BROUILLONS D’UNE SAISON EN ENFER

296- Ancienne collection Jacques Guérin. Reproduction dans le catalogue de vente de l’hôtel Drouot, Étude Tajan, 17 novembre 1998. B.N., n.a.f.r. 26499.

Les crochets encadrent les lectures conjecturales, les mots ou lettres restitués ainsi que les passages n’ayant pu être déchiffrés dans le manuscrit autographe de la collection Jacques Guérin.

« Oui, c’est un vice… » p. 240

297- Ce fragment de ce qui deviendra « Mauvais sang » a été découvert dans les papiers de l’éditeur Albert Messein et publié pour la première fois dans le Mercure de France du 1er janvier 1948 par Henri Matarasso et Henry de Bouillane de Lacoste. La même année, le fac-similé paraissait dans Les Cahiers d’art. Écrit sur un seul feuillet au recto (le verso est occupé par deux « proses évangéliques », « À Samarie » et « L’air léger et charmant de la Galilée… »), il ne comporte pas les divisions qui apparaîtront dans la version définitive. Il est remarquable surtout par le fait qu’il présente comme un tout ce qui deviendra dans le livre la quatrième et la huitième (et dernière) séquences de « Mauvais sang ». La cinquième (« Encore tout enfant… »), la sixième (« Les blancs débarquent… ») et la septième (« L’ennui n’est plus mon amour… ») semblent avoir été ajoutées par la suite.

298- Point de popularité  : voir « Mauvais sang », p. 206, note 10.

299- Autre marché grotesque  : Rimbaud est pris au piège de la justice de Dieu après la mort. Ou bien, dès maintenant, il choisit l’enfer par son encrapulement. Ou bien il pratique une sorte de « charité inouïe » qui lui vaudra le salut. Mais, qu’il gagne l’Enfer ou l’Éden, le marchandage qu’implique la religion chrétienne lui répugne.

300- Plus à parler d’innocence  : phrase supprimée dans la version définitive. Mais Rimbaud parlera de l’innocence à la fin de la septième section : « Mon innocence me ferait pleurer. »

301- Ah ! mon ami, ma sale jeunesse !  : Rimbaud supprimera par la suite ces traits de complaisance envers soi-même. L’« ami » pourrait s’adresser à Verlaine.

Fausse conversion p. 242

302- Découvert par Paterne Berrichon en 1897, ce fragment, qui contient le début de « Nuit de l’enfer », ne fut publié que le 1er août 1914 dans La Nouvelle Revue française. Le verso est occupé par une prose évangélique « Bethsaïda ». Le titre manuscrit « Fausse conversion » s’explique par le texte, notamment le début du deuxième paragraphe, « J’avais entrevu la conversion », et la fin du fragment : « faux sentiment, fausse prière ». Il n’a pas été retenu par Rimbaud, qui lui a préféré « Nuit de l’enfer » pour assurer l’unité de son livre.

303- Jour de malheur  : cette expression, que Rimbaud n’a pas conservée dans le texte imprimé, renvoie au Dies irae, « jour de colère », célèbre chant liturgique de l’office des morts.

304- opéras  : l’hésitation de Rimbaud sur ce mot, puis le choix final (dans l’œuvre imprimée) de « créatures » plutôt que « femmes » sont significatifs. Les bonheurs de ce Paradis évoquent davantage ceux que promet le Coran. Les houris, femmes du paradis mahométan, seront mentionnées dans la même section. Les bonheurs de l’au-delà sont, pour Rimbaud, liés à la musique : « concert spirituel » (c’est-à-dire donné dans une église), « hymnes », « opéras ». Ailleurs il est parlé du « chœur des élus ».

305- Ah ! les nobles ambitions ! ma haine  : dans ce raccourci, Rimbaud veut dire que ses ambitions d’atteindre les plus nobles valeurs enseignées par la morale et la religion devinrent l’objet de sa haine. Il faut voir là confirmée sa volonté d’encrapulement.

306- les alchimies, les mysticismes  : Rimbaud a supprimé ces deux mots dans le texte définitif. Dans cette première version, il amorce déjà le thème de la poésie damnatrice. Mais dans la version finale il préférera réserver tout un chapitre pour développer cette idée. De là une mise en réserve de certains mots du premier brouillon : « alchimie », « les poètes sont damnés », etc.

[Alchimie du verbe r°] p. 244

307- Ce fragment de la section intitulée « Alchimie du verbe » fut retrouvé par Paterne Berrichon et publié dans La Nouvelle Revue française du 1er août 1914. Il occupe le recto et le verso d’un feuillet déchiré en son coin supérieur (droit pour le recto, gauche pour le verso).

308- Cette phrase correspond au passage d’« Alchimie du verbe » situé après la « Chanson de la plus haute Tour » : « J’aimai le désert » (voir p. 224). Les quelques phrases précédentes, dont il ne reste que des bribes, n’ont pas été reprises par Rimbaud.

309- Faim  : Rimbaud se contente ici de donner le titre du poème. Il comptait le citer ensuite. Mais ce qui l’intéressait alors, c’était de relater une certaine période de son expérience poétique.

310- Je réfléchis au bonheur  : dans la version imprimée, ce passage sera placé avant celui qui succède à la « Chanson de la plus haute Tour ». Rimbaud, sur son brouillon, accumule les exemples venant des bêtes.

311- l’araignée  : on retrouvera cette araignée non plus dans le texte en prose de Rimbaud, mais dans la citation qu’il fera, après « Faim », d’un poème dont nous n’avons aucune autre version. Voir Une saison en enfer, p. 225, note 9.

312- Je crus avoir trouvé  : Rimbaud commence ici le paragraphe qui, plus tard, suivra la citation du poème « Le loup criait sous les feuilles ».

313- Âge d’or  : « Âge d’or » ne sera pas cité dans la version finale. Mais le commentaire qu’en donne ici Rimbaud (« opéra fabuleux ») est précieux pour comprendre ce poème. « Âge d’or », en effet, doit se chanter (et parfois « d’un ton allemand »). De plus, il fait dialoguer les différentes voix internes de Rimbaud (voir p. 344).

[Alchimie du verbe v°] p. 247

314- Le coin supérieur gauche du feuillet a été déchiré. De là, des lacunes dans les six premières lignes. Elles correspondent toutefois à la suite du texte écrit au recto, et à la partie d’« Alchimie du verbe »  : « À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues » (p. 227).

315- Mémoire  : ce poème n’a pas été cité dans la version définitive. La phrase précédente le commente comme un « rêve [d]es plus tristes », assez proche de ceux que l’on voit dans Les Déserts de l’amour.

316- l’âme aux  : l’un des mots biffé à cet endroit, « embarcation », prouve bien que Rimbaud songe aux pérégrinations d’Ulysse et à sa descente aux Enfers.

317- Confins du monde  : Rimbaud mentionne vraisemblablement le titre d’un poème qui nous reste inconnu, à moins que nous le connaissions sous un autre titre. « Confins du monde » est d’abord une autre façon de désigner la « Cimmérie noire » nommée auparavant. Une pièce des Illuminations, « Enfance IV », assure : « Ce ne peut être que la fin du monde en avançant. »

318- l’anneau magique  : dans « Nuit de l’enfer », Rimbaud avait déjà évoqué cet anneau (« que je plonge à la recherche de l’anneau ») ; voir p. 358, note 8.

319- qui avais levé : je propose de comprendre « qui avais soulevé », au sens où on « lève » un gibier, par exemple.

320- ad matutinum  : Rimbaud a surchargé le mot diluculum qui signifie « petit jour », terme de latiniste moins parlant que matutinum.

321- Bonr  : cette abréviation désigne sans doute le mot « bonheur ». À cet endroit, Rimbaud placera, dans la version définitive, le poème « Ô saisons, ô châteaux ». On peut donc en inférer que ce texte s’intitulait primitivement « Bonheur ». Cependant, aucune de ses versions manuscrites connues actuellement ne porte ce titre (voir p. 348).

322- l’art est une sottise  : cette formule est apparemment sans appel. Elle fut supprimée de la version finale. Elle annonce déjà le dédain que Rimbaud marquera pour son passé de poète. Elle donne des raisons au mystère de son silence futur. Face à l’art, le réel s’impose et c’est lui que Rimbaud choisira – pour s’y perdre !

