Correspondance
avec George Edward Moore

(1913-1948)

Au début de 1912, George Edward Moore (1873-1958), qui enseignait depuis peu à Cambridge, publia les Principia Ethica. L’ouvrage fit événement. Certes, la nouvelle génération des « Apôtres » était loin d’adhérer à tous les principes qui y sont exposés, mais elle s’en réclamait cependant ; et les étudiants manifestaient envers leur professeur une véritable admiration.

Dès juin 1912, Wittgenstein entama la lecture des Principia Ethica sur le conseil de Russell. Mais il ne les apprécia pas du tout. Il les estima mal écrits, truffés de répétitions, et il fut heurté par la tentative mooréenne de donner une définition du Bien (cf. lettre 1 à Russell).

À l’automne 1912, il se présenta néanmoins aux cours de Moore, mais, le 18 octobre, il alla voir son professeur à la fin du cours pour l’inviter à se ressaisir !

Moore présente ainsi l’incident, dans son journal : « Il est venu assister à un ou deux de mes cours, et il m’a fortement reproché de passer bien trop de temps à essayer d’expliquer et de réfuter la thèse de Ward qui soutient que la psychologie et la physique ne diffèrent pas par l’objet dont elles traitent, mais seulement par leur point de vue. Selon lui, il conviendrait que je présente les positions qui sont les miennes, au lieu de critiquer celles des autres.

« Il a ensuite cessé d’assister à mes cours, mais s’est montré très amical : il venait me rendre visite, et m’invitait chez lui. »

Wittgenstein ne fut donc pas l’élève de Moore, mais il prit l’habitude de le rencontrer pour discuter de philosophie avec lui.

À l’époque, Moore était encore, malgré son âge, très candide, ce qui n’était pas fait pour déplaire à Ludwig. En outre, il manquait de confiance en lui et d’assurance dans les relations sociales, ce qui permit au cadet de prendre l’ascendant sur l’aîné qui, si l’on en croit son journal, en vint même à redouter de n’avoir pas l’assentiment de Wittgenstein !

Ce qui rapprochait les deux hommes n’était pas seulement leur passion commune pour la discussion philosophique, mais aussi le prix qu’ils attachaient à la sincérité, et l’amour qu’ils partageaient pour la poésie allemande et la musique classique. Moore chantait pendant que Wittgenstein sifflait après lui avoir expliqué la théorie des classes de Russell, ou ses objections à la théorie russellienne de l’identité.

 

Au printemps 1914, Moore passa quinze jours à Skjølden, pendant lesquels Wittgenstein lui dicta les premiers résultats de ses recherches en logique. Il en repartit avec les Notes de Norvège1, mais aussi chargé d’une mission délicate : obtenir des autorités universitaires que Wittgenstein puisse soutenir son diplôme sur la base de ses travaux personnels, sans tenir le moindre compte des règles académiques. Il échoua dans sa mission, ce que Wittgenstein prit fort mal. Moore, profondément affecté par la violence de sa réaction, ne répondit plus aux lettres qu’il reçut de lui, et il ne donna pas non plus suite aux excuses qu’en 1915 David Pinsent lui présenta au nom de Wittgenstein.

Les deux hommes renouèrent néanmoins dès le retour de Wittgenstein à Cambridge en 1929. Ils se virent ensuite de façon régulière pendant toute la période où Wittgenstein vécut à Cambridge, et développèrent une véritable affection l’un pour l’autre. Ils avaient plaisir à discuter philosophie ensemble et partageaient une grande admiration pour Schubert (entre autres). Cependant ils n’étaient pas du tout sur les mêmes positions, comme le montre, ici même, leur interprétation respective des phrases de la forme « Il pleut, mais je ne le crois pas » — phrases dont Wittgenstein crédite cependant Moore d’avoir découvert l’importance.

É. R.

1. Moore avait donné à ces notes le titre suivant : « Wittgenstein sur la logique, avril 1914 ». Elles furent publiées en appendice II des Carnets 1914-1916. Voir infra les notes de la lettre 90.