Le tournant de l’année 1663-1664 marque un point d’orgue dans la vie – et surtout dans l’œuvre de La Fontaine. Son voyage en Limousin après la chute de Foucquet lui a permis de prendre un peu de recul et de s’interroger quant à sa vocation d’écrivain. À quarante ans passé il n’a pas encore produit grand-chose, mais il revient à Paris convaincu de sa vocation de conteur et dès janvier 1664, prend un privilège pour ses Nouvelles en vers tirées de Boccace et de l’Arioste qu’il publiera à la fin de l’année.
Entre-temps, il entre dans la maison d’Orléans en qualité de gentilhomme servant de la duchesse douairière, Marguerite de Lorraine, veuve de Gaston d’Orléans, frère du défunt roi Louis XIII : il n’aura plus à craindre de procès pour usurpation de titre de noblesse (voir supra, la supplique au duc de Bouillon). Cet anoblissement est d’ailleurs le principal intérêt de cette charge qui, si elle n’oblige pas à grand-chose, sinon à quelques petites commissions, ne rapporte guère. La Fontaine ne paraît pas s’être beaucoup diverti en compagnie de cette duchesse confite en dévotion, et de sa fille, Mlle d’Alençon, future femme du duc de Guise auquel il dédiera en 1671 ses Fables nouvelles et autres poésies. Sa production de circonstance se ressent de cet ennui, et nous n’en avons retenu, pour l’anecdote, qu’une seule pièce, Pour Mignon, qu’il compose en l’honneur du petit chien de la maison.
POUR MIGNON
CHIEN DE S. A. R. MADAME DOUAIRIÈRE D’ORLÉANS
Petit chien, que les destinées
T’ont filé d’heureuses années !
Tu sors de mains dont les appas
De tous les sceptres d’ici-bas
Ont pensé porter le plus riche1 ;
Les mains de la maison d’Autriche2
Leur ont ravi ce doux espoir :
Nous ne pouvions que bien échoir.
Tu sors de mains pleines de charmes :
Heureux le dieu de qui les larmes
Mériteraient, par leur amour,
De s’en voir essuyer un jour !
De ces mains, hôtesses des Grâces,
Petit chien, en d’autres tu passes
Qui n’ont pas eu moins de beauté3,
Sans mettre en compte leur bonté.
Elles te font mille caresses ;
Tu plais aux dames, aux princesses ;
Et, si la reine t’avait vu,
Mignon à la reine aurait plu.
Mignon a la taille mignonne :
Toute sa petite personne
Plaît aux Iris des petits chiens,
Ainsi qu’à celle des chrétiens.
Las ! qu’ai-je dit qui te fait plaindre ?
Ce mot d’Iris est-il à craindre ?
Petit chien, qu’as-tu ? dis-le moi :
N’es-tu pas plus aise qu’un roi ?
Trois ou quatre jeunes fillettes
Dans leurs manchons aux peaux douillettes
Tout l’hiver te tiennent placé ;
Puis de Madame de Crissé
N’as-tu pas maint dévot sourire ?
D’où vient donc que ton cœur soupire ?
Que te faut-il ? un peu d’amour.
Dans un côté de Luxembourg4
Je t’apprends qu’Amour craint le suisse ;
Même on lui rend mauvais office
Auprès de la divinité
Qui fait ouvrir l’autre côté.
— Cela vous est facile à dire,
Vous qui courez partout, beau sire ;
Mais moi… — Parle bas, petit chien ;
Si l’évêque de Bethléem
Nous entendait, Dieu sait la vie !
Tu verras pourtant ton envie
Satisfaite dans quelque temps :
Je te promets à ce printemps
Une petite camusette,
Friponne, drue, et joliette,
Avec qui l’on t’enfermera ;
Puis s’en démêle qui pourra !
Mais revenons aux Contes. La Fontaine, on l’a vu, est très sensible à l’évolution du goût du public : la vogue précieuse étant passée, il renonce aux rondeaux, madrigaux et autres galanteries. Or, en 1663 avaient paru les Œuvres posthumes de M. de Bouillon1, dans lesquelles figure une traduction en vers du chant XXVIII du Roland furieux de l’Arioste, qui raconte l’histoire de Joconde. Selon son contemporain Brossette, La Fontaine trouva la nouvelle mal rendue et décida de la rimer à son tour. Le Joconde de La Fontaine paraît en décembre 1664, accompagné d’un autre de ses textes, Le Cocu battu et content, dans un opuscule que le libraire Barbin gonfle en y ajoutant une Matrone d’Éphèse écrite par La Valterie.
