images

 

Aboul-Hassan

Aboul-Hassan (également transcrit Abou Hassan ou Aboulhassan, car au XVIIIsiècle on ne décollait pas la voyelle arabe du nom qui suit) hante de sa forte personnalité l’Histoire du Dormeur éveillé, que l’on trouve dans la plupart des versions des Mille et Une Nuits. Il s’agit d’un jeune homme de Bagdad qui rêve de monter sur le trône du fameux Haroun Rachid (voir cette entrée), et seulement pour vingt-quatre heures. Celui qui va donner naissance à l’expression « Calife à la place du calife » – car c’est de cela qu’il s’agit exactement – se réclame des désordres qui règnent dans le quartier de la ville où il habite tout le temps perturbé par un groupe de personnes composé d’un imam malfaisant et de quatre méchants vieillards. À ces augustes personnes, Aboul-Hassan reproche leur médisance, la jalousie morbide qui les domine et, partant, les troubles que cela occasionne alentour. Tout en méditant sur son sort, assis à l’un des coins du pont qui traverse Bagdad, Aboul-Hassan voit surgir un voyageur habillé à la mode de Mossoul et se lie d’amitié avec lui. Il finit par l’inviter chez lui où l’attend un repas modeste, fait par sa mère, mais suffisamment copieux pour deux personnes. De fil en aiguille, on apprend que le mystérieux personnage n’est autre que Haroun Rachid qui fait sa ronde, comme à l’accoutumée, dans Bagdad. Aboul-Hassan boit et donne à boire à son invité, qui l’incite à son tour à boire et sans jamais se douter de l’identité réelle du marchand. À la fin de la soirée, le vin aidant, Aboul-Hassan s’ouvre de ses difficultés de voisinage avec le groupe de teigneux qui empoisonne le quartier et qui lui enlève toute forme de tranquillité. Il aimerait les châtier, au moins cent coups de bâton sur la plante des pieds des quatre barbons, et quatre cents coups à l’imam, car il préside leur concile. Il veut en outre les chasser du quartier avec interdiction formelle de revenir à jamais. Il veut, il veut… mais voilà, il n’est pas le Commandeur des Croyants ! Haroun Rachid, qui aime ces situations extravagantes, décide de satisfaire son hôte. Il tire discrètement de sa poche une petite fiole contenant un somnifère, la vide entièrement dans le verre d’Aboul-Hassan, déjà éméché, et attend quelques minutes avant que la drogue fasse son effet. Dès que la tête d’Aboul-Hassan a commencé à dodeliner sur son corps, Haroun Rachid fait venir son esclave qui le suit partout et lui donne ses consignes. Il faut transporter Aboul-Hassan au palais, l’habiller comme s’il était calife et le mettre dans le lit même de Haroun Rachid. Il ordonne aussi à tout le personnel du palais de se comporter avec Aboul-Hassan comme s’il s’agissait de sa propre personne, il ne sera d’ailleurs pas loin et surveillera le cours des événements de façon à créer les conditions propices à l’illusion recherchée. Au matin, ayant amplement dormi, Aboul-Hassan est réveillé par les officiers de garde, les dames de compagnie, Mesrour lui-même, chef des eunuques, car l’audience du matin est proche. Aboul-Hassan se réveille lentement de son long sommeil, et, se trouvant assis dans le lit du Commandeur des Croyants, se demande s’il ne rêve pas et s’il n’est pas, à proprement parler, dans un autre monde que le monde réel. Il met plusieurs minutes à se rendre compte que toutes les personnes affables qui l’entourent sont faites de chair et de sang, et que lui-même ne déroge pas à la règle. Il se fait pincer la main par l’une des servantes du palais et en retire une grande satisfaction. Bien réel il est. Mais comment s’est-il trouvé dans cette situation et par quel miracle, lui, Aboul-Hassan hier, est devenu aujourd’hui le Commandeur des Croyants ! Chaque personne qui s’approche de lui pour lui parler s’incline respectueusement avant de prononcer le moindre mot. Décidément, se dit-il, je ne dors pas, je suis bien éveillé, car ceux qui dorment n’entendent pas ce qu’on leur dit, tandis que j’entends et comprends tout. Le miracle dure ainsi longtemps. Arrivé sur son trône, Aboul-Hassan met à l’épreuve son pouvoir ; il envoie punir l’affreux imam et ses acolytes, les chasse de son quartier et demande à avoir des preuves de l’exécution de cette sentence. Ce que le ministre de la Justice ne tarde pas à réaliser, preuves et témoignages de gens crédibles à l’appui. Au bout de vingt-quatre heures, Haroun Rachid décide d’interrompre l’expérience et renvoie selon le même procédé Aboul-Hassan chez lui. Une longue partie décrit le réveil d’Aboul-Hassan chez lui, où il n’y a que sa mère, qui continue comme à l’accoutumée à lui faire ses repas, mais plus de palais, plus de serviteurs zélés, plus d’aréopage d’hommes puissants. Bref, le voilà revenu à la case départ. Suivent de longues descriptions sur l’attachement aux signes extérieurs de puissance et des réflexions anodines sur l’appropriation de la fonction par le premier quidam venu. Les retournements de situation ne s’arrêteront pas en si bon chemin, car reconnu fou par ses voisins, voilà qu’Aboul-Hassan est interné parmi les aliénés de la ville et y restera tant qu’il n’aura pas réintégré le réel et admis, une fois pour toutes, qu’il n’était pas Haroun Rachid. L’histoire continue et se transforme en un conte de fées, puisque le brave Aboul-Hassan, libéré de son incarcération, se retrouve comme au début, ruminant son histoire, à l’un des angles du pont de Bagdad, lorsqu’il voit apparaître de nouveau le fameux marchand de Mossoul du début. Mais cette fois-ci, le calife Haroun Rachid ne tarde pas de se présenter à son souffre-douleur, le prend au contraire en sympathie et lui fait épouser une esclave de son entourage que Zobéide, la femme du calife, avait elle-même choisie. Après quoi, il le couvre de cadeaux.

Cette longue histoire des Mille et Une Nuits a fortement inspiré Carl Maria von Weber (1786-1826) qui tailla son opéra du même nom, Abu Hassan (Munich, 4 juin 1811), dans le corps même du récit, mais en prenant appui sur la romance de la fin et non sur le début. L’histoire de l’échanson Aboul-Hassan, et de Fatime, son épouse, s’est trouvée compliquée dans l’opéra de Weber par la rivalité qu’introduisit l’ignoble Omar qui, lui aussi, soupire pour Fatime. Rappelons que cet opéra en un acte passe pour être musicalement « un bijou de la scène comique », selon le mot de Piotr Kaminski, auteur du très arborescent Mille et Un Opéras.

Le nom d’Aboul-Hassan est très en vogue dans Les Mille et Une Nuits, et dans les opéras. Cela tient sans doute au sens du mot Hassan qui signifie : « bonté », « belle âme », « vertu », mais aussi « simplicité » et « bonhomie ». Telle est d’ailleurs l’acception qui prévaut dans la traduction allemande de Habicht et celle de Lane, The Thousand and One Nights, vol. II, p. 356, qui intitulent une histoire des Mille et Une Nuits, « Aboul-Hassan le Bouffon ».

Certains y ont vu une ressemblance étonnante avec l’introït du Taming of the Shrew de William Shakespeare, ou encore avec l’introduction de Krelis Louwen de Langendijk. Enfin, il y a cet Aboul-Hassan de l’Histoire de Tawaddoud (Histoire de la Docte Sympathie, dans la version de Mardrus) qui semble fait pour donner une naissance sociale à son esclave Tawaddoud, plus savante que lui et plus savante encore que tous les maîtres à penser de Bagdad (voir Tawaddoud).

Adultère et cocuage

« Le Bédouin avait une femme assez jolie ; et souvent quand il allait faire ses courses, il laissait mon frère seul avec elle. Alors la femme n’oubliait rien pour consoler mon frère de la rigueur de l’esclavage. Elle lui faisait assez connaître qu’elle l’aimait, mais il n’osait répondre à sa passion, de peur de s’en repentir… » (Histoire du Sixième frère du barbier, Galland). « Alors la femme n’oubliait rien pour consoler… » Sous l’œil d’un sceptique qui ne croit pas au mariage et à la fidélité des amants, Les Mille et Une Nuits lui paraîtront comme une terre d’excellence où adultère et cocuage sont élevés au rang de philosophie pratique, et relèvent d’un comportement salutaire autant pour le corps que pour l’esprit. L’histoire-cadre elle-même en témoigne. Alors que la famille polygame est portée aux nues par les potentats qui ont les moyens matériels de la cultiver, voilà qu’au sommet de la hiérarchie sociale un séisme dévastateur va faire trembler la citadelle du mariage, y compris le mariage royal. En redistribuant les cartes du désir, la tromperie des deux reines rétablit le fantasme féminin dans son plein droit, celui de pouvoir articuler amour et jouissance, de dire à la coterie de moralistes qui tiennent les rênes de la société qu’aucun être humain ne peut vivre sans amour, mais qu’aucun amour ne peut survivre sans sexualité. Alors qu’elles sont « bien mariées », les reines et les princesses s’ennuient mortellement. Et cet ennui les pousse à explorer les territoires inconnus, qui se trouvent être souvent les territoires du désir et de l’accomplissement de leur passion pour la chair (voir Perversions ordinaires). Le récit est parfaitement explicite, comme on l’a vu plus haut.

Les Mille et Une Nuits sont ainsi nées de ces trois adultères princiers, celui de Schahzaman, celui de Schahriar et celui de la princesse des mers. Tous les contes qui vont suivre, enchâssés les uns dans les autres, ne sont qu’un rappel en creux ou en plein de l’adultère initial, y compris l’adultère de vengeance, puisque c’est précisément le cas dans l’histoire de l’employé aux abattoirs (version Bencheikh et Miquel). Pour se venger de l’inconduite de son mari, une femme de la ville, belle et riche, décide de le cocufier avec le plus vil des habitants de La Mecque et le plus pouilleux. L’histoire en question est rapportée par l’homme dont la bonne fortune avait voulu qu’il bénéficiât des services de la dame, ainsi que de cinquante pièces d’or, chaque fois qu’il l’aidait dans son « intelligence criminelle », comme l’on disait au XVIIIe siècle. Et dire que la fonction de gigolo passe pour être une invention récente !

À cet égard, on peut dire, en effet, avec Élie Faure, que dans ce récit, qui est par ailleurs une métaphore de la condition de la femme dans le Monde arabe, et de l’illusion virile en général, « l’adultère et le cocuage sont le sujet permanent, et à peu près unique, des Mille et Une Nuits » (in D’autres terres en vue). Combien de contes vont tourner autour de cette angoisse unique, le fait d’être trompé par son partenaire ? L’ensemble des Nuits, étant donné l’artefact singulier que constitue la polygamie dans cette région du monde : absence d’amour vrai pour un partenaire au point de le multiplier au travers des coépouses, lesquelles ne sont véritablement satisfaites que par un ou plusieurs hommes du sérail.

