Les fraudes sont « quasi absentes dans les annales de la science », écrivait en 1942 Robert Merton dans sa célèbre analyse des normes éthiques propres à la communauté scientifique104. Pour le sociologue américain, l’ensemble de ces normes rend la fraude doublement impossible. D’une part parce que le « scepticisme organisé », qui fait de la critique de tout nouvel énoncé un impératif collectif, suffit à repérer tout résultat fallacieux. Et d’autre part parce que aucun chercheur n’a d’intérêt individuel à frauder puisque « la norme de désintéressement » suppose qu’il mène ses recherches dans le seul intérêt du savoir, et non pour son bien personnel.
Une dizaine d’années plus tard, Merton avait changé d’avis. « La culture de la science est, dans une certaine mesure, pathogène », concluait-il en 1957 devant le congrès annuel de l’American Sociological Society105. Il mettait en particulier en cause « la norme d’originalité », qui fait que le premier à faire une expérience ou à formuler une théorie est le seul à en tirer bénéfice, selon la règle du winner takes all que nous évoquions au chapitre 6.
Merton expliquait, en commentant différents exemples historiques de cuisinage, de vol ou de plagiats de données :
La grande importance culturelle accordée à la reconnaissance de l’originalité d’une découverte peut conduire progressivement des pratiques rares que sont les fraudes caractérisées à des pratiques plus fréquentes qui sont juste sous le seuil d’acceptabilité, parfois même sans que le scientifique soit conscient d’outrepasser les limites admises.
Ces nouvelles réflexions de Merton s’inscrivaient dans ses recherches sur la déviance, dont il montrait qu’elle pouvait procéder de la structure sociale elle-même, en particulier de l’échelle de ses valeurs. Il écrivait106 :
La grande importance que la civilisation accorde au succès invite les individus à utiliser des moyens interdits mais souvent efficaces pour arriver ne serait-ce qu’à un simulacre de réussite : richesse et pouvoir. Cette réaction a lieu lorsque l’individu a accepté le but prescrit mais n’a pas fait siennes les normes sociales et les procédures coutumières.
De même, pour paraphraser le sociologue, la grande importance que la communauté scientifique accorde à l’originalité d’une découverte incite les chercheurs à utiliser des moyens interdits mais souvent efficaces, tels que les fraudes, les falsifications et les plagiats, pour arriver ne serait-ce qu’à un simulacre de réussite : la publication d’articles dans les revues les plus prestigieuses.
L’approche de Merton de la fraude en tant que déviance sociale incite à se demander si l’on peut traiter de la fraude comme d’une forme de délinquance en col blanc, comme il existe une délinquance financière. N’a-t-on pas vu au chapitre 11 que la fraude scientifique pouvait conduire, outre à des détournements de fonds publics, à la mise en danger de vies humaines ? Dès lors, la fraude ne relèverait- elle pas davantage de la justice pénale que de commissions internes aux instituts de recherche dont on a vu les limites ? La proposition est tentante et fait l’objet d’un débat croissant au sein de la communauté scientifique. Richard Smith, ancien rédacteur en chef du British Medical Journal, voit trois raisons de considérer les cas de fraude les plus graves comme des délits pénalement répréhensibles :
Premièrement, de nombreux fraudeurs avaient reçu des financements importants pour mener des recherches honnêtes, ce qui les rend au fond pas si différents des voleurs ou des responsables de fraudes financières. Deuxièmement, le système judiciaire est conçu pour rassembler et évaluer des preuves, ce que les universités et autres institutions de recherche ne savent pas bien faire. Troisièmement, le monde scientifique s’est, depuis trente ans, avéré incapable de faire face aux manquements à l’intégrité scientifique107.
Même si ces arguments nous semblent recevables, faire de la fraude un délit pénal nous semble une fausse bonne idée pour une raison pragmatique : les quelques tentatives de mêler police et tribunaux à la résolution d’accusations de fraude se sont terminées par des fiascos.