ILLUMINATIONS

Après le déluge p. 255

323- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 1

Le classement fait par Félix Fénéon explique que l’on ait donné à ce texte une importance inaugurale. Rien n’assure toutefois qu’il ait eu cette valeur d’« ouverture ». Mais il est vrai que son mouvement se retrouve dans plusieurs Illuminations et qu’il correspond chez Rimbaud à la rage de lutter contre les habitudes et de détruire ce monde-ci. On a souvent perçu dans ce poème une inspiration venant de l’esprit communard. Après les grandes innovations de la Commune, tout n’était-il pas redevenu comme avant ? Une telle interprétation convient, mais elle a ses limites. La façon supérieure dont Rimbaud passe au mythe interdit toute identification trop précise.

324- l’idée du Déluge diffère des « Déluges » de la fin du texte. Le raz de marée final, nous n’en avons eu jusqu’à maintenant que l’idée. J’ai pris le parti de restituer « après » écrit au-dessus de « Aussitôt » dans le manuscrit. Cette addition supralinéaire, bien qu’elle soit biffée, n’a vraisemblablement pas été supprimée par Rimbaud. Ma restitution suit en cela l’édition Guyaux (La Baconnière, 1985).

325- « mazagrans » : cafés froids auxquels on ajoute de l’eau. Cette boisson a reçu ce nom pendant la conquête de l’Algérie, en 1840, lors de la bataille de Mazagran.

326- Eucharis  : l’une des compagnes de Calypso dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon, mais également la femme célébrée par Antoine Bertin dans ses Élégies (1782). Ce mot grec signifie « pleine de grâce ». Avec le retour d’Eucharis, Rimbaud voit se reconstituer « la belle poésie », celle des idylles dont il s’était moqué dans « Mes Petites amoureuses ».

327- la Sorcière  : on a, bien entendu, songé ici à une réminiscence du livre de Jules Michelet portant ce titre (1862). Mais cette mère qui détient le feu du savoir réclamerait, bien davantage, une interprétation psychanalytique.

Enfance p. 256

328- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, fos 2-5.

329- Le principe de séries et d’énumérations, qui sera repris dans de nombreux poèmes, inspire le développement du texte. La dernière phrase, qui prend valeur d’explication dissimulée, intrigue par les mots guillemetés « cher corps » et « cher cœur », qui citent vraisemblablement un vers du « Balcon » de Baudelaire (Les Fleurs du Mal, éd. 1861) : « Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux », et peut-être « Hippolyte, cher cœur […] » des « Femmes damnées » (dans les pièces condamnées des Fleurs du Mal).

330- Le module du texte, assez semblable à une comptine, est donné par un « Il y a », très différent à vrai dire de celui qui régule le poème portant ce titre dans Calligrammes d’Apollinaire (pour une comparaison des deux textes, voir C.A. Hackett, « Rimbaud et Apollinaire, quelques différences », Lectures de Rimbaud, Revue de l’université de Bruxelles, 1982, nos 1-2, p. 215-230).

331- Premier texte de cette série où le « je » prenne la parole, cette quatrième « Enfance » décline les identités d’un même individu qui semble avoir eu pour lui seul plusieurs vies – comme il est dit dans Une saison en enfer  : « À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. »

Conte p. 259

332- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 5 (au-dessous d’« Enfance V »).

En raison de son titre, ce poème de Rimbaud a été l’objet de nombreux commentaires qui se sont plus employés à trouver en lui la confirmation d’un modèle qu’à le comprendre.

Tout prouve que Rimbaud s’est emparé d’un genre connu, moins pour en déconstruire la structure que pour y affirmer un problème propre. Hanté par l’Orient, il a donc pris modèle peut-être sur Les Mille et Une Nuits. La richesse de ce Prince et son désir de destruction font toutefois penser plus encore au Vathek de Beckford (1786), voué à l’esprit du mal, Eblis.

La mort tranquille du Prince à un âge ordinaire concerne la mort naturelle, alors que l’anéantissement du Génie et du Prince marque une heure de « santé essentielle » où l’être, à la rencontre de son autre, coïncide enfin avec son désir secret. Les Anciens, du reste, nommaient déjà « démon » (chez les Grecs) ou « génie » (chez les Latins) le dieu personnel attaché à l’individu, mais devant disparaître à la mort de celui-ci.

« Conte », qui met en scène la dépense de la pure perte, est surtout une fable où Rimbaud expose l’étrange loi qu’il a découverte : l’excès permet à chacun de trouver sa vérité intime ; encore n’y a-t-il rien là d’assuré ni d’immédiat, rien surtout qui puisse durer. Le « moment » rimbaldien assure d’une éternité glissée dans les chambres du temps.

Parade p. 260

333- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 6.

Que l’artiste se montre ici en saltimbanque ne doit pas surprendre. Baudelaire, Albert Glatigny, Théodore de Banville (Les Pauvres Saltimbanques, Lévy, 1853) avaient décrit plus d’une fois ces êtres du spectacle éphémère. Sur tous ces « drôles » du XIXsiècle, on consultera le livre de Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Skira, 1970.

334- Chérubin  : personnage du Mariage de Figaro de Beaumarchais, type de l’adolescent naïf et charmant qui rêve d’aimer et ne connaît pas la vie.

335- prendre du dos  : se donner des airs d’importance, se pavaner. Louis Forestier signale que le mot « dos » a signifié en argot « souteneur ».

336- Molochs  : au singulier, ce nom désigne dans la Bible une divinité particulièrement cruelle adorée des Moabites et des Ammonites. On lui sacrifiait des enfants. Moloch est aussi le surnom d’un caricaturiste célèbre des années 1870.

Antique p. 261

337- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 7.

Le fils de Pan nous est présenté en mouvement, un mouvement qui semble ici décomposé. Rimbaud reprend des éléments de sa poésie « Tête de faune » (p. 134), mais les place dans une vision d’anatomie intrigante. Deux ans auparavant, Lautréamont avait décrit dans la septième strophe du deuxième des Chants de Maldoror un hermaphrodite : « Il rêve que les fleurs dansent autour de lui en rond, comme d’immenses guirlandes folles, et l’imprègnent de leurs parfums suaves, pendant qu’il chante un hymne d’amour, entre les bras d’un être humain d’une beauté magique. »

338- Tachées de lies brunes  : Rimbaud avait écrit dans « Tête de faune »  : « Brunie et sanglante ainsi qu’un vin vieux/ Sa lèvre éclate en rires sous les branches. »

Being Beauteous p. 261

339- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 7.

Un problème se pose pour l’établissement de ce texte. En effet, sur le manuscrit, au premier paragraphe long et compact succède un très court paragraphe séparé du précédent par trois croix. André Guyaux pense que ce bref paragraphe forme à lui seul un petit texte (« À propos des Illuminations », RHLF, septembre-octobre 1977, p. 807). Cette solution me paraît aussi la meilleure.

Le titre est sans doute emprunté à un poème de Longfellow, « Footsteps in Angels », où se trouve cette expression (voir C.A. Hackett, « Longfellow et Rimbaud : “Being Beauteous” », repris dans Autour de Rimbaud, Klincksieck, 1967). Autre forme de Génie, l’Être de Beauté se constitue sur le « chantier » du texte.

« Ô la face cendrée » p. 262

340- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 7.

Pour les raisons énoncées ci-dessus, ce texte, considéré comme une « phrase », est présenté isolément dans notre édition.

Vies p. 262

341- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, fos 8-9 (« Vies III » est placé au-dessus de « Départ » et de « Royauté » sur le f° 9).

« Vies » présente bien plusieurs vies possibles du narrateur qui utilise toujours ici la première personne. « Vies I » déplace la biographie du côté de l’Orient et plus précisément en Inde. Ce choix de l’Orient contre l’Occident est aussi lisible dans Une saison en enfer (« L’Impossible »). Dans « Vies II », Rimbaud semble à nouveau tracer un bilan assez précis de ce qu’il vient de vivre. « Vies III » fait jouer prismatiquement les éléments d’une mémoire fictive.

342- les Proverbes  : le livre des Védas dont les brahmanes transmettaient la doctrine.

343- les vieilles  : c’est bien ce qu’on lit sur le manuscrit. Rimbaud a peut-être oublié ici un nom auquel se rapporterait « vieilles », alors adjectif.

344- la campagne  : il faut bien lire « campagne » et non « compagne ».

345- Cette illumination rappelle, à première vue, quelques épisodes de la vie du « voyant » revenu pour l’instant dans son « aigre campagne » (Roche). Seraient passés en revue les vagabondages, l’arrivée à Paris, la liaison avec Verlaine. La fin, d’humeur désespérée, annonce cependant un étrange « trouble nouveau » qu’il serait vain de vouloir définir plus précisément.