Aladin et la lampe magique (ou merveilleuse)

Si certains lecteurs ne savent pas que Sindbad le Marin est d’origine arabe, ils sont encore plus nombreux à ne pas douter de l’origine américaine d’Aladin ou Aladdin (qu’il faut prononcer Aladine et Aladino en italien, de l’arabe ‘Ala ad-Din, « la Grandeur de la religion »). Les Américains eux-mêmes ne savent peut-être pas que ce personnage, si familier de l’univers de Walt Disney, a jailli tout droit des Mille et Une Nuits. Ainsi, il y a une vingtaine d’années, une compagnie américaine avait monté et présenté un spectacle sur Aladin et la lampe magique qui a tourné dans le monde entier, alors même que certains comédiens ne savaient pas exactement de quelle origine étaient les contes. La même comédie musicale a inspiré de nombreuses autres compagnies, françaises et européennes. Grâce à Walt Disney, Aladin est devenu un personnage à dimension universelle, alors même que le conte avait un moment disparu de l’édition arabe des Mille et Une Nuits. Par chance, une copie manuscrite était conservée à Paris, à la Bibliothèque nationale, ce qui a permis aux éditeurs arabes de le rajouter au cycle normal des Nuits. Il y a Aladin et sa lampe. Aladin serait-il le même sans sa lampe magique et alambiquée, au sens étymologique du mot alambic (de l’arabe Al-‘inbiq), qui sert à la transmutation des matières et de l’esprit ? Quelle est la différence entre Aladin et sa lampe magique, quelle est leur unité fondamentale ? La différence entre Aladin et la lampe magique, c’est que l’un tourne à vide et l’autre tourne à plein. En philosophie, le plein et le vide sont des notions importantes. En mystique, ils sont l’échelle de l’élévation des âmes. Chez les Chinois, il n’y a aucun plein sans son équivalent, l’idéogramme du vide : telle est l’impermanence, le changement de l’être. Tchouang-Tseu dit à ses disciples qu’il est préférable encore de s’intéresser à l’intérieur du vide, car il ne s’épuise point, plutôt que de tourner autour du plein qui, pour avoir trop promis, ne peut plus rien donner. Entre Aladin et sa lampe, c’est la lampe qui parle du plein et Aladin qui tourne autour du vide. Le yin et le yang ! Il cherche la vacuité et ne la trouve que sur un tapis volant, c’est-à-dire dans le mouvement perpétuel. Aladin n’est donc pas un être insignifiant et fragile, un homme qui n’a pas d’âge et qui tient à son âge d’avant, un être que l’indigence n’atteint pas, malgré l’évanescence de la richesse, un homme que la solitude renforce et que la foule n’effraie pas et ne fait pas fuir, car c’est lui-même, d’abord, qu’Aladin fuit. « Jadis, Tchouang Tcheou rêva qu’il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort, ignorant qu’il était Tcheou lui-même. Brusquement il s’éveilla et s’aperçut avec étonnement qu’il était Tcheou. Il ne sut plus si c’était Tcheou rêvant qu’il était un papillon, ou un papillon rêvant qu’il était Tcheou. Entre lui et le papillon il y avait une différence. C’est là ce que l’on appelle le changement des êtres » (in Philosophes taoïstes).

 

Outre le film d’animation de Walt Disney qui a tenu en haleine toute une génération d’enfants, en dépit même des ellipses, des interpolations et des écarts spectaculaires avec le récit des Nuits, sept autres réalisations ont vu le jour au cours du XXsiècle (cf. Bibliographie et filmographie à la fin de cet ouvrage).

images

Ali Baba et les quarante voleurs

Ali Baba a découvert le trésor des quarante voleurs et le leur vole à son tour. Cela fait une histoire convenable qui respecte l’esprit bourgeois d’alors. Il aurait trouvé un trésor anonyme, nous l’aurions aussitôt oublié, et Ali Baba n’aurait été qu’un joueur de Loto chanceux. Ali Baba est d’une certaine façon un personnage moderne, actuel. Autrement, pourquoi son histoire nous attire-t-elle à ce point ? Vaste empire, trésors amoncelés. La raison est que, sans le savoir, nous nous identifions à Ali Baba, le gagnant sympathique, le vainqueur qui n’a pas combattu, le victorieux surpassant de loin la loi faloche de garnements insupportables, des malfaiteurs. Lui gagne sans cocher la moindre grille, ni jamais river ses yeux sur un écran vidéo au fond d’un café sinistre, pas plus qu’il n’a à brandir son poing face à une quelconque déveine. Son espérance est liée à un filet de pêche, une bonne fortune de fin de journée. Mais pour la mauvaise fortune qui guette, on la doit au chat qui nous a coupé la route, à la lune qui s’éclipse derrière un nuage ou à l’échelle qui tremble quand on s’en approche. Ali Baba est le parfait gentilhomme de l’Orient, psychologue, stratège, patient, adroit, sociable, bon père, bon voisin. Il est d’ailleurs perçu à tort comme un personnage corpulent, coiffé de son turban et chaussé de ses longues bottes de chasseur à la mouche. Si l’on en juge par le dessin qu’en fait Aubrey Beardsley (collection Kennet Anger), ce serait une sorte de Tartarin de Tarascon, mais la vérité est qu’il est le « Petit Poucet » de l’Orient, plus anguleux, plus noueux et moins bravache que Tartarin. Il lui fallait grimper aux arbres, scruter de très loin les mouvements suspects, isoler les branches cassées et savoir lire les pistes que l’on vient de fouler. Une science de Sioux, non pas des Plaines américaines, mais des Sioux des Bois et des Vallées. Encore aujourd’hui, cet énergumène sympathique et d’un autre âge plaît beaucoup et séduit davantage. Son pantalon bouffant donne le tournis aux enfants, tandis que ses longues moustaches font de lui l’aristocrate des forbans. Le rêve permet toutes les reconstitutions, toutes les substitutions. Et celles-ci sont superbement conduites par ce gendre idéal que toutes les belles-mères s’arracheraient, lui qui ose affronter la corporation des coureurs de bois, la plus redoutée de toutes. Et la performance n’est pas mince ! Ayant récité la formule magique, « Sésame ouvre-toi », sans réussir à la trouver aussitôt, le voilà qui pénètre par effraction dans le saint des saints : le cœur du trésor des quarante voleurs est, comme il se doit, dans une caverne voûtée, une sorte de caveau funéraire de Pharaon, aussi terrifiant par le froid qui s’en dégage que par le silence. Une fois à l’intérieur, le grand rocher qui barre l’entrée et qui fait office de porte blindée coulisse lentement pour engloutir l’intrus. C’est par cette même porte que quarante gaillards bien bâtis s’engouffrent en quelques minutes dans l’immense habitacle. Tremblant de tout son corps, Ali Baba, dont le nom est synonyme de douceur et de bonhomie, est désormais assis au milieu du coffre-fort. En un mot, le mythe de l’équité sociale entre pauvres et riches, celle que l’Orient n’a encore jamais désirée, prend ici une allure d’existence éphémère, quelque chose comme l’incarnation subite de la justice divine qui se produit au nom de tous les pauvres et à l’insu de tous les riches. Belle revanche personnelle pour Ali Baba qui offre à ses yeux éblouis tous les éclats d’or qui brillent de leur feu et dont la lumière vient se réfracter en eux. Mais d’autres émotions contradictoires le traversent et le bousculent : peut-il s’emparer du magot sans crainte ? Doit-il, au contraire, prendre la poudre d’escampette, aller droit devant lui, et sans demander son reste ? Car la seule perspective de se retrouver entre les mains du chef des brigands le glace littéralement. Son sens moral est également à la peine : a-t-on le droit de s’emparer impunément du butin des voleurs sans commettre le même forfait qu’eux, devenir leur complice ? Voler un voleur est-il plus moral que voler un innocent ? Et puis, sa conscience de père de famille et de membre respectable de la société lui permet-elle de toucher à ces biens amoncelés sans léser leurs propriétaires qui sont peut-être ses voisins, ses amis et même les autres bûcherons, car Ali Baba en est un ? Malgré toute l’agitation qui s’est emparée de son esprit, Ali Baba ne recule pas. Il sait confusément que la morale ne s’applique pas aux « sans-morale » et à ceux qui la bafouent impunément. Même le juge sera clément avec lui, d’autant que sa découverte peut intéresser la police des marchés. Mais l’autre sentiment vivace qui l’occupe maintenant est celui de la pauvreté extrême dans laquelle il se trouve : il ne peut l’accepter sans réagir. Sa femme et ses enfants ne cessent de geindre, et c’est là une situation cuisante qui l’empêche de trop réfléchir. Après tout, les spéculations ne sont-elles pas faites pour les nantis, ceux qui dorment de leur profond sommeil et que l’angoisse de voir mourir de faim leur entourage ne taraude pas ? Tel est le dilemme kafkaïen dans lequel se trouve Ali Baba. Mais l’histoire se termine bien, grâce à une certaine Morjane, dont Galland (voir cette entrée), le traducteur des Mille et Une Nuits, dit qu’elle est une « esclave adroite, entendue et féconde en inventions pour faire réussir les choses les plus difficiles ». L’histoire se prolongera en effet par une série d’événements qui mettront aux prises Ali Baba avec tout son entourage. La morale qui s’en dégage est multiple ; plus que tout, on apprend qu’il est souvent plus difficile d’être riche que d’être pauvre. Mais si une richesse subite se présente à vous, et avant de vous découvrir une âme de bon Samaritain, prenez toutes les garanties nécessaires pour ne pas céder à la cupidité de votre entourage, aux rançons des malappris, aux maîtres chanteurs et à la malveillance des courtisans. Vous y laisseriez votre peau, et votre fortune.

images

Al-Mas’ûdi et Les Prairies d’or (IXsiècle)

C’est dans ce livre, intitulé en arabe Mûrûj ad-dhahab, que Les Mille et Une Nuits sont, pour la première fois, nommément identifiées comme étant des contes indo-persans et finalement arabes, ayant été racontés dans cet idiome dès le début et faisant intervenir les principaux protagonistes. Abi Al-Hassan Ali Ibn al-Hussayn Al-Mas’ûdi (vers 893-956) est un écrivain arabe réputé au temps des Abbassides et un historien. Son livre, Les Prairies d’or, traduit en français dès le début du XXsiècle par deux savants orientalistes, C. Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, présente une large fresque de la connaissance érudite en son temps, et avant lui, au moins jusqu’au Prophète de l’Islam. C’est dans cet ouvrage qu’on lit cette affirmation : « Tel est le livre intitulé “Hézar efsaneh” ou “Les Mille Contes”, car c’est là le sens du mot efsaneh en persan. Ce livre est connu du public sous le nom de Mille et Une Nuits ; c’est l’histoire d’un roi, de son vizir, de sa fille et de son esclave, Schahrazade et Dinazad. » Un autre Irakien du nom d’Ibn Nadim, bibliographe de son état et mort en 995, soit un demi-siècle après Mas’ûdi, a signalé l’existence des Mille et Une Nuits dans un répertoire de l’ensemble des livres arabes de son temps – il était bibliothécaire – intitulé le Fihrist, rédigé vers 987 et publié en 988. La première édition de cet ouvrage important remonte à 1871, lorsque Gustav Flügel (1802-1870), un orientaliste allemand, en fit une édition quasi définitive et la publia à Leipzig.

