L’identité tragique


A l’origine de l’enquête menée par Ruth Padel dans In and Out the Mind. Greek Images of the Tragic Self (1992), il y a le constat d’un paradoxe : sur la scène du théâtre, au Ve siècle, à Athènes, dans un espace ouvert, la tragédie rend public, sous la forme d’un spectacle directement placé sous les yeux de tous, un drame dont le véritable objet relève du non-visible, du caché, du dedans : sentiments intimes des protagonistes – fautes, souillures anciennes enfouies dans le passé –, secrets, drames domestiques reclus à l’intérieur des maisons. L’ensemble de l’ouvrage, à la fois dense et foisonnant, peut se lire comme une réflexion qui, à partir de ce problème, progresse et s’élargit en rapprochant, pour les éclairer les uns par les autres, des thèmes dont on n’avait pas, avant l’auteur, discerné les étroites connexions : en premier lieu, la façon dont les Grecs ont pensé le dedans et le dehors, avec les traits qui les opposent tout en assurant, dans les deux sens, leur communication ; ensuite, comment ces Grecs se sont représenté leur propre intériorité, la présence dans leurs entrailles de ce que nous appelons l’esprit : émotions, passions, impulsions, vouloir, jugement, déraison, en bref, tout ce qui fait de l’être humain un soi-même, un individu avec son destin singulier ; la priorité enfin que l’interprète moderne doit accorder aux œuvres tragiques, en raison à la fois de l’intérêt particulier qu’elles portent à l’« homme intérieur » et de leur enracinement dans ce fond commun de la culture grecque qui les apparente aux autres formes d’expression, littéraire, scientifique, religieuse. Pour qui cherche à pénétrer un système mental, à bien des égards différent du nôtre, comme celui des Grecs, avec sa cohérence mais aussi ses tensions, ses ambiguïtés, ses dissonances, ses interrogations, la tragédie offre un terrain d’enquête dont la vertu heuristique est sans égale.

Système mental différent du nôtre. C’est un point sur lequel l’auteur revient à plusieurs reprises au long de son parcours ; et il est bien au centre de sa recherche. Une des originalités du travail de Ruth Padel est en effet de rompre très délibérément avec l’idée naïve et quasi naturelle que, les Athéniens du Ve siècle étant « comme nous », leur culture nous est directement accessible et qu’il suffit pour les comprendre de projeter sur leurs textes nos propres façons d’être, de sentir, de penser, en utilisant les mêmes cadres de lecture qui commandent notre expérience du monde et de nous-mêmes. Ces cadres de lecture sont-ils valables et adaptés ? Si Ruth Padel affronte cette question difficile sans simplifier, sans schématisme, ce n’est certes pas l’effet du hasard.

Elle était, semble-t-il, mieux armée que quiconque pour le faire avec toutes les qualités requises. Discerner ce qu’étaient pour eux-mêmes les hommes de ce temps et de cette civilisation suppose un double mouvement – une double aptitude aussi –, d’orientation contraire. Il faut d’abord, comme l’exige toute démarche scientifique, prendre ses distances, s’éloigner de l’objet pour en bien saisir les différences, l’altérité, l’étrangeté par rapport à nous ; mais il faut aussi, en sens inverse, tenter de pénétrer en lui par sympathie, se le rendre proche et familier en s’assimilant à lui, dans toute la mesure du possible.

Or Ruth Padel aborde la lecture des textes anciens avec le double regard du philologue et du poète. En tant que philologue, elle traque le sens précis des mots à travers la diversité de leurs emplois pour déceler le tracé de champs sémantiques dont l’organisation suppose un découpage du réel, un classement des choses tout autres que ceux auxquels nous sommes accoutumés. En tant que poète, elle est sensible à d’autres aspects, plus expressifs, de la langue. Elle laisse les mêmes textes résonner et revivre en elle de façon à entrer pleinement dans ce jeu d’associations, d’affinités, de comparaisons qui, à un esprit moderne, rappelle, en écho, l’étroite parenté qui a pu en des temps anciens unir des domaines que nous pensons aujourd’hui radicalement séparés. D’où l’importance que Ruth Padel attache au problème de la métaphore. Quand nous évoquons le flux des émotions, les orages de la passion, nous savons que ce sont simples façons de parler. Nul n’est porté à en conclure que les émotions sont liquides et les passions des phénomènes météorologiques. Mais la fréquentation assidue des textes anciens montre qu’avant le IVe siècle il ne saurait y avoir pour les Grecs de métaphore en ce sens, c’est-à-dire de procédure langagière rapprochant deux ordres de faits qui relèvent de catégories entièrement incompatibles. Le méta-phorique dans ces documents doit être pris à la lettre, comme une façon, non pas de dire, mais de penser. La métaphore n’y exprime pas le passage fictif d’un genre de réalité à un autre tout différent, mais leur pleine et réelle conaturalité.