Dès la parution du volume, les Jocondes de Bouillon et La Fontaine sont comparés et critiqués. Le Journal des savants du 26 janvier 1665 rapporte : « Ces deux manières différentes ont donné lieu à beaucoup de disputes, les uns prétendant que le conte était devenu meilleur, par le changement que La Fontaine y a fait ; et les autres, au contraire, soutenant qu’il en était tellement défiguré qu’il n’était pas connaissable. Beaucoup de gens ont pris parti dans cette contestation, et elle s’est tellement échauffée qu’il s’en est fait des gageures considérables en faveur de l’un et de l’autre2. » Sur ces gageures, les témoignages divergent. Retenons seulement que Boileau, finalement pris pour juge, compose une Dissertation sur « Joconde » dans laquelle il entend démontrer la nette supériorité de la version de La Fontaine sur celle de Bouillon, qu’il place même au-dessus du récit de l’Arioste.
Un mois plus tard, assuré comme il l’espérait du succès de ses premières nouvelles, La Fontaine fait paraître son premier véritable recueil des Contes et nouvelles en vers qui contient, en plus de Joconde et du Cocu battu et content, huit contes auxquels, pour « grossir » le volume, il a ajouté une Imitation des Arrêts d’Amours inspirée de Martial d’Auvergne et Les Amours de Mars et de Vénus, dont il ne dit pas qu’il s’agit d’un fragment du Songe de Vaux ; enfin, il clôt l’ouvrage par une ballade qui ne justifie sa place que comme pendant malicieux à la préface.
En publiant ces contes, La Fontaine paraît n’avoir d’autre souci que de plaire au public. Néanmoins, comme jadis pour L’Eunuque (voir supra), son Avertissement et ses préfaces aux deux premiers recueils montrent un écrivain attaché à réfléchir au genre littéraire qu’il vient d’aborder. De manière générale, les Contes et nouvelles tournent autour de l’intrigue amoureuse : ce ne sont que femmes infidèles, maris cocus, initiations sexuelles et bonnes fortunes où le plaisir se goûte bien plus pendant les manœuvres de séduction que dans la possession finale. Mais cette obsession libertine reste joyeuse : le monde des Contes et nouvelles ne connaît ni scrupule ni remords, et l’inquiétude comme la morale y sont absentes ; La Fontaine est bien ce « possédé paisible que n’effleure pas l’aile de Satan » dont parle Renée Kohn dans Le Goût de La Fontaine. Ces contes ne sont pas immoraux, mais amoraux, et dans sa préface au premier recueil, La Fontaine répond spontanément aux objections des moralisateurs : c’est la nature même du conte qui appelle la licence, explique-t-il, et l’on ne saurait le condamner, lui, La Fontaine, que l’on ne condamne également l’Arioste et les Anciens avant lui ; quant à la manière de dire, elle découle, elle aussi, naturellement, du sujet car il serait absurde de vouloir « réduire Boccace à la même pudeur que Virgile » ; enfin, pour ce qui est d’exercer une mauvaise influence sur le « beau sexe », La Fontaine se défend en rejetant ces critiques… sur le roman : « S’il y a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression sur les âmes, ce n’est nullement la gaieté de ces contes ; […] je craindrais plutôt une douce mélancolie, où les romans les plus chastes et les plus modestes sont très capables de nous plonger… » Il est piquant de remarquer, comme le fait Jean-Pierre Collinet, combien le conteur a du mal à maintenir longtemps cet argument joyeusement hypocrite, puisqu’il termine le recueil par un plaidoyer ironique en faveur des romans, composé en forme de ballade au refrain on ne peut plus clair : « Je me plais aux livres d’amour. » La Fontaine n’a pourtant pas tort : dépourvu de toute sensualité, ses contes ne peuvent troubler. Quelques alexandrins murmurés par Tartuffe à Elmire provoquent un émoi bien plus fort que des milliers de vers rapportant les aventures de moines paillards. Et si, selon sa propre formule, La Fontaine se plaît souvent à couvrir les choses « de gaze », ce n’est pas pour provoquer le trouble, mais pour entraîner le rire complice.