Amour fou (l’)

Le paradoxe se révèle souvent plus fécond que l’argument logique. Tel est l’enseignement que nous tirons du rôle tenu par le coup de foudre dans les Nuits, l’une des entrées en matière dans le domaine du sentiment. À cela plusieurs raisons, mais la plus importante est celle-ci : on ne tombe amoureux que de ce que l’on aime déjà. Si cette hypothèse est vraie pour les amours en général, elle l’est tout particulièrement pour le coup de foudre, et encore plus vrai dans le contexte arabe. Une femme voit un bel homme, souvent décrit comme un adolescent, étant donné que les amours dans les Nuits sont des amours pubescentes ou des amours ambiguës et non identifiées, elle en tombe aussitôt amoureuse. Le canevas idéal est celui de Qamar Az-Zaman, « Lune du Temps », l’une des histoires les plus appréciées des Mille et Une Nuits, en raison de la passion que la beauté a suscitée dans le cœur de Maymouna, fille de Dumriyat, ce qui revient à dire qu’une fée est en mesure de tomber amoureuse d’un être humain, à condition que cet amour soit brutal et sans bornes. Et lorsque Boudoure, la princesse à laquelle il était destiné, le voit, « elle est saisie d’une folle passion pour lui, soulevée par l’émotion amoureuse et prise d’un ardent désir » (trad. Bencheikh/Miquel). Le coup de foudre montre en outre que les narratrices initiales des Nuits ne peuvent être que des femmes privées de liberté, claustrées dans leurs palais et embastillées par un système patriarcal qui accorde la part belle aux hommes au détriment de leurs compagnes. Celles-ci, par compensation, n’ont d’autre choix que tomber amoureuses à l’instant même où elles croisent leur bien-aimé. En un clignement d’œil. Aimer avant la rencontre est, enfin, le propre des sociétés arabes où la mixité entre sexes n’est pas l’attribut principal des échanges collectifs. La question ne se pose pas pour les jeunes liés par le tabou de l’inceste.

Pour ce qui est de l’amour, tout commence par une intrigue et tout finit par une autre intrigue, car si le manque d’amour est l’argument principal des disputes, il n’y a rien de mieux que l’amour pour les résoudre. Les Mille et Une Nuits ne dérogent pas à la règle, tant les centaines de contes qui nous ont enchantés parlent d’un seul et unique sujet : l’amour. Que ce soit sous sa forme idéale et éthique, l’amour d’un adolescent pour une adolescente (voir Jouvenceaux et jouvencelles), que ce soit sous sa forme soudaine, ou encore dans son expansion et son rétrécissement (voir Jalousie ; Adultère et cocuage ; Impuissance et infidélité dans Les Nuits ; Perversion ordinaire ; Prostitution), l’amour est au cœur de toutes les intrigues et de toutes les résolutions. Les Mille et Une Nuits dans leur ensemble peuvent être considérées comme une métaphore de l’amour et, en particulier, de sa naissance, raison pour laquelle l’adolescence est l’âge précoce au cours duquel les vertus masculines et féminines sont exaltées par le clan et par la société. La correspondance amoureuse est une spécialité de l’Orient, surtout si elle est clandestine. Déjà Stendhal le signalait dans De l’amour où il rappelait que les Bédouins d’Arabie la pratiquaient depuis des milliers d’années. Les messagers sont en général des messagères, vieilles nourrices, esclaves, entremetteuses, tenancières de hammams, magiciennes, courtisanes. Les moyens de transport les plus divers sont utilisés à cette fin : coursiers à cheval, pigeon voyageur, préposés aux missives et autres correspondances diplomatiques, intermédiaires zélés…

Sur les recommandations de Salomon – qui parle aux oiseaux – c’est la huppe qui, dans le Coran, est chargée de transmettre une missive à la reine Balqis. La colombe messagère, les oiseaux postiers, le cheval ailé et même les enfants en bas âge sont également des moyens de transport entre amants. Taj al-Moulouk et Hayat an-Noufous, deux personnages des Mille et Une Nuits, ont eu recours à leurs services.

Oui, amour, amour : y a-t-il dans la langue universelle mot plus doux à prononcer, plus sincère et en même temps plus intime que celui-là. Les animaux s’aiment, c’est évident, et peuvent même aimer leurs lointains cousins que nous sommes, nous les humains, mais peuvent-ils le dire autrement que par la caresse la plus suggestive, celle d’une queue de chat qui se déploie à l’infini dans la paume d’une main ? Notre aventure humaine, et sans doute le langage qui l’accompagne ou la précède, résulte à mon sens de la formulation que nous avons réussie collectivement, en disant un beau jour de printemps, ou d’hiver : « Je t’aime ! » Depuis lors, ayant transcendé le seul rapport charnel qui agit comme un simple fixateur de phéromones, l’amour et le sentiment auquel il réfère sont devenus les émois les plus forts, l’amour, roi des sentiments, étant aussi le plus vieux. Précisément : la douceur âcre de l’amour, son miel qui infuse, sa chaleur qui monte dans les veines assoupies : tel est l’élixir, un mot arabe, al-iksir, qui a été surtout usité dans l’art d’Hermès, l’alchimie. Il signifie philtre d’amour, comme on dit filtre magique, mais le sens métaphorique est plus puissant que la simple captation chimique. À voir dans ce registre L’Élixir d’amour (L’Elisir d’amore, 1832), l’opéra de Donizetti, qui met en scène des personnages épris en ronde, les uns des autres, souvenir lointain de Tristan et Iseult, mais sans la profondeur mystique.

L’amour qui transfigure l’être mauvais, qui lui donne du répit, ou l’amour grandiloquent, l’amour mélodramatique à la manière de Balzac. Que seraient Les Mille et Une Nuits sans leur pouvoir de captation, leur séduction animale, l’empire des passions et l’exaltation des plus nobles instincts ? Aussi, l’amour et le sentiment amoureux sont-ils la clef vivante des Nuits, en sachant que l’amour a ici sa rythmique propre, ses règles, sa dilatation, sa concentration. N’est-il pas le stade ultime de tous les émois, dont on dit dans l’univers arabe qu’ils sont l’une des voies possibles de la mort. Mais avant une telle échéance, il faut revenir sur la manière avec laquelle Les Mille et Une Nuits rendent compte de l’insinuation de la drogue dans les veines de l’amoureux. Et comme le dit Prince Diamant, qui fait appel au poète : « L’amour s’est insinué en moi par l’oreille seulement, sans que j’en aie vu l’objet./ Et j’ignore ce qui s’est passé entre l’amie inconnue et mon cœur » (Histoire splendide du Prince Diamant, trad. Mardrus).

Immuablement, la plupart des conversions à l’islam rapportées par les Nuits sont, autant que de nos jours, des conversions par amour. Une chrétienne se convertit à l’islam par amour pour épouser un émir. Il arrive que certains rêves prémonitoires poussent ceux qui les vivent à se convertir. Autrefois, aussi, on se convertissait pour éviter l’expulsion, la pétrification et la mort. Mais l’amour répond à des étapes bien marquées, et monte crescendo : d’abord, l’amour courtois ne peut se manifester sans le coup de foudre, cette propension qu’ont les personnages des Nuits à tomber amoureux au détour d’une phrase, et cela dans le préambule du conte : frappé jusqu’au cœur, le Prince « avalait à longs traits le doux poison de l’amour ». « La dame fut ravie d’apprendre que la personne qu’elle aimait déjà passionnément fût d’une si haute condition »… Sans leur capacité à faire rêver les jeunes, les Nuits n’auraient pas obtenu cette place immense dans le cœur des lecteurs. Du reste, chacun peut s’identifer aux histoires d’amour, certaines subtiles, sans être abstraites, et d’autres à l’eau de rose, qui constituent la trame la plus constante des Nuits. Dans son essai de classification, Nikita Elisseeff dénombre pas moins de 107 histoires d’amoureux. Mais il s’agit souvent d’amours pubescentes, des jeunes gens au début de leur activité sexuelle et des filles à peine nubiles, avec néanmoins une quête sexuelle déjà affirmée. Tout cela explique pourquoi les approches sont restées plutôt gauches, et souvent incohérentes, en dépit même de la maturité du projet d’union et de la fécondité qui en est, généralement, la résultante la plus probable. Certains amants sont séparés et veulent se rejoindre, d’autres sont des romantiques inconsolables qui s’éprennent d’un portrait ou d’une voix, d’autres encore sont pris en flagrant délit d’abandon réciproque. Il y a les amoureux qui s’endorment et qui oublient leur rendez-vous, et ceux qui se réveillent à temps, mais dont on a volé le cheval. À l’impossible, nul n’est tenu ! Certaines histoires sont liées au coup de foudre, d’autres au chagrin d’amour, mais aucune n’est douloureuse en soi, la quête d’amour étant par essence ininterrompue. L’idée a déjà été esquissée plus haut : en effet, on peut considérer Les Mille et Une Nuits comme une sublimation de l’adolescence. Au stade supérieur, l’amour bref, instantané, foudroyant, reste l’un des moteurs les plus joyeux des Nuits, dans toutes ses dimensions orientales. Des amours toujours aux prises avec le réel, bien que « déraisonnables » : une princesse s’éprend de son esclave, un tailleur s’éprend d’une voix qui se trouve être la benjamine des sept filles du roi, etc. Et le thème s’est ramifié et s’est étendu à la littérature mystique, on en tire des allégories. Le mystique persan Jalal Ud-Din ‘Attar en fait un motif constant de ses aphorismes et de ses historiettes. L’amour courtois, dit aussi amour chaste, est également à l’œuvre dans nombre de contes. Le principe fondateur d’un tel amour, violent par certains côtés, entraîne pas moins de douze cas d’amants morts dans Les Mille et Une Nuits terrassés à la suite d’un chagrin, une séparation, une attente. Parfois, les amants meurent l’un après l’autre, parfois ils renaissent après avoir évité le pire. Tous les cas sont rapportés dans les Nuits, y compris des amours incertaines avec des animaux ou des incestes. Deux femmes aimant les animaux, l’une un ours, l’autre un singe, apparaissent dans l’Histoire de Wardan et dans La Femme et le singe. Quant à l’inceste, il est clairement signalé dans l’Histoire du Premier Kalender, lorsqu’un frère se retranche avec sa sœur dans une demeure souterraine où il pouvait se livrer « à ses détestables amours, qui doivent faire horreur à tout le monde ». Les noms qui désignent les contes dévoilent aussi, parfois, leur contenu : les deux amants ‘udhrites (l’amour ‘udhri est le nom arabe de l’amour courtois), les amoureux de Baçra et de Mossoul, les amants de Médine et de Samarcande, ceux de Damas, et surtout les amants de Bagdad, c’est au fond l’histoire de ces rois qui rêvent naïvement aux contes de fées et qui espèrent trouver dans la gent féminine ce qu’ils ne peuvent garantir de leur côté, en tant qu’hommes. L’amour oriental doit surtout composer avec la polygamie, l’absence de connivence entre les amants et la censure morale. Paradoxe ? Pragmatisme, surtout, car Les Mille et Une Nuits ne cessent d’évoquer les rapts, les transports indus, les métamorphoses en lieu et place de l’approche sensible, de l’offre de soi, de la tendresse entre amants. L’amour est un objet précieux dont on ne voit que le reflet. Ou une fable contée à l’envers : de la fin vers le début, et au ralenti. Les Mille et Une Nuits sont précisément une fable de l’amour, fût-il courtois ou discourtois, à condition que celui-ci ne s’affiche jamais pour lui-même, mais seulement pour se donner à voir, un alibi. Naguère, lorsque la sexualité n’était point exigée dans la dot de la jeune mariée, l’amour passait pour une panacée que les poètes crurent bon de chanter sans retenue. C’était la période des « théologiens de l’amour », quand, dans leurs vénérables mosquées et au nom même de la glorification d’Allah, les dignitaires religieux n’hésitaient pas à gloser sur les paliers du désir féminin. Aujourd’hui, alors que la sexualité est le motif premier des unions, l’amour semble faire les frais de pensées supposées coupables et peu coraniques que les amants nourrissent pour leurs partenaires. L’échelle de valeur a changé de visage, malgré les dénégations.