346- Comme souvent chez Rimbaud, la multiplication des référentiels apparents n’est là que pour créer une opération de « mélange » d’où peut naître le nouveau poétique. Mais le texte se conclut par un échec. Le « devoir » du voyant, apporter le nouvel amour, n’est plus une nécessité. Le locuteur est désormais un homme d’outre-tombe et non pas un homme de « commissions », c’est-à-dire chargé d’une mission quelconque envers son semblable.

347- On se souviendra qu’Alphonse Lemerre, l’éditeur des Parnassiens, était installé au 47, passage Choiseul.

Départ p. 264

348- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 9 (entre « Vies III » et « Royauté »).

En trois phrases participiales, Rimbaud congédie l’expérience passée : vision, rumeurs, arrêts de la vie. Il veut être – on le sait – « absolument moderne », et c’est de l’oubli du passé que dépend sa (provisoire) réussite.

Royauté p. 264

349- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 9 (au-dessous de « Vies III » et de « Départ »).

Dans ce poème, comme dans « Conte » (p. 259), le ton adopté mime celui d’un récit de tradition. « Un beau matin » commence l’histoire comme un « Il était une fois ». Les termes « révélation », « épreuve terminée » rappellent la recherche obstinée que Rimbaud tenta (de juin 1872 à juin 1873) et rencontrent les idées prométhéennes exprimées dans « Vagabonds » (p. 271).

À une Raison p. 264

350- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 10.

La « Raison » nouvelle est l’objet de la dédicace, comme le prouve, au dernier paragraphe, l’accord au féminin du participe passé « arrivée ». Les nouvelles générations (les « enfants » que désigne Rimbaud) attendent un univers transformé duquel serait exclus le temps de l’habitude.

351- Ta tête se détourne  : Pierre Brunel signale à juste titre : « Elle est une divinité, dont le signe de tête est une manifestation du numen » (Rimbaud. Projets et réalisations, Honoré Champion, 1983, p. 269). Le mot latin numen désigne, en effet, en premier lieu un mouvement de tête correspondant à une volonté, puis la divinité en tant qu’elle a une puissance agissante.

352- nos lots  : la part, c’est-à-dire la vie qui revient à chacun.

Matinée d’ivresse p. 265

353- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, fos 10 et 11.

Le mot final donne une clé de lecture pour ce texte. « Assassins », que Rimbaud souligne, fait, à n’en pas douter, allusion aux Haschichins, secte que dirigeait dans l’Islam du XIsiècle Hassan-Sabbah, appelé aussi le Vieux de la Montagne. Ses affidés détroussaient les voyageurs et Sabbah les récompensait en leur donnant du haschisch. Nerval, mais surtout Théophile Gautier (Le Club des Haschichins) et Baudelaire (« Le Poème du hachisch », II, « Qu’est-ce que le hachisch ? » dans Les Paradis artificiels) en avaient déjà parlé. Il est probable que Rimbaud goûta au haschisch. Cependant, le témoignage que nous donne Ernest Delahaye sur l’expérience qu’en fit son ami durant l’automne 1871 reste décevant et ne permet pas d’en inférer quelques visions attachantes. Il reste que Rimbaud avait bien le projet de se livrer à un « dérèglement de tous les sens », que le mot « poison » désigne, à coup sûr, en cette période, la drogue (terme qui, alors, n’était guère utilisé), et que le haschisch était pratiqué dans le milieu des Zutistes.

À lire « Matinée d’ivresse », il semblerait que Rimbaud, par l’absorption de la drogue (que l’on consommait plutôt sous forme de confiture verte), ait conçu toute une poétique (déjà indiquée par Baudelaire, il est vrai, mais au seul titre de témoignage finalement déceptif). Yves Bonnefoy lui accorde une importance très grande et parle à son sujet de « découverte bouleversante ». Il y entend la « santé essentielle » évoquée aussi bien dans « Conte » que dans « Génie » (Rimbaud par lui-même, op. cit., p. 156).

André Guyaux a comparé soigneusement « Matinée d’ivresse » et les textes de Baudelaire relatifs au haschisch pour conclure à certains rapprochements dans le déroulement de l’expérience et à une nette différence sur le plan de l’éthique. Baudelaire évoque les lendemains décevants qui suivent la prise de la drogue. Rimbaud continuerait de croire à l’ivresse qui en résulte (« Baudelaire a-t-il influencé Rimbaud ? » dans Berenice, mars 1983, p. 101-112).

354- chevalet féerique  : le chevalet désigne ici un instrument de torture ; mais ce supplice est gratifiant. Il introduit dans le monde de la féerie. Baudelaire, dans « Le Poème du hachisch », avait déjà parlé de « supplice ineffable » et de « tortures d’une ivresse ultrapoétique » (Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, t. I, p. 414-415).

355- tournant  : au sens où du lait tourne. La fanfare harmonique (hallucination musicale) s’altère et marque ainsi la fin de l’expérience.

356- nous si digne : l’adjectif portait d’abord un s qui a été biffé ensuite. Correction importante. Le « nous » correspondrait donc à un locuteur singulier pluralisé et multiplié par l’ivresse (voir aussi « nous serons rendu » dans la phrase précédente).

357- discrétion des esclaves, austérité des vierges : ce personnel, esclaves et vierges, semble faire référence aux cours des palais orientaux et peut-être à celle du Vieux de la Montagne.

Phrases p. 266

358- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 11. Ces trois « phrases » sont séparées par des traits ondulés.

Sur ce f° 11, les trois textes se caractérisent par un « nous ». Mais ce que recouvre ce pronom n’est vraiment perceptible que dans le premier texte où il désigne un couple.

Les tournures syntaxiques, souvent reprises par trois fois, laissent penser à divers essais rhétoriques. À propos de ces textes se pose le problème d’une écriture immédiate de fragments ou de phrases réservées pour une utilisation plus dense en d’autres textes à venir.

359- pour deux enfants fidèles  : Antoine Fongaro (« Les échos verlainiens chez Rimbaud et le problème des Illuminations », Revue des sciences humaines, avril-juin 1962, p. 263-272) voit dans cette expression une parodie des « deux enfants » dont parle Verlaine dans la quatrième des « Ariettes oubliées » (Romances sans paroles) : « Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles. » À l’appui de cette thèse, on pourrait citer aussi quelques phrases de « Délires I », dans Une saison en enfer, où semble s’entendre la voix de Verlaine : « Je nous voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de tristesse. »

360- que je sois celle  : qui parle ? Il faut très certainement comprendre que ce premier ensemble doit se dire au féminin. Mais le jeu du féminin et du masculin peut fort bien recouvrir un débat homosexuel comme dans Une saison en enfer.

361- Ma camarade, mendiante  : on peut penser au personnage de Henrika dans « Ouvriers » (voir p. 268).

[Phrases] p. 267

362- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 12.

Cette page du ms. 14123 fait suite à celle qui porte le titre « Phrases ». Elle contient aussi de courtes notations. Cependant, elle est d’une encre et d’une graphie différentes, et la séparation entre les textes y est marquée par des croix, comme pour « Ô la face cendrée… » (p. 262). Elle forme donc un ensemble indépendant (voir André Guyaux, « À propos des Illuminations », art. cité).

Le premier texte met en place les éléments d’une pluvieuse journée de juillet. La conclusion doit s’entendre ironiquement, comme une référence à la Noël en plein été.

Le dernier poème entre en résonance avec différentes « Veillées » et le décor des « Déserts de l’amour » (voir p. 181).

Ouvriers p. 268

363- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 13.

Dans le titre, l’article « Les » qui précédait « Ouvriers » a été biffé.

Ce texte, de caractère réaliste au premier abord, mime l’écriture naturaliste alors naissante (Zola commençait à publier Les Rougon-Macquart).

364- Le Sud  : c’est-à-dire, comme on le voit plus bas, le vent du sud. Le narrateur y rattache son enfance. Désigne-t-il ainsi les jeunes années passées en France ?

365- Henrika  : prénom nordique (il débute par un H comme celui de certaines femmes des Illuminations), Henrika n’est pas identifiable. Rappelons toutefois que Verlaine, traçant au plus vite la vie de Rimbaud, notera en 1888 : « Peu de passion, comme parlerait M. Ohnet, se mêle à la plutôt intellectuelle et en somme chaste odyssée. Peut-être quelque vedova multo civile dans quelque Milan, une Londonienne, rare sinon unique – et c’est tout » (« Arthur Rimbaud. 1884 », Les Hommes d’aujourd’hui, n° 318, janvier 1888 ; passage repris dans The Senate, octobre 1895).

366- On remarque la singularité de ce paragraphe. La bizarrerie qui retient ici consiste dans ces « très petits poissons » abandonnés dans « une flache », à l’image du couple « orphelin » qui les regarde.

