Le voyage en Suède du tailleur de pierre Étienne de Bonneuil, appelé à reprendre la maîtrise d’œuvre de la cathédrale d’Uppsala en 1287, dit le rayonnement de l’art gothique parisien, derrière lequel se profilent autant l’emprise culturelle de la capitale française et de son monument phare, la cathédrale Notre-Dame, que l’excellence technique reconnue à ses artisans.
La Suède : un horizon inaccessible, sinon hostile, pour un sujet du Roi Très-Chrétien Philippe le Bel ? Assurément pas. Vue de France d’où s’embarquent depuis deux siècles des vagues de pèlerins et conquérants, la Scandinavie est une destination plutôt sûre, à défaut d’être aussi fascinante que l’Orient des Lieux saints. Si le monopole de la Hanse interdit aux marchands d’y faire fortune, pour les clercs au contraire qui sont venus en parfaire la christianisation après 1100, et pour ceux dont ils sont les meilleurs agents, les artistes, ce monde nordique en voie de sédentarisation offre un formidable débouché à ce que les hommes du Sud ont à offrir de plus convoité : la science de bâtir une Église et des églises défiant le temps.
À Paris en cette fin d’été 1287, les grands chantiers religieux s’essoufflent et tardent à être relayés par les entreprises royales. Les perspectives d’embauche deviennent plus incertaines pour les spécialistes de l’architecture de prestige que les commandes de Saint Louis ont fait affluer sur le marché du travail. Aussi le 30 août, devant Guillaume Saint-Martin, l’un des soixante clercs que Louis IX a institués en 1270 pour dresser les actes de la juridiction gracieuse du prévôt, se présente le tailleur de pierre Étienne de Bonneuil. Celui-ci reconnaît être débiteur envers deux écoliers de la somme de 40 livres parisis (l’équivalent d’un an de salaire d’un ouvrier qualifié) qu’il vient de recevoir pour avance des frais d’une mission très particulière : aller diriger la construction de la cathédrale d’Uppsala en emmenant avec lui autant de collaborateurs qu’il jugerait bon pour l’aider dans sa tâche. Étienne s’engage à rembourser ses créanciers à son arrivée, à supposer que lui et ses associés parviennent à destination et ne soient « perits en la mer ».
La mission d’Étienne a-t-elle réussi ? Tout porte à le croire : la conservation d’une copie authentique de ce document de gestion sans valeur diplomatique éminente dans le fonds d’archives de la cathédrale d’Uppsala, la mention d’un « maître Étienne » dans un acte local quatre ans plus tard et surtout les dispositions léguées par les campagnes du XIIIe siècle à la cathédrale suédoise, le plus grand édifice élevé en style gothique dans le monde scandinave.
Il faut souligner combien les vingt-deux lignes du petit parchemin de 1287 en disent long sur les ressorts humains de l’entreprise. La proximité qu’inspire aujourd’hui sa lecture vient d’abord de sa langue. Au lieu du latin attendu en pareille circonstance, l’obligation est rédigée dans un français limpide qui suppose de la part de ses bénéficiaires suédois une réelle familiarité avec le parler usuel des écoles parisiennes. La mobilité des parties en présence ne laisse d’étonner. Les deux créanciers, « sire » Olivier et « sire » Charles (alias Olaf et Carl), sont à la fois chanoines d’Uppsala et étudiants à Paris où ils engagent un professionnel qui se fait fort de recruter toute une équipe et de la lancer sur les routes et les mers pour un voyage de deux mois au bas mot, qui passe immanquablement par le port de Bruges.
Cette liberté de circuler de la part d’artisans, les historiens ont mis longtemps à l’admettre, préférant penser qu’une mission de cette nature avait forcément reçu l’aval du roi de France. Peut-être fut-ce le cas, mais rien ne le dit. Pour autant, les lois du royaume ont guidé la main du copiste dont les mots sont en phase avec les statuts des métiers du bâtiment mis par écrit vingt ans plus tôt, sur ordre de Saint Louis, par le prévôt Étienne Boileau. Du coup, cet acte précise aussi les contours incertains de l’architecte comme sujet dans le Paris où triomphe le gothique rayonnant. Étienne est « tailleur de pierre », la catégorie la plus élevée des acteurs de la maçonnerie, et il s’entoure d’ouvriers expérimentés, qu’ils soient indépendants (les « compagnons ») ou affectés à la surveillance du métier (les « bacheliers »). Mais c’est parce qu’il a été choisi pour être « maistre de faire l’eglise », en l’occurrence celle d’Uppsala, qu’il mérite à nos yeux le titre d’architecte – le mot mettra encore deux siècles en France pour retrouver son acception classique –, qu’il s’agisse pour lui de concevoir ou d’exécuter, puisqu’il s’avère, à cet égard, qu’il est impossible de trancher.