Animaux fantastiques

Il serait intéressant dans ce Dictionnaire amoureux des Mille et Une Nuits d’« aimer » aussi une société parallèle à celle des humains, et qui n’est pas moins digne qu’elle, à savoir la société animale. Quel regard les narrateurs posent-ils sur les différentes classes qui la composent ? Il est certain que le collectif des animaux ne joue pas dans ces contes le même rôle qui est le sien dans une autre fable animalière, très réputée dans le Monde arabe, qui est Kalila wa Dimna, où chaque animal est doté d’une personnalité bien à lui, d’un caractère et d’une volonté. Les animaux qui reviennent le plus souvent dans les Nuits, outre le cheval (voir Cheval enchanté [Histoire du]) – mais le cheval est-il encore un animal ! – sont les animaux de trait, les animaux qui servent à la chasse, à la fois animaux chasseurs et animaux gibiers, tels le chien, le slougui, le cerf, le lièvre, la gazelle, le lion, le tigre, la perdrix, le sanglier, ainsi que nous le voyons dans l’Histoire des Deux sœurs (trad. Galland) où il est question de deux princes chassant le lion et l’ours. Une édition récente des Mille et Une Nuits, celle de Bencheikh et Miquel, réserve aux animaux de longues pages regroupées sous le même chapeau : Fables animalières, les oiseaux, les bêtes sauvages et les fils d’Adam. On y découvre le tempérament d’un grand nombre d’animaux comme le paon et la paonne, l’oie sauvage, le lionceau, l’âne, le cheval (voir Cheval enchanté), le chameau, le faon, l’oiseau des eaux, les rapaces, la tortue, le loup, le renard, le corbeau, la civette, la belette, la souris, la puce, le hérisson, le ramier et le passereau. En somme, nous avons là tout La Fontaine et tout Loqman, le Sage, dont parle le Coran, et qui passe pour un grand admirateur du règne du vivant. Dans l’Histoire du jeune roi des Îles noires, les loups, les hiboux et les corbeaux sont identifiés à la désolation d’une ville complètement abandonnée par ses habitants. Dans l’Histoire du Troisième Kalender, Galland évoque une ribambelle d’oiseaux dans leur volière au bois précieux, des rossignols, des chardonnerets, des serins, des alouettes, « et d’autres oiseaux encore plus harmonieux » dont le conteur n’avait jamais entendu parler par le passé. Dans l’histoire-cadre, traduction Mardrus, le roi Schahzaman se prépare à rejoindre son frère Schahriar en préparant des chameaux et des mulets…

images

Dans le registre du fantasme, Les Mille et Une Nuits font état d’animaux avec lesquels une consommation sexuelle est possible, ne serait-ce que par la conformation physique – singes, loups et guenons –, et même si cette relation est parfaitement lointaine, et onirique : un bouc, un cheval, un âne, un ours. Les animaux marins jouent un rôle considérable, notamment dans les récits de découverte : cachalots, baleines, poissons de différentes tailles, mammifères marins, animaux venus des abysses de la mer, et même êtres humains vivant sous les eaux. Enfin, les animaux mythologiques, fabuleux par essence, sont très présents dans les contes des Mille et Une Nuits, au moins pour leur capacité à créer du merveilleux et de la distance, deux données essentielles pour la tenue des assises du conte. Dans l’histoire de Sindbad le Marin, on rencontre un oiseau fabuleux d’une taille gigantesque appelé Rokh. Ce nom est transcrit parfois Rukh, ou ‘Anka, « le griffon ». Il pourrait s’agir du fameux Simorgh (ou Simourg) des mystiques persans et dont on dit, dans l’Histoire splendide du Prince Diamant, qu’il était un géant volant capable de transporter dans ses serres un éléphant. Rokh arrive donc à soulever grâce à ses griffes puissantes un être humain de la corpulence de Sindbad, et cela jusqu’à une hauteur suffisante pour que, le lâchant, il puisse se casser l’échine avant de fondre sur lui pour le dépecer. Mais le plus extraordinaire, c’est que le Rokh sait saisir sa revanche sur des marins peu respectueux des règles de bon voisinage. Il n’hésite pas à les prendre à rebours ou à les attaquer de front. Sindbad raconte comment il accoste, avec ses compagnons, sur une île de la mer de Chine après tant de jours et de semaines de navigation. Comme il leur fallait se ravitailler en munitions, chercher du bois, peut-être capturer du gibier et puiser une quantité suffisante d’eau, ils arrivèrent à une immense colline blanche et luisante, large d’au moins cent coudées. Ils s’orientèrent vers l’étrange monticule, mais parvenus à proximité, ils découvrirent un œuf immense, l’œuf du fameux oiseau Rokh. Avec des pioches, de grosses pierres et des cordes, ils voulurent le déterrer et l’emmener sur l’embarcation en vue de dépecer l’oisillon qu’il contenait. L’enfant Rokh était lui-même aussi vaste que la montagne et ses plumes qui auraient chacune pu être un éventail, étaient si bien plantées qu’aucun marin ne put les lui arracher. Ils durent tirer à plusieurs. Ils s’emparèrent aussi du maximum de viande fraîche qu’ils purent emporter. Ayant rejoint leur navire, ils cinglèrent vers le large. Le vent était favorable et cela les réconforta. Soudain, le Rokh apparut à l’horizon, il couvrait le ciel tel un nuage immense. Dans ses serres, une pierre d’une grosseur impressionnante, et bien plus massive que l’embarcation. Lorsqu’il arriva à leur hauteur, il lâcha la pierre qui fit un grand bruit dans l’océan au point de projeter leur embarcation très loin. Une frayeur terrible les saisit, tandis que l’oiseau Rokh, mystérieusement, regagnait son île. La vengeance n’est pas le privilège de l’homme, même l’oiseau Rokh peut éprouver de la peine à voir son petit se laisser agresser par des individus hostiles, des vilains. C’est cet aspect du Rokh que Théophile Gautier a retenu dans son poème, L’Oiseau Rock, qui date de 1838 :

C’est moi, l’oiseau Rock, qui doit être

De ce monde seigneur et maître,

et je suis roi de par mon vol.

Je pourrais dans ma forte serre

Prendre la boule de la terre

Avec le ciel pour écusson.

Deux autres oiseaux fabuleux occupent l’imaginaire des Orientaux : la Huppe et le Simorg, qui sont peut-être les descendants de cet autre oiseau « de grande taille » dont parle déjà la légende arabe au temps d’Hérodote. Ayant servi d’intermédiaire entre Salomon et la Reine de Saba et citée dans le Coran, la huppe est un oiseau bénéfique. Le Simorg, personne ne le connaît vraiment. Il est sorti de l’imagination de mystiques iraniens comme Sohrawardi (vers 1155-1191) et Férid Ud-Din ‘Attar (vers 1150-vers 1220) qui en font le roi des oiseaux, et par conséquent Dieu lui-même. Enfin, le vautour, le perroquet, le paon, mais aussi le boa, la tortue et la baleine, complètent ce qui pourrait être une immense arche de Noé, où l’animal n’est pas le seul à être sauvé du Déluge, mais également l’Homme et la Femme, ce dont les Mille et Une Nuits sont, à leur façon, le meilleur livre.

images

Anneaux et fibules (voir Bijoux et pierres précieuses)