367- métiers : métiers à tisser.

Les Ponts p. 268

368- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, fos 13-14.

Seul le titre de ce poème, parmi tous ceux des Illuminations (voir cependant « Ouvriers », sur le f° 13), comporte un article. La description suscite un certain référent dans lequel la plupart des commentateurs ont cru reconnaître Londres. Le dôme désignerait la cathédrale Saint-Paul ; l’eau, « large comme un bras de mer », la Tamise. Même le caractère habité des ponts pourrait faire penser au fameux London Bridge autrefois surmonté de maisons.

Ville p. 269

369- Ms. BN., n.a.fr. 14123, f° 14.

Le je, présent dès le début, est le témoin du paysage urbain qui, une fois encore, peut coïncider avec Londres. Rimbaud parle en effet des « peuples du continent » ; il note « l’épaisse et éternelle fumée du charbon » dans cette grande cité industrielle, et va jusqu’à utiliser le mot « cottage ». Mais la ville est surtout l’occasion de faire surgir l’étrangeté fondamentale d’un « urbanisme de néant » (Marie-Claire Bancquart, « Une lecture de “Ville(s)” d’Illuminations », Cahier Arthur Rimbaud, n° 4, Minard, « Lettres modernes », 1980, p. 25-34), et la fenêtre révèle les spectres de la modernité.

370- aucun monument de superstition  : dans une lettre adressée à Edmond Lepelletier le 24 septembre 1872, Verlaine note que Londres est « sans monument aucun, sauf ses interminables docks (qui suffisent d’ailleurs à [sa] poétique de plus en plus moderniste) ».

371- des Érynnies  : il faut écrire « Érinnyes ». Déesses de la vengeance dans la mythologie grecque, elles étaient au nombre de trois : Tisiphone, Mégère, Alecto. Elles sont ici remplacées par la Mort, un Amour désespéré et un joli Crime. Cette présence des Érinnyes montre bien que la ville de Londres est conçue comme une cité de l’enfer (« la ville de la Bible », disait Verlaine dans le « Sonnet boiteux », envoyé à Ernest Delahaye en décembre 1873, mais sans doute écrit auparavant et qui contient également le verbe « piauler »).

Ornières p. 270

372- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 14.

Selon Ernest Delahaye, un événement réel aurait motivé ce texte : un cirque américain qui se serait fourvoyé à Charleville dans les années 1868-1869 (voir Souvenirs familiers, réédité dans Delahaye témoin de Rimbaud, Neuchâtel, La Baconnière, 1974, p. 74).

Villes [II] p. 270

373- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, fos 15-16.

Origine ou complément de ce poème, il paraît opportun de mentionner un texte d’Edgar Poe, Les Souvenirs de M. Auguste Bedloe (repris dans Histoires extraordinaires, dans Œuvres complètes de Baudelaire, t. V, Michel Lévy, 1869). Auguste Bedloe est un opiomane qui, après avoir pris sa drogue favorite, a pour habitude de se promener seul dans les Ragged Mountains, « une branche des Montagnes Bleues, Blue Ridge, partie orientale des Alleghanys », précise Baudelaire. Au cours d’une de ses promenades, il voit de façon hallucinatoire une ville magnifique, « d’un aspect oriental, telle que nous en voyons dans Les Mille et Une Nuits », et il décrit longuement ses habitations et la multitude qui la parcourt.

374- Alleghanys et Libans  : chaînes de montagnes, l’une aux États-Unis, l’autre au Liban.

375- Mabs  : Mab est la reine des fées dans le folklore anglais. Elle est longuement décrite par Mercutio dans Roméo et Juliette de Shakespeare (I, 4).

376- Les Bacchantes des banlieues  : dans « Bottom » (p. 284), Rimbaud écrit « les Sabines des banlieues ».

377- Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites  : Rimbaud semble présenter ici des scènes déjà traitées par les peintres : Vénus venant voir Vulcain dans ses forges ou tentant saint Antoine.

378- les élans se ruent dans les bourgs  : il faut comprendre que les bêtes sauvages viennent dans les villes. « Élans » est sans doute allitérant du précédent « les légendes ». De plus, le mot « élan » en tant qu’action semble être développé par le verbe « se ruer ».

379- Quels bons bras, quelle belle heure  : les deux épithètes font penser à l’incipit de « Matinée d’ivresse » (« Ô mon Bien ! ô mon Beau ! », p. 265) et pourraient renvoyer à la même expérience hallucinatoire. La précédente mention du boulevard de Bagdad prendrait ainsi tout son sens.

Vagabonds p. 271

380- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 16 (entre « Villes [II] » et le début de « Villes [I] »).

L’allusion au couple Verlaine-Rimbaud paraît peu contestable. Le débat qui existe entre les deux vagabonds fait écho à celui qui déchire le « drôle de ménage » d’Une saison en enfer.

Le dernier paragraphe résume au mieux les ambitions de Rimbaud et de son vagabondage. Quant à Verlaine, il est présenté tel qu’il était : faible, velléitaire, culpabilisé par son « inconduite ». Le cauchemar qu’il fait évoque une manière d’autocastration et plus particulièrement celle dont Œdipe se frappa.

Écrit à l’imparfait, tout le poème renvoie à un passé bien révolu. Il pourrait être contemporain de la rédaction finale d’Une saison en enfer.

381- son infirmité  : au sens étymologique du mot, sa « faiblesse ».

382- satanique docteur  : Verlaine citera cette expression dans une lettre écrite à Charles de Sivry au mois d’août 1878 : « […] sa Saison en Enfer où je figure en qualité de Docteur satanique (ça c’est pas vrai). » Verlaine semble confondre les textes, puisqu’il est présenté dans Une saison en enfer comme la « Vierge folle ».

383- des bandes de musique rare  : le mot « bandes » est sans doute un anglicisme signifiant « troupes de musiciens ». Au vers 12 de « Kaléidoscope » dédié à Germain Nouveau et repris dans Jadis et naguère (il était daté d’octobre 1873 dans le recueil provisoire Cellulairement), Verlaine écrira lui aussi : « Dans cette rue […]/que traverseront des bandes de musique. »

384- Le « tel qu’il se rêvait » et l’apparition de l’image projetée par le rêve se trouvaient déjà dans Claire Lenoir (chap. XIX), nouvelle de Villiers de L’Isle-Adam publiée dans la Revue des lettres et des arts (13 octobre-1er décembre 1867). Elle était bien connue des milieux parnassiens.

385- vin des cavernes  : dans une lettre écrite en juin 1872 (voir p. 185), Rimbaud évoquait « les rivières ardennaises et belges, les cavernes ». On peut penser aussi au geste de Moïse qui, durant l’exode du peuple juif, frappa le rocher et en fit jaillir une source. Le vagabondage prendrait ainsi l’allure d’un cheminement vers la Terre promise. Le « biscuit de la route » serait une autre forme de manne (déjà mentionnée dans « Fêtes de la faim »  : « pains couchés aux vallées grises », p. 175).

Villes [I] p. 272

386- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, fos 16-17.

Sous le titre « Villes », la précision « I » en chiffre romain a été portée, puis biffée. Le titre est de la main de Rimbaud. Le reste du texte a été écrit par Germain Nouveau (voir André Guyaux, Poétique du fragment, La Baconnière, 1986, « Autres mains », p. 109-134).

Les références londoniennes sont nombreuses, mais celles qui concernent Paris existent aussi. De nombreuses confusions voulues créent une poésie cosmopolite.

387- Hampton-Court  : résidence royale proche de Londres et datant du XVIsiècle.

388- Brahmas surcharge nababs sur le manuscrit. Le terme a été longtemps considéré de lecture douteuse et lu comme « Brahmanes ». Sur cette correction, voir A. Guyaux, « À propos des Illuminations », art. cité.

389- à l’aspect des gardiens de colosses  : André Guyaux, pensant à une mauvaise transcription faite par Germain Nouveau, a proposé de corriger ce passage en « à l’aspect de colosses des gardiens » (Rimbaud, Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 303).

390- Ce dôme est une armature d’acier  : d’après Vernon Underwood, Rimbaud décrirait ici le fameux Crystal Palace (et ses galeries de tableaux) édifié lors de l’Exposition universelle de Londres en 1851.

391- « Comté » : mot calqué sur l’anglais county. Division territoriale et, par ironie dans ce texte, sorte de campagne (country ?) exotique fréquentée par des gentilshommes (count ?) amateurs d’émotions fortes.

Veillées p. 274

392- Veillées I et II : ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 18.

Veillées III : ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 19 (au-dessus de « Mystique »).

