, en général, de ses seules chaussettes. George se précipitait entre le pigeon et son ami tempêtant à la dernière seconde. Ligne de défense bien fragile, devait se dire le pigeon - s’il était capable de penser. Et le feuilleton se poursuivait.
George : Dana, écoute-moi, ce n’est pas ce que tu crois.
Blaze : Je vais le tuer ! Je vais le jeter par la fenêtre !
(Piaillements terrifiés du pigeon ; il y en avait eu neuf ou dix en tout.)
George : Je t’en prie, laisse-moi t’expliquer.
Blaze : Je vais lui arracher les couilles, à celui-là !
(Le pigeon commençait alors à plaider pour sa vie et son matériel trois pièces - pas toujours dans cet ordre.)
George : Non, tu ne feras rien du tout. Tu vas descendre tranquillement dans le hall et tu vas m’attendre.
À cet instant, Blaze tentait de nouveau de se précipiter sur le pigeon. George réussissait à le contenir - tout juste. Blaze récupérait alors le portefeuille du type dans son pantalon.
Blaze : j’ai ton nom et ton adresse, salope ! Je vais appeler ta femme !
À ce stade, la plupart des pigeons oubliaient tout, y compris leur vie et leur service trois pièces, et se concentraient exclusivement sur la défense de leur honneur sacré et de leur réputation dans le voisinage. Blaze trouvait cette réaction étrange, mais le truc paraissait toujours marcher. D’autres révélations se trouvaient dans le portefeuille. Le soi-disant Bill Smith de New Rochelle (identité donnée à George) s’avérait être Dan Donahue, de Brookline.
Le deuxième acte pouvait commencer.
George : Descends, Dana. Sois un chou et va dans le hall.
Blaze : Non !
George : Descends, ou je ne t’adresse plus jamais la parole. J’en ai plus qu’assez de tes crises et de ta possessivité. Je parle sérieusement !
Sur quoi Blaze sortait, serrant le portefeuille contre sa poitrine, marmonnant des menaces et foudroyant le pigeon des yeux.
La porte à peine fermée, le pigeon se jetait sur George, suppliant. Il fallait absolument qu’il retrouve son portefeuille. Il ferait n’importe quoi pour récupérer son portefeuille. L’argent, il s’en fichait, seules comptaient les pièces d’identité. Si Sally apprenait ça... et fiston ! Oh, mon Dieu, rien que de penser à son fils...
George apaisait le pigeon. Il savait très bien comment s’y prendre. Il disait, par exemple, qu’il était possible de raisonner Dana. Oui, il était presque certainement capable de raisonner Dana. Dana avait juste besoin de quelques minutes pour se calmer et George irait lui parler en tête à tête. Pour le raisonner. Et caresser un peu le grand costaud dans le sens du poil.
Bien entendu, Blaze n’était pas dans le hall de l’hôtel, mais dans une autre chambre du deuxième étage. George allait le retrouver et ils comptaient l’argent. Leur butin le plus médiocre s’était élevé à quarante-trois dollars. Leur meilleur (l’un des dirigeants d’une chaîne de restauration rapide) à cinq cent cinquante.
Ils laissaient au pigeon tout le temps de suer de peur et de se faire de tristes promesses. George, du moins, lui donnait ce temps. George savait exactement le calculer. C’était stupéfiant. Comme s’il avait eu une horloge dans la tête, réglée de manière différente chaque fois. Il retournait finalement dans la première chambre avec le portefeuille et disait que Dana, s’il acceptait d’entendre raison, refusait de rendre l’argent. George avait vraiment dû se décarcasser pour récupérer les cartes de crédit. Désolé.
Le pigeon se moquait de l’argent comme de sa première chemise. Il fouillait fiévreusement son portefeuille, s’assurant qu’il avait toujours son permis de conduire, sa carte de Sécurité sociale, sa carte Blue Cross, ses photos. Tout était là. Grâce à Dieu, tout était là. Plus pauvre mais plus avisé, il s’habillait et se coulait dehors, regrettant sans doute d’avoir des hormones aussi exigeantes.
Au cours des quatre ans qui précédèrent sa deuxième arrestation, cette escroquerie fut celle à laquelle ils eurent toujours recours en dernier ressort, et elle ne rata jamais. Ils n’eurent jamais aucun problème pour le premier acte non plus. Si Blaze n’était pas très brillant, c’était un bon acteur. George était le seul véritable ami qu’il ait eu depuis la mort de John Cheltzman, et il suffisait de lui faire croire que le pigeon essayait de persuader George que Blaze était un nul. Que George perdait son temps et son talent avec cet imbécile. Que Blaze était non seulement un demeuré, mais un raté, un branleur. Une fois Blaze convaincu, sa fureur devenait authentique. Si George ne s’était pas interposé, Blaze aurait cassé les deux bras du pigeon. Ou l’aurait peut-être même tué.
À présent, faisant tourner la photo Polaroid entre ses doigts, Blaze se sentait vide. Se sentait comme quand il levait les yeux vers le ciel et voyait les étoiles, ou un oiseau sur un fil, pépiant, les plumes ébouriffées. George n’était plus là et lui était toujours aussi stupide. Blaze était dans une impasse et il n’y avait aucune issue.
Sauf, peut-être, s’il était capable de montrer à George qu’il était tout de même assez malin pour monter ce coup-là. Sauf s’il était capable de montrer à George qu’il n’avait pas l’intention de se faire prendre. Ce qui voulait dire quoi ?
Ce qui voulait dire des couches. Des couches et quoi d’autre, au fait ? Bon Dieu, quoi d’autre ?
Il tomba dans une sorte de rêverie comateuse. Qui dura toute la matinée, laquelle passa au rythme des rafales chargées de neige.
Il ÉTAIT AUSSI DÉPLACÉ, dans le rayon bébé du Hager’s Mam-moth Department Store, qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il portait un jean, ses bottes de chantier à lacets de cuir, une chemise de flanelle et une ceinture de cuir noir avec la boucle déportée vers le côté gauche - son côté de chance. Il n’avait pas oublié son couvre-chef, cette fois, la casquette avec les rabats pour les oreilles, et il le tenait à la main. Il restait planté au milieu d’une salle remplie de lumière et dont la couleur dominante était le rose. Il regarda à gauche et vit des tables à langer. Il regarda à droite et vit des poussettes. Il avait l’impression d’avoir atterri sur la planète Bébé.
Il n’y avait pratiquement que des femmes, ici. Certaines avaient un gros ventre, certaines un nourrisson dans les bras. Nombreux étaient les bébés qui pleuraient et les femmes regardaient Blaze avec méfiance, comme s’il allait piquer sa crise d’un moment à l’autre et se mettre à dévaster la planète Bébé, à lancer en tous sens des coussins déchirés et des ours en peluche éventrés. Une vendeuse s’approcha de lui. Blaze se sentit soulagé. Il avait eu peur d’adresser la parole à quelqu’un. Il se rendait compte, quand les gens avaient peur ; il se rendait compte, quand il était déplacé. Il était idiot, mais pas à ce point-là.
La vendeuse lui demanda s’il avait besoin d’aide. Blaze répondit que oui. Il avait été incapable de penser à tout ce dont il allait avoir besoin, en dépit de ses efforts, et il eut donc recours à la seule forme de subterfuge à laquelle il était habitué : jouer une petite comédie.
« J’étais à l’étranger », commença-t-il, découvrant les dents sur un sourire qui aurait flanqué la frousse à un couguar. La vendeuse lui rendit courageusement son sourire. Le sommet de sa tête arrivait à la hauteur du cœur de Blaze. «Je ne savais même pas que ma belle-sœur avait eu un enfant... un bébé... pendant que j’étais parti, vous comprenez, et je voudrais l’équiper. Tout le bazar. »
Le regard de la femme s’éclaira. « Je vois. C’est très généreux de votre part. Vraiment gentil. Que voulez-vous en particulier ?
-Je ne sais pas... je n’y connais rien... tout... tout ce qu’il faut pour les bébés.