Anthropophages

Bien avant l’ethnologie moderne, les mythes anciens avaient bâti un monde où régnaient deux espèces essentielles : celle qui refusait de manger de la chair humaine et celle qui en mangeait. La ligne de partage est simple : la première espèce est culturellement supérieure à la seconde, habite les contrées tempérées et a la particularité de voyager, y compris dans les régions de la seconde espèce. Cette dernière est culturellement inférieure. Elle vit dans des cavernes ou des cahutes, mange quelques brindilles d’herbe, des fruits, et chasse le gros gibier, car le petit gibier est réservé à la première espèce qui se targue de le capturer selon des règles ancestrales. Les livres de voyage se devaient donc de comporter un chapitre sur les Anthropophages, car à défaut de les voir vraiment, on pouvait librement les imaginer et les craindre. Et cela justifiait toutes les falsifications, tous les fantasmes. Les Mille et Une Nuits, qui ne sont pas exemptes de cet abus, ont une conception particulière du récit. Il fallait donner autant de détails possible pour asseoir la description, mais sans jamais s’enfermer dans un quelconque espace-temps, cela gâcherait beaucoup la fluidité des émotions. Ainsi, les Anthropophages sont brun foncé ou noirs, sans qu’on en soit très sûrs, ils habitent une île lointaine, mais dont on ne donne aucune précision pour la retrouver, ce qui explique que seuls les naufragés aient une chance de l’atteindre. C’est le cas de Sindbad qui, lors de son quatrième voyage, est capturé avec ses compagnons et qui réussit à leur échapper au moment où la vigilance des « mangeurs d’hommes » s’était un peu estompée. Comme chaque fois dans les Nuits, si le récit repose sur un point de vérité, rien ne l’empêche de rajouter une histoire fantaisiste tout autour. Après tout, nous sommes dans un cadre narratif qui permet tous les excès. Le point de vérité est le suivant : alors que tous ses compagnons se sont jetés les yeux fermés sur la drogue que les Anthropophages leur avaient servie, et sur le riz qui devait les engrosser, lui, Sindbad, par un pressentiment qui lui est propre, avait refusé d’avaler la moindre nourriture, raison pour laquelle, ayant terriblement maigri, devenu sec et décharné, il n’était plus comestible aux yeux de ses hôtes : « La crainte de la mort, dont j’étais incessamment frappé, tournait en poison tous les aliments que je prenais. »

« Arabian » (voir Parfums d’Arabie)

« Arabian Nights »

Le style « Arabian Nights », un grand classique, s’est d’abord imposé aux États-Unis où le public diversifié et immense était prêt à s’extasier sur des poupées gonflables hollywoodiennes et surtout sur une idole masculine hypergominée, une sorte de Zorro de l’amour appelé Rudolph Valentino. En beau brun venu d’ailleurs, avec son turban oriental qui fait de lui un homme viril, mais toujours lisse, il pouvait se poser en sauveur d’une femme faussement effarouchée comme Anita Ekberg, au moment où sa féminité explosive anticipait déjà le bain à la fontaine de Trevi et alors même que son profil himalayesque fascinait les hommes et intimidait les femmes. Ces Arabian Nights ont vécu ; elles étaient un symptôme. Elles disaient tout le Monde arabe sans rien aborder d’essentiel, ni bien sûr dévoiler les vicissitudes de leur système politique, assez féodal, et le retard abyssal de leur culture, naguère si florissante. On ne reviendra pas sur les causes historiques, par trop ressassées, mais la perte de confiance et le repli, qui perdurent, constituent un prix extrêmement élevé pour l’Arabe d’aujourd’hui, qui paye là les erreurs de ses ancêtres et de la clique actuelle de souverains autoproclamés. La sagesse populaire dira que l’héritage n’a pas à être exclusivement une fortune ou des lingots d’or amassés dans une malle, mais aussi des dettes à payer, des images tronquées, des rémissions. Peut-on imaginer aujourd’hui un Monde arabe aussi égyptianisé qu’il le fut dans les années 1950 et 1960 ? Aujourd’hui que l’envers du décor est plus puissant que tous les rêves d’enfants, que reste-t-il de cet Éden perdu ? Ce Dictionnaire amoureux des Mille et Une Nuits lui-même n’est-il pas une illusion de plus, qui parle d’un monde révolu ? Êtes-vous sûr que vous êtes encore dans le réel, un coup de peinture fraîche sur un corps de valétudinaire ? Et pourquoi ne pas oser la fantaisie, planter le vrai décor et dire les mots qui fâchent, car que vaut une civilisation bien assise sans ses accès de folie, ses orgies dispendieuses et les petites perversions de certains de ses éminents piliers, comme les juges et les philosophes ? Le Monde arabe n’est plus que l’ombre de lui-même, à la fois parce qu’il est abandonné par ses élites, déserté même par ceux qui le gouvernent (qui placent leur argent en Suisse et ailleurs, qui éduquent leurs enfants à Paris ou à Londres, et qui passent leurs vacances à Marbella en Floride, à Acapulco), et parce que ses choix populistes de reconstruction ont reprimé dans l’œuf toute velléité de renouveau. Une révolution parmi d’autres me paraît plus éclairante que tous les discours : l’image. Depuis toujours, le Monde arabe – et ses thuriféraires – ne juraient que par la poésie. Certes, l’oralité est un bien commun national, un héritage du passé, un code-barre de l’identité. Mais est-on sûr que l’oralité n’est pas une image inaboutie de la pensée, une sorte d’embryon avorté avant terme ? Ce refus de l’image a eu le dessus de toutes les réserves de créativité que les jeunes avaient en eux : pas de Cinémascope donc, mais pas d’image virtuelle non plus, pas de peinture, pas de sculpture, pas de Neverland et de monde virtuel, pas de mouvement. Que vaut une esthétique lorsque la seule peinture permise est la peinture morte ? En l’absence de conte, et faisant fi de toute authenticité – la plupart des films de fiction du XXe siècle se coulent dans le format occidental –, il fallait se contenter de la voix. L’ère du fondamentalisme a estropié le génie d’une nation qui cherchait sa place sans être jamais sûre de pouvoir l’assumer. Ce décalage existe encore aujourd’hui, car si les chanteurs les plus niais ont tant de succès auprès de foules entières de jeunes désœuvrés, c’est parce que le vrai spectacle est entravé, déchiqueté, élimé de partout. Il ne bouge qu’en surface, en sachant que le vocabulaire de tout cinéaste arabe est contrôlé par une cohorte de censeurs, prêts à dégainer un outil moyenâgeux, les ciseaux. Qui tient le rôle de conteur aujourd’hui ? Où sont les nouveaux contes arabes qui enchantent le monde des petits ? Autrement dit, où en est-on avec le rêve collectif, lorsqu’une mèche de cheveux peut tour à tour embraser une ville, défaire des juges ou pousser à l’exil la contrevenante ? Où est la dérision de Bagdad, du temps des grands califes ? Où est la transgression du Caire, où sont les sacrilèges de Bassora, d’Alep ou de Beyrouth ? Toutes ces pulsions vitales de l’être humain ont trouvé dans le cadre des Mille et Une Nuits un lieu idéal pour se dire sans jamais effrayer les bonnes âmes, ni troubler de sombres imams dans leur mosquée, ni offusquer nombre de dévotes qui ne cherchent qu’à se faire culbuter…

Mais nous sommes bien dans un univers conduit par le merveilleux et parfois par le fantastique. Entre les deux, Coran et Mille et Une Nuits, se dessinent peu à peu les limites extérieures d’un vaste univers commun : Les Mille et Une Nuits comme métaphore du Monde arabe, une métaphore inversée, paradoxale. Au fond, Les Mille et Une Nuits traduisent toute la complexité des désirs arabes non achevés, ceux d’un Orient millénaire qui n’arrive pas à éclore, malgré l’énergie surhumaine des populations qui le composent. Le sacré constitue la seconde composante de l’âme orientale. Autour du Coran, livre prestigieux et imposant, le musulman a bâti une cité spirituelle que rien ne vient ébranler depuis plus du quatorze siècles. Et même la diversion caustique des Mille et Une Nuits ne saura éloigner les croyants de leurs passions mystiques et de leur vénération sans borne (borne d’Allah). C’est dire que le Monde arabe se trouve pris entre ces deux images, ces deux réalités : d’un côté le Coran, avec sa spiritualité univoque, entièrement vouée au Créateur ; de l’autre, l’univers éclaté des Mille et Une Nuits, une sorte de revendication sourde de l’humain, une provocation aux yeux de certains, une convocation orgiaque aux yeux des autres. Le Monde arabe vit ce clivage à défaut d’assumer l’excitation du mouvement. Il n’a pas endossé son nouveau costume, il n’a pas encore quitté l’ancien. Le Coran l’incite à méditer la proximité de la mort et du jugement dernier, tandis que Les Mille et Une Nuits, contes profanes par excellence, lui chantent la ballade du quotidien ou, question métaphysique, « comment évacuer l’idée de la mort », l’éloigner, la mettre hors jeu. Le Monde arabe est ainsi ballotté entre les deux pulsions les plus vivaces de l’humain, Éros d’un côté, avec ses pulsions régénératrices, Thanatos, de l’autre, avec son sommeil et sa lenteur végétative. La vie d’un côté, la mort de l’autre : un tel dilemme traverse Les Mille et Une Nuits comme une donnée immédiate, sans jamais constituer une discipline à part. Le « miroir » de la culture arabe classique fonctionne aussi pour le Coran, dont il reste le meilleur laboratoire linguistique, de sorte qu’un dialogue muet et méfiant se joue à distance entre le siècle de la spiritualité coranique et celui du triomphe des formes sécularisées de la culture. Dès lors, nous comprenons pourquoi la liberté de ton des conteurs et leur irrévérence vis-à-vis des formes éculées de la doxa ont contribué à leur fournir, dès l’origine, ce ton indécidable de bienveillance, d’ironie maîtrisée et de désobéissance joyeuse.

Art et littérature en islam

Peut-on séparer la compréhension des Mille et Une Nuits de son vivier premier, la société de cour, et plus largement celle de l’islam classique ? Pour le comprendre, il nous faut plonger dans l’imaginaire de la création arabe, en saisir les mécanismes et les confronter à l’ensemble des arts et des lettres de l’époque, à commencer par l’art pictural, la prose et la poésie (voir Poésie et poètes maudits). Cette entrée nous permet de pénétrer au cœur du sujet, en sachant que son champ – si peu vaste qu’il soit – englobe nécessairement celui des Mille et Une Nuits. On saura ainsi que l’Orient tel qu’on l’imagine, celui des promesses naïves et des voluptés célestes, comme l’Orient de la représentation picturale n’ont rien à envier à l’Orient littéraire, ses jouissances d’esprit, sa faconde et, surtout, la capacité qu’il a de subvertir le réel. Suite à cela, on peut se poser la question de l’islam : est-elle une religion hédoniste, et qui peut le croire ? Et pourtant, ceux qui ont vu l’exposition organisée il y a quelques années au Louvre, L’Art de l’Iran safavide (1501-1736), ou, plus récemment, celle des Arts de l’Islam (Institut du Monde arabe), peuvent témoigner de l’extrême somptuosité et de la variété des plaisirs que la terre d’Allah accorde aux croyants. Il n’est aucun compartiment de l’élégance partagée qui ne trouve des adeptes prêts à la défendre comme un trophée de guerre. C’est le cas pour la cérémonie au sein du palais, pour le concert de musique, le récital poétique, la calligraphie. Les essences y sont répandues grâce aux cassolettes et aux brûle-parfums. Plus discret, le penchant atavique pour les pierres précieuses et la somptuosité des costumes, toujours brodés et ajourés, et, enfin, celui de l’amour courtois version Majnûn et Layla, une union conceptualisée mille ans avant Roméo et Juliette. Pour avoir un aperçu rapide sur cette question des pierres précieuses, en dehors de l’entrée même qui leur est consacrée dans cet ouvrage (voir Bijoux et Pierres précieuses), et saisir l’effet hypnotique qu’elles avaient sur les masses arabes et musulmanes, il suffit de se rappeler qu’un collier pouvait peser un demi-kilo et pouvait assembler plus de dix pierres nobles : or, diamant, émeraudes, rubis, perles, jade, saphirs… Les Mille et Une Nuits s’inscrivent donc dans un cadre naturel où le luxe et l’euphorie dominent l’angoisse du lendemain.