393- On a remarqué la prosodie de ce texte construit sur deux rimes ([é] et [i]). En ce sens, il diffère de la plupart des autres Illuminations. La présence de ces rimes programme ou renforce une harmonie duelle qui apparaît dans chaque phrase. Il est possible que Rimbaud fasse une certaine concession (cas rarissime) à l’univers poétique de Verlaine (ce qui permettrait de dater le poème de la fin 1872). « Veillées I » s’accorde en effet avec le monde des Romances sans paroles (voir la première des « Ariettes oubliées »  : « C’est l’extase langoureuse,/ C’est la fatigue amoureuse »). Verlaine, du reste, citera ce poème sous le titre « Veillées » dans l’article qu’il consacrera à Rimbaud dans Les Hommes d’aujourd’hui, n° 318, janvier 1888.

394- Autant « Veillées I » restait impressionniste et sensible, autant « Veillées II » construit, ligne après ligne, une architecture de l’hallucination où mental et concret entrent en concordance. Au « veilleur » subissant peut-être l’effet de la drogue, mais aussi entraîné par la composition scripturale, un univers multiple et total apparaît.

395- succession psychologique de coupes de frises  : il n’y a pas de virgule entre « de coupes » et « de frises », mais le texte se comprendrait mieux avec cette ponctuation que l’on peut supposer oubliée.

396- accidences (terme philosophique) : qualités, états ou possibilités de l’accident. Le sens d’« accidents » est plus admissible ici. Rimbaud, pour des raisons euphoniques, a sans doute inventé ce mot qui se trouve exister aussi dans un vocabulaire spécialisé que très probablement il ignorait.

397- Le titre « Veillée » (au singulier) a ici été biffé et remplacé par le chiffre romain III.

398- steerage  : entrepont d’un navire. Rimbaud avait d’abord écrit « sur le pont » au lieu de « autour du steerage ».

399- Amélie  : ce prénom fait partie des signifiants énigmatiques dont Rimbaud a volontairement parsemé ses Illuminations. On peut y lire toutefois l’anagramme de « l’aimée » qui apparaît dans « Veillées I ».

400- La ligne de points de suspension fait intervenir, pour un temps, le silence de l’émerveillement (dans le texte), au point que la dernière phrase n’est composée que de vocatifs, attestant l’intensité de l’émotion devant la découverte.

Mystique p. 275

401- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 19.

L’organisation de ce poème rappelle celle d’un tableau. C’est pourquoi on a cru y reconnaître une partie du célèbre triptyque des frères Van Eyck, L’Agneau mystique, qui se trouve à Gand (voir Johannes Tielroy, « Rimbaud et les frères Van Eyck », Neophilologus, XX, 1934-1935). Cette confrontation n’est cependant guère probante.

Aube p. 276

402- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 19 (au-dessous de « Mystique ») et f° 20 (au-dessus de « Fleurs »).

Cette matinée est-elle un rêve ? La dernière phrase le laisserait supposer. Rimbaud présente une course onirique après une femme-nature, une femme-éveil qui pourrait être aussi celle qui donne naissance, une image de la jeune mère vue par l’enfant comme un immense corps.

403- wasserfall  : mot allemand signifiant « chute d’eau », « cascade ». La lumière ruisselle du haut des sapins comme les flots d’une chevelure blonde.

404- je levai un à un les voiles  : ainsi Rimbaud rend-il active la voix pronominale de l’expression courante « l’aube se lève ».

Fleurs p. 276

405- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 20.

Une reprise des remarques des frères Goncourt sur Watteau (d’abord publiées dans L’Artiste en 1856, puis en fascicule en 1860, enfin dans L’Art du dix-huitième siècle en 1873) paraît proche des recherches de ce poème.

Nocturne vulgaire p. 277

406- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 21.

Rimbaud présente une rêverie devant le foyer. L’âtre en ce cas ouvre un opéra. Peu à peu l’hallucination se crée. Il est entraîné dans un carrosse-corbillard-maison de berger. Pas assez loin, cependant. La voiture dételle bientôt près d’un détail (optique). Elle arrête là sa randonnée. Le passager occasionnel s’interroge sur les suites du voyage.

407- Vulgaire  : cette qualification pour « nocturne » (genre musical) surprend. Ne s’opposerait-elle pas, dans une certaine mesure, à la matinée d’ivresse « sainte » (voir p. 265) ?

408- opéradiques  : cet adjectif, peu usité, existe cependant. Il se trouve chez les frères Goncourt dans L’Art du dix-huitième siècle (chapitre sur Watteau) : « un arrangement opéradique ». La même page assure que « Watteau surnaturalise » tout ce qu’il peint. Verlaine avait déjà utilisé cet ouvrage pour ses Fêtes galantes (1869). Le carrosse décrit dans « Nocturne vulgaire » pourrait donc être un carrosse de cette époque et les « figures lunaires » dont parle le même texte seraient bien en accord avec le climat des peintures de Watteau évoquées par Verlaine.

409- Corbillard de mon sommeil  : on trouve l’expression « corbillards de mes rêves » dans « Horreur sympathique » de Baudelaire (Les Fleurs du Mal, éd. de 1861).

410- siffler pour l’orage  : siffler pour appeler l’orage. L’orage entraîne des visions de batailles et de cataclysme, Sodome, la ville maudite détruite par la colère de Dieu.

411- Solymes  : ancien nom de Jérusalem. Ce mot semble aussi choisi pour son assonance avec Sodome.

Marine p. 278

412- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 22 (v° du f° 21)

Comme il y a des « nocturnes » musicaux, certaines peintures sont des « marines ». C’est déjà en ce sens que Verlaine avait intitulé un de ses Poèmes saturniens. La mer en mouvement est comparée au sol labouré. De là, dans la description, la gémination de deux champs sémantiques. On a souvent considéré ce texte comme un premier exemple de vers libres modernes (voir Édouard Dujardin, « Les premiers poètes du vers libre », Mercure de France, 15 mars 1921).

413- acier surcharge azur.

Fête d’hiver p. 278

414- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 22.

Une impression musicale se transforme en vue « illuminée ». Les groupes triadiques se succèdent. Les références culturelles se mêlent.

415- Méandre  : nom ancien d’une rivière d’Asie Mineure au cours sinueux. Cette référence annonce peut-être les « nymphes d’Horace ».

416- coiffées au Premier Empire  : coiffées comme se coiffaient les femmes sous le premier Empire. En fait, ce style de coiffure Empire imitait celui des femmes de la Rome antique.

417- Chinoises de Boucher  : le peintre François Boucher (1703-1770) a, en effet, peint ou dessiné un certain nombre de Chinoises. Il a également mis en scène les Fêtes chinoises de Noverre, célèbre danseur français du XVIIIsiècle. Rimbaud pouvait connaître ces détails par le livre des Goncourt déjà cité.

Angoisse p. 278

418- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 23.

« Angoisse » débute sous le signe d’un « Elle » difficile à identifier, auquel semble correspondre « la Vampire » du quatrième paragraphe. Elle « rend gentils », comme on mate des enfants turbulents. Albert Henry voit en elle la Vie, devant laquelle plusieurs attitudes sont possibles : « l’acceptation, la résignation (au mieux, s’amuser “avec ce qu’elle nous laisse”) ou la révolte (être plus drôle) ».

419- Les « ambitions continuellement écrasées », la « fin aisée » qui réparerait l’« indigence », le « succès » qui compenserait l’« inhabileté fatale », autant d’expressions qui rappellent le malheureux parcours de Rimbaud lui-même et témoignent sans doute de ses propres déceptions.

420- Pour décrire ce deuxième paragraphe entre parenthèses, Albert Henry note excellemment : « C’est une éruption affective qui file verticalement, sans la moindre frange de contact formel avec le reste » (art. cité, p. 299).

Métropolitain p. 279

421- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 23.

Sur le manuscrit, les deux premiers paragraphes jusqu’au mot « bois » sont de la main de Rimbaud. Le reste est écrit par Germain Nouveau (recopié par lui ou dicté par Rimbaud). Voir, d’André Guyaux, « Germain Nouveau dans les Illuminations » (Le Point vélique, volume collectif, Neuchâtel, La Baconnière, 1986, p. 79-89).

Ce texte peut être interprété comme une sorte de voyage avec cinq stations qu’indique, à chaque fois, le mot placé en fin de paragraphe.

422- mers d’Ossian  : Ossian était un ancien barde écossais. En 1760, Macpherson avait publié sous ce nom plusieurs poèmes épiques exacerbés qui furent admirés par tout le romantisme naissant. Les peintres représentèrent souvent Ossian chantant au bord de la mer déchaînée.