Comment cela est-il possible ? En expliciter les raisons, comme le fait très clairement l’auteur, c’est aussi bien justifier son projet d’enquête et en assurer le fondement théorique. Pour les Grecs du Ve siècle, écrit-elle : « Les émotions et les pensées ne sont pas simplement décrites dans les mêmes termes que des phénomènes physiques : ce sont des phénomènes physiques » (ici). Ce qui signifie que, dans les textes poétiques (épopée, lyrique, tragédie), médicaux, philosophiques, et dans les documents religieux, la ligne de démarcation entre le psychique et le physique, l’intériorité du sujet et le monde extérieur, ne passe pas là où nous la situons : il n’y a pas d’un côté le spirituel, de l’autre le matériel : « Nous sommes taillés, corps et esprit, dans le même matériau que le monde extérieur » (ici). Physique et psychique sont donc tissés dans la même étoffe ; si notre vie mentale est tout entière incluse dans des organes en mouvement ou en repos, des liquides, des souffles, des canaux pour la circulation interne et des passages entre le dedans et le dehors, c’est que ces réalités physiques ne sont pas de la matière inerte mais des « puissances » animées et vivantes. En ce sens la « nature », la phusis, en nous et hors de nous, n’est pas plus séparable du « démonique » et du divin qu’elle ne l’est du psychologique. « Le divin est partie prenante dans la fabrique du monde et de l’individu » (ici). Il n’y a pas plusieurs univers séparés : le monde interne des sujets humains, avec leurs faits de conscience, le monde extérieur des objets naturels physiques, le monde de la surnature, avec les dieux et leurs pouvoirs. Il y a un cosmos unique à l’intérieur duquel se distinguent, en s’opposant souvent avec violence, en s’interpénétrant et s’ajustant d’autres fois, en communiquant toujours, le dedans et le dehors, le mental et le physique, le naturel et le divin. Conflit et accord de réalités à la fois parentes et contrastées, et dont l’action se déploie de façon semblable, dans les corps, dans les esprits, dans la cité ou sur la scène du monde. Même si certaines de ces idées nous semblent absurdes, note Ruth Padel, « elles éclairent une mentalité dans laquelle l’esprit et le corps, les sens métaphorique et littéral, les élans divins et humains sont inséparables » (ici).

Si l’auteur s’en tenait à ces affirmations de caractère général, son livre risquerait de tomber sous le coup des critiques que G.E.R.Lloyd formulait contre le recours à une notion aussi vague et abstraite que celle de mentalité. En réalité, la démarche de Ruth Padel est tout autre ; elle procède à l’inverse : elle part du concret, elle l’explore, elle ne s’en éloigne jamais. Le modèle interprétatif qu’elle suggère n’est pas posé d’entrée de jeu ; ce sont les textes qui l’imposent au terme d’analyses rigoureuses dont le mérite est tout spécialement d’avoir su mettre en regard, pour les confronter les uns aux autres, des documents dont on avait coutume de traiter séparément en raison de leurs orientations différentes. La force démonstrative vient de cette comparaison qui met en lumière, entre pratiques divinatoires ou sacrificielles, écrits médicaux, théories physiques, poésie épique et œuvres tragiques, des parallélismes si constants, dans le vocabulaire, les modes d’expression, les schémas explicatifs, qu’on doit y reconnaître de véritables « figures de pensée » s’imposant comme des normes et conférant à l’expérience ancienne de soi et du monde ses traits distinctifs.

Le tableau ainsi dressé n’est pas plus simple que celui qu’on retient d’ordinaire. Il n’a rien non plus de figé. Il apparaît, dans son unité, multiple, complexe et à certains égards ambigu, équivoque, fluent, mobile.