Élargissons l’angle et voyons la représentation : sous les allures d’une évocation naïve et naturaliste, la miniature persane, mais aussi indo-mongole, présente un côté sulfureux et anticonformiste qui régale l’œil averti. Mais il faut l’interpréter, la comprendre. De fait, l’art des miniatures relève d’une culture où la beauté s’affirme comme une intuition globale et sans partage. Dans ce domaine, la muséographie arabe et musulmane est d’une richesse inouïe, en dépit des lacunes magistrales que certains pays musulmans entretiennent sciemment : ils savent que la plupart des documents visuels proviennent des collections publiques occidentales, mais aussi de collections privées, comme l’Agha Khan Trust for Culture, basée à Genève. Si les plus importantes collections sont arabes, indiennes, turques ou persanes, les centres de production qui, du XVe au XVIIe siècle, furent actifs – les trois siècles d’or de la miniature islamique –, se limitent à quelques foyers prestigieux au temps des Timourides et des Safavides, soit Chiraz, Tabriz, Ispahan, Qazwin et Hérat, dans l’actuel Afghanistan. Plus tard, l’Inde et la Turquie feront une brève incursion dans un domaine qui était réservé à l’aristocratie urbaine, autant parce qu’elle a été le véritable commanditaire des œuvres les plus marquantes, au travers les ateliers royaux, que parce que – vanité humaine oblige – elle se laissait peindre avec une délectation non dissimulée. Mais, toujours, la Perse domine, et dominera sans doute longtemps encore, compte tenu des merveilles qu’elle a amoncelées durant la belle saison antékhomeynienne. La miniature n’était pas encore le fait des Abbassides, encore que les études nous manquent à cet égard, mais le luxe des descriptions ne pouvait exister sans son pendant, le luxe palatial. Et, inversement, le raffinement des usages crée naturellement une nouvelle langue de convivialité et de nouvelles manières. Quant aux images, il faut se rendre à l’évidence, les affabulations d’un refus catégorique de la représentation – celle d’Allah excepté – n’ont jamais existé en terre d’Islam, hormis dans le cerveau enflammé des cuistres et des moralisateurs. Il y a certes eu, selon la tradition, un malheureux hadith (parole du Prophète), dont on ne peut du reste garantir l’authenticité, selon lequel les anges ne rentreraient pas dans la demeure du peintre ni dans celle du chien. Or, le chien a toujours accompagné les expéditions cynégétiques des princes et des chasseurs ordinaires sans qu’aucun édit contraire émanant des instances de la fetwa l’ait jamais condamné. Quant aux artistes, ils n’ont pas attendu l’interdit pour le transgresser allègrement et transformer en champ de batailles esthétiques toutes les surfaces planes et tous les reliefs de mosquées. Que ces artistes soient d’Ispahan, de Konya ou de Delhi, natifs d’un siècle ou d’un autre, qu’ils soient saldjukides ou safavides, chiites, chafiites ou zaydites, qu’ils soient proches des souverains ou protecteurs des impies, l’art coulait dans leur veine. Et le vin est là pour accompagner leurs virées nocturnes dans leurs bouges levantins, leurs romances, leurs orgies. Ils voyaient le beau et l’inventaient. Et si, d’aventure, ils croisaient d’autres civilisations de l’image, la mongole ou l’indienne, avec leurs visions propres, ils ne les combattaient point, ils les intégraient, ils les adoptaient.

Tout aussi surprenant est le contournement de l’interdit de la consommation des boissons alcoolisées, vin, moût de dattes, liqueurs. Et surtout le lieu où se commet le forfait, non pas le bouge malfamé, mais le palais du calife. C’est là que le dilettante et le dignitaire parfaitement respectables ont choisi de se délecter de leur jus de treille, non sans lui avoir donné des noms de scène comme « le noiraud », « le café » ou « la fiancée ». Et dire que les carafes n’étaient même pas honteusement cachées derrière un paravent comme c’est le cas de nos jours ! Mais il fut un temps où la taverne tenait tête à la mosquée. Deux siècles après le Coran, un orateur proche du palais ‘abbasside, Abdelmalik Ibn Salih, disait : « Ah, ce monde où tu vis est une amante à laquelle s’attache toute jouissance délicieuse, mais jamais ses caresses n’ont offert de plaisirs comparables à ceux du vin. » Peu à peu, la civilisation matérielle qui a succédé aux premières conquêtes musulmanes s’est enrichie de raffinements exquis, au point qu’une charte informelle du bien-jouir s’était incorporée au vade-mecum du courtisan et du raffiné, le fameux zarif qui, depuis, a fait école ! En toute vraisemblance, des vestiges éloquents de cette civilisation sont encore actifs en Orient tout au long des siècles durant lesquels Les Mille et Une Nuits allaient être inventées, racontées, puis mises par écrit et, enfin, traduites. Il y a peu d’écrivains ou de peintres de quelque envergure qui ont fait le voyage là-bas, à Samarcande, en Inde, en Iran, en Syrie, sans avoir succombé à l’envoûtement de cet Orient-là, avec ses espaces de liberté, certes élitistes, mais aussi sa sensualité rabelaisienne et son épicurisme débridé. Ils sont légion dans ce cas, et la galerie de noms communément cités n’épuise pas le filon : Marco Polo, Voltaire, Volney, Chateaubriand, comtesse de Gasparin, Gautier, Flaubert, Nerval, Maupassant, Dinet, Delacroix, Fromentin, Loti, et, à une échelle moins flamboyante, des négociants, des diplomates, des militaires, des espions et autres aventuriers de tout acabit. On est loin de la religiosité étriquée, mise à l’honneur par les Frères Musulmans et par feu l’ayatollah Khomeiny, et encore moins de la posture islamoïde qui caractérise depuis peu une partie somme toute réduite de l’islam d’Occident. Tel est le miracle : dès l’instant où elle s’est métissée avec les tempéraments nationaux des peuples occupés, la civilisation arabe a produit des croisements nourris à de vastes subtilités intellectuelles, du reste non dépourvues d’humour et de tendresse (voir Qu’est-ce qui fait rire le calife ?). Est-ce là le sens du verset coranique, le vingt-quatrième de la quatrième sourate, qui engage le croyant à se donner tous les plaisirs dits « légitimes », une fois que les interdits dévotionnels qui lui incombent ont été respectés ? C’est parce que l’islam condamne fortement l’hérésie et l’incroyance qu’il se doit – comme par compensation – de lâcher la bride à ses ouailles sur un grand nombre d’aspects courants de la vie quotidienne. Il en va ainsi de la sexualité, relativement décomplexée, des plaisirs de bouche (voir Cuisine du palais) et de tout ce qui contribue au bien-être social et collectif, tant diurne que nocturne. Morose, l’islam ? Sûrement pas celui des origines, ni celui de l’âge d’or, celui des poèmes bachiques et courtois, l’Orient du poète fou Madjnûn, équivalent de Roméo pour la culture occidentale, l’Orient d’Abu Nuwas que l’on surnomme le « Rimbaud arabe ». Les poèmes en persan et en turc nous sont désormais accessibles grâce aux nombreuses traductions dans la plupart des langues européennes.

En face, cherchant son unité et dédaignant autant la plèbe que les idiomes étrangers, la langue arabe compte d’abord sur ses poètes et ses thuriféraires. Le travail des mots à résonance cosmique : « Je ne suis qu’un fleuve qui déborde, s’apaise, s’embrase », écrit le poète Adonis, humaniste arabe et dernier des modernes.

Cohérence d’ensemble : céder aux tentations d’ici-bas – et Les Mille et Une Nuits sont de ce point de vue une liturgie sensuelle affirmée – pour mieux donner vie à ce paradis céleste dont parle le Coran et qui semble tellement étrange et déformé dans la langue étriquée de l’imam, surtout lorsque, en des temps obscurs, celui-ci asservissait son discours à la marche du palais. Plus masquée encore est la contradiction entre ces deux mondes, celui du politique d’un côté – représenté par l’art raffiné des princes et leurs poèmes pétrarquisants – et celui du religieux, qui vise à tout interdire pour mieux contrôler. L’Orient sans kamikazes, sans fous de Dieu, sans morale corsetée ni refoulement majeur, une sorte de cathédrale de beauté tendue entre deux principes fondateurs : d’un côté, la nécessité de livrer du sens dans l’une des régions du monde qui connaît de grandes turbulences depuis plusieurs siècles ; de l’autre, promouvoir une certaine éthique à l’égard de la création et du créateur, ce que d’ailleurs des forces obscurantistes, par excès de pudibonderie et souvent par calcul, ont aussitôt transformé en une haine obstinée du poète et de l’artiste.

images

 

Venons-en maintenant à la littérature. Les Mille et Une Nuits sont-elles un aspect de la littérature arabe, et quelle est, le cas échéant, leur valeur ? Peut-on vraiment donner du crédit aux techniques d’invalidation de l’académie qui cherche à dénigrer les contes de Schahrazade sous prétexte que leur gouaille populaire, l’usage extensif des locutions familières, voire même de quelques obscénités et autres interjections dont la valeur romanesque est attestée, dès lors qu’elles donnent une plus-value au vivant, dominent ? Mieux, cette question de la littérature classique (al-adab) à laquelle on oppose artificiellement la narration vivante, une littérature qui serait chaste et pure, castrée dès lors qu’elle ne parle que de sentiment et non de chair, peut-elle être isolée du contexte plus large de confort et de bien-être des Abbassides dont on sait par ailleurs qu’ils ne brillaient pas par leurs dévotions à la mosquée ? C’est dire qu’une réévaluation d’ensemble doit être menée aujourd’hui pour que Les Mille et Une Nuits intègrent (ou réintègrent) le lieu symbolique et précieux d’où elles s’exprimaient afin de leur redonner du sens. D’ailleurs, à la suite de la traduction de Galland et cela tout au long des XIXe et XXe siècles, un effort considérable d’évaluation de la littérature arabe, à la fois forme et contenu, mené par une pléiade d’auteurs fascinés par sa fraîcheur native et par sa truculence a été fait, et avec quel brio. Certains d’entre eux l’ont traduite, ce qui l’a rendue accessible à l’Occident.