423- La bataille  : cette bataille semble résulter d’une vision de nuages. Voir « Michel et Christine » (p. 172).

424- Samarie  : ville de Palestine célèbre par la corruption de ses habitants. Elle est également évoquée dans les Proses évangéliques (voir p. 192).

425- les plans de pois  : certains éditeurs ont corrigé arbitrairement l’orthographe par « plants ».

426- Damas  : Rimbaud maintient un fil biblique dans la trame du texte. L’ensemble de ce quatrième paragraphe propose une manière d’écriture automatique qui rend sa signification d’autant plus indécidable.

427- Guaranies  : peuple indigène d’Amérique du Sud (Brésil, Paraguay, Argentine) colonisé au XVIIsiècle par les jésuites. Rimbaud avait pu connaître ce peuple par certains livres de Jules Verne.

428- des auberges  : pour Rimbaud, l’auberge est généralement un havre, celui dont il avait profité une première fois dans l’auberge verte (voir p. 164).

429- Elle  : comme dans le poème « Angoisse » écrit sur le même feuillet. C’est bien un acte amoureux qui semble indiqué ici dans un prodigieux effet d’arc-en-ciel.

Barbare p. 280

430- Ms. B.N., n.a.fr. 14123, f° 24.

Ce poème comporte un étrange refrain, « le pavillon en viande saignante », syntagme nominal formé de termes incompatibles. Le pavillon peut être un lieu de retraite ou une oriflamme. La revendication d’être un barbare apparaît fréquemment chez Rimbaud (voir « Michel et Christine » dans Vers nouveaux et « Mauvais sang » dans Une saison en enfer). Elle coïncide ici avec la création par les mots d’un nouveau monde qui est aussi un éventail de sensations inouïes.

431- Bien après les jours et les saisons  : Rimbaud reprend-il l’idée d’un « après le déluge », sortie éthique (l’ancien héroïsme) et esthétique (les vieux assassins-haschischins) de ce monde-ci ?

432- Le pavillon, la soie des mers, les fleurs arctiques composent l’un de ces ensembles surprenants que Rimbaud prend soin de nous dire impossible (« elles n’existent pas »). Signalons que la conquête du pôle (inaboutie à l’époque de Rimbaud) avait eu lieu dans le monde fictionnel de Vingt Mille Lieues sous les mers. Le 21 mars 1868, en effet, au pôle antarctique il est vrai, le capitaine Nemo (il n’existe pas, car ce nom en latin signifie « personne » ) plante un pavillon noir en étamine (étoffe, mais aussi fleur) pour signaler que sa révolte domine le monde.

433- brasiers est écrit au-dessus de fournaises, biffé. Même correction ligne 16.

Scènes p. 281

434- Ms. de la collection Pierre Berès. Le fac-similé en a été reproduit pour la première fois dans le livre de Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des Illuminations, op. cit., p. 166.

Le titre doit être compris au sens de scènes de théâtre. Une architecture mobile et disparate agence l’illusion. Certains commentateurs ont vu dans ce texte une critique des dispositions contraignantes de l’ancienne comédie : « tous les paragraphes sans exception évoquent les dispositifs variés qui bornent l’horizon scénique et assujettissent la représentation de la vie aux nécessités d’une machinerie à l’agencement implacable : des tréteaux, un pier en bois, des corridors, un ponton de maçonnerie, des réduits, un amphithéâtre, un décor d’opéra-comique cloisonné » ((P.-G. Castex, « Rimbaud en 1986. Une année capitale », L’Information littéraire, janvier-mars 1987, p. 220).

435- pier  : jetée, môle.

436- des mystères remplace comédiens, biffé. « Mystères » désignerait donc un genre de pièces religieuses représentées à la fin du Moyen Âge.

437- Béotiens  : habitants de la Béotie, province de l’ancienne Grèce, connus pour la grossièreté de leurs mœurs. Dans le cours du poème, Rimbaud a déjà évoqué l’Antiquité : comédie antique, idylles. Mais, à dessein, cette ligne de compréhension est parasitée par des éléments indicateurs de modernité. L’arête des cultures ne désignerait peut-être pas simplement des lieux cultivés, mais impliquerait aussi le degré de civilisation des habitants.

Soir historique p. 282

438- Ms. de la collection Pierre Berès reproduit p. 104 du catalogue Livres du cabinet de Pierre Berès, musée Condé, château de Chantilly, 2003.

Le « touriste naïf » constate, par sa « vision esclave », l’état du monde. Saturé de « magie bourgeoise », un tel univers devrait être balayé par une rigoureuse apocalypse.

439- on joue aux cartes au fond de l’étang  : il faut comprendre que, même au fond de l’étang, on se livre à des occupations très ordinaires.

440- les fauteuils de rocs  : dans ce troisième alinéa, Rimbaud fait allusion à la conquête du monde telle qu’elle était menée à l’époque par les grandes nations impérialistes. Le « petit monde blême et plat » de la bourgeoisie envahissait et décimait les anciennes barbaries.

441- atmosphère personnel  : ainsi écrit dans le manuscrit. Comprendre ici le lyrisme subjectif auquel Rimbaud s’en était déjà pris dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 qui annonçait la « poésie objective ». Antoine Fongaro a relevé dans l’ensemble de « Soir historique » une critique implicite du lyrisme verlainien.

442- Les Nornes  : l’équivalent des Parques dans la mythologie germanique. Leconte de Lisle, dans ses Poèmes barbares (1862), leur avait consacré un long poème. Ces divinités, tout comme l’Apocalypse de saint Jean, avaient prédit une fin du monde ; celle-là était peut-être légende. En revanche, Rimbaud assure que celle qu’il annonce sera bel et bien vérifiée. Le soir historique est inévitable.

Mouvement p. 283

443- Ms. de la collection Pierre Berès. Première reproduction en fac-similé dans Poétique du fragment d’André Guyaux (op. cit., p. 290), d’après la photographie conservée dans la William J. Jones Collection (Southwest Missouri State College Library, Springfield, Missouri).

« Mouvement » apparaît dans son thème, mais surtout dans sa forme, comme solidaire de « Marine », même s’il occupe un feuillet isolé. D’après Michel Murat, ni « Marine » ni « Mouvement » ne constituent des exemples de poèmes en vers libres, puisque chez Rimbaud le vers libre continue de rimer (voir Vers nouveaux). Selon le même auteur, ces deux textes présentent une « prose découpée et étagée de manière à fournir une image du vers, dont les signes extérieurs sont repris ».

444- étambot  : pièce de bois implantée dans la quille d’un navire qu’elle continue à l’arrière.

445- rampe  : construction qui, sur les bords d’une rivière ou dans les arrière-ports, permet de faire parvenir à quai les marchandises.

446- passade (vocabulaire de l’équitation) : course d’un cheval qui se compose le plus souvent d’une demi-volte faite rapidement aux deux extrémités d’une piste pour revenir au point de départ.

447- val et strom  : ces deux mots semblent avoir été déduits d’un « maelström » implicite et mis en rapport avec le couple sémantique « aval »/ « amont ». « Ström » est un mot germanique signifiant « courant » ou « torrent ». Il fait écho à « trombes » précédemment utilisé.

448- sport et comfort (mots anglais) : « comfort » s’écrit ainsi à l’époque. On comparera avec cette phrase de « Solde » (p. 291) : « À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et comforts parfaits ».

449- Vaisseau  : le mot porte bien une majuscule sur le manuscrit. On est d’autant plus fondé à croire que ce Vaisseau est une véritable arche que non seulement Rimbaud utilise le mot à la fin de son poème, mais qu’il parle aussi de « lumière diluvienne » (c’est-à-dire propre au déluge) et que les conquérants du monde emmènent les races et les bêtes.

Bottom p. 284

450- Ms. de la collection Pierre Berès (sur la même page que « H »). Un autre titre, « Métamorphoses », inscrit sous « Bottom », a été biffé. Il correspondait sans doute au titre original. Le fac-similé de ce poème a été reproduit pour la première fois dans le livre de Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des Illuminations, op. cit., en tête du volume.

451- Bottom est un personnage du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, « féerie » que Rimbaud a très certainement lue. Le cordonnier Bottom y est finalement métamorphosé en âne par le lutin Puck.