Sans reprendre dans le détail l’ensemble des analyses que, en raison même de leur caractère concret et précis, le lecteur doit suivre pas à pas pour en saisir l’intérêt, il faut insister sur quelques points où la méthode se révèle particulièrement féconde. Commençons par les entrailles. Le terme le plus général pour désigner ce qui constitue le dedans de l’être humain est splankhna. Mais ce mot ne prend tout son sens qu’en tenant compte de ce que les splankhna représentent dans le rituel du sacrifice sanglant. Aussitôt la bête égorgée, elle doit être ouverte pour en mettre à nu les entrailles, les détacher, les examiner avec soin. Invisibles et cachés, les splankhna tra-duisent, dans le corps de la victime, non seulement la vie qui l’anime, mais, par les marques qui y sont inscrites comme sur une tablette, ce que le sacrificateur doit savoir concernant sa relation avec le divin ; les splankhna ont valeur de présage véridique. Déposées dans l’obscurité du dedans, les entrailles tracent et éclairent, sans fausseté ni dissimulation, les chemins qui font communiquer les mortels avec les dieux. Chez les humains aussi le dedans est obscur et caché. Pour connaître ce qu’est un homme, son caractère, ses sentiments véritables à l’égard d’autrui, il faudrait ouvrir sa poitrine et observer ses splankhna qui se révéleront, suivant les cas, fermes ou amollis, brûlants ou froids, tendus ou distendus. On saura alors à quoi s’en tenir avec lui. Les sentiments, les dispositions d’esprit ne sont pas seulement localisés et dissimulés dans les entrailles ; ils sont l’état de ces entrailles. La colère est une tension excessive des splankhna. L’ensemble des entrailles fait l’objet d’une description et d’un codage par une multiplicité de termes, souvent étudiés et qui ne vont pas sans dérouter l’interprète moderne : kardia, ētor, hēpar, phrenes prapides, menos, thumos, psuchē, noos. Ruth Padel rouvre le dossier sans rien négliger des enquêtes antérieures. Les textes médicaux qu’elle utilise pleinement confirment et précisent ce qu’Homère et les Tragiques donnaient déjà à constater. Parce que ces termes désignent, sans les distinguer, des phénomènes psychiques et des réalités organiques, qu’ils ont pour la plupart d’entre eux une valeur à la fois affective et intellectuelle, qu’il est souvent difficile de différencier les fonctions de chacun et de circonscrire exactement le détail anatomique auquel ils se réfèrent, que les mêmes mots enfin peuvent s’appliquer tantôt aux liquides qui circulent dans le corps, comme le sang ou la bile, tantôt aux souffles qui s’amassent au-dedans ou s’échappent au-dehors, il semble tout à fait vain de chercher à traduire ce vocabulaire varié et fluent dans les termes bien définis de nos catégories psychologiques et de notre science anatomo-physiologique. « Aucun terme n’exerce de monopole sur la pensée ou le sentiment. Des organes internes concrets sont rangés avec des idées et des réactions psychologiques. Activité intellectuelle et activité émotionnelle sont inséparables » (ici). Faut-il en conclure, avec et après Bruno Snell, que l’individu grec archaïque n’a le sentiment ni de l’unité de son corps ni de l’unité de son moi ? Ruth Padel ne le pense pas.

Dans sa perspective, il existe une unité du monde intérieur ; chacun constitue un soi-même pourvu de son identité. L’exemple d’Ulysse suffit à le prouver. Mais cette unité, cette identité du sujet humain ne sont pas de même ordre que dans la conscience de la personne moderne. C’est l’unité d’une multiplicité, l’identité d’un être mouvant, tout à fait analogue, en nous, à celle que présente un monde extérieur unique en même temps que divisé en forces antagonistes, constant en même temps que fluent. L’unité de la conscience intime ne s’établit pas en contraste avec la dispersion du monde extérieur, et sa fragmentation dans l’étendue : elle est homologue à l’unité du cosmos et elle implique entre le dedans de nous-mêmes et le dehors, physique et divin, des passages dans les deux sens. Nos organes, notre esprit sont « poreux », perméables ; ils sont sans cesse traversés par des influx qui les assaillent, les affaiblissant le plus souvent, les renforçant parfois, les modifiant toujours.

C’est cette vulnérabilité fondamentale de l’être humain, corps et esprit confondus, qui explique chez les médecins les souffrances de la maladie, chez les tragiques les troubles et les malheurs qu’entraîne l’envahissement par les passions. Pour les premiers, l’irruption de puissances externes et la dominance exclusive en nous d’une puissance sur les autres provoquent la rupture de cette balance équilibrée des pouvoirs qui constitue la santé et que menacent les turbulences du monde extérieur. De la même façon, dans les théories politiques, c’est l’isonomia tōn dunameōn qui assure l’hygiène et la stabilité de la cité, comme c’est à la juste mesure, liée à la maîtrise de soi, que s’attaquent, chez les héros tragiques, des passions dont l’impact est décrit dans les mêmes termes et suivant les mêmes modèles que ceux dont usent les écrits médicaux. On peut dire en gros que, pour les hommes du Ve siècle, le monde qui nous entoure, avec les changements incessants qu’il comporte, apparaît dangereux : la plupart des maux qui nous assaillent nous viennent du dehors. Nous souffrons des modifications, des boulever-sements qu’entraînent les mouvements extérieurs. Mais ils sont en même temps la condition du savoir ; ils nous ouvrent l’esprit, provoquent notre curiosité, nous incitent à penser, réfléchir, méditer : « Notre vulnérabilité est la source d’un précieux savoir » (ici).