- Et quel âge a votre neveu ?
— Hein ?
- Le bébé de votre belle-sœur ?
— Ah, oui ! Six mois.
— Si c’est pas mignon, minauda professionnellement la vendeuse. Comment s’appelle-t-il ? »
Blaze resta court pendant un instant, puis lâcha : « George.
- Un prénom ravissant ! Ça vient du grec, et ça veut dire qui travaille la terre.
— Ouais ? C’est drôlement chouette.
- N’est-ce pas ? dit-elle, continuant à sourire. Bon, qu’est-ce quelle a, pour le moment ? »
C’était une question que Blaze avait anticipée. « Les affaires qu’ils ont ne valent vraiment pas grand-chose, c’est ça le problème. Ils sont dans une passe difficile, question argent.
-Je vois. Vous voulez donc... tout reprendre de zéro, comme s’ils n’avaient rien ?
- Ouais, vous avez tout pigé.
— Vraiment très généreux de votre part. Bon, il faut commencer par aller au bout de l’allée Pooh, dans le coin des berceaux. Nous avons de très beaux berceaux en bois... »
Blaze n’en revenait pas de constater tout ce dont on avait besoin pour maintenir en état de marche un si minuscule bout d’homme. Il avait estimé plus que suffisant l’argent dérobé à l’épicerie, mais il quitta la planète Bébé le portefeuille presque vide.
Il avait acheté un berceau Dreamland, avec trois jeux de draps grands comme des serviettes de table et trois couvertures, une chaise haute Happy Hippo, une table à langer pliable E-Z, une baignoire en plastique, huit tenues de nuit, huit protections en caoutchouc Dri-Day, huit petites brassières Hager avec un système d’attache auquel il n’avait rien compris, un jeu de pare-chocs pour berceau supposés empêcher le bébé de se cogner la tête s’il s’agitait, un chandail, un bonnet, des petites bottes, des chaussures rouges avec des clochettes sur la languette, deux paires de pantalons avec chemises assorties, quatre paire de chaussettes trop petites pour qu’il puisse se les enfiler sur les doigts, un jeu de biberons Playtex Nurser (les sachets de plastique ressemblaient beaucoup à ceux que George utilisait pour son shit) et, pour les repas du bébé, une boîte complète d’un truc appelé Similac, une autre de Junior Fruits, une autre de Junior
Dinners, une autre de Junior Desserts, et un plateau avec les Schtroumpfs dessinés dessus.
Ces pots de nourriture pour bébé avaient un goût dégueulasse - il avait essayé une fois rentré chez lui.
Au fur et à mesure que les paquets s’empilaient dans un coin du rayon, les coups d’œil que lui adressaient les jeunes mamans se faisaient de plus en plus longs et spéculatifs. Il devint un événement, un point de repère dans les mémoires : l’énorme gars baraqué habillé en bûcheron qui, de sa démarche de plantigrade, suivait la minuscule vendeuse d’un endroit à l’autre, attentif, et achetait ce qu’elle lui disait d’acheter. Elle s’appelait Nancy Moldow. Elle était au pourcentage, et plus l’après-midi avançait, plus ses yeux s’illuminaient d’une lumière surnaturelle. Finalement elle lui présenta le total, et pendant que Blaze comptait l’argent, elle ajouta trois boîtes de Pampers au lot. « Vous m’avez fait gagner ma journée, dit-elle. En fait, vous venez même peut-être de lancer ma carrière dans les ventes pour bébé.
- Merci, madame », dit-il.
Il était très content pour les Pampers. Il avait oublié les couches, en fin de compte.
Et tandis qu’il empilait ses achats sur deux Caddie (un magasinier était chargé de porter les cartons contenant le berceau et la chaise haute en pièces détachées), Nancy Moldow s’écria : « Et n’oubliez pas de venir avec ce jeune homme pour qu’on le prenne en photo !
- Oui, madame », balbutia Blaze. Pour une raison mystérieuse, sa première photo anthropométrique lui revint brusquement à l’esprit, tandis qu’une voix intimidée lui ordonnait : Et maintenant, Mister Deux-Etages, toume-toi de côté et plie encore les genoux — Seigneur, comment peut-on être aussi foutrement grand ?
« La photo, ce sera avec les compliments de Hager’s Mammoth !
- Oui, madame.
- Ça fait un sacré paquet de trucs », commenta le magasinier. Il avait peut-être vingt ans et venait juste de franchir le cap de sa dernière crise d’acné. Il portait un petit nœud papillon rouge. « Où êtes-vous garé ?
- Dans le parking, à l’arrière », répondit Blaze.
Il suivit le jeune homme, qui tint à pousser l’un des chariots et se plaignit ensuite qu’il avançait mal sur la neige tassée. « On ne sale pas ici, vous voyez, et la neige finit par coller aux roues. Si bien que ces foutus chariots glissent dans tous les sens. On peut se foutre un sacré pet aux chevilles si on fait pas gaffe. Un sacré pet. Je ne me plains pas, mais... »
Ah bon, qu ’est-ce que tu fais alors, Toto ? C’était comme si Blaze entendait George dans sa tête. Tu bouffes les boulettes du chat dans la gamelle du clébard ?
« C’est celle-là, dit Blaze. C’est la mienne.
- Ouais, bon. Qu’est-ce que vous voulez mettre dans le coffre ? La chaise haute, le berceau, ou les deux ? »
Blaze se souvint soudain que la clef de contact n’ouvrait pas le coffre.
« Non, on va tout ranger à l’arrière. »
Les yeux du garçon s’écarquillèrent. « Ah, mais bon Dieu, ça va jamais rentrer, vous croyez pas ? Je suis à peu près sûr que...
- On en mettra une partie à l’avant. Le carton du berceau doit rentrer dans l’espace devant le siège du passager. Je vais le repousser le plus possible.
- Mais pourquoi pas dans le coffre ? Est-ce que ça ne serait pas, euh, plus simple ? »
Blaze envisagea un instant de lui raconter une histoire de coffre déjà plein de trucs, mais le problème, avec les mensonges, était qu’il fallait ensuite les multiplier. On finissait par être comme un voyageur sur des routes qu’il ne connaît pas. Il se perd. Je dis toujours la vérité quand je le peux, répétait George. C’est comme quand on conduit pour rentrer chez soi.
« Je ne retrouve plus la clef du coffre, dit tout de même Blaze. Je n’ai que celle du contact, pour le moment.
- Oh », dit le magasinier. Il regarda Blaze comme s’il le trouvait stupide, mais c’était sans importance ; on l’avait déjà regardé comme ça. « Manque de pot. »
À la fin, tout entra. Il fallut faire quelques acrobaties et il ne restait plus la moindre place, mais ils y parvinrent. Quand Blaze regardait dans son rétroviseur, il apercevait malgré tout une parcelle du monde extérieur par la vitre arrière. Le carton de la table à langer oblitérait le reste.
« Bonne voiture, remarqua le magasinier. Pas toute neuve, mais solide.
- Exact », répondit Blaze. Et comme c’était une remarque que faisait souvent George, il ajouta : « Plus cotée en Bourse, mais cote d’amour intacte. »
Il se demanda si le magasinier n’attendait pas quelque chose. On aurait dit.
« C’est quoi le moteur, un 302 ?
- Un 342 », répondit automatiquement Blaze.
Le jeune homme acquiesça mais ne bougea pas.
Depuis le siège arrière de la Ford, où il n’y avait pas la
moindre place mais où il se trouvait (d’une certaine manière) néanmoins, George lança : « Si tu veux pas qu’il reste planté là jusqu’à l’année prochaine, donne un pourboire à cet abruti et débarrasse-toi de lui. »
Ah oui, un pourboire. Très juste.
Blaze sortit son portefeuille, examina le choix limité de billets qu’il lui restait et, à contrecoeur, en retira un parmi les cinq. Il le donna au magasinier, lequel le fit prestement disparaître. « Parfait, mec. Allez en paix.