L’Américain David Baltimore, prix Nobel de physiologie et de médecine en 1975, en a fait l’amère expérience108. En 1986, il cosigne une étude dans Cell avec quatre collaborateurs, dont Thereza Imanishi-Kari, qui dirigeait un laboratoire d’immunologie cellulaire au Massachusetts Institute of Technology (MIT) où Baltimore enseignait. Quelques mois plus tard, une jeune chercheuse post- doctorante du même laboratoire, Margot O’Toole, affirme qu’elle ne peut reproduire les résultats de l’article de Cell et porte l’affaire devant les institutions académiques. Tour à tour, une commission de la Tufts University, qui s’apprête à recruter Thereza Imanishi-Kari, et une autre du MIT ne concluent qu’à des erreurs mineures dans la rédaction de l’article. Pour elles, la polémique est de nature purement scientifique : de plus amples recherches permettront de la résoudre.
Mais l’affaire prend une tout autre dimension lorsque Margot O’Toole choisit de se transformer en croisée de l’intégrité scientifique et d’alerter les cénacles politiques de Washington, alors très préoccupés (voir chapitres 2 et 13) par la fraude scientifique. John Dingell, représentant démocrate du Michigan, se passionne pour l’affaire. À trois reprises, il organise des auditions au Congrès sur la question des manquements à l’intégrité scientifique, toutes centrées sur le cas de Thereza Imanishi-Kari. Toutes à charge, Dingell semblant dans sa passion de dénoncer la fraude aussi habité que le sénateur Joseph McCarthy l’était trente ans plus tôt dans celle de la supposée infiltration communiste. Les NIH, qui viennent (voir chapitre 13) de créer l’Office of Scientific Integrity (OSI), voient dans l’affaire l’occasion de prouver leur détermination à combattre la fraude. La nouvelle institution ne rechigne devant rien pour cette enquête. Le Secret Service, organisme fédéral chargé de lutter contre les faux-monnayeurs et la fraude financière, saisit les cahiers de laboratoire de Thereza Imanishi-Kari. Leur analyse révèle, à en croire le Secret Service, l’existence d’une falsification des données. En 1991, l’OSI conclut que Thereza Imanishi-Kari a fraudé. David Baltimore, qui n’a cessé d’affirmer son soutien à sa collaboratrice, se voit contraint de démissionner de la présidence de l’université Rockefeller de New York, à laquelle il avait accédé dix-huit mois plus tôt. Thereza Imanishi-Kari est licenciée de la Tufts University et privée de tous crédits de recherche. Trois ans plus tard, l’Office for Research Integrity qui a pris la suite de l’OSI confirme ce verdict.
L’instruction menée par les NIH et le Congrès américain avec le soutien technique du Secret Service s’avère cependant avoir été menée à charge. À aucun moment, Thereza Imanishi-Kari et David Baltimore n’ont pu accéder au dossier bâti contre eux, ni répondre aux accusations dont ils étaient l’objet autrement que sur la défensive, sommés qu’ils étaient de prouver leur innocence. Mais les agents du Secret Service, plus habitués à traquer les faux billets qu’à expertiser les résultats d’expériences de biologie cellulaire, avaient commis de grossières erreurs dans leurs analyses. Ou, plus précisément, avaient appliqué la stricte rigueur policière de leurs méthodes d’investigation à l’étude des cahiers de laboratoire, lesquels sont bien souvent négligemment tenus. Il est, du moins était-il alors, fréquent de ne les remplir qu’hebdomadairement pour y rendre compte des expériences de la semaine. On pouvait ainsi dater du 12 une expérience menée le 8 : cette antidatation consistait, aux yeux du Secret Service, un délit. De même, les policiers avaient fait grand cas de leur découverte qu’une image d’expérience présentée sur le cahier de laboratoire avait en fait été obtenue en agglomérant le résultat de plusieurs manips : pratique routinière aux yeux des biologistes, mais pénalement répréhensible aux yeux des policiers. Les choses ont en partie changé depuis, mais le cahier de laboratoire était alors considéré par le chercheur comme une sorte d’aide-mémoire, quasiment de journal intime, dont il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’il puisse un jour servir de pièce à conviction devant la justice.