452- les Sabines  : l’Histoire ancienne nous apprend que les Sabines avaient été enlevées au cours d’une fête par les amis de Romulus qui n’avaient pas de femmes et souhaitaient peupler la future Rome. Les Sabins voulurent se venger et les reprendre ; mais avant que le combat s’engage, les Sabines s’interposèrent entre les adversaires. L’expression « Sabines de la banlieue » veut surtout dire dans ce poème « prostituées de la banlieue », comme il y en avait alors dans les zones avoisinant les fortifications de Paris. Le rapport érotique des femmes avec l’âne fait songer non seulement à l’histoire de Bottom, mais aux Métamorphoses d’Apulée (IIIe siècle apr. J.-C.). E. d’Hervilly, dans un poème, « The Park », publié dans Le Parnasse contemporain, avait utilisé pour désigner un âne l’expression « Bottom de banlieue ».

H p. 284

453- Ms. de la collection Pierre Berès (sur la même page que « Bottom »).

Cette « illumination » compte parmi celles qui ont suscité le plus grand nombre d’interprétations, peut-être parce qu’elle se présente ouvertement comme une devinette. Rimbaud, cependant, se plaît à nous offrir une solution : H est Hortense. Mais qui est Hortense, en ce cas ? « L’Habitude », d’après Étiemble et Yassu Gauclère (Rimbaud, Gallimard, « Les Essais », nouv. éd. 1966, p. 119-120), et André Guyaux proposerait la véritable clé de l’énigme : l’habitude désignerait l’onanisme (voir le « Vieux Coppée » écrit par Rimbaud dans l’Album Zutique, p. 150). Aragon, dans Anicet ou le Panorama, roman, NRF, 1921, présente sous le prénom « Arthur » le personnage de Rimbaud, auquel il donne pour hypothétique partenaire « Hortense », signalant bien par là que cette femme chimérique pourrait se confondre avec l’acte solitaire.

Dévotion p. 285

454- Pas de manuscrit connu. Le texte adopté est celui qui parut pour la première fois dans La Vogue (n° 9, 21 juin 1886, p. 313).

455- Louise Vanaen de Voringhem  : cette femme est caractérisée comme étant une religieuse. Il n’est pas interdit de penser qu’il s’agit d’une allusion à la sœur qui soigna Rimbaud à l’hôpital Saint-Jean, à Bruxelles, en juillet 1873.

456- Léonie Aubois d’Ashby  : personnage indécidable. Dans l’Ivanhoé de Walter Scott, plusieurs fois est nommé le bois d’Ashby, localité d’Écosse (signalé par Bruno Claisse). Mais surtout, le « ash » d’Ashby peut être entendu comme « âche », herbe d’été souvent utilisée comme fébrifuge.

Baou équivaudrait en ce cas à une interjection de dégoût. Admiratif de ce poème et intrigué par ce nom, André Breton avait consacré un autel à Léonie Aubois d’Ashby durant l’Exposition internationale du surréalisme qui se tint à Paris en 1947. Il l’avait déjà nommée dans Nadja (1928) : voir Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, t. I, p. 676.

457- Lulu  : cette femme évoque les amours saphiques chantées par Baudelaire, et le recueil Les Amies (1867) publié sous le manteau chez Poulet-Malassis par Verlaine (sous le pseudonyme de Pablo de Herlagnez [sic]).

458- ce saint vieillard  : à supposer que le texte ait été écrit au moment où Verlaine était incarcéré, il pourrait aussi viser ironiquement celui-ci. L’« ermitage » (forcé) serait, en ce cas, la prison.

459- Circeto des hautes glaces  : le mot « Circeto », selon toute vraisemblance, combine les termes « Circé » (la magicienne de l’Odyssée) et « Ceto » (qui veut dire « baleine » en grec). Le spermaceti est la matière blanche et grasse qui entoure le crâne du cachalot. Le mot spunk dans l’argot anglais signifie « sperme ». Tout ce passage indiquerait de façon cachée l’acte solitaire, l’onanisme, « ma seule prière muette ».

460- Mais plus alors : dans cette expression, « plus » peut être la deuxième partie d’une formule négative ou un adverbe d’intensité. Je pense que Rimbaud signale ainsi une volonté de dépassement. Sommes-nous du côté du more ou du nevermore ?

Démocratie p. 285

461- Pas de manuscrit connu. Le texte adopté est celui qui parut pour la première fois dans La Vogue (n° 9, 21 juin 1886, p. 314).

Ce poème est entièrement placé entre guillemets. Qui parle ? Sans doute les « conscrits du bon vouloir », prêts à engager une guerre impitoyable contre un certain monde. L’esprit de conquête des prétendues « démocraties » modernes est dénoncé ici, mais il n’est pas dit que Rimbaud ne souhaite pas lui aussi une certaine violence qui détruirait les habitudes de chacun, le « confort ».

462- notre patois étouffe le tambour  : les mercenaires paysans font taire la musique des indigènes.

463- les révoltes logiques  : celles qui se font normalement contre l’envahisseur. Dans « Guerre », Rimbaud annonce une guerre « de logique bien imprévue ».

464- la philosophie féroce  : les deux mots jurent ensemble à dessein.

465- crevaison  : le mot est trivial ; il signifie « destruction », « ruine ».

466- C’est la vraie marche. En avant, route ! : cette construction en chiasme est surprenante. On s’attendrait à : « C’est la vraie route. En avant, marche ! »

Promontoire p. 286

467- Ms. bibliothèque municipale de Charleville-Mézières, A.R. 280-54.

« Promontoire » est un poème apparemment descriptif où, en réalité, le style et la science des mots créent un paysage. Rimbaud construit un patchwork géographique où se mêlent à plaisir des références hétéroclites.

468- en large  : cette expression semble être une erreur de copie pour « au large ».

469- Épire, Péloponnèse  : provinces de l’ancienne Grèce.

470- fanums (pluriel français d’un mot latin)  : temples, lieux sacrés.

471- théories  : au sens premier du terme, ce mot, qui vient du grec théoria, signifie « cortèges ».

472- Embankments (mot anglais) : quais d’un fleuve et, plus spécialement, les chaussées bordant la Tamise à Londres.

473- Allemagne  : après ce mot, Rimbaud avait écrit le fragment de phrase qui va de « les façades circulaires » à « surplombent » et qui apparaît plus loin. S’apercevant de son erreur, il l’a biffé.

474- Scarbro’  : ce mot correspond à la prononciation anglaise de Scarborough, port et station balnéaire du Yorkshire où Rimbaud vint durant l’été de 1874. Il s’y trouvait un Grand Hotel et un Royal Hotel.

475- Brooklyn  : ville des États-Unis reliée à New York par un énorme pont suspendu.

476- tarentelles  : danses endiablées originaires de Tarente, en Italie. Cette danse était devenue la danse nationale des Napolitains.

477- Palais. Promontoire  : ces deux mots, habituellement rapprochés par un trait d’union dans les éditions, sont séparés par un point sur le manuscrit, comme si « Promontoire » avait été ajouté.

Fairy p. 287

478- Ms. B.N., n.a.fr. 14124, f° 2.

Comme un certain nombre d’Illuminations, ce texte porte un titre anglais, ce qui ne veut pas dire toutefois qu’il fut composé en Angleterre. Fairy signifie « fée », mais le sens de « féerie » n’est pas à exclure.

Le personnage dominant, Hélène, symbolise la beauté chez les Anciens et les Modernes. Rolland de Renéville y a vu la « personnification gnostique de la force amoureuse » (Rimbaud le voyant, rééd. Thot, 1984, p. 104). Pierre Brunel a signalé que le personnage d’Hélène apparaît dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, qui est une « fairy » dont Rimbaud s’inspirera pour écrire « Bottom » (p. 284). Hélène figure dans le second Faust de Goethe (2e partie), et il y a chez Rimbaud un désir faustien de tout connaître et de tout aimer.

479- ornamentales (anglicisme)  : l’adjectif anglais a le même sens qu’« ornementales ».

480- les clartés impassibles dans le silence astral  : Hélène résulte donc d’une influence astrale. Au dernier paragraphe, le mot sera indiqué : « les influences froides ». Rappelons que Castor et Pollux, les frères d’Hélène, furent transformés en astres : les Gémeaux.

481- L’ardeur de l’été fut confiée à des oiseaux muets  : Hélène est née de Léda et de Jupiter métamorphosé en cygne. Le cygne ne chante pas, sauf, admirablement, avant sa mort, dit la légende.

482- Ce deuxième paragraphe est une curieuse remarque mélodique qui situe momentanément Hélène dans un décor rustique ou sylvestre, du côté d’une Lacédémone (Sparte, où Hélène naquit) de rêve.

Guerre p. 287

483- Ms. B.N., n.a.fr. 14124, f° 4 (sur le feuillet).