Le poète poursuit sa réflexion sur l’art de conter dans la préface du deuxième recueil des Contes et nouvelles. Il commence par défendre le droit du conteur à certaines négligences, car trop de soin et d’exactitude donnerait une œuvre froide ; il préfère la nonchalance charmante à la beauté formelle, parce que « le secret de plaire ne consiste pas toujours en l’ajustement ; ni même en la régularité : il faut du piquant et de l’agréable, si l’on veut toucher ». Il en vient ensuite à la liberté pour l’auteur « de tailler dans le bien d’autrui » jusqu’à composer « proprement une nouvelle nouvelle », car « jamais ce qu’on appelle un bon conte ne passe d’une main à l’autre sans recevoir quelque nouvel embellissement… ». Comme on le verra en comparant les nouvelles avec leurs sources, La Fontaine, fidèle à ces principes, non seulement n’hésite jamais à réduire ou retrancher certains épisodes et à en amplifier d’autres, mais plus d’une fois il « contamine » un conte par un ou plusieurs autres ; la nouvelle qui ouvre ce deuxième recueil est à cet égard exemplaire : Le Faiseur d’oreilles et le Raccommodeur de moules est le fruit de l’amalgame de trois contes tirés de trois auteurs.
« Semblable aux abeilles », comme il l’avouera lors de son élection à l’Académie française (voir infra, Discours à Madame de La Sablière), La Fontaine vole, en effet, « à tout sujet […], de fleur en fleur et d’objet en objet » : tout lui est bon à faire son miel, à ce poète qui a le don de pouvoir tout lafontainiser. Perméable à de multiples influences, il n’en tire cependant que ce qui convient à son tempérament : du conte médiéval il garde la force mais rejette la cruauté ; dans Rabelais il puise la truculence, non la crudité ; quant au Décaméron, il en refuse la passion italienne, la colère et le tragique. Et partout il resserre l’histoire pour en accélérer le rythme, clarifie l’intrigue en la simplifiant et instille un badinage marotique mêlé d’un reste de préciosité qui donne à ses nouvelles une certaine élégance de cour – au risque, peut-être, pour les contes tirés de Boccace, d’en perdre la foison généreuse et la vitalité désordonnée.
Dès son Avertissement de 1664, La Fontaine, qui s’est situé dans le sillage de Boccace et de l’Arioste, « a voulu éprouver lequel caractère est le plus propre pour rimer les contes », Mais il ne choisira pas, car ce serait se limiter, et surtout il a compris que seule la variété des styles pouvait prévenir la monotonie de ces historiettes. Le premier recueil des Contes et nouvelles en vers atteint d’emblée à cette diversité : longue ou réduite à un dizain épigrammatique, la nouvelle peut s’inspirer d’un conte de la Renaissance italienne ou d’une chose arrivée à Château-Thierry, se raconter en français classique ou dans une langue enrichie de tournures archaïques3, en décasyllabes ou en vers irréguliers que le poète brise et allonge selon le rythme qu’il entend donner à l’histoire. Ainsi, par cette liberté qu’il s’est donné de choisir où bon lui semble les sujets qui lui plaisent, de les transformer à sa guise et de les rendre à sa manière, La Fontaine s’est forgé un genre et un style qui n’appartiennent qu’à lui : il vient d’inventer le conte en vers français qu’il portera à un niveau tel que, pas plus que pour les Fables, il n’aura de véritable successeur.
Les nouvelles en vers dont ce livre fait part au public, et dont l’une est tirée de l’Arioste, l’autre de Boccace2, quoique d’un style bien différent, sont toutefois d’une même main. L’auteur a voulu éprouver lequel caractère est le plus propre pour rimer des contes. Il a cru que les vers irréguliers ayant un air qui tient beaucoup de la prose, cette manière pourrait sembler la plus naturelle, et par conséquent la meilleure. D’autre part aussi le vieux langage, pour les choses de cette nature, a des grâces que celui de notre siècle n’a pas. Les Cent Nouvelles nouvelles, les vieilles traductions de Boccace et des Amadis, Rabelais, nos anciens poètes nous en fournissent des preuves infaillibles. L’auteur a donc tenté ces deux voies sans être encore certain laquelle est la bonne. C’est au lecteur à le déterminer là-dessus ; car il ne prétend pas en demeurer là, et il a déjà jeté les yeux sur d’autres nouvelles pour les rimer. Mais auparavant il faut qu’il soit assuré du succès de celles-ci et du goût de la plupart des personnes qui les liront. En cela, comme en d’autres choses, Térence lui doit servir de modèle. Ce poète n’écrivait pas pour se satisfaire seulement, ou pour satisfaire un petit nombre de gens choisis ; il avait pour but : Populo ut placerent quas fecisset fabulas3.