- Si vous le dites. »
Il monta dans la Ford et lança le moteur. Le magasinier repartit vers le magasin en traînant les deux chariots. À mi-chemin, il s’arrêta et se retourna. Blaze n’aima pas le regard qu’eut le jeune homme. Un regard qui disait : Je m’en souviendrai.
«J’aurais dû penser à lui donner le pourboire tout de suite. Pas vrai, George ? »
George ne répondit pas.
Une fois arrivé, il planqua la Ford dans la grange et trimballa tout le bazar dans la maison. Il monta le berceau dans la chambre et installa la table à langer à côté. Nul besoin d’étudier les notices ; il lui suffisait de regarder les étapes de montage dessinées sur les cartons, ses mains faisaient le reste. Puis il alla installer le berceau dans la cuisine, à côté de la cuisinière... mais pas trop près. Il empila toutes les autres affaires dans le placard de la chambre, hors de vue.
La chambre, quand il eut terminé, s’en trouva transformée mais pas seulement parce qu’il y avait un meuble de plus. Autre chose s’y était ajouté. L’atmosphère avait changé. Comme si un fantôme venait d’y faire son entrée. Pas le fantôme de quelqu’un qui serait parti, de quelqu’un qui serait mort, mais celui de quelqu’un qui allait venir.
Cela fit une impression bizarre à Blaze.
Le LENDEMAIN SOIR, Blaze décida qu’il était temps de changer les plaques d’immatriculation de la Ford volée ; il alla piquer celles d’une Volkswagen dans le parking de Jolly Jim’s Jiant Groceries, à Portland. À leur place, il vissa les plaques de la Ford. Il pouvait se passer des semaines, sinon des mois, avant que le propriétaire de la Coccinelle se rende compte qu’il roulait sous une immatriculation qui n’était pas la sienne : le chiffre, sur le côté, était 7, ce qui signifiait qu’elles étaient valables jusqu’en juillet. Il fallait toujours vérifier ce chiffre. George lui avait appris ça.
Il se rendit ensuite dans un magasin discount, se sentant un peu mieux avec ses nouvelles plaques, mais sachant aussi qu’il se sentirait encore plus en sécurité lorsque la Ford aurait changé de couleur. Il acheta quatre bombes de peinture pour automobile bleu Skylark et un pistolet à peinture. Il rentra chez lui les poches vides, mais heureux.
Il dîna à côté de la cuisinière, battant la mesure du pied sur le lino usé pendant que Merle Haggard chantait « Okie from Muskogee ». En voilà une qui pouvait en remontrer à ces foutus hippies.
Sa vaisselle faite, il déroula la rallonge électrique rapiécée à coups d’adhésif jusqu’à la grange et installa une ampoule à partir d’une poutre. Blaze adorait peindre. Et le bleu Skylark était l’une de ses couleurs préférées. On ne pouvait qu’être touché par ce nom. Il voulait dire : bleu comme un oiseau. Bleu comme une alouette.
Il retourna à la maison et prit une pile de journaux. George lisait le journal tous les jours, et pas seulement les BD. Il lisait parfois des articles à Blaze et râlait contre ces beaufs de républicains. Il disait que les républicains détestaient les pauvres. Il parlait du Président comme de ce bon Dieu de couille molle de la Maison-Blanche. George était démocrate et, deux ans auparavant, avait mis des autocollants démocrates sur trois voiture volées différentes.
Tous ces journaux étaient fichtrement vieux, ce qui d’ordinaire aurait rendu Blaze triste, mais ce soir il était trop excité à la perspective de repeindre la Ford. Il scotcha une protection de papier à tout ce qui n’était pas la carrosserie : vitres, roues, chromes.
À vingt et une heures, l’odeur entêtante de banane de la peinture en bombe emplit la grange ; à vingt-trois heures, le travail était terminé. Blaze enleva les protections en papier journal, procéda à quelques retouches et recula pour admirer le résultat. Il estima avoir bien travaillé.
Il alla se coucher, légèrement enivré par les émanations, et se réveilla le lendemain avec un mal de tête. « George ? » dit-il, plein d’espoir.
Pas de réponse.
«J’ai plus un rond, George. Je suis complètement fauché. »
Toujours pas de réponse.
Il traîna dans la maison toute la journée, se demandant ce qu’il pouvait bien faire.
Le préposé du soir était plongé dans une grande saga en poche intitulée Bute h Ballerinas lorsqu’un colt apparut sous son nez. Le même colt. Et la même voix bourrue disant : « La caisse.
- Oh, non, s’écria Harry Nason. Oh, bordel ! »
Il leva les yeux. Debout devant lui, il vit une sorte de monstruosité chinoise au nez écrasé, le bas nylon qu’il avait enfilé sur la tête lui retombant dans le dos comme une queue-de-cheval.
« Pas vous. Pas encore !
- Tout ce qu’il y a dans la caisse. Mets-le dans un sac. »
Personne n’entra, cette fois, et il y avait moins dans le
tiroir.
Le voleur s’arrêta en repartant et se retourna. Cette fois, pensa Harry Nason, il va me descendre. Mais au lieu de lui tirer dessus, l’homme lança : « Ce coup-ci, je n’ai pas oublié le bas. »
Sous le nylon, on aurait dit qu’il souriait.
Puis il disparut.
IL Y AVAIT UNE DIRECTRICE à la tête de Hetton House lorsque Clayton Blaisdell Junior y fut placé. Il ne se souvenait plus de son nom, seulement de ses cheveux gris et de ses grands yeux gris derrière ses lunettes ; également qu’elle leur lisait la Bible et terminait chaque rassemblement matinal par cette phrase : Soyez de bons enfants et vous prospérerez. Puis un jour, ils ne la virent plus. Elle avait eu une attaque, disaient les gens. Sur le coup, Blaze crut qu’on l’avait attaquée, mais il finit par comprendre qu’il s’agissait en fait d’une sorte de mal à la tête qui ne voulait pas partir. Elle fut remplacée par un certain Martin Coslaw. Blaze n’oublia pas son nom, à celui-là, et pas seulement parce que les gamins l’appelait la Loi3. Blaze ne l’oublia jamais parce que la Loi enseignait l’arithmétique.
Les cours d’arithmétique avaient lieu en salle 7, au deuxième étage, où en hiver il faisait un froid à geler les couilles d’un singe. Des photos de George Washington, Abraham Lincoln et sœur Mary Hetton décoraient les murs. Sœur Hetton avait une peau très blanche et des cheveux noirs tirés en arrière et noués en une sorte de bouton de porte sur la nuque. Elle avait des yeux sombres dont, après l’extinction des feux, l’expression accusatrice venait parfois hanter Blaze. Ils lui reprochaient avant tout d’être stupide. Probablement trop stupide pour poursuivre des études, comme le disait la Loi.
La salle 7 avait un plancher jaune et sentait constamment le vernis à bois, une odeur qui rendait Blaze somnolent même s’il était bien réveillé en entrant. Neuf globes constellés de chiures de mouches diffusaient les jours de pluie une lumière maladive et chiche. Au-dessus de l’ancien tableau noir, à l’avant de la salle, étaient placardées en ordre de bataille les lettres de l’alphabet selon la méthode Palmer
- en capitales et en minuscules. Après l’alphabet venait la suite des chiffres de zéro à neuf, si beaux et élégants qu’on se sentait encore plus stupide rien qu’en les regardant. Les pupitres étaient gravés de slogans et d’initiales qui se superposaient ; tout cela réduit à l’état de fantômes par les nombreux ponçages et vernissages qui ne les avaient pas fait complètement disparaître. Les bureaux étaient vissés au sol par des disques de fer. Chacun avait son encrier. On remplissait les encriers avec de l’encre Carter. De l’encre renversée vous valait la Cravache dans les toilettes. Faire l’idiot en classe vous valait aussi la Cravache, à ceci près que faire l’idiot en classe entrait dans la rubrique des mauvais comportements. Il y avait d’autres délits sanctionnés par la Cravache ; Martin Coslaw croyait aux punitions corporelles et à la Cravache. À Hetton House, on craignait la Cravache de la Loi plus que tout, plus, même, que le père Fouettard qui se cachait sous le lit des petits enfants. En réalité, la Cravache était une baguette de hêtre assez fine, que la Loi avait perforée de plusieurs trous pour diminuer sa résistance à l’air. Joueur de bowling au sein d’une équipe qui s’appelait les Falmouth Rockers, il venait parfois à l’école, le vendredi, habillé de son polo de bowling. Il était bleu foncé et portait son prénom écrit en lettres cursives au-des-sus de la poche de poitrine. Ces lettres faisaient un peu l’effet de celles de la méthode Palmer pour Blaze. La Loi disait qu’au bowling comme dans la vie il faut savoir ce qu’on vise. Il avait un bras droit puissant à force de manier les boules et lorsqu’il abattait la Cravache sur quelqu’un, cela faisait très mal. On disait qu’il s’était même mordu la langue en corrigeant un garçon coupable d’un comportement particulièrement mauvais. Parfois, il frappait si fort qu’il faisait saigner sa victime et, pendant un temps, l’un des pensionnaires de Hetton House le surnomma Dracula en plus de la Loi ; puis ce garçon fit sa valise et on ne le revit plus. Faire sa valise était l’expression qu’ils employaient quand l’un d’eux était placé dans une famille et y restait, pour y être parfois adopté.