Il faut dire que le public des années fastes – les années Galland – ayant disparu, il fallait réinventer le genre, tout en dépassant l’écueil que représentait depuis le milieu du XIXsiècle l’affirmation de l’Occident et de ses valeurs aux dépens de modèles de civilisations voisines, moins développées économiquement. La reconquête allait venir par le biais des études historiques, sociologiques et mystiques. Quasi inexistante entre les deux guerres, la curiosité du public occidental allait progresser dans la seconde moitié du siècle pour atteindre son apogée avec la génération des Louis Massignon, Vincent Monteil ou Jacques Berque. Or, si les érudits connaissent les travaux de synthèse de Carl Brockelmann, Gaston Wiet, Sir Hamilton Gibb, Régis Blachère ou encore l’arborescente Histoire de la littérature arabe de l’université de Cambridge, le grand public, lui, se contentait de récits faits par des tiers et plus ou moins résumés. On en est arrivé à faire de la littérature arabe ce que Denis Huysmans redoutait pour la sagesse humaine, à savoir traîner les choses en longueur, d’autant que les limites qui servaient habituellement à définir la grande littérature (al-adab) aux dépens de la littérature orale, la littérature contemporaine ou la littérature populaire, plus revêches, n’étaient brandies que pour déclasser sciemment les suivantes au profit de la première. Avec raison, Jacques Mercanton, dans les années 1960, faisait remarquer, à l’occasion d’une réédition à Lausanne des Mille et Une Nuits de Galland : « Les lettrés arabes (il n’y en a point d’aussi raffinés et exigeants) n’ont pas toujours marqué beaucoup d’estime pour ces Mille et Une Nuits, devenues si célèbres en Occident. » Les Mille et Une Nuits s’inscrivent donc bel et bien dans le contexte des lettres arabes, même si le bain de jouvence qu’elles nous proposent est une alternative joyeuse et parfaitement irrévérencieuse par rapport à l’enfermement de l’adab dans son bocal aseptisé. Au demeurant, si jalouse ou intempestive que puisse être la littérature, le monde arabe lui fournit un souffle et une tension épiques qui prennent parfois des formes dramatiques de confrontations avec la doxa, ou de catharsis spectaculaires. Que l’on en juge seulement par l’anathème et l’apostasie que connurent récemment nombre d’écrivains et d’intellectuels, notamment égyptiens. En ces temps de chasteté intellectuelle, il est bon en effet de savoir que la poésie antique, chi’r, la prose antique, adab, le théâtre, la littérature engagée, le récit autobiographique – pauvreté conceptuelle du roman arabe d’aujourd’hui –, que Les Mille et Une Nuits continuent leur ample odyssée dans les lettres tout court, qu’elles soient endogènes ou exogènes. Je dis « exogènes », car à mes yeux Les Mille et Une Nuits appartiennent à toutes les nations et peuvent, ce faisant, s’enrichir de leur génie propre, de leurs contes et de l’épopée nationale de chacune d’entre elles. Car la rupture dans le Monde arabe est non seulement économique et politique, mais également éditoriale. On ne publie plus le même livre aujourd’hui que par le passé, et pas seulement pour des raisons de censure (voir Censure). Au fond, l’adage qui consiste à dire qu’un « livre est écrit en Égypte, édité au Liban et lu en Irak » est largement dépassé. Non pas seulement parce que l’Irak n’a plus la tête à cela, mais parce que la création elle-même a quelque peu tari en Égypte et que le Liban ne peut plus se battre face au livre religieux, offert par l’Arabie Saoudite à des prix cassés. La littérature étant par elle-même une transcendance qui va au-delà des conventions établies, à commencer par les séductions du temps présent, ce travail d’exégèse contribue grandement à réanimer le souvenir d’une vieille tradition du livre, tout en déjouant, avec sensibilité, le manque d’appétit pour la lecture. Aller à la rencontre de la littérature arabe authentique, dont Les Mille et Une Nuits ne sont certes pas le fleuron, mais l’un des pans, c’est s’approprier une dimension cachée de notre urbanité, indépendamment même de nos goûts littéraires et du positionnement de chacun quant aux politiques autistes suivies actuellement dans les pays arabes.

On voit bien que Les Mille et Une Nuits ne sont pas nées du néant. Ces contes sont le produit d’une mutation interne à la société arabe et islamique au moment de sa grandeur. Comment faire, cependant, dans un au-delà des Mille et Une Nuits, pour que le registre des hommes continue de s’épaissir sans chercher d’ailleurs à l’opposer à celui des dieux ? Telle est l’énigmatique question que nous pose la modernité d’aujourd’hui, avec ses frasques incontrôlées, ses violences sourdes, ses menaces.

Autodafé

Brûler les Nuits n’est pas un scandale qui émeut les masses arabes. Détruire les statues de Bamyan, non plus ; très souvent, hélas, ces masses arabes, ou musulmanes, comme ce fut le cas en Afghanistan pour les statues de Bouddha, ne sont pas au courant du sacrilège que cela représente ou ne mesurent pas la portée de telles profanations. Censurer la presse, interdire les homosexuels, briser l’opposition, voilà pourtant des crimes contre l’humanité, au sens où l’humanité n’existe que par la diversité des espèces qui la composent et par leur interaction. Face à cela, les gouvernants arabes (et arabo-musulmans) continuent à se donner bonne conscience en mettant l’accent sur des problèmes de fonctionnement, oubliant par là même le caractère révolutionnaire de la projection symbolique, du mental, de la pensée. Mais pourquoi brûler les Nuits sur la place publique comme ce fut le cas en Égypte en 1985 ? Pour une mauvaise raison : Les Mille et Une Nuits sont une corruption des mœurs et, à ce titre, méritent d’être sacrifiées comme on sacrifiait naguère une bête pour complaire aux dieux. Ici, il faut abreuver la meute d’une sorte de meurtre rituel, même s’il s’agit d’une œuvre de l’esprit déjà dix fois centenaire, car la puissance des Nuits est devenue gênante pour tous ceux qui règnent sans partage sur des millions d’âmes. Un autre aspect de l’autodafé, c’est son caractère définitif : brûler un livre, c’est comme si on brûlait une bibliothèque tout entière. Les livres se parlent entre eux, ils se donnent la main et sont solidaires les uns des autres. Aussi, lorsqu’un pouvoir s’arroge le droit de privilégier l’ignorance (voir Censure) par rapport à la diversité intellectuelle, il faut se méfier de lui non pas seulement sur le plan culturel, mais aussi sur le plan humain et sur le plan politique. La tyrannie des livrophobes n’est que le premier d’un drame qui mène à la violence extrême, au despotisme froid et cynique, à la mort, quand, précisément, l’autisme suffit pour dire la déliquescence dans laquelle ce pouvoir est entré. Souvent, l’autisme est plus éloquent que toute déclamation.

images

SCHAHRAZADE ET SCHAHRIAR (2)

« Il est raconté – mais Allah est plus savant et plus sage et plus puissant et plus bienfaisant – qu’il y avait – dans ce qui s’écoula et se présenta en l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment – un roi d’entre les rois de Sassan, dans les îles de l’Inde et de la Chine. Il était maître d’armées, d’auxiliaires, de serviteurs et d’une nombreuse suite. Et il avait deux enfants, l’un d’eux grand et le dernier petit. Tous les deux étaient d’héroïques cavaliers ; mais le grand était meilleur cavalier que le petit. Ce grand régna sur les pays et gouverna avec justice entre les humains ; aussi l’aimèrent les habitants du pays et du royaume. Son nom était Schahriar (Le Maître de la ville). Quant à son frère le petit, son nom était le roi Schahzaman (Le Maître du siècle, ou du temps), et il était roi de Samarkand Al-Ajam. Cet état de choses ne cessant point, ils résidèrent dans leur pays ; et chacun d’eux fut, dans son royaume, gouverneur juste de ses ouailles durant l’espace de vingt années. Et ils furent tous deux à la limite de la dilatation et de l’épanouissement. Et ils ne cessèrent d’être ainsi, jusqu’à ce que le roi le grand eût l’ardent désir de voir son frère le petit. Alors il ordonna à son vizir de partir, et de revenir avec lui. Le vizir lui répondit : “J’écoute et j’obéis !” Puis il partit et arriva en toute sécurité par la grâce d’Allah : il entra chez le frère, lui transmit la paix, et lui apprit que le roi Schahriar désirait ardemment le voir, et que le but de ce voyage était de l’inviter à aller visiter son frère. Le roi Schahzaman lui répondit : “J’écoute et j’obéis !” Puis il fit faire ses préparatifs de départ et sortit ses tentes, ses chameaux, ses mulets, ses serviteurs et ses auxiliaires. Ensuite il éleva son propre vizir gouverneur du pays, et sortit demandant les contrées de son frère. Mais, vers le milieu de la nuit, il se rappela une chose oubliée au palais, et revint et entra dans le palais. Et il trouva son épouse étendue sur sa couche et accolée par un esclave noir d’entre les esclaves. À cette vue, le monde noircit sur son visage. Et il dit en son âme : “Si telle aventure est survenue alors que je viens à peine de quitter ma ville, quelle serait la conduite de cette débauchée si je m’absentais quelque temps chez mon frère ?” Sur ce, il tira son épée et, frappant les deux, les tua sur le tapis de la couche. Puis il s’en retourna au moment même et à l’heure même, et ordonna le départ du campement. Et il voyagea la nuit jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la ville de son frère.

« Alors se réjouit son frère de son approche, et sortit vers lui et, en le recevant, lui souhaita la paix ; et il se réjouit à la limite de la joie, et décora pour lui la ville, et se mit à lui parler avec expansion. Mais le roi Schahzaman se souvenait de l’aventure de son épouse, et un nuage de chagrin lui voilait la face ; et jaune était devenu son teint et faible son corps. Aussi, lorsque le roi Schahriar le vit dans cet état, il pensa en son âme que cela était dû à l’éloignement du roi Schahzaman hors de son pays et de son royaume et, ne lui demandant plus rien à ce sujet, il le laissa à sa voie. Mais, un de ces jours, il lui dit : “Ô mon frère, je ne sais ! mais je vois ton corps maigrir et ton teint jaunir !” Il répondit : “Ô mon frère, j’ai en mon être intime une plaie vive.” Mais il ne lui révéla pas ce qu’il avait vu faire à son épouse. Le roi Schahriar lui dit : “Je désire fort que tu partes avec moi à la chasse à pied et à courre, car peut-être ainsi se dilatera ta poitrine.” Mais le roi Schahzaman ne voulut point accepter ; et son frère partit seul à la chasse.