Celui qui parle (est-ce exactement Rimbaud ?) retrace sa vie, repense son enfance fabuleuse et se place dans un « à présent ». Cet « à présent » étrange se trouve aussi dans « Vies II » et « Jeunesse II. Sonnet ». À quelle nouvelle résolution correspond-il ? Rimbaud rêve ici à une croisade spirituelle cherchant à remettre en cause le monde et l’esprit tels qu’ils sont, pour affirmer une « logique bien imprévue ». La dernière phrase, laconique dans son évidence, semble une réponse à la fin de « Conte » : « La musique savante manque à notre désir. »

484- s’émurent  : se mirent en mouvement.

Génie p. 288

485- Ms. de la collection Pierre Berès reproduit p. 106 du catalogue Livres du cabinet de Pierre Berès, musée Condé, château de Chantilly, 2003.

Bien des génies apparaissent dans l’œuvre de Rimbaud (« Les Sœurs de charité », « Conte »). Le génie concentre en lui toutes les ambitions de son « inventeur ». Il est à la fois dynamisme et accomplissement. Figure de la modernité, il s’oppose à l’ancien sauveur, au Christ. Après l’Éros grec et l’Agapé chrétienne, son message d’amour transgresse toutes les marques temporelles.

486- l’amour, mesure parfaite et réinventée  : Rimbaud reprend – ou prépare – la formule d’Une saison en enfer  : « l’amour est à réinventer ».

487- il ne redescendra pas d’un ciel  : il ne fera pas comme le Christ Dieu fait homme.

488- c’est fait, lui étant  : on songe à l’« étant » (being) de « Being Beauteous » (voir p. 261), et à la formule par laquelle Mallarmé caractérisera le Livre : « fait, étant » (L’Action, dans La Revue blanche, 1er février 1895).

489- le brisement de la grâce  : celle qui frappa saint Paul sur le chemin de Damas. À cette grâce (chrétienne) succédera la violence de la nouvelle ère impétueuse. Croisée signifie ici « mêlée de ».

490- les agenouillages anciens et les peines relevés : il ne s’agit plus d’adorer humblement ce génie, comme on le faisait du Christ. Relevés (souligné dans le texte) s’accorde avec « agenouillages » et « peines ». Le sens du mot est d’ailleurs différent selon qu’il s’applique à « agenouillages » (il signifie alors « remis debout ») ou à « peines » (il veut dire, en ce cas, « supprimées »).

491- les migrations  : voir « Solde », « Mouvement » et ce passage d’Une saison en enfer  : « Je rêvais croisades […] déplacements de races et de continents » (p. 221).

492- L’orgueil s’oppose aux charités du monde chrétien.

493- le renvoyer  : René Char a écrit à ce propos : « Comme Nietzsche, comme Lautréamont, après avoir exigé tout de nous, il nous demande de “le renvoyer”. Dernière et essentielle exigence. Lui qui ne s’est satisfait de rien, comment pourrions-nous nous satisfaire de lui ? » (« Arthur Rimbaud », texte de 1956 repris dans Recherche de la base et du sommet, nouv. éd., Gallimard, 1965).

Jeunesse p. 289

494- Ms. B.N., n.a.fr. 14124, f° 3.

Le titre « Jeunesse » précédé du chiffre IV a été ajouté au-dessus du chiffre I. Il est d’une écriture différente, dextrogyre. Encre, plume utilisée, écriture paraissent semblables dans « Enfance », « Vies », « Départ ».

I. DIMANCHE P. 289

Le premier alinéa exprime, par une suite d’abstractions, l’atmosphère languissante d’un dimanche. La vie commerciale cesse : « les calculs de côté » ; on célèbre la messe, « inévitable descente du ciel ». Le narrateur lui-même songe au passé, « visite des souvenirs », et peut-être au poème, « séance des rhythmes ».

Le deuxième alinéa, placé entre tirets, présente de façon plus ou moins réaliste le monde d’ennui du dimanche. Un tel ensemble mériterait d’être rapproché du poème « Mémoire » dont il semble être une « version ».

495- boisements  : échafaudages.

496- desperadoes  : pluriel anglais du mot espagnol desperados, signifiant « hommes perdus », « hors-la-loi ».

497- soupire après […] languissent après  : le sens de ces deux expressions est le même. La femme souhaite une rencontre. Les desperadoes attendent que des événements dissipent leur ennui.

II. SONNET P. 290

498- Ms. de la Fondation Martin Bodmer à Cologny, en Suisse. Sur le même feuillet se trouvent « Vingt ans III » et « IV ». André Guyaux a donné le fac-similé de cette page dans son livre Poétique du fragment, Neuchâtel, La Baconnière, 1985, p. 286.

On s’est longtemps demandé pourquoi Rimbaud avait choisi le titre « Sonnet » pour ce texte. André Guyaux a probablement trouvé une réponse satisfaisante à ce problème quand il a remarqué que cette « illumination » comportait quatorze lignes, comme un sonnet compte quatorze vers, explication d’autant plus admissible que le titre « Sonnet » a été ajouté après coup.

499- la chair / n’était-elle pas un fruit pendu dans le verger  : le 16 mai 1873, Verlaine avait envoyé à Edmond Lepelletier un poème alors intitulé « Invocation » (il sera repris sous le titre « Luxures » dans Jadis et naguère, 1884), où l’on trouve ce vers : « Chair ! ô seul fruit mordu des vergers d’ici-bas ».

500- enfantes  : Rimbaud a déjà utilisé ce mot, mais comme substantif, dans « Enfance I » (p. 257).

501- Psyché  : selon la fable antique, cette jeune fille était aimée de l’Amour qui venait la voir chaque nuit mais prenait soin de lui dérober son visage. Curieuse, Psyché finit par allumer une lampe pour contempler son amant endormi, mais elle le réveilla. Une longue suite d’épreuves commença pour elle, dont elle triompha cependant. Elle devint alors immortelle. Cette légende est notamment racontée dans les Métamorphoses d’Apulée.

502- ne sont plus que votre danse et / votre voix  : il est possible qu’il y ait inversion du sujet : « il n’y a plus que votre danse et votre voix ».

503- + : est-ce le signe « plus », l’équivalent de l’adverbe « plus », ou un appel de note (d’ailleurs manquante) ? Le mot suivant, « raison », surcharge semble-t-il « logi » – sans doute le début du mot « logique », proche, par le sens, de « raison ».

III. VINGT ANS P. 290

504- Ms. de la Fondation Martin Bodmer à Cologny, en Suisse.

Pour Yves Bonnefoy (Rimbaud par lui-même, op. cit., p. 144), le titre pourrait dater ce texte d’octobre 1874. Ce que nous devons tenir pour certain, c’est qu’une fois de plus celui qui parle est à l’ancre, dans l’empoissement de l’adagio, et qu’il regrette les qualités qui le rendaient admirable autrefois : ingénuité, égoïsme, optimisme.

505- les nerfs vont vite chasser  : le verbe « chasser » est emprunté au vocabulaire maritime. Il s’emploie pour désigner un navire qui est entraîné par le courant. L’entraînement nerveux que souhaite Rimbaud remédierait-il à l’adagio (air lent et grave) dans lequel il se trouve ?

IV P. 290

506- Ms. de la Fondation Martin Bodmer à Cologny, en Suisse.

Rimbaud mène une sorte d’examen de conscience, dont Une saison en enfer reste le meilleur exemple.

507- la tentation d’Antoine  : Rimbaud dénie à l’ermite Antoine la qualité de saint ; mais il songe, de toute évidence, aux hallucinations que celui-ci connut et que de nombreux peintres représentèrent. Les commentateurs ont signalé la probable connaissance qu’il avait du livre de Flaubert, paru dans les premiers jours d’avril 1874, mais dont certains extraits avaient été publiés dans L’Artiste les 21 et 28 décembre 1856, 11 janvier et 1er février 1857.

Solde p. 291

508- Ms. B.N., n.a.fr. 14124, f° 1.

En utilisant le procédé rhétorique de l’anaphore, « Solde » propose à des acheteurs occasionnels toutes les merveilles déployées ici ou là dans les Illuminations. Le terme « solde » n’avait pas alors l’acception, courante aujourd’hui, de « liquidation » (voir Bescherelle). Il s’agit ici d’une vente – et d’une vente d’objets évidemment précieux.

509- inquestionable  : certains commentateurs ont vu dans ce mot un anglicisme adapté. A. Henry pense plus raisonnablement qu’il s’agit d’un néologisme inventé par Rimbaud à partir du mot « question » et signifiant « qui ne fait pas de question, incontestable ».

510- commission  : au sens commercial du terme, ce qu’un commissionnaire reçoit pour son salaire.