Martin Coslaw était craint et haï par tous les garçons de Hetton House, mais personne ne le craignait et ne le haïssait davantage que Blaze. Blaze était très mauvais en arithmétique. Il avait pigé que trois pommes plus deux pommes faisaient cinq pommes, mais seulement après beaucoup d’efforts ; quant au résultat de l’addition d’un quart de pomme à trois quarts de pomme, voilà qui le dépasserait à tout jamais. À sa connaissance, les pommes se divisaient en bouchées.
Ce fut pendant le cours d’arithmétique pour débutants que Blaze, aidé par son ami John Cheltzman, monta sa première arnaque. John était un garçon maigre, monté en graine, laid et rempli de haine. Cette haine transparaissait rarement. Elle était pour l’essentiel dissimulée derrière les verres en culs de bouteille de ses lunettes rafistolées à coups d’adhésif et les fréquents yuk-yuk-yuk agrestes de son rire. Il était la cible désignée des garçons plus âgés et plus costauds, qui le battaient régulièrement. On lui barbouillait le visage de boue (en automne et au printemps) ou de neige (l’hiver). Ses chemises étaient souvent déchirées. Il sortait rarement des douches communes sans avoir reçu plusieurs coups de serviette mouillée sur les fesses. Il essuyait la boue ou la neige, enfonçait le pan de sa chemise déchirée dans son pantalon ou ricanait de son yuk-yuk-yuk en frottant ses fesses virant au rouge ; mais il laissait rarement voir sa haine. Ou qu’il avait quelque chose dans la tête. Il était bon en classe - et même très bon, il ne pouvait rien y faire -mais il obtenait rarement le A, la note maximum. C’était mal vu, à Hetton House. À Hetton House, la note A était synonyme de trou-du-cul. Et bien entendu, de coups de pied au cul.
Blaze commençait à avoir une taille supérieure à la moyenne, à cette époque. Il n’avait pas encore ses mensurations définitives, un mètre quatre-vingt-dix et quelques, mais on sentait que ça approchait. Il était aussi costaud que les plus costauds. Et il ne prenait part ni aux brutalités de la cour de récré ni aux coups de serviette dans les douches. Un jour, John Cheltzman alla voir Blaze - Blaze se tenait près de la clôture, à l’autre bout du terrain de jeu, sans rien faire sinon regarder les corbeaux se poser dans les arbres et en repartir. John fit une proposition à Blaze :
« Tu vas devoir te payer encore la Loi en math, ce semestre, lui dit-il. C’est la suite des fractions.
-Je hais les fractions.
— Je ferai tes devoirs si t’empêches ces salauds de me tomber dessus. Je laisserai des erreurs pour qu’il ne s’en doute pas - assez, même, pour que tu ne sois pas pris -mais ça suffira pour que tu aies la paix. Tu n’iras plus au coin. »
Aller au coin n’était pas aussi terrible que de recevoir la Cravache, mais c’était dur tout de même. On devait rester debout dans un angle de la salle 7, face au mur. Il était interdit de regarder l’horloge.
Blaze réfléchit à l’idée de John Cheltzman puis secoua la tête. « Il va s’en douter. Il va m’appeler au tableau et il s’en rendra compte.
-Tu n’auras qu’à regarder la classe, comme si tu réfléchissais, dit John. Je m’occuperai de toi. »
Et c’est ce que fit John. Blaze recopia les réponses de John, pour ses devoirs de math, s’efforçant de tracer des chiffres aussi beaux que ceux de la méthode Palmer, au-dessus du tableau, sans jamais y parvenir. La Loi le faisait parfois venir, et Blaze, debout, regardait autour de lui
- partout sauf en direction de Martin Coslaw - et ça passait très bien, c’était l’attitude que prenaient tous ceux ou presque qui étaient appelés au tableau. Pendant qu’il avait l’air de réfléchir, il regardait John Cheltzman, vautré sur sa chaise, près de la porte donnant sur le local des livres, les mains sur le bureau. Si le chiffre que demandait la Loi était de dix ou moins, il exhibait le nombre de doigts correspondant. S’il s’agissait d’une fraction, il fermait d’abord les poings. Puis les ouvrait. Il faisait très vite. La main gauche indiquait le numérateur, la main droite le dénominateur. Si le chiffre du dénominateur était supérieur à cinq, John refermait rapidement son poing puis se servait de ses deux mains. Blaze n’avait aucun mal à décoder ces signaux, que beaucoup auraient trouvés plus ardus à déchiffrer que les fractions qu’ils représentaient.
« Alors, Clayton ? disait la Loi. Nous attendons. »
Et Blaze répondait : « Un sixième, monsieur. »
Il n’était pas nécessaire qu’il tombe toujours juste. Quand il en avait parlé à George, plus tard, celui-ci avait paru impressionné. « Une jolie petite combine. Comment vous vous êtes plantés ? »
Le stratagème avait été éventé au bout de presque quatre semaines et quand Blaze y repensait - il était capable de penser, il lui fallait seulement du temps et de l’opiniâtreté -, il comprenait que ses stupéfiants et soudains succès au pays des fractions avaient dû rendre la Loi soupçonneux tout de suite. Pouvait pas laisser passer ça. Il avait lui-même tressé la corde dont Blaze avait besoin pour se pendre.
Il y eut une interrogation écrite-surprise. Blaze obtint zéro. Car l’interro écrite n’était faite que de fractions. Et la Loi ne l’avait donnée que dans un seul et unique but : piéger Clayton Blaisdell. Sous le zéro, une annotation était griffonnée d’une encre rouge flamboyante. Ne pouvant la déchiffrer, Blaze la montra à John.
John la lut. Sur le coup, il ne dit rien. Puis il se tourna vers Blaze. « Il a écrit que John Cheltzman va de nouveau être battu.
— Quoi ? Hein ?
— Et il a ajouté : dans mon bureau à seize heures.
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons oublié la possibilité des interros écrites — non, ce n’est pas toi qui les as oubliées. C’est moi. Parce que je n’avais qu’une chose en tête, comment empêcher ces tarés de me taper dessus. Et maintenant, c’est toi qui vas me battre et la Loi va me cravacher et ensuite les tarés vont recommencer à me taper dessus. Bordel de Dieu, je voudrais être mort. »
Et, en disant cela, il avait l’air sérieux.
« Mais non, je ne vais pas te battre.
— Non ? »
John tourna vers lui des yeux qui disaient qu’ils ne demandaient qu’à le croire sans y parvenir tout à fait.