D’où vient à ces Normands cette familiarité avec Paris, ses clercs et ses artistes ? Dès ses débuts, l’université de Paris a été la principale pourvoyeuse en gradués du clergé scandinave. Au moment précis où Étienne rallie Uppsala, siège depuis le XIIe siècle de l’archidiocèse de la péninsule, la cité devient la première de la région à disposer à Paris d’une filiale de son école cathédrale. En 1286, Andreas And, prévôt du chapitre d’Uppsala qui a obtenu sa maîtrise à Paris, a en effet acquis rue Serpente une maison pour loger les écoliers de son diocèse, qu’il donnera à son église en 1291. La coïncidence entre la fondation de ce collège, dont les statuts s’inspirent de ceux de la Sorbonne, et le nouvel élan donné par des Parisiens au chantier de la cathédrale suédoise est tout sauf fortuite puisque les sponsors de la mission d’Étienne appartiennent à cette communauté. La greffe de l’art gothique parisien n’aurait donc pas été si profonde en Suède sans la soif de culture savante et la mobilité imposée aux intellectuels par l’absence de centre universitaire régional.
Mais quelle greffe ? Des générations d’archéologues ont débattu de la part respective d’Étienne et des autres maîtres d’œuvre anonymes dans les dispositions de la cathédrale suédoise telles qu’on peut les restituer en dépit des incendies de 1572 et 1702 et des énergiques restaurations des années 1885. Le texte de 1287 est clair quant à ce qui est attendu d’Étienne : il doit conduire l’œuvre. La nouvelle cathédrale, pourtant, est en chantier depuis 1271 et son chevet est partiellement fonctionnel avant 1281. La mission d’Étienne consiste donc à relayer une direction défaillante ou dispersée au gré des soubresauts politiques et économiques. Étienne doit à la fois relancer et coordonner une entreprise où opèrent des praticiens locaux de la construction en brique, base ici du gros œuvre par nécessité mais défi technique pour un Parisien, et diriger la petite équipe de tailleurs de pierre qu’il amène avec lui. Le rôle de cette dernière est crucial : scénariser les accès du transept en leur conférant le caractère iconique des portails de type parisien par leur parement lithique et leurs lignes géométriques. La paternité du programme du chevet conçu quinze ans plus tôt revient à un prédécesseur déjà familier des grandes églises françaises du milieu du XIIIe siècle et combinant le savoir-faire parisien avec les veines provinciales françaises, voire germaniques.
Par ses références multiples, la cathédrale d’Uppsala s’affranchit des modèles français qu’elle revendique, bien davantage que, plus tard, les grandes églises gothiques des royaumes de Naples et de Chypre par exemple. Paris n’en est pas moins l’horizon d’attente de ses commanditaires, à en juger par un texte contemporain de l’arrivée d’Étienne, selon lequel « quelques seigneurs, l’électeur de Cologne et l’abbé de Corvey ont été les garants de ce que ledit architecte français bâtirait l’église selon la même forme qu’à Notre-Dame de Paris ». Ces intentions imitatrices, dont il est malaisé aujourd’hui de comprendre les motivations et de saisir les éléments les plus signifiants pour les commanditaires, font écho à la chronique de Wimpfen rédigée vers 1300. Elle rapporte l’intervention, vers 1269, d’un « maçon nouvellement venu de Paris en France pour construire l’église à la manière française, en pierre de taille ». Marc Schurr a montré que la fameuse formule « opus francigenum » invoquée ici était une origine apocryphe, imaginée par le chroniqueur ou revendiquée abusivement par l’architecte, dont les références sont davantage en Lorraine et Alsace.