Ces tensions, contradictions, ambiguïtés, en nous, au-dehors, dans les rapports du dedans et du dehors, la tragédie les reprend à son compte, dans son registre propre, en accentuant fortement certains traits qui, dans d’autres secteurs de la culture grecque, étaient seulement esquissés. La conscience d’une menace, animée, non humaine, inscrite dans l’être même du monde extérieur et prête à nous pénétrer, la tragédie la donne ouvertement à voir en spectacle dans la figure du personnage envahi de tout côté par des émotions, présentes en lui à la fois sous forme de bêtes sauvages et de puissances démoniques. Livré au-dedans de lui et au plus intime de lui à ce qui, autre que lui-même, le meut et le contraint, le héros, comme étranger à ce qu’il est et ce qu’il fait, devient au cours du drame sa propre négation. L’étrangeté de la conscience de soi tragique l’apparente à tout ce qui relève de l’anomique, par un écart ou un contraste avec les normes reconnues par les Grecs : le visible, le lumineux, le savoir, le pur, le stable, le masculin. Ruth Padel excelle à repérer dans les textes les aspects des entrailles, du moi intime, de l’esprit, qui, quand ils sont livrés au flux des émotions, aux déferlements des passions, les assimilent à l’obscurité, à la Nuit, avec son cortège de sinistres enfants, à l’Hadès, au monde souterrain, parcouru de fleuves infernaux comme les splankhna le sont par le flot des humeurs mauvaises. Les ténèbres des entrailles, où le sang noir s’obscurcit encore sous le coup des passions, sont proches aussi du giron féminin (c’est un des sens du mot splankhna), cette partie interne, intime et cachée du corps de la femme, ouverte à la pénétration du dehors et dont l’ambivalence est manifeste : le giron peut produire la vie, nourrir et faire croître la semence d’une existence nouvelle, mais aussi, par les impuretés qu’elle sécrète, se révéler puissance de destruction. L’intériorité tragique est à dominance féminine. L’esprit, en nous, est lui aussi ouvert, accessible à ce qui l’assaille du dehors, investi par la souillure criminelle de l’atē. Il est vrai qu’il est également créateur, actif, avec ses savoirs, sa parole, son autonomie. Mais de ces deux modèles grecs de l’esprit, tantôt réceptif et passif, tantôt agent, source de projets, de décisions, la tragédie privilégie fortement le premier. La passivité, la féminité l’emportent. Après le Ve siècle, chez les philosophes, la perspective aura tendance à s’inverser, avec l’image active d’un esprit mâle.

Parmi les analyses qui illustrent et concrétisent ces obser-vations, il en est deux particulièrement riches et éclairantes. La première porte sur la décision d’Agamemnon de sacrifier sa fille. Le texte (Agamemnon, 219-221) a fait l’objet de bien des commentaires savants. Il en est peu à avoir montré avec autant de pertinence comment le souffle qui détourne l’esprit d’Agamemnon est à la fois extérieur et intérieur. Les vents qui commandent l’éventuel départ de la flotte et le souffle qui, inspiré du dehors par un dieu et aussi bien suscité du dedans par le désir secret du roi, commande sa décision impie apparaissent comme cousus ensemble dans le tissu d’une même imagerie textuelle. La seconde, qui concerne la nature, le statut, le rôle des Érinyes chez les Tragiques, dans les Euménides tout spécialement, constitue le couronnement et comme la conclusion de l’ouvrage. Certes, plus que toute autre puissance nocturne, ces vengeresses implacables, ces déesses-chiennes lancées comme une meute sur la trace du parricide et hallucinant son esprit souillé, se prêtaient à illustrer la confrontation et les connivences entre le dehors et le dedans, l’humain et le non-humain. Mais Ruth Padel sait tirer de leur localisation cultuelle à Athènes, de leur transformation en Euménides, veillant sur la cité, sa terre, ses hommes comme aussi de leur présence rendue visible à tous dans l’espace public du théâtre, le dernier mot de son enquête : « La cité d’Athènes sema la vision apollinienne de l’impureté de l’esprit et récolta le paradoxe de ténèbres lumineuses, du dedans mis au jour. La tragédie, comme sa propre conception de l’individu, se situa là où le terrible peut aussi, pour un instant, être bénéfique. »