« Tu ne pouvais pas faire l’interro écrite à ma place, pas vrai ? »
Le bureau de Martin Coslaw était une pièce assez grande avec DIRECTEUR écrit en gros sur la porte. On y trouvait un petit tableau noir en face de la fenêtre. Celle-ci donnait sur la pitoyable cour de récré de Hetton House. Le tableau noir était empoussiéré de craie et couvert, devinez de quoi, de fractions. Martin Coslaw était assis derrière son bureau lorsque Blaze entra. Il avait les sourcils froncés, sans raison apparente. Blaze lui donna un motif de les froncer encore plus. « Va frapper.
— Hein ?
— Retourne dehors et frappe à la porte, dit la Loi.
— Oh... »
Blaze fit demi-tour, sortit, frappa, entra.
« Merci.
— Ouais. »
Martin Coslaw le foudroya du regard. Prit un crayon et commença à en tapoter le bureau. Un crayon rouge à annoter. « Clayton Blaisdell Junior, reprit-il d’un ton songeur. Un nom bien long pour un esprit aussi court.
— Les autres gonzes m’appellent...
—Je me fiche pas mal de la façon dont les autres gonzes t’appellent, un gonze est un terme argotique que les imbéciles vont répétant, je ne veux pas le connaître et ceux qui s’en servent ne m’intéressent pas. Je suis professeur d’arithmétique et ma tâche est de préparer les jeunes gens dans ton genre au lycée — quand c’est possible - mais aussi de leur enseigner la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal. Si mes responsabilités se réduisaient à l’enseignement de l’arithmétique
- et parfois j’en viens à le souhaiter, souvent j’en viens à le souhaiter —, ce ne serait pas le cas, mais je suis également directeur, d’où l’enseignement du bien et du mal, quod erat demonstrandum. Savez-vous ce que veut dire Quod erat demonstrandum, Mr Blaisdell ?
- Non », répondit Blaze.
Son cœur battait, les larmes lui montaient aux yeux. Il était grand pour son âge, mais il se sentait tout petit. Et devenait de plus en plus petit. Savoir que c’était ce que la Loi voulait qu’il éprouve n’y changeait rien.
« Non, et tu ne le sauras jamais, car même si tu réussis à entrer dans le second cycle - ce dont je doute -, la géométrie restera toujours autant hors de ta portée que les étoiles. » La Loi mit ses doigts en forme de clocher et se balança dans son siège, au dos duquel était accroché son polo de joueur de bowling. Le polo se balança aussi. « Cela veut dire Ce qu’il fallait démontrer, CQFD, Mr Blaisdell, et ce que j’ai démontré grâce à ma petite interrogation écrite est que tu es un tricheur. Un tricheur est quelqu’un qui ne voit pas la différence entre le bien et le mal. CQFD. Et donc, qui doit être puni. »
Blaze se mit à contempler le plancher. Il entendit un tiroir s’ouvrir. Qu’on en retirait quelque chose et qu’on le refermait. Il n’avait pas besoin de lever les yeux pour savoir ce que la Loi tenait à présent à la main.
«J’ai les tricheurs en horreur, reprit Martin Coslaw. Mais j’ai conscience de vos insuffisances intellectuelles, Mr Blaisdell, et je comprends donc qu’il y a quelqu’un de pire que vous dans ce petit complot. Celui qui a fait entrer l’idée de cette supercherie dans votre crâne de toute évidence épais et vous a encouragé. Vous me suivez ?
- Non », répondit Blaze.
La langue de Martin Coslaw pointa entre ses dents et il la serra fermement. C’est avec une fermeté égale sinon supérieure que sa main étreignit la Cravache.
« Qui a fait vos devoirs ? »
Blaze ne répondit rien. On ne dénonce jamais les autres. Dans toutes les BD, dans les séries télé et dans les films on disait pareil : on ne dénonce jamais quelqu’un. En particulier si ce quelqu’un est votre seul ami. Sans compter qu’il y avait autre chose. Une chose qu’il avait du mal à exprimer.
« Vous ne devriez pas me battre, monsieur, dit-il finalement.
- Oh ? fit un Martin Coslaw stupéfait. Vous me dites ça ? Et pour quelle raison, Mr Blaisdell ? Éclairez-moi. Je suis fasciné. »
Blaze ne comprenait pas tous ces grands mots, mais comprenait ce regard. Il l’avait déjà souvent vu tout au long de sa courte vie.
« Vous vous fichez pas mal de m’apprendre l’arithmétique. Vous voulez juste faire en sorte que je me sente... petit, et taper sur ceux qui vous en empêchent pendant un bref moment. C’est mal. Vous ne devriez pas avoir le droit de me taper puisque c’est vous qui avez tort. »
La Loi n’avait plus du tout l’air fasciné. Mais furieux. Tellement furieux qu’une veine puisait au beau milieu de son front. « Qui a fait vos devoirs à votre place ? »
Blaze ne répondit pas.
« Comment avez-vous pu répondre au tableau ? Comment ça marchait ? »
Blaze ne répondit pas.
« C’était Cheltzman ? Je parie que c’était Cheltzman. »
Blaze ne dit rien. Il serrait les poings et tremblait. Des larmes coulèrent de ses yeux, mais à présent il ne pensait plus que c’étaient des larmes d’humiliation.
Martin Coslaw brandit sa badine et l’abattit haut sur le bras de Blaze. Il y eut une détonation, comme un petit coup de feu. C’était la première fois qu’un professeur frappait Blaze ailleurs que sur les fesses, même si, quelquefois, quand il était petit, il s’était fait tirer les oreilles (et une ou deux fois le nez). « Réponds-moi, bougre d’âne !
— Allez vous faire foutre ! » hurla Blaze, la chose sans nom bondissant finalement à l’air libre. « Allez vous faire foutre, allez vous faire foutre !
- Viens ici ! » dit la Loi. Il roulait des yeux énormes, exorbités. La main qui tenait la Cravache était blanche. « Viens ici, débris des poubelles de Dieu ! »
Et, en dépit de cette chose sans nom sortie de lui qui était de la rage, et parce que après tout il était un enfant, Blaze obéit.
Quand il sortit du bureau de la Loi, vingt minutes plus tard, la respiration chevrotante et haletante, le nez en sang
- mais les yeux secs et la bouche fermée -, il devint une des légendes de Hetton House.
Il en avait cependant terminé avec l’arithmétique. Pendant le mois d’octobre et presque tout le mois de novembre, au lieu de se rendre en salle 7, il allait en étude, salle 19. Cela lui convenait très bien. Il fallut deux semaines pour qu’il puisse s’allonger sur le dos sans avoir mal et, à partir de là, tout le reste alla très bien aussi.
Un jour, fin novembre, on l’appela de nouveau dans le bureau du directeur. Assis devant le tableau noir, il y avait un couple d’âge moyen. Un homme et une femme desséchés, telle était l’impression qu’ils faisaient à Blaze. À croire que les premiers vents d’automne auraient pu les emporter comme des feuilles mortes.
La Loi était assis derrière son bureau. Son polo de bowling avait disparu. La pièce était froide ; on avait ouvert la fenêtre pour laisser entrer la pâle lumière du soleil de novembre. Outre le fait d’être un dingue du bowling, la Loi était un maniaque de l’air frais. Le couple n’avait pas l’air de s’en formaliser. L’homme desséché portait un costume gris à épaulettes et une cravate-ficelle ; la femme desséchée, un manteau en tissu écossais sur une blouse blanche. Les deux avaient des mains carrées aux veines saillantes. Calleuses pour l’homme, crevassées et rouges pour la femme.
« Mr Bowie, Mrs Bowie, voici le garçon dont je vous ai parlé. Enlevez votre couvre-chef, jeune Blaisdell. »
Blaze retira sa casquette des Red Sox.
Mr Bowie l’examina d’un œil critique. « Il est grand. Il n’a qu’onze ans, vous dites ?
- Il en aura douze le mois prochain. Il pourra vous donner un bon coup de main.
- Il n’a rien, hein ? » demanda Mrs Bowie. Elle avait une voix haut perchée et flûtée. Ce qui semblait étrange, sortant de cette poitrine pachydermique qui roulait sous le manteau écossais telle une vague à Higgins Beach. « Pas la tuberculose ni rien comme ça ?