En 1996, une commission d’appel blanchit les deux chercheurs. Cette réhabilitation « douce-amère », aux dires de David Baltimore, souligne à notre sens les dangers de recourir aux services policiers pour établir la réalité des allégations de fraude. Comme l’écrit Baltimore, « je pense que ces dix années de controverses ont démontré que les commissions d’enquêtes parlementaires (congressional committees) ne sont en aucun cas le lieu où doivent être tranchés des débats scientifiques, et je suis heureux qu’il n’y ait pas eu d’autres tentatives en ce sens109 ». Le chercheur souligne aussi que, sans le changement de majorité survenu à la Chambre des représentants qui a renvoyé son Torquemada de John Dingell dans la minorité parlementaire, le privant ainsi de l’essentiel de ses pouvoirs, l’affaire qui porte aujourd’hui son nom aurait sans doute eu une conclusion bien différente.
On a évoqué au chapitre précédent les accusations de fraude portées contre le biologiste Bernard Bihain à la fin des années 1990. Nous avions laissé cette affaire à la fermeture du laboratoire de l’Inserm que dirigeait Bihain à la faculté de pharmacie de Rennes. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Durant l’été 1999, le président de l’université de Rennes signale au parquet qu’il existe une sérieuse suspicion que Bihain ait modifié un graphique issu des expériences de son laboratoire dans différents documents : publication, demande de brevets, rapport d’activité… Ce qui en droit français s’appelle « faux et usage de faux ». Une information judiciaire est ouverte. À l’été 2003, le tribunal de grande instance de Rennes statue sur l’affaire. Son ordonnance commence par rappeler que la catégorie de « faux et usage de faux » ne s’applique, selon l’article 441-1 du code pénal, qu’aux écrits susceptibles d’établir la preuve d’un droit ou d’un fait ayant des conséquences juridiques. Elle ne peut donc concerner les articles scientifiques. Concernant les autres documents en question, le tribunal souligne que les faits portés à sa connaissance relèvent
essentiellement d’une controverse de nature scientifique, née entre chercheurs s’opposant sur des calculs, des interprétations de données brutes, des problèmes d’étalonnage, des désaccords méthodologiques, etc. [...] Il n’est pas établi que Bernard Bihain ait, tant dans le rapport quadriennal que dans le dépôt de brevet, altéré frauduleusement la vérité […]. Il apparaît manifeste que le litige entre Bernard Bihain et ceux qui le mettent en cause apparaît essentiellement se situer sur le terrain de la rigueur scientifique mais pas sur celui du faux au sens de l’article 441-1 du code pénal.
Et conclut donc au non-lieu.
Comme David Baltimore, Bernard Bihain se voit blanchi après des années de suspicion et réintègre brièvement les rangs de l’Inserm avant de poursuivre sa carrière dans le privé. Mais au final, que s’est-il passé dans le laboratoire rennais entre 1994 et 1998 ? Y a-t-il eu ou non fraude ou embellissement excessif de certaines données qui y ont été obtenues ? La justice ne se prononçant pas sur cette question, et aucune enquête approfondie n’ayant été menée, on ne le saura sans doute jamais. Et, surtout, il sera impossible de s’y repencher du fait du principe juridique d’autorité de la chose jugée.
Plus récemment, le biologiste italien Enrico Bucci, dirigeant de la société BioDigitalValley dont on a évoqué au chapitre 5 les travaux montrant qu’un dixième des images de la littérature biomédicale présentant les modifications protéiques dans différentes pathologies humaines sont falsifiées, a signalé en 2013 à la police de Milan qu’un chercheur napolitain, Alfredo Fusco, spécialisé en oncologie, avait tout particulièrement abusé des retouches d’images dans ses publications.
Selon Enrico Bucci :
Il n’existe en Italie aucune loi, aucun règlement interne aux universités ou aux organismes de recherche, sur la fraude scientifique. En cas de suspicion, la seule solution est donc de faire appel à la police qui utilisera d’autres catégories juridiques, par exemple le détournement de fonds publics, pour instruire l’affaire.
Le résultat de l’enquête policière se fait toujours attendre, même si huit articles d’Alfredo Fusco ont entre-temps été rétractés. Toute scientifique qu’elle se targue souvent d’être, la police est cependant des plus mal équipées – l’affaire Baltimore l’avait déjà démontré – pour expertiser des cahiers de laboratoires. Et il est à craindre que les investigations policières échouent à démontrer l’existence, ou l’inexistence, de falsifications dans les travaux publiés par Alfredo Fusco.