« Or, il y avait dans le palais du roi, des fenêtres ayant vue sur le jardin, et, comme le roi Schahzaman s’y était accoudé pour regarder, la porte du palais s’ouvrit et en sortirent vingt esclaves femmes et vingt esclaves hommes ; et la femme du Roi, son frère, était au milieu d’eux qui se promenait dans toute son éclatante beauté. Arrivés à un bassin, ils se dévêtirent tous et se mêlèrent entre eux. Et soudain la femme du roi s’écria : “Ô Massaoud ! Ya Massaoud !” Et aussitôt accourut vers elle un solide nègre noir qui l’accola ; et elle aussi l’accola. Alors le nègre la renversa sur le dos et la chargea. À ce signal, tous les autres esclaves hommes firent de même avec les femmes. Et tous continuèrent longtemps ainsi et ne mirent fin à leurs baisers, accolades, copulations et autres choses semblables qu’avec l’approche du jour.

« À cette vue, le frère du roi dit en son âme : “Par Allah ! ma calamité est plus légère que cette calamité-ci.” Et, aussitôt il laissa s’évanouir son affliction et son chagrin, en se disant : “En vérité, cela est plus énorme que tout ce qui m’advint !” Et, dès ce moment, il se reprit à boire et à manger sans discontinuer. Sur ces entrefaites, le Roi, son frère, revint de voyage, et tous deux se souhaitèrent mutuellement la paix. Puis le roi Schahriar se mit à observer son frère le roi Schahzaman ; et il vit que ses couleurs et son teint étaient revenus et que son visage s’était revivifié ; que, de plus, il mangeait de toute son âme après avoir été si longtemps modique de nourriture. Et il s’en étonna et dit : “Ô, mon frère, je te voyais naguère jaune de teint et de visage, et maintenant, voici que les couleurs te sont revenues ! Raconte-moi donc ton état.” Il lui répondit : “Je te mentionnerai la cause de ma pâleur première ; mais dispense-moi de te narrer pourquoi les couleurs me sont revenues !” Le roi lui dit : “Raconte-moi donc premièrement, pour que je t’entende, la cause de ton changement de teint et de ton affaiblissement.” Il répondit : “Ô mon frère, sache que lorsque tu as envoyé ton vizir vers moi requérir ma présence entre tes mains, je fis mes préparatifs de départ, et je sortis de ma ville. Mais ensuite je me rappelai le joyau que je te destinais et que je t’ai donné au palais : aussi je revins sur mes pas et je trouvai mon épouse couchée avec un esclave noir, endormis sur le tapis de mon lit ! Je les tuai tous les deux, et je vins vers toi, et j’étais bien torturé à la pensée de cette aventure ; et c’est là le motif de ma pâleur première et de mon amaigrissement. Quant au retour de mon teint, dispense-moi de te le mentionner !”

« Lorsque son frère entendit ces paroles, il lui dit : “Par Allah ! je t’adjure de me raconter la cause du retour de ton teint !” Alors le roi Schahzaman lui répéta tout ce qu’il avait vu. Et le roi Schahriar dit : “Il me faut avant tout voir cela de mon propre œil !” Son frère lui dit : “Alors, fais semblant de partir à la chasse à pied et à courre ; mais cache-toi chez moi, et tu seras témoin du spectacle et tu le vérifieras par la vue !”

« À l’heure même, le roi fit proclamer le départ par le crieur public ; et les soldats sortirent des tentes en dehors de la ville ; et le roi sortit aussi et s’établit sous les tentes, et dit à ses jeunes esclaves : “Qu’il n’entre chez moi personne !” Ensuite il se déguisa et sortit en cachette et se dirigea vers le palais, là où était son frère ; et, en arrivant, il se mit à la fenêtre qui avait vue sur le jardin. Une heure s’était à peine écoulée que les esclaves femmes entouraient leur maîtresse, ainsi que les esclaves hommes : et ils firent tout ce qu’avait dit Schahzaman, et ils passèrent le temps dans ces ébats jusqu’à la moitié de la journée.

« Lorsque le roi Schahriar vit cet état de choses, sa raison s’envola de sa tête ; et il dit à son frère Schahzaman : “Allons-nous-en, et partons voir l’état de notre destinée sur le chemin d’Allah ; car nous ne devons avoir plus rien de commun avec la royauté et cela jusqu’à ce que nous puissions trouver quelqu’un qui ait éprouvé une aventure pareille à la nôtre : sinon notre mort serait, en vérité, préférable à notre vie !” À cela, son frère fit la réponse qu’il fallait. Puis tous deux sortirent par une porte secrète du palais. Et ils ne cessèrent de voyager jour et nuit, près de la mer salée. Dans cette prairie, il y avait une source d’eau douce : ils burent à cette source et s’assirent pour se reposer.

« Une heure s’était à peine écoulée de la journée que la mer se mit à s’agiter, et, tout à coup, il en sortit une colonne de fumée noire qui monta vers le ciel et se dirigea vers cette prairie. À cette vue, ils furent effrayés et montèrent au plus haut de l’arbre qui était haut, et se mirent à regarder ce que pouvait bien être l’affaire. Or, voici que cette colonne se changea en un génie de haute taille, de forte carrure et de large poitrine, et qui portait sur sa tête une caisse. Il mit pied à terre et vint vers l’arbre sur lequel ils étaient et se tint au-dessous. Il enleva alors le couvercle de la caisse et en tira une grande boîte qu’il ouvrit, et aussitôt apparut une jeune fille désirable, éclatante de beauté, lumineuse à l’égal du soleil – comme dit le poète :

Flambeau dans les ténèbres, elle apparaît, et c’est le jour :

Elle apparaît et de sa lumière s’illumine les aurores.

Les soleils s’irradient de sa clarté et les lunes du sourire de ses yeux !

Que les voiles de son mystère se déchirent, et aussitôt les créatures à ses pieds se prosternent ravies :

Et devant les doux éclairs de son regard, l’humidité des larmes passionnées mouille les coins de toute paupière !

« Lorsque le génie eut bien regardé la belle adolescente, il lui dit : “Ô souveraine des soieries ! Ô toi que j’ai ravie le jour même de tes noces ! Je voudrais bien dormir un peu !” Et le génie, posant la tête sur les genoux de la jeune fille, s’endormit.

« Alors l’adolescente leva la tête vers le sommet de l’arbre et vit les deux rois cachés dans l’arbre. Aussitôt elle souleva la tête du génie de dessus ses genoux, la posa par terre et, se tenant debout au-dessous de l’arbre, elle leur dit par signes : “Descendez et n’ayez pas peur de cet éfrit (génie)”. Ils lui répondirent par signes : “Ô ! par Allah sur toi ! dispense-nous de cette dangereuse affaire-là !” Elle leur dit : “Par Allah sur vous deux ! descendez au plus vite, sinon je vais prévenir l’éfrit et il vous fera mourir de la pire mort !” Alors ils eurent peur et descendirent près d’elle ; et elle se leva pour les recevoir et leur dit aussitôt : “Allons ! Percez-moi de la lance un percement violent et dur ! Sinon je vais aviser l’éfrit !” La frayeur fit que Schahriar dit à Schahzaman : “Ô mon frère, toi le premier fais ce qu’elle ordonne !” Il répondit : “Ô ! Je n’en ferai rien avant que tu ne me donnes l’exemple, toi, mon aîné !” Alors, à cause de leur peur du génie, ils firent d’elle tous deux ce qu’elle leur avait ordonné. Quand ils se furent bien vidés, elle leur dit : “Que vous êtes vraiment experts !” Puis elle sortit de sa poche un petit sac et en tira un collier composé de cinq cent soixante-dix sceaux, et leur dit : “Savez-vous ce que c’est ?” Ils lui dirent : “Nous ne savons pas.” Alors elle leur dit : “Les propriétaires de ces sceaux tous ont copulé avec moi sur les insensibles cornes de cet éfrit. Ainsi donc, vous les deux frères, donnez-moi les vôtres.” Alors ils lui donnèrent, les sortant de leurs mains, deux sceaux. Elle leur dit alors : “Sachez que cet éfrit m’enleva la nuit de mes noces, me plaça dans une boîte et, mettant la boîte dans la caisse, fixa sur la caisse sept cadenas, et me mit alors au fond de la mer mugissante qui se heurte et s’entrechoque avec les vagues. Mais il ne savait point que lorsqu’une femme d’entre nous désire quelque chose, rien ne saurait la vaincre” […] Les deux frères se dirent : “Si celui-là est un éfrit, et qu’en dépit de sa puissance il lui soit arrivé des choses bien plus énormes qu’à nous, c’est là une aventure qui doit nous consoler !”

« Alors ils quittèrent, à l’heure même, la jeune femme et retournèrent chacun vers sa ville. Quand le roi Schahriar entra dans son palais, il fit couper le cou à son épouse, et de la même façon le cou des esclaves femmes et des esclaves hommes. Puis il ordonna à son vizir de lui amener chaque nuit une jeune fille vierge. Et chaque nuit, il prenait ainsi une jeune fille vierge et ravissait sa virginité. Et, la nuit écoulée, il la tuait. Et il ne cessa d’agir de la sorte durant la longueur de trois années. Aussi les humains furent dans les cris de douleur et le tumulte de la terreur, et il s’enfuirent avec ce qui leur restait de filles. Et il ne resta dans la ville aucune fille en état de servir à l’assaut du monteur. Sur ces entrefaites, le roi ordonna au vizir de lui amener une jeune fille, comme d’habitude. Et le vizir sortit et chercha, mais ne trouva point de fille ; et, tout triste, tout affligé, il revint vers sa demeure, l’âme pleine de terreur à cause du roi. Or ce vizir avait lui-même deux filles pleines de beauté, de charme, d’éclat, de perfection, et d’un goût délicieux. Le nom de l’aînée était Schahrazade, et le nom de la petite était Doniazade. L’aînée, Schahrazade, avait lu des livres, les annales, les légendes des rois anciens et les histoires des peuples passés. On dit aussi qu’elle possédait mille livres d’histoire ayant trait aux peuples des âges passés et aux rois de l’Antiquité et aux poètes. Et elle était éloquente et très agréable à écouter. À la vue de son père, elle dit : “Pourquoi vous vois-je ainsi changé, portant le fardeau des chagrins et des afflictions ? Car sache, ô père, que le poète à dit : Ô toi qui te chagrines, console-toi ! Rien ne saurait durer : toute joie s’évanouit et tout chagrin s’oublie !” Lorsque le vizir entendit ces paroles, il raconta à sa fille tout ce qui était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin concernant le roi.

« Alors Schahrazade lui dit : “Par Allah ! Ô père, marie-moi avec ce roi, car, ou je vivrai, ou je serai une rançon pour les filles des Musulmans et la cause de leur délivrance d’entre les mains du roi !” Alors, il lui dit : “Par Allah sur toi ! ne t’expose pas ainsi au péril jamais !” Elle lui dit : “Il faut absolument faire cela !” »

(Traduction Mardrus.)