- Il a subi les examens, répondit Coslaw. Régulièrement, comme tous nos élèves. Règlement de l’Etat.
- Il est capable de fendre du bois ? C’est ça que je veux savoir », dit Mr Bowie.
Il avait des traits minces et un air hagard, la tête d’un prédicateur de télé raté.
« J’en suis certain, répondit Coslaw. Je suis sûr qu’il peut travailler dur. Je parle de travail physique, bien entendu. Il est mauvais en arithmétique. »
Mrs Bowie sourit. Un sourire tout en lèvres, sans dents.
« C’est moi qui fais les comptes. (Elle se tourna vers son mari.) Hubert ? »
Bowie réfléchit un instant, puis hocha la tête. « Entendu.
- Sortez maintenant, jeune Blaisdell, dit La Loi. Je vous reparlerai plus tard. »
Et c’est ainsi, sans qu’ils lui aient adressé une seule fois la parole, que Blaze fut confié aux Bowie.
« Je veux pas que tu panes », dit John. Assis sur la couchette voisine de celle de Blaze, il le regardait mettre ses quelques biens personnels dans un sac à fermeture Éclair. La plupart de ses affaires, y compris le sac, lui avaient été fournis par Hetton House.
« Je suis désolé », répondit Blaze. Mais ce n’était pas tout à fait vrai : il aurait simplement souhaité que John vienne avec lui.
« Ils vont se remettre à me taper dessus dès que tu seras au bout de la route. Tous. » Ses yeux bougeaient rapidement en tous sens dans leurs orbites et il pressa un bouton tout neuf sur le côté de son nez.
« Mais non, ils ne le feront pas.
— Si, et tu le sais bien. »
Blaze, effectivement, le savait. Il savait aussi qu’il ne pouvait rien y faire. « J’ai pas le choix. Je suis mineur, dit-il en souriant à John. Mineur, menteur et malfaiteur, désolé Monseigneur. »
Pour Blaze, c’était le comble de l’humour, mais ce trait d’esprit n’arracha même pas un sourire à John. Celui-ci prit son ami par le bras et serra fort, comme pour en enregistrer définitivement la texture en mémoire. « Tu ne reviendras jamais. »
Mais Blaze revint.
Les Bowie vinrent le chercher dans un vieux pick-up Ford repeint de manière ridicule avec des couches de blancs différents quelques années auparavant. Il y avait de la place pour trois personnes dans la cabine mais Blaze fit le trajet sur la plateforme. Ça lui était égal. La vue de Hetton House devenant de plus en plus petit au loin, puis disparaissant, le remplit de joie.
Le couple habitait un énorme bâtiment de ferme délabré à Cumberland, patelin voisin de Falmouth d’un côté et de Yarmouth de l’autre ; donnant sur une route en terre, la bâtisse était recouverte par des décennies de poussière. Elle n’était pas peinte. Un panneau, devant, indiquait : BOWIE-COLLEYS. À gauche de la ferme, dans un chenil également gigantesque, vingt-huit colleys couraient, aboyaient et jappaient en permanence. Certains souffraient de la gale. Ils perdaient leurs poils par poignées, exhibant la peau tendre et rose en dessous, sur laquelle festoyaient les derniers parasites de la saison. Des pâturages s’étendaient de l’autre côté de la ferme, derrière laquelle on trouvait l’étable dans laquelle les Bowie avaient leurs vaches. La propriété comptait une dizaine d’hectares. Elle était vouée avant tout à la production du foin, mais il y avait également deux hectares de bois d’essences diverses.
Quand le pick-up s’arrêta, Blaze sauta de la plateforme, son sac à la main. Bowie le lui prit. « Je vais le ranger. Toi, tu vas fendre le bois. »
Blaze cligna des yeux.
Bowie lui montra la grange. Elle était constituée d’une série d’abris qui la reliaient à la maison en zigzaguant pour former une sorte de cour intérieure. Des bûches s’empilaient contre l’une des parois. Il y avait de l’érable mais aussi du pin avec des coulées de résine solidifiées dans les fentes de l’écorce. Devant la pile était posé un vieux billot couturé de cicatrices, une hache enfoncée dedans.
« Toi, tu vas fendre le bois, répéta Bowie.
— Oh », dit Blaze.
C’était la première parole qu’il adressait à l’un ou à l’autre.
Les deux fermiers le regardèrent se diriger vers le billot et libérer la hache. Il la regarda, puis resta planté à côté du billot, dans la poussière. Les colleys n’arrêtaient pas de courir et d’aboyer. Les plus jeunes avaient une voix suraiguë.
« Eh bien ? demanda Bowie.
— J’ai jamais fendu de bois, m’sieur. »
Bowie laissa tomber le sac par terre. Il alla prendre une bûche et la posa sur le billot. Cracha dans une de ses paumes, se frotta les mains et prit la hache. Blaze le regardait avec attention. L’homme abattit la lame sur la bûche, qui se fendit en deux.
« Voilà, dit Bowie. C’est la bonne grosseur pour la cuisinière. À toi, maintenant », ajouta-t-il en lui tendant la hache.
Blaze cala la lame entre ses pieds, se cracha dans une paume et se frotta les mains. Il allait prendre la hache quand il se rendit compte qu’il n’avait pas placé de bûche sur le billot. Il alla en prendre une, la posa, brandit la hache et l’abattit. La bûche se fendit en deux morceaux à peu près identiques à ceux du coup de hache de Bowie. Blaze fut ravi. L’instant suivant il se retrouva par terre, l’oreille droite carillonnant du revers que lui avait porté Bowie de sa main sèche et durcie par le travail.
« Qu’est-ce que j’ai fait ? demanda Blaze.
- Tu as dit que tu savais pas fendre le bois. Et avant que tu viennes me dire que c’était pas de ta faute - ce n’était pas de la mienne non plus, mon gars. Et maintenant, au boulot. »
Sa chambre se réduisait à une espèce de cagibi surajouté au deuxième étage du bâtiment de ferme. Il comprenait un lit et une commode, et rien de plus. Tout ce qu’on apercevait par l’unique fenêtre était ondulé et déformé. Il faisait froid le soir, dans cette pièce, encore plus froid le matin. Peu importait le froid à Blaze ; ce qui l’inquiétait, c’étaient les Bowie. Et ils l’inquiétaient de plus en plus. L’inquiétude devint de la détestation et la détestation, finalement, de la haine. La haine se constitua lentement. Pour lui, c’était la seule issue. Elle grandit à son propre rythme, atteignit son paroxysme et produisit ses fleurs rouges. Le genre de haine quune personne intelligente ne connaît jamais. Un bloc qu’aucune réflexion n’était venue entamer.
Il fendit de grandes quantités de bois cet automne et cet hiver. Bowie essaya de lui apprendre à traire les vaches à la main, mais Blaze s’en montra incapable. Il avait ce que Bowie appelait des mains dures. Les vaches devenaient nerveuses en dépit des efforts qu’il faisait pour saisir délicatement leurs tétines. Du coup, elles lui transmettaient leur nervosité, refermant le circuit. Le flot de lait se réduisait à presque rien, puis tarissait complètement. Jamais Bowie ne le gifla pas sur les oreilles ou ne lui donna pas une claque sur la tête pour ça. Pas question pour lui d’acheter une machine à traire, il ne croyait pas aux trayeuses, prétendait que ces DeLaval faisaient vieillir prématurément les vaches ; en revanche, il estimait que traire à la main était un talent. Si bien qu’on ne pouvait pas davantage punir quelqu’un parce qu’il n’avait pas ce talent qu’on n’aurait pu le punir parce qu’il était incapable d’écrire ce qu’il appelait de la poéssie.
« Mais tu sais fendre le bois, lui avait-il dit sans sourire. Tu as le talent pour ça. »
Blaze fendait et transportait les bûches, remplissant la caisse à bois quatre ou cinq fois par jour. Il y avait bien une chaudière à mazout, mais Bowie ne l’allumait pas avant février, à cause du prix du mazout. Blaze devait aussi pelleter la neige sur les quatre-vingt-dix mètres que comptait l’allée, dès les premières chutes, faire tomber le foin dans les mangeoires, nettoyer l’étable et récurer les planchers de Mrs Bowie.