Car la dynamique architecturale qui anime les années 1270-1280 en Bade-Wurtemberg comme en Suède et dans les autres périphéries de l’Europe et de la France elle-même, c’est moins une identité géographique précise, française en l’occurrence, que l’excellence technique dans le traitement de la pierre qui allie stéréotomie et raffinement d’un décor architectural combinant rigueur géométrique du trait et délicatesse ornementale. Or, depuis la construction de la Sainte-Chapelle et, surtout, la métamorphose de Notre-Dame, cette excellence est de toute part reconnue comme la marque des praticiens franciliens. Dans ce sens, le document de 1287 est plus explicite sur les ingrédients de la renommée d’un architecte dans la seconde moitié du XIIIe siècle que ne l’était le titre de « doctor lathomorum » donné pompeusement à Pierre de Montreuil par son épitaphe de 1267 à Saint-Germain-des-Prés. Les archéologues n’ont pas toujours bien mesuré cette rigueur lexicale et ont fait d’Étienne de Bonneuil un sculpteur s’étant principalement consacré aux images du portail sud d’Uppsala. Pourtant, dans cette cathédrale, c’est bien un geste architectural, la grande rose de la façade nord, qui fait le plus explicitement le lien avec Notre-Dame, dont elle reproduit en l’ajustant le dessin de la rose du bras sud conçue vers 1260 par Pierre de Montreuil. Étienne de Bonneuil, dont on ne sait rien sinon qu’il devait être natif d’une des paroisses franciliennes portant ce nom, a donc non seulement apporté avec lui des modèles dessinés de monuments de son pays, mais sans doute travaillé personnellement sur les chantiers de Notre-Dame. Leur ralentissement après 1270 ne pouvait qu’inciter les ouvriers de la loge à chercher fortune ailleurs.
Motivé par de multiples facteurs, le départ d’Étienne de Bonneuil pour Uppsala à l’été 1287 ne saurait servir d’acte de naissance à cette internationale gothique dans laquelle la France a durablement servi de repère. Dès 1271, Uppsala avait accueilli un architecte pétri de références continentales et, un siècle auparavant, tandis que son premier archevêque Stephan recevait à Sens la consécration du pape et que l’abbaye suédoise d’Alvastra adoptait les formes sévères de Fontenay grâce aux moines envoyés par saint Bernard, à Canterbury en Angleterre l’architecte Guillaume de Sens assurait à la nouvelle architecture francilienne un ascendant irréversible sur les chantiers archiépiscopaux européens. C’est à cette source gothique insulaire que, de leur côté, les bâtisseurs de la cathédrale norvégienne de Trondheim vont alors directement puiser. La petite charte conservée à Stockholm illustre néanmoins une étape clé de cette assimilation de la France à la patrie de la nouvelle esthétique gothique, celle qui voit, dans le dernier quart du XIIIe siècle, Notre-Dame de Paris devenir pour un demi-siècle la métonymie de l’architecture à la française. Enfin elle mérite nos égards, s’agissant de l’un des plus anciens documents de première main et en langue vulgaire à nous révéler objectivement – si tant est qu’un acte notarié puisse le faire – à la fois l’intensité des transferts artistiques au sein du réseau des cathédrales d’Occident, l’importance du rôle des clercs dans l’animation de ces échanges qui se jouent des frontières politiques et l’affirmation d’un nouveau type d’homme dans la société occidentale, l’architecte désiré, libre et audacieux.
ÉTIENNE HAMON
Marcel AUBERT, « Les cathédrales de Paris et d’Uppsala », Konsthistoriska Sällskapets Publikation, 1923, p. 5-17.
Christian LOVÉN, « La neige, les briques et l’architecte français. La cathédrale d’Uppsala 1272- », in Olle FERM et Per FÖRNEGÅRD, en collab. avec Hugues ENGEL, Regards sur la France du Moyen Âge : mélanges offerts à Gunnel Engwall à l’occasion de son départ à la retraite, Stockholm, Runica et Mediaevalia, 2009, p. 20-51.
Victor MORTET et Paul DESCHAMPS (dir.), Recueil de textes relatifs à l’histoire de l’architecture et à la condition des architectes en France au Moyen Âge (XIe-XIIIe siècle), Paris, 1929 ; rééd. par Léon Pressouyre et Olivier Guyotjeannin, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1995, p. 940-941.
Marc SCHURR, « L’opus francigenum de Wimpfen im Tal : transfert technologique ou artistique ? », in Jacques DUBOIS, Jean-Marie GUILLOUËT et Benoît VAN DEN BOSSCHE (dir.), Les Transferts artistiques dans l’Europe gothique, Paris, Picard, 2014, p. 45-56.