Les jours de semaine, il se levait à cinq heures pour nourrir les vaches (à quatre heures s’il avait neigé) et prendre son petit déjeuner avant l’arrivée du bus jaune du ramassage scolaire. Les Bowie se seraient bien passés de l’envoyer à l’école, s’ils avaient pu, mais c’était le règlement.
À Hetton House, Blaze avait entendu raconter des histoires bonnes et moins bonnes sur ceux qui « sortaient ». Surtout des moins bonnes, colportées par les grands, ceux qui allaient au lycée de Freeport. Blaze était encore trop jeune pour ça, cependant. Il alla à l’école du district A de Cumberland tant qu’il fut chez les Bowie, et l’école lui plut. Il aimait son professeur. Il aimait apprendre des poèmes par cœur, se lever et les réciter en classe : Près du pont grossier qui enjambait les flots... Il déclamait les vers dans sa veste à carreaux noirs et rouges (il ne l’enlevait jamais, parce qu’il l’oubliait après les exercices d’alerte-incendie), son pantalon de flanelle vert, ses bottes en caoutchouc vertes. Il mesurait déjà un mètre quatre-vingts, dominant d’une bonne tête tous les autres de sa classe de sixième - une tête au front déformé par une cavité et affichant un grand sourire. Personne ne riait de Blaze quand il récitait un poème.
Il avait beaucoup d’amis, même s’il n’était qu’un pupille de la nation, parce qu’il n’était ni querelleur ni brutal. Pas plus que de mauvaise humeur. Dans la cour de récré, il était le nounours de tout le monde. Il portait parfois trois petits à la fois sur ses épaules. Quand ils jouaient au prisonnier, il se retrouvait avec cinq, six, voire sept joueurs accrochés à lui, oscillait, oscillait, en général sans se départir de son sourire, son visage excavé tourné vers le ciel, avant de s’effondrer comme un gratte-ciel, inévitablement salué par les cris de tout le monde. La catholique Mrs Waslewski, un jour qu’elle surveillait la récréation, le vit qui trimballait cinq petits du cours élémentaire sur ses épaules et commença à l’appeler le saint François des Bambins.
Mrs Cheney lui apprit à lire et à écrire et lui donna des rudiments d’histoire. Elle comprit très tôt que les maths (que Blaze s’obstinait à appeler l’arithmétique) étaient une cause perdue pour lui. La seule fois où elle essaya de lui présenter les flash cards4, il devint tellement pâle qu’elle eut la conviction qu’il avait été sur le point de s’évanouir.
Il était lent, mais pas à proprement parler retardé. En décembre, il était passé des aventures pour petits de Dick et Jane aux histoires de Roads to Everywhere, le livre de lecture du cours moyen. Elle lui confia une pile de classiques en bandes dessinées reliées pour qu’il les amène avec lui chez les Bowie, accompagnée d’un mot disant que c’étaient ses devoirs. Son histoire préférée était bien entendu Oliver
Twist, qu’il relut jusqu’à le connaître pratiquement par cœur.
Tout cela continua jusqu’en janvier et aurait pu se poursuivre jusqu’au printemps, si deux événements malheureux ne s’étaient produits. Il tua un chien et tomba amoureux.
Il détestait les colleys, mais leur apporter leur pitance faisait partie de ses corvées. Les chiens étaient de race mais leur alimentation médiocre et leurs conditions de vie - ils ne sortaient jamais du chenil - les rendaient laids et névrosés. La plupart étaient peureux et fuyaient le contact. Ils se précipitaient sur vous en aboyant et en montrant les dents, puis rebroussaient brusquement chemin pour vous attaquer depuis un angle différent. Parfois, ils s’y prenaient par-derrière. Ils vous mordillaient au mollet ou aux fesses et s’enfuyaient. Ils n’appartenaient pas au champ de compétence de Mr Bowie. Mrs Bowie était la seule à qui ils faisaient la fête. Elle leur roucoulait des fadaises de sa voix haut perchée, toujours vêtue d’une veste rouge, laquelle était couverte de poils fauves.
Les Bowie vendaient rarement un animal adulte mais, tous les printemps, les chiots leur rapportaient deux cents dollars pièce. Mrs Bowie insistait auprès de Blaze sur l’importance qu’il y avait à bien les nourrir, à leur donner ce qu’elle appelait « un bon mélange ». Néanmoins, ce n’était jamais elle qui s’en chargeait et ce que Blaze mettait dans leur gamelle, c’étaient les produits périmés ou abîmés d’un magasin d’alimentation de Falmouth. Hubert Bowie appelait la mixture de la bouffe-à-chiens et parfois les pets-de-chien. Mais jamais quand sa femme était là.
Les chiens sentaient que Blaze ne les aimait pas et qu’il avait peur d’eux, si bien qu’ils devenaient tous les jours un peu plus agressifs avec lui. Le temps que l’hiver s’installe pour de bon, ils en étaient à le mordiller en l’attaquant de face. La nuit, Blaze se réveillait parfois sur un cauchemar dans lequel la meute se précipitait sur lui, le faisait tomber à terre et commençait à le dévorer vivant. Sur quoi, il restait dans son lit les yeux grands ouverts dans le noir, lâchant des petites nuages de buée dans l’air glacial et se tâtant pour être sûr qu’il était encore en un seul morceau. Certes il le savait, il connaissait la différence entre rêve et réalité, mais dans les ténèbres, cette différence paraissait s’estomper.
À plusieurs reprises, leurs assauts lui firent renverser la nourriture et il dut la ramasser du mieux qu’il put dans la neige tassée et jaune d’urine, tandis que les chiens grondaient et se disputaient les morceaux autour de lui.
Peu à peu, l’un d’eux devint leur leader dans la sourde guerre qu’ils menaient contre lui. Il s’appelait Randy, avait onze ans et un œil laiteux. Il terrifiait Blaze. Ses dents avaient quelque chose de vieilles défenses jaunies et il présentait une bande blanche au milieu du crâne. Il fonçait sur Blaze du plus loin qu’il le voyait, droit dessus, ses postérieurs comme des pistons sous sa fourrure qui pelait. Son bon œil flamboyait tandis que l’autre, telle une lampe éteinte, paraissait indifférent à tout. Ses pattes griffues imprimaient leurs traces dans la neige jaunâtre et tassée du chenil. Il accélérait au point qu’il paraissait impossible qu’il puisse faire autre chose que bondir à la gorge de Blaze. Le spectacle rendait les autres chiens frénétiques et ils sautaient, virevoltaient et grondaient. Au dernier instant, Randy raidissait les antérieurs et projetait une gerbe de neige sur le pantalon de Blaze, puis il repartait à fond de train pour renouveler la manœuvre. Mais il interrompait son attaque de plus en plus tard et bientôt se trouva si près que Blaze sentait sa chaleur et même son haleine.
Puis, un soir de la fin janvier, il sentit que le chien n’allait pas s’arrêter. Comment avait-il compris qu’il en irait autrement, il l’ignorait, mais ça lui paraissait évident : Randy, ce coup-ci, ne jouait plus. Il allait sauter. Les autres suivraient aussitôt. Et ce serait alors la curée, comme dans son cauchemar.
Le chien fonça, prenant de plus en plus d’élan, silencieux. Pas d’antérieurs raidis au dernier moment, cette fois. Pas de dérapage ou de volte-face. Les postérieurs fléchis, il se détendit. Et il fut en l’air.
Blaze tenait deux seaux en fer remplis de bouffe-à-chiens. À l’instant même où il comprit que Randy allait sauter, il laissa tomber les seaux et toute sa peur disparut. Il portait des gants de cuir brut avec des trous pour les doigts. Son poing droit entra en contact avec le dessous de la mâchoire allongée du chien. La secousse remonta jusqu’à son épaule et sa main se retrouva sur-le-champ complètement engourdie. Il y eut un bref craquement amer. Randy fit un saut périlleux parfait dans l’air froid et atterrit lourdement sur le dos.
Blaze ne se rendit compte que tous les chiens s’étaient tus que lorsqu’ils se remirent à aboyer. Il reprit les seaux, alla jusqu’à l’auge et y versa l’ignoble mélange. Jusqu’ici, les chiens s’étaient toujours précipités dessus pour s’empiffrer, grognant et menaçant pour avoir la meilleure place, avant même qu’il puisse ajouter l’eau. Il ne pouvait rien y faire ; tous ses efforts étaient vains. Ce jour-là, lorsqu’un des plus jeunes colleys se jeta sur l’auge, une lueur stupide dans ses yeux et sa stupide langue pendant de sa stupide gueule, Blaze le repoussa de ses mains gantées et l’animal se détourna si brutalement qu’il dérapa et s’étala sur le côté. Les autres reculèrent.
Blaze ajouta deux seaux d’eau qu’il prit à la chante-pleure. « Voilà, dit-il. C’est mouillé. Vous pouvez y aller. »
Il revint jeter un coup d’œil à Randy pendant que le reste de la meute se précipitait vers l’auge.
Les puces quittaient déjà le corps en train de se refroidir du colley mort dans la neige jaunie de pisse. Son bon œil paraissait à présent presque aussi vitreux que l’autre. Blaze en conçut de la pitié et de la tristesse. Peut-être le chien avait-il juste voulu jouer, au fond. Juste voulu lui faire peur.
Et il avait peur. D’autre chose. Il allait se faire sonner les cloches.
Il retourna à la maison avec ses seaux vides, tête basse. Mrs Bowie était dans la cuisine. La planche à laver était inclinée dans l’évier et elle lavait des rideaux, chantant un hymne de sa voix flûtée tout en travaillant.
« Ah ! tu vas me laisser des traces de pas sur mon plancher ! » lui cria-t-elle en le voyant. Son plancher, peut-être, mais c’était lui qui le frottait. À genoux. Une boule de mauvaise humeur se forma dans sa poitrine.
« Randy est mort. Il m’a sauté dessus. Je l’ai frappé. Je l’ai tué. »
Ses mains jaillirent de l’eau savonneuse et elle hurla : « Randy ? Randy ! Randy ! »
Elle se mit à courir en rond, arracha son chandail au portemanteau à côté de la cuisinière et courut à la porte.
« Hubert ! cria-t-elle à son mari depuis le seuil. Hubert ! Oh, Hubert ! Oh, le méchant garçon ! » Puis, comme si elle chantait toujours : « OoooooooOOOO ! »
Elle bouscula Blaze et courut dehors. Mr Bowie apparut à l’une des nombreuses portes des granges, la surprise allongeant encore un peu plus son visage émacié. Il se dirigea à grands pas vers Blaze et l’agrippa par l’épaule. « Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Randy est mort, répondit Blaze sans se démonter. Il m’a sauté dessus et je l’ai frappé.
- Attends ici », dit Bowie avant de rejoindre sa femme.
Blaze enleva sa veste à carreaux et alla s’asseoir sur le
tabouret, dans le coin. La neige se mit à fondre de ses bottes et à former une flaque. Il s’en fichait. La chaleur de la cuisinière lui martelait le visage. Il fendait le bois. Il s’en fichait.
Bowie dut ramener sa femme à l’intérieur parce qu’elle cachait sa figure dans son tablier. Elle sanglotait bruyamment. À cause de son timbre aigu, on aurait dit un bruit de machine à coudre.
« Va dans la grange », ordonna Bowie.
Blaze ouvrit la porte et le fermier l’aida à sortir de la pointe de sa botte. Blaze tomba au pied des deux marches, se releva et alla dans la grange. Toutes sortes d’instruments s’y trouvaient : des haches, des marteaux, un tour à bois, une meule, un rabot et une ponceuse, et d’autres outils dont il ne connaissait pas le nom. Il y avait aussi des pièces détachées d’automobile et des caisses pleines de vieilles revues. Ainsi qu’une pelle à neige en alu à lame ultralarge et recourbée. Sa pelle à neige. Blaze la regarda, et quelque chose dans cette pelle scella sa haine pour les Bowie, la rendit totale. Ils touchaient cent soixante dollars par mois pour le garder et il effectuait toutes leurs corvées. Il mangeait mal. La nourriture était meilleure à Hetton House. Ce n’était pas juste.
Hubert Bowie ouvrit la porte à ce moment-là et entra. « Tu vas recevoir le fouet, mon garçon.
- Le chien m’a sauté dessus. Il cherchait ma gorge.
-Pas un mot de plus. Tu ne fais que rendre les choses
encore pires pour toi. »
Chaque printemps, Bowie faisait saillir l’une de ses vaches par Freddy, le taureau de Franklin Marstellar. Sur le mur de la grange, il y avait une longe (qu’il appelait une corde d’amour) se terminant par un anneau nasal. Bowie la décrocha et la tint par l’anneau, laissant pendre les lourdes lanières de cuir.
« Penche-toi sur l’établi.
- Randy m’a sauté à la gorge. Je vous dis que c’était lui ou moi.
- Penche-toi sur l’établi. »
Blaze hésita, mais ne réfléchit pas. Réfléchir était long et laborieux. Au lieu de cela, il consulta son instinct.
Et son instinct lui dit que le moment n’était pas encore venu.
Il se pencha sur le banc. Bowie le fouetta longtemps et méchamment, mais Blaze ne pleura pas. Les larmes vinrent plus tard, dans sa chambre.
La fille dont il tomba amoureux était en cours moyen deuxième année à l’école de Cumberland où il allait et s’appelait Marjorie Thurlow. Elle avait les cheveux jaunes, les yeux bleus et pas de poitrine. Mais un doux sourire lui redressait le coin des yeux. En récréation, Blaze la suivait du regard. Il sentait alors comme un creux au milieu de son corps, mais d’une manière qui était agréable. Il s’imaginait lui portant ses livres et la défendant contre les méchants. Son visage devenait alors brûlant.
Un jour, peu de temps après l’incident Randy et les coups de fouet, l’infirmière du service de santé vint procéder aux rappels de vaccination. On avait donné aux enfants, la semaine précédente, des formulaires qu’on demandait aux parents de signer s’ils autorisaient cette vaccination. Ceux qui devaient la subir se tenaient en rang, nerveux, devant l’entrée du vestiaire. Blaze se trouvait parmi eux. Bowie avait appelé George Henderson, qui faisait partie de la commission scolaire, pour lui demander si c’était payant. Comme c’était gratuit, il avait signé l’autorisation.
Margie Thurlow se trouvait aussi dans la file d’attente. Elle paraissait très pâle. Blaze se sentait mal pour elle. Il aurait aimé aller lui tenir la main. Cette seule idée rendit son visage brûlant. Il inclina la tête et se dandina sur place.
Blaze était le premier à passer. Quand l’infirmière lui fit signe d’entrer dans le vestiaire, il enleva sa veste à carreaux et remonta la manche de sa chemise. L’infirmière prit une aiguille dans une sorte d’autoclave, consulta ses notes et dit : « Remonte aussi l’autre manche, grand garçon. Tu es bon pour les deux.
- Ça fait mal ? demanda Blaze en déboutonnant la manche.
- À peine une seconde.
- Bon », dit Blaze.
Et il la laissa enfoncer l’aiguille dans son bras gauche.
« Bien. L’autre bras, à présent, et tu en auras terminé. »
Blaze présenta son bras droit. Elle lui injecta encore du truc avec une autre aiguille. Puis il quitta le vestiaire, retourna à son bureau et commença à déchiffrer une histoire dans son livre de lecture.
Le Forgeron du village, célèbre poème de Longfellow.
To blaze up signifie : exploser de colère.
Jeu de mots sur Law - loi.
Cartes présentant des problèmes simples (7 +11 = ?) qu’il faut résoudre rapidement de tête.